DE SA SAINTETÉ
PIE XII
PAR LA DIVINE
PROVIDENCE
PAPE
A SES VÉNÉRABLES
FRÈRES LES PATRIARCHES, PRIMATS, ARCHEVÊQUES, ÉVÊQUES
ET AUTRES ORDINAIRES DE LIEUX EN PAIX ET COMMUNION AVEC LE SIÈGE
APOSTOLIQUE
POUR
LE XIVe CENTENAIRE
DE LA MORT
DE S. BENOÎT
_______
A NOS VÉNÉRABLES
FRÈRES LES PATRIARCHES, PRIMATS, ARCHEVÊQUES, ÉVÊQUES
ET AUTRES ORDINAIRES DE LIEUX EN PAIX ET COMMUNION AVEC LE SIÈGE
APOSTOLIQUE
POUR LE XIVe
CENTENAIRE DE LA MORT DE S. BENOÎT
PIE XII PAPE
VÉNÉRABLES
FRÈRES
SALUT ET BÉNÉDICTION APOSTOLIQUE
Rayonnant comme
un astre dans les ténèbres de la nuit, Benoît de Nursie
honore non seulement l'Italie, mais l'Église tout entière.
Celui qui observe sa vie illustre et étudie sur les documents authentiques
l'époque ténébreuse et trouble qui fut la sienne,
éprouve sans aucun doute la vérité des divines paroles
par lesquelles le Christ promit à ses Apôtres et à
la société fondée par lui : " Je serai avec vous tous
les jours jusqu'à la fin des siècles " (MATTH., XXVIII, 20).
Certainement à aucune époque, ces paroles et cette promesse
ne perdent de leur force, mais elles se réalisent au cours de tous
les siècles, qui sont entre les mains de la divine Providence. Davantage,
quand les ennemis du nom chrétien l'attaquent avec plus de fureur,
quand la barque portant le sort de Pierre est agitée par des bourrasques
plus violentes, quand tout semble aller à la dérive et que
ne luit plus aucun espoir de secours humain, voici qu'alors apparaît
le Christ, garant, consolateur, pourvoyeur de force surnaturelle, par laquelle
il excite ses nouveaux athlètes à défendre le monde
catholique, à le renouveler, et à lui susciter, avec l'inspiration
et le secours de la grâce divine, des progrès toujours plus
étendus.
Parmi eux resplendit
d'une vive lumière notre Saint " Benoît " " qui l'est et de
grâce et de nom " (S. GREG. M., Lib. Dial., II, Prol. ; P. L., LXVI,
126), et qui par une disposition spéciale de la divine Providence,
se dresse au milieu des ténèbres du siècle, à
l'heure où se trouvaient très gravement compromises les conditions
d'existence, non seulement de l'Église, mais de toute la civilisation
politique et humaine. L'Empire romain, qui était parvenu au faîte
d'une si grande gloire et qui s'était aggloméré tant
de peuples, de faces et de nations grâce à la sage modération
et à l'équité de son droit, de telle sorte qu'on "
aurait pu l'appeler avec plus de vérité un patronat sur le
monde entier qu'un Empire " (cf. CIC., De Off., II, 8), désormais,
comme toutes les choses terrestres, en était venu à son déclin
; car, affaibli et corrompu à l'intérieur, ébranlé
sur ses frontières par les invasions barbares, se ruant du septentrion,
il avait été écrasé dans les régions
occidentales, sous ses ruines immenses.
Dans une si
violente tempête et au milieu de tant de remous, d'où vint
luire l'espérance sur la communauté des hommes, d'où
se levèrent pour elle le secours et la défense capables de
la sauver du naufrage, elle-même et quelques restes à tout
le moins de ses biens ? Justement de l'Église catholique. Les entreprises
de ce monde, en effet, et toutes les institutions de l'homme, l'une après
l'autre, au cours des âges, s'accroissent, atteignent à leur
sommet, et puis de leur propre poids, déclinent, tombent et disparaissent
; au contraire la communauté fondée par notre divin Rédempteur,
tient de lui la prérogative d'une vie supérieure et d'une
force indéfectible ; ainsi entretenue et soutenue par lui, elle
surmonte victorieusement les injures des temps, des événements
et des hommes, au point de faire surgir de leurs disgrâces et de
leurs ruines une ère nouvelle et plus heureuse, en même temps
qu'elle crée et élève dans la doctrine chrétienne
et dans le sens chrétien une nouvelle société de citoyens,
de peuples et de nations.
Or il Nous
plaît, Vénérables Frères, de rappeler brièvement
et à grands traits dans cette Encyclique la part que prit Benoît
à l'œuvre de cette restauration et de ce renouveau, l'année
même, à ce qu'il semble, du quatorzième centenaire,
depuis le jour où, ayant achevé ses innombrables travaux
pour la gloire de Dieu et le salut des hommes, il changea l'exil de cette
terre pour la patrie du ciel.
I
" Né
de noble race dans la province de Nursie " (S. GREG. M., Lib. Dial., II,
Prol., loc. cit., 126), Benoît " fut rempli de l'esprit de tous les
justes " (Ibidem, II, 8 ; loc. cit., LXVI, 150), et il soutint merveilleusement
le monde chrétien par sa vertu, sa prudence et sa sagesse. Car,
tandis que le siècle s'était vieilli dans le vice, que l'Italie
et l'Europe offraient l'affreux spectacle d'un champ de bataille pour les
peuples en conflit, et que les institutions monastiques elles-mêmes,
souillées par la poussière de ce monde, étaient moins
fortes qu'il n'aurait fallu pour résister aux attraits de la corruption
et les repousser, Benoît, par son action et sa sainteté éclatantes,
témoigna de l'éternelle jeunesse de l'Église, restaura
par la parole et par l'exemple la discipline des mœurs, et entoura d'un
rempart de lois plus efficaces et plus sanctifiantes la vie religieuse
des cloîtres. Plus encore : par lui-même et par ses disciples,
il fit passer les peuplades barbares d'un genre de vie sauvage à
une culture humaine et chrétienne ; et les convertissant à
la vertu, au travail, aux occupations pacifiques des arts et des lettres,
il les unit entr'eux par les liens des relations sociales et de la charité
fraternelle.
Dès
sa prime jeunesse, il se rend à Rome, pour s'occuper de l'étude
des sciences libérales (cf. S. GREG. M., Lib. Dial., II, Prol. ;
loc. cit., 126) ; mais, à sa très grande tristesse, il se
rend compte que des hérésies et des erreurs de toute sorte
s'insinuent, les trompant et les déformant, en beaucoup d'esprits
; il voit les mœurs privées et publiques tomber en décadence,
un grand nombre de jeunes surtout, mondains et efféminés,
se vautrer lamentablement dans la fange des voluptés ; si bien qu'avec
raison on pouvait affirmer de la société romaine : " Elle
meurt et elle rit. C'est pourquoi, dans toutes les parties du monde, des
larmes suivent nos rires " (SALVIAN., De gub. mundi, VII, I ; P. L., LIII,
130). Cependant Benoît, prévenu par la grâce de Dieu,
" ne s'adonna à aucun de ces plaisirs, ... mais, voyant beaucoup
de ses compagnons côtoyer les abîmes du vice et y tomber, il
retira le pied qu'il y avait posé presque dès son entrée
dans le monde... Renonçant aux études littéraires,
il quitta la maison paternelle et tous ses biens, ne désirant plaire
désormais qu'à Dieu, et il chercha une sainte manière
de vivre " (S. GREG. M., Lib. Dial., II, Prol. ; loc. cit., 126). Il dit
un cordial adieu aux commodités de la vie et aux appâts d'un
monde corrompu, de même qu'à l'attrait de la fortune et aux
emplois honorables auxquels son âge mûr pouvait prétendre.
Quittant Rome, il se retira dans des régions boisées et solitaires
où il lui serait loisible de vaquer à la contemplation des
réalités surnaturelles. Il gagna ainsi Subiaco, où
s'enfermant dans une étroite caverne, il commença à
mener une vie plus divine qu'humaine.
Caché
avec le Christ en Dieu (cf. Col., III, 3), il s'efforça très
efficacement durant trois ans à poursuivre cette perfection évangélique
et cette sainteté auxquelles il se sentait appelé par une
inspiration divine. Fuir tout ce qui est terrestre pour n'aspirer de toutes
ses forces qu'à ce qui est céleste ; converser jour et nuit
avec Dieu, et lui adresser de ferventes prières pour son salut et
celui du prochain ; réprimer et maîtriser le corps par une
mortification volontaire ; réfréner et dominer les mouvements
désordonnés des sens : telle fut sa règle. Dans cette
manière de vivre et d'agir, il goûtait une si douce suavité
intérieure qu'il prenait en suprême dégoût les
richesses et commodités de la terre et en oubliait même les
charmes qu'il avait éprouvés jadis. Un jour que l'ennemi
du genre humain le tourmentait des plus violents aiguillons de la concupiscence,
Benoît, âme noble et forte, résista sur le champ avec
toute l'énergie de sa volonté ; et se jetant au milieu des
ronces et des orties, il éteignit par leurs piqûres volontaires
le feu qui le brûlait au dedans ; sorti de la sorte vainqueur de
lui-même, il fut en récompense confirmé dans la grâce
divine. " Depuis lors, comme il le raconta plus tard à ses disciples,
la tentation impure fut si domptée en lui qu'il n'éprouva
plus rien de semblable... Libre ainsi du penchant au vice, il devint désormais
à bon droit maître de vertus " (S. GREG. M., Lib. Dial., II,
3 ; loc. cit., 132).
Renfermé
dans la grotte de Subiaco durant ce long espace de vie obscure et solitaire,
Notre Saint se confirma et s'aguerrit dans l'exercice de la sainteté
; il jeta ces solides fondements de la perfection chrétienne sur
lesquels il lui serait permis d'élever par la suite un édifice
d'une prodigieuse hauteur. Comme vous le savez bien, Vénérables
Frères, les œuvres d'un saint zèle et d'un saint apostolat
restent sans aucun doute vaines et infructueuses si elles ne partent pas
d'un cœur riche en ces ressources chrétiennes, grâce auxquelles
les entreprises humaines peuvent, avec le secours divin, tendre sans dévier
à la gloire de Dieu et au salut des âmes. De cette vérité
Benoît avait une intime et profonde conviction ; c'est pourquoi,
avant d'entreprendre la réalisation et l'achèvement de ces
grandioses projets auxquels il se sentait appelé par le souffle
de l'Esprit Saint, il s'efforça de tout son pouvoir, et il demanda
à Dieu par d'instantes prières, de reproduire excellemment
en lui ce type de sainteté, composé selon l'intégrité
de la doctrine évangélique, qu'il désirait enseigner
aux autres.
Mais la renommée
de son extraordinaire sainteté se répandait dans les environs,
et elle augmentait de jour en jour. Aussi non seulement les moines qui
demeuraient à proximité voulurent se mettre sous sa direction,
mais une foule d'habitants eux-mêmes commencèrent à
venir en groupes auprès de lui, désireux d'entendre sa douce
voix, d'admirer son exceptionnelle vertu et de voir ces miracles que par
un privilège de Dieu il opérait assez souvent. Bien plus,
cette vive lumière qui rayonnait de la grotte obscure de Subiaco,
se propagea si loin qu'elle parvint en de lointaines régions. Aussi
" nobles et personnes religieuses de la ville de Rome commencèrent
à venir à lui, et ils lui donnaient leurs fils à élever
pour le Tout-Puissant " (S. GREG. M., Lib. Dial., II, 3 ; loc. cit., 140).
Notre Saint
comprit alors que le temps fixé par le décret de Dieu était
venu de fonder un ordre religieux, et de le conformer à tout prix
à la perfection évangélique. Cette œuvre débuta
sous les plus heureux auspices. Beaucoup, en effet, " furent rassemblés
par lui en ce lieu pour le service du Dieu Tout-Puissant..., si bien qu'il
put, avec l'aide du Tout-Puissant Seigneur Jésus-Christ, y construire
douze monastères, à chacun desquels il assigna douze moines
sous des supérieurs désignés ; il en retint quelques-uns
avec lui, ceux qu'il jugea devoir être formés en sa présence
" (Ibidem, loc. cit., 140).
Toutefois,
au moment où, - comme Nous l'avons dit - l'initiative procédait
heureusement, où elle commençait à produire d'abondants
fruits de salut et en promettait plus encore pour l'avenir, Notre Saint,
avec une immense tristesse dans l'âme, vit se lever sur les moissons
grandissantes une noire tempête, soulevée par une jalousie
aiguë et entretenue par des désirs d'ambition terrestre. Benoît
était guidé par une prudence non humaine, mais divine ; pour
que cette haine, qui s'était déchaînée surtout
contre lui, ne tournât point, par malheur, au dommage de ses fils,
" il céda le pas à l'envie ; mit ordre à tous les
lieux de prière construits par lui, en remplaçant les supérieurs
et en ajoutant de nouveaux frères ; puis, ayant pris avec lui quelques
moines, il changea l'endroit de sa résidence " (Ibidem, II, 8 ;
loc. cit., 148). C'est pourquoi, se fiant à Dieu et sûr de
son très efficace secours, il s'en alla vers le sud, et s'établit
dans la localité " appelée Mont Cassin, au flanc d'une haute
montagne... ; sur l'emplacement d'un très ancien temple, où
un peuple ignorant et rustique vénérait Apollon à
la manière des vieux païens. Tout à l'entour, des bois
consacrés au culte des démons avaient grandi, et, à
cette époque encore, une multitude insensée d'infidèles
s'y livrait à des sacrifices sacrilèges. A peine arrivé
l'homme de Dieu brisa l'idole, renversa l'autel, incendia les bosquets
sacrés ; sur le temple même d'Apollon il édifia la
chapelle du Bienheureux Martin, et là où se trouvait l'autel
du même Apollon il construisit l'oratoire de S. Jean ; enfin, par
sa continuelle prédication, il convertit à la foi les populations
qui habitaient aux environs " (S. GREG. M., Lib. Dial., II, 8 ; loc. cit.,
152).
Mont-Cassin,
tout le monde le sait, a été la demeure principale du S.
Patriarche et le principal théâtre de sa vertu et de sa sainteté.
Des sommets de ce mont, quand presque de toutes parts les ténèbres
de l'ignorance et des vices se propageaient dans un effort pour tout recouvrir
et pour tout ruiner, resplendit une lumière nouvelle qui, alimentée
par les enseignements et la civilisation des peuples anciens, et surtout
échauffée par la doctrine chrétienne, éclaira
les peuples et les nations qui erraient à l'aventure, les rappela
et les dirigea vers la vérité et le droit chemin. Si bien
qu'on peut affirmer à bon droit que le saint monastère édifié
là devint le refuge et la forteresse des plus hautes sciences et
de toutes les vertus, et en ces temps troublés " comme le soutien
de l'Église et le rempart de la foi " (PIUS X, Litt. Apost. Archicoenobium
Casinense, d. d. X Febr. a. MDCCCCXIII).
C'est là
que Benoît porta l'institution monastique à ce genre de perfection,
auquel depuis longtemps il s'était efforcé par ses prières,
ses méditations et ses expériences. Tel semble bien être,
en effet, le rôle spécial et essentiel à lui confié
par la divine Providence : non pas tant apporter de l'Orient en Occident
l'idéal de la vie monastique, que l'harmoniser et l'adapter avec
bonheur au tempérament, aux besoins et aux habitudes des peuples
de l'Italie et de toute l'Europe. Par ses soins donc, à la sereine
doctrine ascétique qui florissait dans les monastères de
l'Orient, se joignit la pratique d'une incessante activité, permettant
de " communiquer à autrui les vérités contemplées
" (S. THOM., II-IIae q. 188, a. 6), et, non seulement de rendre fertiles
des terres incultes, mais de produire par les fatigues de l'apostolat des
fruits spirituels. Ce que la vie solitaire avait d'âpre, d'inadapté
à tous et même parfois de dangereux pour certains, il l'adoucit
et le tempéra par la communauté fraternelle de la famille
bénédictine, où, successivement adonnée à
la prière, au travail, aux études sacrées et profanes,
la douce tranquillité de l'existence ne connaît cependant
ni oisiveté ni dégoût ; où l'action et le travail,
loin de fatiguer l'esprit et l'âme, de les dissiper et de les absorber
en futilités, les rassérènent plutôt, les fortifient
et les élèvent aux choses du ciel. Ni excès de rigueur,
en effet, dans la discipline, ni excès de sévérité
dans les mortifications, mais avant tout l'amour de Dieu et une charité
fraternellement dévouée envers tous : voilà ce qui
est ordonné. Si tant est que Benoît " équilibra sa
règle de manière que les forts désirent faire davantage
et que les faibles ne soient pas rebutés par son austérité...
Il s'appliquait à régir les siens par l'amour plutôt
qu'à les dominer par la crainte " (MABILLON, Annales Ord. S. Bened.
; Lucae 1739, t. I, p. 107). Prévenu, certain jour, qu'un anachorète
s'était lié avec des chaînes et enfermé dans
une caverne, pour ne plus pouvoir retourner au péché et à
la vie du siècle, il le réprimanda doucement en disant :
" Si tu es un serviteur de Dieu, ce n'est pas une chaîne de fer,
mais la chaîne du Christ qui doit te retenir " (S. GREG. M., Lib.
Dial., III, 16 ; P. L., LXXVII, 261).
C'est ainsi
qu'aux coutumes et préceptes propres à la vie érémitique,
qui la plupart du temps n'étaient pas nettement fixés et
codifiés, mais dépendaient souvent du caprice du supérieur,
succéda la règle monastique de S. Benoît, chef-d'œuvre
de la sagesse romaine et chrétienne, où les droits, les devoirs
et les offices des moines sont tempérés par la bonté
et la charité évangéliques, et qui a eu et a encore
tant d'efficacité pour stimuler un grand nombre à la poursuite
de la vertu et de la sainteté.
Dans cette
règle bénédictine, la prudence, se joint à
la simplicité, l'humilité chrétienne s'associe au
courage généreux ; la douceur tempère la sévérité
et une saine liberté ennoblit la nécessaire obéissance.
En elle, la correction conserve toute sa vigueur, mais l'indulgence et
la bonté l'agrémentent de suavité ; les préceptes
gardent toute leur fermeté, mais l'obéissance donne repos
aux esprits et paix aux âmes ; le silence plaît par sa gravité,
mais la conversation s'orne d'une douce grâce ; enfin l'exercice
de l'autorité ne manque pas de force, mais la faiblesse ne manque
pas de soutien (cf. BOSSUET, Panégyrique de S. Benoît ; Œuvres
compl., vol. XII, Paris 1863, p. 165).
Il n'y a donc
pas à s'étonner que tous les gens sensés d'aujourd'hui
exaltent de leurs louanges la " règle monastique écrite par
S. Benoît, règle fort remarquable par sa discrétion
et par la lumineuse clarté de son expression " (S. GREG. M., Lib.
Dial., II, 36 ; P. L., LXVI, 200) ; et il Nous plaît d'en souligner
ici et d'en dégager les traits essentiels, avec la confiance que
Nous ferons œuvre agréable et utile non seulement à la nombreuse
famille du S. Patriarche, mais à tout le clergé et à
tout le peuple chrétien.
La communauté
monastique est constituée et organisée à l'image d'une
maison chrétienne, dont l'abbé, ou cénobiarche, comme
un père de famille, a le gouvernement, et tous doivent dépendre
entièrement de sa paternelle autorité. " Nous jugeons expédient
- écrit S. Benoît - pour la sauvegarde de la paix et de la
charité, que le gouvernement du monastère dépende
de la volonté de l'abbé " (Reg. S. Benedicti, c. 65). Aussi
tous et chacun doivent-ils lui obéir très fidèlement
par obligation de conscience (cf. Ibidem, c. 3), voir et respecter en lui
l'autorité divine elle-même. Toutefois que celui qui, en fonction
de la charge reçue, entreprend de diriger les âmes des moines
et de les stimuler à la perfection de la vie évangélique,
se souvienne et médite avec grand soin qu'il devra un jour en rendre
compte au Juge suprême (cf. Ibidem, c. 2) ; qu'il se comporte donc,
dans cette très lourde charge, de manière à mériter
une juste récompense " quand se fera la reddition des comptes au
terrible jugement de Dieu " (Reg. S. Benedicti, c. 2). En outre, toutes
les fois que des affaires de plus grande importance devront être
traitées dans son monastère, qu'il rassemble tous ses moines,
qu'il écoute leurs avis librement exposés et qu'il en fasse
un sérieux examen avant d'en venir à la décision qui
lui paraîtra la meilleure (cf. Ibidem, c. 3).
Dès
les débuts pourtant, une grave difficulté et une épineuse
question furent soulevées, à propos de la réception
ou du renvoi des candidats à la vie monastique. En effet, des hommes
de toute origine, de tout pays, de toute condition sociale accouraient
dans les monastères pour y être admis : Romains et barbares,
hommes libres et esclaves, vainqueurs et vaincus, beaucoup de nobles patriciens
et d'humbles plébéiens. C'est avec magnanimité et
délicatesse fraternelle que Benoît résolut heureusement
ce problème ; " car, dit-il, esclaves ou hommes libres, nous sommes
tous un dans le Christ, et sous le même Seigneur nous servons à
égalité dans sa milice... Que la charité soit donc
la même en tous ; qu'une même discipline s'exerce pour tous
selon leurs mérites " (Ibidem, c. 2). A tous ceux qui ont embrassé
son Institut, il ordonne que " tout soit commun pour l'avantage de tous
" (Ibidem, c. 33), non par force ou contrainte en quelque sorte, mais spontanément
et avec une volonté généreuse. Que tous en outre soient
maintenus dans l'enceinte du monastère par la stabilité de
la vie religieuse, de telle façon pourtant qu'ils vaquent non seulement
à la prière et à l'étude (cf. Ibidem, c. 48),
mais aussi à la culture des champs (cf. Ibidem, c. 48), aux métiers
manuels (cf. Ibidem, c. 57) et enfin aux saints travaux de l'apostolat.
Car " l'oisiveté est l'ennemie de l'âme ; c'est pourquoi à
des heures déterminées les frères doivent être
occupés au travail des mains... " (Ibidem, c. 48). Toutefois que,
pour tous, le premier devoir, celui qu'ils doivent s'efforcer de remplir
avec le plus de diligence et de soin, soit de ne rien faire passer avant
l'office divin (" opus Dei ") (Ibidem, c. 43). Car bien que " nous sachions
que Dieu est présent partout... nous devons cependant le croire
sans la plus minime hésitation quand nous assistons à l'office
divin... Réfléchissons donc sur la manière qu'il convient
de nous tenir en présence de Dieu et des anges, et psalmodions de
façon que notre esprit s'harmonise avec notre voix " (Ibidem, c.
19).
Par ces normes
et maximes plus importantes, qu'il Nous a paru bon de déguster pour
ainsi dire dans la Règle bénédictine, il est facile
de discerner et d'apprécier non seulement la prudence de cette règle
monastique, son opportunité et sa merveilleuse correspondance et
accord avec la nature de l'homme, mais aussi son importance et son extrême
élévation. Car, dans ce siècle barbare et turbulent,
la culture des champs, les arts mécaniques et industriels, l'étude
des sciences sacrées et profanes, étaient totalement dépréciés
et malheureusement délaissés de tous ; dans les monastères
bénédictins, au contraire, alla sans cesse croissante une
foule presque innombrable d'agriculteurs, d'artisans et de savants qui,
chacun selon ses talents, parvinrent, non seulement à conserver
intactes les productions de l'antique sagesse, mais à pacifier de
nouveau, à unir et à occuper activement des peuples vieux
et jeunes souvent en guerre entr'eux ; et ils réussirent à
les faire passer de la barbarie renaissante, des haines dévastatrices
et des rapines à des habitudes de politesse humaine et chrétienne,
à l'endurance dans le travail, à la lumière de la
vérité et à la reprise des relations normales entre
nations, s'inspirant de la sagesse et de la charité.
Mais ce n'est
pas tout ; car, dans l'Institut de la vie Bénédictine, l'essentiel
est que tous, autant les travailleurs manuels qu'intellectuels, aient à
cœur et s'efforcent le plus possible d'avoir l'âme continuellement
tournée vers le Christ, et brûlant de sa très parfaite
charité. En effet, les biens de ce monde, même tous rassemblés,
ne peuvent rassasier l'âme humaine que Dieu a créée
pour le chercher lui-même ; mais ils ont bien plutôt reçu
de leur Auteur la mission de nous mouvoir et de nous convertir, comme par
paliers successifs, jusqu'à sa possession. C'est pourquoi il est
tout d'abord indispensable que " rien ne soit préféré
à l'amour du Christ " (Reg. S. Benedicti, c. 4), " que rien ne soit
estimé de plus haut prix que le Christ " (Ibidem, c. 5) ; " qu'absolument
rien ne soit préféré au Christ, qui nous conduit à
la vie éternelle " (Ibidem, c. 72).
A cet ardent
amour du Divin Rédempteur doit correspondre l'amour des hommes,
que nous devons tous embrasser comme des frères, et aider de toute
façon. C'est pourquoi, à l'encontre des haines et des rivalités
qui dressent et opposent les hommes les uns aux autres ; des rapines, des
meurtres et des innombrables maux et misères, conséquences
de cette trouble agitation de gens et de choses, Benoît recommande
aux siens ces très saintes lois : " Qu'on montre les soins les plus
empressés dans l'hospitalité, spécialement à
l'égard des pauvres et des pèlerins, car c'est le Christ
que l'on accueille davantage en eux " (Ibidem, c. 53). " Que tous les hôtes
qui nous arrivent soient accueillis comme le Christ, car c'est Lui qui
dira un jour : J'ai été étranger, et vous m'avez accueilli
" (Ibidem, c. 53). " Avant tout et par-dessus tout, que l'on ait soin des
malades, afin de les servir comme le Christ lui-même, car il a dit
: J'étais malade, et vous m'avez visité " (Ibidem, c. 36).
Inspiré
et emporté de la sorte par un amour très parfait de Dieu
et du prochain, Benoît conduisit son entreprise à bonne fin,
jusqu'à la perfection. Et quand tressaillant de joie et rempli de
mérites, il aspirait déjà les brises célestes
de l'éternelle félicité et en goûtait à
l'avance les douceurs, " le sixième jour avant sa mort..., il fit
creuser sa tombe. Consumé bientôt de fièvre, il commença
à ressentir l'ardente brûlure du feu intérieur ; et
comme la maladie s'aggravait de plus en plus, le sixième jour il
se fit porter par ses disciples à l'église ; là il
se pourvut, pour l'ultime voyage, de la réception du Corps et du
Sang du Seigneur, et entre les bras de ses fils qui soutenaient ses membres
déficients, les mains levées vers le ciel, il se tint immobile
et, en murmurant encore des paroles de prière, il rendit le dernier
soupir " (S. GREG. M., Lib. Dial., II, 37 ; P. L., LXXVII, 202).
II
Lorsque, par
une pieuse mort, le très saint Patriarche se fut envolé au
ciel, l'ordre de moines qu'il avait fondé, loin de tomber en décadence,
sembla bien plutôt, non seulement conduit, nourri et façonné
à chaque instant par ses vivants exemples, mais encore maintenu
et fortifié par son céleste patronage, au point de connaître
d'année en année de plus larges développements.
Avec quelle
force et efficacité l'Ordre bénédictin exerça
son heureuse influence au temps de sa première fondation, que de
nombreux et grands services il rendit aux siècles suivants, tous
ceux-là doivent le reconnaître, qui discernent et apprécient
sainement les événements humains, non selon des idées
préconçues, mais au témoignage de l'histoire. Car,
outre que, nous l'avons dit, les moines Bénédictins furent
presque les seuls, en des siècles ténébreux, au milieu
d'une telle ignorance des hommes et de si grandes ruines matérielles,
à garder intacts les savants manuscrits et les richesses des belles
lettres, à les transcrire très soigneusement et à
les commenter, ils furent encore des tout premiers à cultiver les
arts, les sciences, l'enseignement, et à les promouvoir de toutes
leurs industries. De la sorte, ainsi que l'Église catholique, surtout
pendant les trois premiers siècles de son existence, se fortifia
et s'accrut d'une façon merveilleuse par le sang sacré de
ses martyrs, et ainsi qu'à cette date et aux époques suivantes
l'intégrité de sa divine doctrine fut sauvegardée
contre les attaques perfides des hérétiques par l'activité
vigoureuse et sage des Saints Pères, on est de même en droit
d'affirmer que l'Ordre bénédictin et ses florissants monastères
furent suscités par la sagesse et l'inspiration de Dieu : cela pour
qu'à l'heure même où s'écroulait l'Empire romain
et où des peuples barbares, qu'excitait la furie guerrière,
l'envahissaient de tous côtés, la chrétienté
pût réparer ses pertes, et de plus, avec une vigilance inlassable,
amener des peuples nouveaux, qu'avaient domptés la vérité
et la charité de l'Évangile, à la concorde fraternelle,
à un travail fécond, en un mot à la vertu, qui est
régie par les enseignements de notre Rédempteur et alimentée
par sa grâce.
Car, de même
qu'aux siècles passés les légions Romaines s'en allaient
sur les routes consulaires pour tenter d'assujettir toutes les nations
à l'empire de la Ville Éternelle, ainsi des cohortes innombrables
de moines, dont les armes ne " sont pas celles de la chair, mais la puissance
même de Dieu " (II Cor., X, 4), sont alors envoyées par te
Souverain Pontife pour propager efficacement le règne pacifique
de Jésus-Christ jusqu'aux extrémités de la terre,
non par l'épée, non par la force, non par le meurtre, mais
par la Croix et par la charrue, par la vérité et par l'amour.
Partout où
posaient le pied ces troupes sans armes, formées de prédicateurs
de la doctrine chrétienne, d'artisans, d'agriculteurs et de maîtres
dans les sciences humaines et divines, les terres boisées et incultes
étaient ouvertes par le fer de la charrue ; les arts et les sciences
y élevaient leurs demeures ; les habitants, sortis de leur vie grossière
et sauvage, étaient formés aux relations sociales et à
la culture, et devant eux brillait en un vivant exemple la lumière
de l'Évangile et de la vertu. Des apôtres sans nombre, qu'enflammait
la céleste charité, parcoururent les régions encore
inconnues et agitées de l'Europe ; ils arrosèrent celles-ci
de leurs sueurs et de leur sang généreux, et, après
les avoir pacifiées, ils leur portèrent la lumière
de la vérité catholique et de la sainteté. Si bien
que l'on peut affirmer à juste titre que, si Rome, déjà
grande par ses nombreuses victoires, avait étendu le sceptre de
son empire sur terre et sur mer, grâce à ces apôtres
pourtant, " les gains que lui valut la valeur militaire furent moindres
que ce que lui assujettit la paix chrétienne " (cf. S. LEO M., Serm.
I in natali Ap. Petri et Pauli ; P. L., LIV, 423). De fait, non seulement
l'Angleterre, la Gaule, les Pays Bataves, la Frise, le Danemark, la Germanie
et la Scandinavie, mais aussi de nombreux pays Slaves se glorifient d'avoir
été évangélisés par ces moines, qu'ils
considèrent comme leurs gloires, et comme les illustres fondateurs
de leur civilisation. De leur Ordre, combien d'Évêques sont
sortis, qui gouvernèrent avec sagesse des diocèses déjà
constitués, ou qui en fondèrent un bon nombre de nouveaux,
rendus féconds par leur labeur ! Combien d'excellents maîtres
et docteurs élevèrent des chaires illustres de lettres et
d'arts libéraux, éclairèrent de nombreuses intelligences,
qu'obnubilait l'erreur, et donnèrent à travers le monde entier
aux sciences sacrées et profanes une forte impulsion ! Combien enfin,
rendus célèbres par leur sainteté, qui, dans les rangs
de la famille bénédictine s'efforcèrent d'atteindre
selon leurs forces la perfection évangélique et propagèrent
de toutes manières le Règne de Jésus-Christ par l'exemple
de leurs vertus, leurs saintes prédications et même les miracles
que Dieu leur permit d'opérer ! Beaucoup d'entre eux, vous le savez,
Vénérables Frères, furent revêtus de la dignité
épiscopale, ou de la majesté du Souverain Pontificat. Les
noms de ces apôtres, de ces Évêques, de ces Saints,
de ces Pontifes suprêmes sont écrits en lettres d'or dans
les annales de l'Église, et il serait trop long de les rapporter
ici nommément ; au reste, brillent-ils d'une si vivante splendeur
et tiennent-ils dans l'histoire une si grande place, qu'il est facile à
tous de se les rappeler.
Nous croyons,
en conséquence, très opportun que ces faits, rapidement esquissés
dans Notre lettre, soient attentivement médités durant les
solennités de ce centenaire et qu'à tous les regards ils
revivent en pleine lumière, afin que plus aisément tous en
conçoivent, non seulement le désir d'exalter et de louer
ces fastueuses grandeurs de l'Église, mais la résolution
de suivre d'un cœur prompt et généreux les exemples de vie
et les enseignements qui en découlent.
Car ce n'est
pas uniquement les siècles passés qui ont profité
des bienfaits incalculables de ce grand Patriarche et de son Ordre ; notre
époque elle aussi doit apprendre de lui de nombreuses et importantes
leçons. En tout premier lieu - Nous n'en doutons nullement - que
les membres de sa très nombreuse famille apprennent à suivre
ses traces avec une générosité chaque jour plus grande
et à faire passer dans leur propre vie les principes et les exemples
de sa vertu et de sa sainteté. Et sûrement, il arrivera que,
non seulement ils correspondront magnanimement, activement et fructueusement
à cette voix céleste, dont ils suivirent un jour l'appel
surnaturel, lorsqu'ils ont débuté dans la vie monastique
; que non seulement ils assureront la paix sereine de leur conscience et
surtout leur salut éternel, mais encore qu'ils pourront s'adonner,
d'une façon très fructueuse, au bien commun du peuple chrétien
et à l'extension de la gloire de Dieu.
De plus, si
toutes les classes de la société, avec une studieuse et diligente
attention, observent la vie de S. Benoît, ses enseignements et ses
hauts faits, elles ne pourront pas ne pas être attirées par
la douceur de son esprit et la force de son influence ; et elles reconnaîtront
d'elles-mêmes que notre siècle, rempli et désaxé
lui aussi par tant de graves ruines matérielles et morales, par
tant de dangers et de désastres, peut lui demander des remèdes
nécessaires et opportuns. Qu'elles se souviennent pourtant avant
tout et considèrent attentivement que les principes sacrés
de la religion et les normes de vie qu'elle édicte sont les fondements
les plus solides et les plus stables de l'humaine société
; s'ils viennent à être renversés ou affaiblis, il
s'ensuivra presque fatalement que tout ce qui est ordre, paix, prospérité
des peuples et des nations sera détruit progressivement. Cette vérité,
que l'histoire de l'Ordre Bénédictin, comme Nous l'avons
vu, démontre si éloquemment, un esprit distingué de
l'antiquité païenne l'avait déjà comprise lorsqu'il
traçait cette phrase : " Vous autres, Pontifes... vous encerclez
plus efficacement la ville par la religion que ne le font les murailles
elles-mêmes " (CIC., De nat. Deor., II, c. 40). Le même auteur
écrivait encore : " ... Une fois disparues (la sainteté et
la religion), suit le désordre de l'existence, avec une grande confusion
; et je ne sais si, la piété envers les dieux supprimés,
ne disparaîtront pas également la confiance et la bonne entente
entre les mortels, ainsi que la plus excellente de toutes les vertus, la
justice " (Ibidem, I, c. 2).
Le premier
et le principal devoir est donc celui-ci : révérer la divinité,
obéir en privé et en public à ses saintes lois ; celles-ci
transgressées, il n'y a plus aucun pouvoir qui ait des freins assez
puissants pour contenir et modérer les passions déchaînées
du peuple. Car la religion seule constitue le soutien du droit et de l'honnêteté.
Notre saint
Patriarche nous fournit encore une autre leçon, un autre avertissement,
dont notre siècle a tant besoin : à savoir, que Dieu ne doit
pas seulement être honoré et adoré ; il doit aussi
être aimé, comme un Père, d'une ardente charité.
Et parce que cet amour s'est malheureusement aujourd'hui attiédi
et alangui, il en résulte qu'un grand nombre d'hommes recherchent
les biens de la terre plus que ceux du ciel, et avec une passion si immodérée,
qu'elle engendre souvent des troubles, qu'elle entretient les rivalités
et les haines les plus farouches. Or, puisque le Dieu éternel est
l'auteur de notre vie et que de Lui nous viennent des bienfaits sans nombre,
c'est un devoir strict pour tous de l'aimer par-dessus toutes choses, et
de tourner vers Lui, avant tout le reste, nos personnes et nos biens. De
cet amour envers Dieu doit naître ensuite une charité fraternelle
envers les hommes, que tous, à quelque race, nation ou condition
sociale qu'ils appartiennent, nous devons considérer comme nos frères
dans le Christ ; en sorte que de tous les peuples et de toutes les classes
de la société se constitue une seule famille chrétienne,
non pas divisée par la recherche excessive de l'utilité personnelle,
mais cordialement unie par un mutuel échange de services rendus.
Si ces enseignements, qui portèrent jadis Benoît, ému
par eux, à instruire, recréer, éduquer et moraliser
la société décadente et troublée de son époque,
retrouvaient aujourd'hui le plus grand crédit possible, plus facilement
aussi, sans nul doute, notre monde moderne pourrait émerger de son
formidable naufrage, réparer ses ruines matérielles ou morales,
et trouver à ses maux immenses d'opportuns et efficaces remèdes.
Le législateur
de l'Ordre Bénédictin nous enseigne encore, Vénérables
Frères, une autre vérité - vérité que
l'on aime aujourd'hui à proclamer, hautement, mais que trop souvent
on n'applique pas comme il conviendrait et comme il faudrait - à
savoir que le travail de l'homme n'est pas chose exempte de dignité,
odieuse et accablante, mais bien plutôt aimable, honorable et joyeuse.
La vie de travail, en effet, qu'il s'agisse de la culture des champs, des
emplois rétribués ou des occupations intellectuelles, n'avilit
pas les esprits, mais les ennoblit ; elle ne les réduit pas en servitude,
mais plus exactement elle les rend maîtres en quelque sorte et régisseurs
des choses qui les environnent et qu'ils traitent laborieusement. Jésus
lui-même, adolescent, quand il vivait à l'ombre de la demeure
familiale, ne dédaigna pas d'exercer le méfier de charpentier
dans la boutique de son père nourricier et il voulut consacrer de
sa sueur divine le travail humain. Que donc, non seulement ceux qui se
livrent à l'étude des lettres et des sciences, mais aussi
ceux qui peinent dans des métiers manuels, afin de se procurer leur
pain quotidien, réfléchissent qu'ils ont une très
noble occupation, leur permettant de pourvoir à leurs propres besoins,
tout en se rendant utiles au bien de la société entière.
Qu'ils le fassent pourtant, comme le Patriarche Benoît nous l'enseigne,
l'esprit et le cœur levés vers le ciel ; qu'ils s'y adonnent non
par force, mais par amour ; enfin, quand ils défendent leurs droits
légitimes, qu'ils le fassent, non en jalousant le sort d'autrui,
non désordonnément et par des attroupements, mais d'une manière
tranquille et avec droiture. Qu'ils se souviennent de la divine sentence
: " Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front " (Gen., III, 19)
; précepte que tous les hommes doivent observer en esprit d'obéissance
et d'expiation.
Qu'ils n'oublient
pas surtout que nous devons nous efforcer chaque jour davantage de nous
élever des réalités terrestres et caduques, qu'il
s'agisse de celles qu'élabore ou découvre un esprit aiguisé,
ou de celles qui sont façonnées par un méfier pénible,
à ces réalités célestes et perdurables, dont
l'atteinte peut seule nous donner la véritable paix, la sereine
quiétude et l'éternelle félicité.
Quand la guerre,
toute récente, se porta sur les limites de la Campanie et du Latium,
elle frappa violemment, vous le savez, Vénérables Frères,
les hauteurs sacrées du Mont Cassin ; et bien que, de tout Notre
pouvoir, par des conseils, des exhortations, des supplications, Nous n'ayons
rien omis pour qu'une si cruelle atteinte ne soit pas portée à
une très vénérable religion, à de splendides
chefs-d'œuvre et à la civilisation elle-même, le fléau
a néanmoins détruit et anéanti cette illustre demeure
des études et de la piété, qui, tel un flambeau vainqueur
des ténèbres, avait émergé au-dessus des flots
séculaires. C'est pourquoi, tandis que, tout autour, villes, places
fortes, bourgades devenaient des monceaux de ruines, il s'avéra
que le monastère du Mont Cassin lui-même, maison-mère
de l'Ordre bénédictin, dût comme partager le deuil
de ses fils et prendre sa part de leurs malheurs. Presque rien n'en resta
intact, sauf le caveau sacré où sont très religieusement
conservées les reliques du S. Patriarche.
Là où
l'on admirait des monuments superbes, il n'y a plus aujourd'hui que des
murs chancelants, des décombres et des ruines, que de misérables
ronces recouvrent ; seule une petite demeure pour les moines a été
récemment élevée à proximité. Mais pourquoi
ne serait-il pas permis d'espérer que, durant la commémoraison
du XIVe centenaire depuis le jour où, après avoir commencé
et conduit à bon terme une si grandiose entreprise, notre Saint
alla jouir de la céleste béatitude, pourquoi, disons-Nous,
ne pourrions-nous pas espérer qu'avec le concours de tous les gens
de bien, surtout des plus riches et des plus généreux, cet
antique monastère ne soit rétabli au plus vite dans sa primitive
splendeur ? C'est assurément une dette à Benoît de
la part du monde civilisé, qui, s'il est éclairé aujourd'hui
d'une si grande lumière doctrinale et s'il se réjouit d'avoir
conservé les antiques monuments des lettres, en est redevable à
ce Saint et à sa famille laborieuse. Nous formons donc l'espoir
que l'avenir réponde à ces vœux, qui sont Nôtres ;
et que pareille entreprise soit non seulement une œuvre de restauration
intégrale, mais un augure également de temps meilleurs, où
l'esprit de l'Institut bénédictin et ses très opportuns
enseignements viennent de jour en jour à refleurir davantage.
Dans cette
très douce espérance, à chacun de vous, Vénérables
Frères, ainsi qu'au troupeau confié à vos soins, comme
à l'universelle famille monacale, qui se glorifie d'un tel législateur,
d'un tel maître et d'un tel père, Nous accordons de toute
Notre âme, en gage des grâces célestes et en témoignage
de Notre bienveillance, la Bénédiction Apostolique.
Donné
à Rome, près Saint Pierre, le 21e jour du mois de Mars, en
la fête de Saint Benoît, l'an 1947, neuvième de Notre
Pontificat.
PIE XII PAPE