Mirari vos
À tous les Patriarches, Primats,
Archevêques et Évêques
GRÉGOIRE XVI PAPE
VÉNÉRABLES FRÈRES
Salut et bénédiction apostolique.
Vous êtes sans doute étonnés
que, depuis le jour où le fardeau du gouvernement de toute l'Église
a été imposé à notre faiblesse, nous ne vous
ayons pas encore adressé nos lettres comme l'auraient demandé,
soit la coutume introduite même dès les premiers temps, soit
notre affection pour vous. C'était bien, il est vrai, le plus ardent
de nos voeux de vous ouvrir tout d'abord notre cœur, et de vous faire entendre,
dans la communion de l'esprit, cette voix avec laquelle, selon l'ordre
reçu par nous dans la personne du bienheureux Pierre nous devons
confirmer nos frères (LUC. XXII, 32). Mais vous savez assez quels
maux, quelles calamités, quels orages nous ont assailli dès
les premiers instants de notre Pontificat, comment nous avons été
lancé tout à coup au milieu des tempêtes, ah ! si la
droite du Seigneur n'avait manifesté sa puissance, vous auriez eu
la douleur de nous y voir englouti, victime de l'affreuse conspiration
des impies.
Notre cœur se refuse à renouveler,
par le triste tableau de tant de périls, la douleur qu'ils nous
ont causée, et nous bénissons plutôt le Père
de toute consolation d'avoir dispersé les traîtres, de nous
avoir arraché au danger imminent et de nous avoir accordé
en apaisant la plus terrible tempête de respirer après une
si grande crainte. Nous nous proposâmes aussitôt de vous communiquer
nos desseins pour la guérison des plaies d'Israël, mais le
poids énorme de soucis dont nous fûmes accablé pour
le rétablissement de l'ordre public, retarda encore l'exécution.
À ce motif de silence, s'en
joignit un nouveau : l'insolence des factieux qui s'efforcèrent
de lever une seconde fois l'étendard de la rébellion. À
la vue de tant d'opiniâtreté de leur part en considérant
que leur fureur sauvage, loin de s'adoucir, semblait plutôt s'aigrir
et s'accroître par une trop longue impunité et par les témoignages
de notre paternelle indulgence, nous avons dû enfin, quoique l'âme
navrée de douleur, faire usage de l'autorité qui nous a été
confiée par Dieu, les arrêter la verge à la main (I
Cor. IV, 21), et depuis, comme vous pouvez bien conjecturer, notre sollicitude
et nos fatigues n'ont fait qu'augmenter de jour en jour.
Mais puisque, après des retards
nécessités par les mêmes causes, nous avons pris possession
du Pontificat dans la Basilique de Latran, selon l'usage et les institutions
de nos prédécesseurs, nous courons à vous sans aucun
délai, vénérables Frères, et comme un témoignage
de nos sentiments pour vous, nous vous adressons cette lettre écrite
en ce jour d'allégresse, où nous célébrons,
par une fête solennelle, le triomphe de la très sainte Vierge,
et son entrée dans les cieux. Nous avons ressenti sa protection
et sa puissance au milieu des plus redoutables calamités : Ah !
qu'elle daigne nous assister aussi dans le devoir que nous remplissons
envers vous, et inspirer d'en haut à notre âme les pensées
et les mesures qui seront les plus salutaires au troupeau de Jésus-Christ
! C'est il est vrai, avec une profonde douleur et l'âme accablée
de tristesse, que nous venons à vous ; car nous connaissons votre
zèle pour la religion et les cruelles inquiétudes que vous
inspire le malheur des temps où elle est jetée. Nous pouvons
dire en toute vérité, c'est maintenant l'heure accordée
à la puissance des ténèbres pour cribler, comme le
froment, les enfants d'élection (LUC. XXII, 53). " La terre est
vraiment dans le deuil ; elle se dissout, infectée par ses habitants
; ils ont en effet transgressé les lois, changé la justice
et rompu le pacte éternel " (ISAI. XXIV, 5). Nous vous parlons,
vénérables Frères, de maux que vous voyez de vos yeux,
et sur lesquels par conséquent nous versons des larmes communes.
La perversité, la science sans pudeur, la licence sans frein s'agitent
pleines d'ardeur et d'insolence ; la sainteté des mystères
n'excite plus que le mépris, et la majesté du culte divin,
si nécessaire à la foi et si salutaire aux hommes, est devenue,
pour les esprits pervers, un objet de blâme, de profanation, de dérision
sacrilège. De là, la sainte doctrine altérée
et les erreurs de toute espèce semées partout avec scandale.
Les rites sacrés, les droits, les institutions de l'Église,
ce que sa discipline a de plus saint, rien n'est plus à l'abri de
l'audace des langues d'iniquité. On persécute cruellement
notre Chaire de Rome, ce Siège du bienheureux Pierre sur lequel
le Christ a posé le fondement de son Église ; et les liens
de l'unité sont chaque jour affaiblis de plus en plus, ou rompus
avec violence. La divine autorité de l'Église est attaquée
; on lui arrache ses droits ; on la juge d'après des considérations
toutes terrestres, et à force d'injustice, on la dévoue au
mépris des peuples, on la réduit à une servitude honteuse.
L'obéissance due aux évêques est détruite et
leurs droits sont foulés aux pieds.
On entend retentir les académies
et les universités d'opinions nouvelles et monstrueuses ; ce n'est
plus en secret ni sourdement qu'elles attaquent la foi catholique ; c'est
une guerre horrible et impie qu'elles lui déclarent publiquement
et à découvert. Or dès que les leçons et les
examens des maîtres pervertissent ainsi la jeunesse, les désastres
de la religion prennent un accroissement immense, et la plus effrayante
immoralité gagne et s'étend. Aussi, une fois rejetés
les liens sacrés de la religion, qui seuls conservent les royaumes
et maintiennent la force et la vigueur de l'autorité, on voit l'ordre
public disparaître, l'autorité malade, et toute puissance
légitime menacée d'une révolution toujours plus prochaine.
Abîme de malheurs sans fonds, qu'ont surtout creusé ces sociétés
conspiratrices dans lesquelles les hérésies et les sectes
ont, pour ainsi dire, vomi comme dans une espèce de sentine, tout
ce qu'il y a dans leur sein de licence, de sacrilège et de blasphème.
Telles sont, vénérables
Frères, avec beaucoup d'autres encore et peut-être plus graves,
qu'il serait aujourd'hui trop long de détailler et que vous connaissez
tous, les causes qui nous condamnent à une douleur cruelle et sans
relâche, puisqu'établi sur la Chaire du Prince des Apôtres,
nous devons plus que personne être dévoré du zèle
de la maison de Dieu tout entière. Mais la place même que
nous occupons nous avertit qu'il ne suffit pas de déplorer ces innombrables
malheurs, si nous ne faisons aussi tous nos efforts pour en tarir les sources.
Nous réclamons donc l'aide de votre foi, et pour le salut du troupeau
sacré nous faisons un appel à votre zèle, vénérables
Frères, vous dont la vertu et la religion si connues, vous dont
l'admirable prudence et la vigilance infatigable augmentent notre courage
et répandent le baume de la consolation dans notre âme affligée
par tant de désastres. Car c'est à nous d'élever la
voix, d'empêcher par nos efforts réunis que le sanglier de
la forêt ne bouleverse la vigne et que les loups ne ravagent le troupeau
du Seigneur. C'est à nous de ne conduire les brebis que dans des
pâturages qui leur soient salutaires et où l'on n'ait pas
à craindre pour elles une seule herbe malfaisante. Loin de nous
donc, nos très chers Frères, au milieu de fléaux,
de dangers si multipliés et si menaçants, loin de nous l'insouciance
et les craintes de pasteurs qui abandonneraient leurs brebis ou qui se
livreraient à un sommeil funeste sans aucun souci de leur troupeau
! Agissons en unité d'esprit pour notre cause commune, ou plutôt
pour la cause de Dieu ; et contre de communs ennemis unissons notre vigilance,
pour le salut de tout le peuple, unissons nos efforts.
C'est ce que vous ferez parfaitement
si, comme votre charge vous en fait un devoir, vous veillez sur vous et
sur la doctrine, vous redisant sans cesse à vous-mêmes que
" toute nouveauté bat en brèche l'Église universelle
" (S. Cœlest. PP. Ep. XXI ad Episc. Galliar.), et d'après l'avertissement
du saint pape Agathon, " rien de ce qui a été régulièrement
défini ne supporte ni diminution, ni changement, ni addition, repousse
toute altération du sens et même des paroles. " (S. Agath.
PP. Ep. ad Imp. apud Labb. tom. XI, pag. 235. edit. Mansi) C'est ainsi
que demeurera ferme, inébranlable, cette unité qui repose
sur le Siège de saint Pierre comme sur sa base ; et le centre d'où
dérivent, pour toutes les églises, les droits sacrés
de la communion catholique, " sera aussi pour toutes un mur qui les protégera,
un asile qui les couvrira, un port qui les préservera du naufrage
et un trésor qui les enrichira de biens incalculables. " (S. Innocent.
PP. Ep. XI, apud Coustant) Ainsi donc pour réprimer l'audace de
ceux qui s'efforcent, ou d'anéantir les droits du Saint-Siège,
ou d'en détacher les églises dont il est le soutien et la
vie, inculquez sans cesse aux fidèles de profonds sentiments de
confiance et de respect envers lui, faites retentir à leurs oreilles
ces paroles de saint Cyprien : " C'est une erreur de croire être
dans l'Église lorsqu'on abandonne le Siège de Pierre, qui
est le fondement de l'Église. " (S. Cyp. de Unitate Eccles.)
Le but de vos efforts et l'objet
de votre vigilance continuelle, doit donc être de garder le dépôt
de la foi au milieu de cette vaste conspiration d'hommes impies que nous
voyons, avec la plus vive douleur, formée pour le dissiper et le
perdre. Que tous s'en souviennent : le jugement sur la saine doctrine dont
on doit nourrir le peuple, le gouvernement et l'administration de l'Église
entière appartiennent au Pontife romain, " à qui a été
confié, par Notre-Seigneur Jésus-Christ ", comme l'ont si
clairement déclaré les Pères du concile de Florence,
" le plein pouvoir de paître, de régir et de gouverner l'Église
universelle " (Conc. Flor. sess. XXV, in definit. apud Labb. tom XVIII,
col. 528. edit. Venet.). Quant aux évêques en particulier,
leur devoir est de rester inviolablement attachés à la Chaire
de Pierre, de garder le saint dépôt avec une fidélité
scrupuleuse, et de paître le troupeau de Dieu qui leur est soumis.
Pour les prêtres, il faut qu'ils soient soumis aux évêques
et " qu'ils les honorent comme les pères de leurs âmes " (S.
Hieron. Ep. 3, ad Nepot, a. I, 24), selon l'avis de saint Jérôme
; qu'ils n'oublient jamais qu'il leur est défendu, même par
les anciens Canons, de rien faire dans le ministère qui leur a été
confié, et de prendre sur eux la charge d'enseigner et de prêcher,
" sans l'approbation de l'évêque, à qui le soin des
fidèles a été remis et qui rendra compte de leurs
âmes. " (Ex can. Ap. XXXVIII, apud Labb. tom. I, pag. 38, edit. Mansi)
Qu'on tienne enfin pour une vérité certaine et incontestable,
que tous ceux qui cherchent à troubler en quoi que ce soit cet ordre
ainsi établi, ébranlent autant qu'il est en eux la constitution
de l'Église.
Ce serait donc un attentat, une dérogation
formelle au respect que méritent les lois ecclésiastiques,
de blâmer, par une liberté insensée d'opinion, la discipline
que l'Église a consacrée, qui règle l'administration
des choses saintes et la conduite des fidèles, qui détermine
les droits de l'Église et les obligations de ses ministres, de la
dire ennemie des principes certains du droit naturel, incapable d'agir
par son imperfection même, ou soumise à l'autorité
civile.
Mais puisqu'il est certain, pour
nous servir des paroles des Pères de Trente, que " l'Église
a été instruite par Jésus-Christ et par ses Apôtres,
et que l'Esprit Saint, par une assistance de tous les jours, ne manque
jamais de lui enseigner toute vérité " (Conc. Trid. sess.
XIII, decr. de Eucharist in prœm.), c'est le comble de l'absurdité
et de l'outrage envers elle de prétendre qu'une restauration et
qu'une régénération lui sont devenues nécessaires
pour assurer son existence et ses progrès, comme si l'on pouvait
croire qu'elle aussi fût sujette, soit à la défaillance,
soit à l'obscurcissement, soit à toute autre altération
de ce genre. Et que veulent ces novateurs téméraires, sinon
" donner de nouveaux fondements à une institution qui ne serait
plus, par là même, que l'ouvrage de l'homme " et réaliser
ce que saint Cyprien ne peut assez détester, " en rendant l'Église
toute humaine de divine qu'elle est ? " (S. Cyp. Ep. LII, edit. Baluz.)
Mais que les auteurs de semblables manœuvres sachent et retiennent qu'au
seul Pontife Romain, d'après le témoignage de saint Léon
" a été confié la dispensation des Canons ", que lui
seul, et non pas un simple particulier, a le pouvoir de prononcer " sur
les règles sanctionnées par les Pères ", et qu'ainsi,
comme le dit saint Gélase, " c'est à lui de balancer entre
eux les divers décrets des Canons, et de limiter les ordonnances
de ses prédécesseurs, de manière à relâcher
quelque chose de leur rigueur et à les modifier après mûr
examen, selon que le demande la nécessité des temps, pour
les nouveaux besoins des églises " (S. Gelasius PP. in Ep. ad Episcop.
Lucaniæ).
Nous réclamons ici la constance
de votre zèle en faveur de la Religion contre les ennemis du célibat
ecclésiastique, contre cette ligue impure qui s'agite et s'étend
chaque jour, qui se grossit même par le mélange honteux de
plusieurs transfuges de l'ordre clérical et des plus impudents philosophes
de notre siècle. Oublieux d'eux-mêmes et de leur devoir, jouets
de passions séductrices, ces transfuges ont poussé la licence
au point d'oser, en plusieurs endroits, présenter aux princes des
requêtes, même publiques et réitérées,
pour obtenir l'abolition de ce point sacré de discipline. Mais nous
rougissons d'arrêter longtemps vos regards sur de si honteuses tentatives,
et plein de confiance en votre religion, nous nous reposons sur vous du
soin de défendre de toutes vos forces, d'après les règles
des saints Canons, une loi de si haute importance, de la conserver dans
toute son intégrité, et de repousser les traits dirigés
contre elle de tous côtés par des hommes que tourmentent les
plus infâmes passions.
Un autre objet appelle notre commune
sollicitude, c'est le mariage des chrétiens, cette alliance honorable
que saint Paul a appelée " un grand Sacrement en Jésus-Christ
et en son Église " (Ad Hebr. XIII, 4). Étouffons les opinions
hardies et les innovations téméraires qui pourraient compromettre
la sainteté de ses liens et leur indissolubilité. Déjà
cette recommandation vous avait été faite d'une manière
toute particulière par les Lettres de notre prédécesseur
Pie VIII, d'heureuse mémoire. Cependant les attaques de l'ennemi
vont toujours croissant ; il faut donc avoir soin d'enseigner au peuple
que le mariage, une fois légitimement contracté, ne peut
plus être dissous ; que Dieu a imposé aux époux qu'il
a unis l'obligation de vivre en perpétuelle société,
et que le noeud qui les lie ne peut être rompu que par la mort. N'oubliant
jamais que le mariage est renfermé dans le cercle des choses saintes
et placé par conséquent sous la juridiction de l'Église,
les fidèles auront sous les yeux les lois qu'elle-même a faites
à cet égard ; ils y obéiront avec un respect et une
exactitude religieuse, persuadés que, de leur exécution,
dépendent absolument les droits, la stabilité et la légitimité
de l'union conjugale. Qu'ils se gardent d'admettre en aucune façon
rien de ce qui déroge aux règles canoniques et aux décrets
des conciles ; sachant bien qu'une alliance sera toujours malheureuse,
lorsqu'elle aura été formée, soit en violant la discipline
ecclésiastique, soit avant d'avoir obtenu la bénédiction
divine, soit en ne suivant que la fougue d'une passion qui ne leur permet
de penser ni au sacrement, ni aux mystères augustes qu'il signifie.
Nous venons maintenant à une
cause, hélas ! trop féconde des maux déplorables qui
affligent à présent l'Église. Nous voulons dire l'indifférentisme,
ou cette opinion funeste répandue partout par la fourbe des méchants,
qu'on peut, par une profession de foi quelconque, obtenir le salut éternel
de l'âme, pourvu qu'on ait des mœurs conformes à la justice
et à la probité. Mais dans une question si claire et si évidente,
il vous sera sans doute facile d'arracher du milieu des peuples confiés
à vos soins une erreur si pernicieuse. L'Apôtre nous en avertit
: " Il n'y a qu'un Dieu, qu'une foi, qu'un baptême " (Ad Ephes. IV,
5) ; qu'ils tremblent donc ceux qui s'imaginent que toute religion conduit
par une voie facile au port de la félicité ; qu'ils réfléchissent
sérieusement sur le témoignage du Sauveur lui-même
: " qu'ils sont contre le Christ dès lors qu'ils ne sont pas avec
le Christ " (LUC. XI, 23) ; qu'ils dissipent misérablement par là
même qu'ils n'amassent point avec lui, et que par conséquent,
" ils périront éternellement, sans aucun doute, s'ils ne
gardent pas la foi catholique et s'ils ne la conservent entière
et sans altération " (Symb. S. Athanas.). Qu'ils écoutent
saint Jérôme racontant lui-même, qu'à l'époque
où l'Église était partagée en trois partis,
il répétait sans cesse et avec une résolution inébranlable,
à qui faisait effort pour l'attirer à lui : " Quiconque est
uni à la chaire de Pierre est avec moi " (S. Hier. Ep. LVIII). En
vain essayerait-on de se faire illusion en disant que soi-même aussi
on a été régénéré dans l'eau,
car saint Augustin répondrait précisément : " Il conserve
aussi sa forme, le sarment séparé du cep ; mais que lui sert
cette forme, s'il ne vit point de la racine ? " (S. Aug. in Psal. contra
part. Donat.)
De cette source empoisonnée
de l'indifférentisme, découle cette maxime fausse et absurde
ou plutôt ce délire : qu'on doit procurer et garantir à
chacun la liberté de conscience ; erreur des plus contagieuses,
à laquelle aplanit la voie cette liberté absolue et sans
frein des opinions qui, pour la ruine de l'Église et de l'État,
va se répandant de toutes parts, et que certains hommes, par un
excès d'impudence, ne craignent pas de représenter comme
avantageuse à la religion. Eh ! " quelle mort plus funeste pour
les âmes, que la liberté de l'erreur ! " disait saint Augustin
(S. Aug. Ep. CLXVI). En voyant ôter ainsi aux hommes tout frein capable
de les retenir dans les sentiers de la vérité, entraînés
qu'ils sont déjà à leur perte par un naturel enclin
au mal, c'est en vérité que nous disons qu'il est ouvert
ce " puits de l'abîme " (Apoc. IX, 3), d'où saint Jean vit
monter une fumée qui obscurcissait le soleil, et des sauterelles
sortir pour la dévastation de la terre. De là, en effet,
le peu de stabilité des esprits ; de là, la corruption toujours
croissante des jeunes gens ; de là, dans le peuple, le mépris
des droits sacrés, des choses et des lois les plus saintes ; de
là, en un mot, le fléau le plus funeste qui puisse ravager
les États ; car l'expérience nous l'atteste et l'antiquité
la plus reculée nous l'apprend : pour amener la destruction des
États les plus riches, les plus puissants, les plus glorieux, les
plus florissants, il n'a fallu que cette liberté sans frein des
opinions, cette licence des discours publics, cette ardeur pour les innovations.
À cela se rattache la liberté
de la presse, liberté la plus funeste, liberté exécrable,
pour laquelle on n'aura jamais assez d'horreur et que certains hommes osent
avec tant de bruit et tant d'insistance, demander et étendre partout.
Nous frémissons, vénérables Frères, en considérant
de quels monstres de doctrines, ou plutôt de quels prodiges d'erreurs
nous sommes accablés ; erreurs disséminées au loin
et de tous côtés par une multitude immense de livres, de brochures,
et d'autres écrits, petits il est vrai en volume, mais énormes
en perversité, d'où sort la malédiction qui couvre
la face de la terre et fait couler nos larmes. Il est cependant, ô
douleur ! des hommes emportés par un tel excès d'impudence,
qu'ils ne craignent pas de soutenir opiniâtrement que le déluge
d'erreurs qui découle de là est assez abondamment compensé
par la publication de quelque livre imprimé pour défendre,
au milieu de cet amas d'iniquités, la vérité et la
religion. Mais c'est un crime assurément, et un crime réprouvé
par toute espèce de droit, de commettre de dessein prémédité
un mal certain et très grand, dans l'espérance que peut-être
il en résultera quelque bien ; et quel homme sensé osera
jamais dire qu'il est permis de répandre des poisons, de les vendre
publiquement, de les colporter, bien plus, de les prendre avec avidité,
sous prétexte qu'il existe quelque remède qui a parfois arraché
à la mort ceux qui s'en sont servis ?
Mais bien différente a été
la discipline de l'Église pour l'extinction des mauvais livres,
dès l'âge même des Apôtres. Nous lisons, en effet,
qu'ils ont brûlé publiquement une grande quantité de
livres (Act. Apost. XIX). Qu'il suffise, pour s'en convaincre, de lire
attentivement les lois données sur cette matière dans le
Ve Concile de Latran et la Constitution publiée peu après
par Léon X, notre prédécesseur d'heureuse mémoire,
pour empêcher " que ce qui a été heureusement inventé
pour l'accroissement de la foi et la propagation des arts utiles, ne soit
perverti en un usage tout contraire et ne devienne un obstacle au salut
des fidèles " (Act. conc. Lateran. V. sess. X, ubi refertur Const.
Leonis X. Legenda est anterior Constitutio Alexandri VI, Inter multiplices,
in qua multa ad rem). Ce fut aussi l'objet des soins les plus vigilants
des Pères de Trente ; et pour apporter remède à un
si grand mal, ils ordonnèrent, dans le décret le plus salutaire,
la confection d'un Index des livres qui contiendraient de mauvaises doctrines
(Conc. Trid. sess. XVIII et XXV). " Il faut combattre avec courage ", disait
Clément XIII, notre prédécesseur d'heureuse mémoire,
dans sa lettre encyclique sur la proscription des livres dangereux, " il
faut combattre avec courage, autant que la chose elle-même le demande,
et exterminer de toutes ses forces le fléau de tant de livres funestes
; jamais on ne fera disparaître la matière de l'erreur, si
les criminels éléments de la corruption ne périssent
consumés par les flammes " (Lit. Clem. XIII, Christianæ, 25
nov. 1766.)
Par cette constante sollicitude avec
laquelle, dans tous les âges, le Saint Siège Apostolique s'est
efforcé de condamner les livres suspects et dangereux et de les
arracher des mains des hommes, il apparaît clairement combien est
fausse, téméraire, injurieuse au Siège Apostolique,
et féconde en grands malheurs pour le peuple chrétien, la
doctrine de ceux qui, non contents de rejeter la censure comme trop pesante
et trop onéreuse, ont poussé la perversité, jusqu'à
proclamer qu'elle répugne aux principes de la justice et jusqu'à
refuser audacieusement à l'Église le droit de la décréter
et de l'exercer.
Nous avons appris que, dans des écrits
répandus dans le public, on enseigne des doctrines qui ébranlent
la fidélité, la soumission due aux princes et qui allument
partout les torches de la sédition ; il faudra donc bien prendre
garde que trompés par ces doctrines, les peuples ne s'écartent
des sentiers du devoir.
Que tous considèrent attentivement
que selon l'avertissement de l'Apôtre, " il n'est point de puissance
qui ne vienne de Dieu ; et celles qui existent ont été établies
par Dieu ; ainsi résister au pouvoir c'est résister à
l'ordre de Dieu, et ceux qui résistent attirent sur eux-mêmes
la condamnation " (Ad. Rom. XIII, 2). Les droits divins et humains s'élèvent
donc contre les hommes, qui, par les manœuvres les plus noires de la révolte
et de la sédition, s'efforcent de détruire la fidélité
due aux princes et de les renverser de leurs trônes.
C'est sûrement pour cette raison
et pour ne pas se couvrir d'une pareille honte, que malgré les plus
violentes persécutions, les anciens chrétiens ont cependant
toujours bien mérité des empereurs et de l'empire ; ils l'ont
clairement démontré, non seulement par leur fidélité
à obéir exactement et promptement dans tout ce qui n'était
pas contraire à la religion, mais encore par leur constance et par
l'effusion même de leur sang dans les combats. " Les soldats chrétiens,
dit Saint Augustin, ont servi l'empereur infidèle; mais s'agissait-il
de la cause du Christ ? Ils ne reconnaissaient plus que celui qui habite
dans les cieux. Ils distinguaient le Maître éternel du maître
temporel, et cependant à cause du Maître éternel, ils
étaient soumis au maître même temporel " (S. Aug. in
Psalm. CXXIV, n. 7). Ainsi pensait Maurice, l'invincible martyr, le chef
de la légion thébaine, lorsqu'au rapport de saint Eucher,
il fit cette réponse à l'empereur : " Prince, nous sommes
vos soldats ; mais néanmoins nous le confessons librement, les serviteurs
de Dieu... Et maintenant ce péril extrême ne fait point de
nous des rebelles ; voyez, nous avons les armes à la main, et nous
ne résistons point, car nous aimons mieux mourir que de tuer " (S.
Eucher. apud Ruinart. Act. SS. MM. de SS. Maurit. et soc. n. 4). Cette
fidélité des anciens chrétiens envers les princes
apparaît plus illustre encore, si l'on considère, avec Tertullien,
que la force du nombre et des " troupes ne leur manquait pas alors, s'ils
eussent voulu agir en ennemis déclarés. Nous ne sommes que
d'hier, dit-il lui-même, et nous remplissons tout, vos villes, vos
îles, vos forteresses, vos municipes, vos assemblées, les
camps eux-mêmes, les tribus, les décuries, le palais, le sénat,
le forum... À quelle guerre n'eussions-nous pas été
propres et disposés même à forces inégales,
nous, qui nous laissons égorger avec tant de facilité, si
par la foi que nous professons il n'était pas plutôt permis
de recevoir la mort que de la donner ? Nombreux comme nous le sommes, si,
nous étant retirés dans quelque coin du monde, nous eussions
rompu avec vous, la perte de tant de citoyens, quel qu'eût été
leur caractère, aurait certainement fait rougir de honte votre tyrannie.
Que dis-je ? Cette seule séparation eût été
votre châtiment. Sans aucun doute, vous eussiez été
saisis d'effroi à la vue de votre solitude... Vous eussiez cherché
à qui commander ; il vous fût resté plus d'ennemis
que de citoyens ; mais maintenant vos ennemis sont en plus petit nombre,
grâce à la multitude des chrétiens. " (Tertull. In
Apolog. Cap. XXXVII)
Ces éclatants exemples d'une
constante soumission envers les princes, tiraient nécessairement
leur source des préceptes sacrés de la religion chrétienne
; ils condamnent l'orgueil démesuré, détestable de
ces hommes déloyaux qui, brûlant d'une passion sans règle
et sans frein pour une liberté qui ose tout, s'emploient tout entiers
à renverser et à détruire tous les droits de l'autorité
souveraine, apportant aux peuples la servitude sous les apparences de la
liberté.
C'était vers le même
but, aussi, que tendaient de concert les extravagances coupables et les
désirs criminels des Vaudois, des Béguards, des Wicléfistes
et d'autres semblables enfants de Bélial, la honte et l'opprobre
du genre humain, et pour ce motif il furent, tant de fois et avec raison,
frappés d'anathème par le Siège Apostolique. Si ces
fourbes achevés réunissent toutes leurs forces, c'est sûrement
et uniquement afin de pouvoir dans leur triomphe se féliciter, avec
Luther, d'être libres de tout ; et c'est pour l'atteindre plus facilement
et plus promptement qu'ils commettent avec la plus grande audace les plus
noirs attentats.
Nous ne pourrions augurer des résultats
plus heureux pour la religion et pour le pouvoir civil, des désirs
de ceux qui appellent avec tant d'ardeur la séparation de l'Église
et de l'État, et la rupture de la concorde entre le sacerdoce et
l'empire. Car c'est un fait avéré, que tous les amateurs
de la liberté la plus effrénée redoutent par dessus
tout cette concorde, qui toujours a été aussi salutaire et
aussi heureuse pour l'Église que pour l'État.
Aux autres causes de notre déchirante
sollicitude et de la douleur accablante qui nous est en quelque sorte particulière
au milieu du danger commun, viennent se joindre encore certaines associations
et réunions, ayant des règles déterminées.
Elles se forment comme en corps d'armée, avec les sectateurs de
toute espèce de fausse religion et de culte, sous les apparences,
il est vrai, du dévouement à la religion, mais en réalité
dans le désir de répandre partout les nouveautés et
les séditions, proclamant toute espèce de liberté,
excitant des troubles contre le pouvoir sacré et contre le pouvoir
civil, et reniant toute autorité, même la plus sainte.
C'est avec un cœur déchiré,
mais plein de confiance en Celui qui commande aux vents et rétablit
le calme, qui nous vous écrivons ainsi, vénérables
Frères, pour vous engager à vous revêtir du bouclier
de la foi, et à déployer vos forces en combattant vaillamment
les combats du Seigneur. À vous surtout, il appartient de vous opposer
comme un rempart à toute hauteur qui s'élève contre
la science de Dieu.
Tirez le glaive de l'esprit, qui
est la parole de Dieu, et donnez la nourriture à ceux qui ont faim
de la justice. Choisis pour cultiver avec soin la vigne du Seigneur, n'agissez
que dans ce but et travaillez tous ensemble à arracher toute racine
amère du champ qui vous a été confié, à
y étouffer toute semence de vices et à y faire croître
une heureuse moisson de vertus. Embrassez avec une affection toute paternelle
ceux surtout qui appliquent spécialement leur esprit aux sciences
sacrées et aux questions philosophiques : exhortez-les et amenez-les
à ne pas s'écarter des sentiers de la vérité
pour courir dans la voie des impies, en s'appuyant imprudemment sur les
seules forces de leur raison. Qu'ils se souviennent que c'est " Dieu qui
conduit dans les routes de la vérité et qui perfectionne
les sages " (Sap. VII, 15), et qu'on ne peut, sans Dieu, apprendre à
connaître Dieu, le Dieu qui, par son Verbe, enseigne aux hommes à
le connaître (S. Irenæus, lib. IV, cap. X). C'est à
l'homme superbe, ou plutôt à l'insensé de peser dans
des balances humaines les mystères de la foi, qui sont au-dessus
de tout sens humain, et de mettre sa confiance dans une raison qui, par
la condition même de la nature de l'homme, est faible et débile.
Au reste que les Princes nos très
chers fils en Jésus-Christ favorisent de leur puissance et de leur
autorité les vœux que nous formons avec eux pour la prospérité
de la religion et des États ; qu'ils songent que le pouvoir leur
a été donné, non seulement pour le gouvernement du
monde, mais surtout pour l'appui et la défense de l'Église
; qu'ils considèrent sérieusement que tous les travaux entrepris
pour le salut de l'Église, contribuent à leur repos et au
soutien de leur autorité. Bien plus, qu'ils se persuadent que la
cause de la foi doit leur être plus chère que celle même
de leur empire, et que leur plus grand intérêt, nous le disons
avec le Pape saint Léon, " est de voir ajouter, de la main du Seigneur,
la couronne de la foi à leur diadème ". Établis comme
les pères et les tuteurs des peuples, ils leur procureront un bonheur
véritable et constant, l'abondance et la tranquillité, s'ils
mettent leur principal soin à faire fleurir la religion et la piété
envers le Dieu qui porte écrit sur son vêtement : " Roi des
rois, Seigneur des seigneurs ".
Mais pour que toutes ces choses s'accomplissent
heureusement, levons les yeux et les mains vers la très sainte Vierge
Marie. Seule elle a détruit toutes les hérésies ;
en elle nous mettons une immense confiance, elle est même tout l'appui
qui soutient notre espoir (Ex S. Bernardo, Serm. de Nat. B.M.V., §
7). Ah ! que dans la nécessité pressante où se trouve
le troupeau du Seigneur, elle implore pour notre zèle, nos desseins
et nos entreprises les plus heureux succès. Demandons aussi, par
d'humbles prières, à Pierre, prince des Apôtres, et
à Paul l'associé de son apostolat, que vous soyez tous comme
un mur inébranlable, et qu'on ne pose pas d'autre fondement que
celui qui a été posé. Appuyé sur ce doux espoir,
nous avons confiance que l'auteur et le consommateur de notre foi, Jésus-Christ,
nous consolera tous enfin, au milieu des tribulations extrêmes qui
nous accablent, et comme présage du secours céleste, nous
vous donnons avec amour, vénérables Frères, à
vous et aux brebis confiées à vos soins, la bénédiction
apostolique.
Donné à Rome, à
Sainte-Marie-Majeure, le 18 des calendes de septembre, le jour solennel
de l'Assomption de cette bienheureuse Vierge Marie, l'an 1832 de l'incarnation
de Notre Seigneur, de notre Pontificat le deuxième.
GRÉGOIRE XVI, PAPE