Quadragesimo
anno
Aux patriarches,
primats, archevêques, évêques et autres ordinaires de
lieu, en paix et communion avec le siège apostolique ainsi qu'aux
fidèles de l'Univers catholique tout entier : sur la restauration
de l'ordre social, en pleine conformité avec les préceptes
de l'Évangile, à l'occasion du quarantième anniversaire
de l'Encyclique Rerum Novarum
Quarante ans
(1) s'étant écoulés depuis la publication de la magistrale
encyclique de Léon XIII, Rerum novarum (2), l'univers catholique
tout entier, dans un grand élan de reconnaissance, a entrepris de
commémorer avec l'éclat qu'il mérite ce remarquable
document.
Il est vrai
qu'à cet insigne témoignage de sa sollicitude pastorale,
Notre Prédécesseur avait pour ainsi dire préparé
les voies par d'autres Lettres sur la famille et le vénérable
sacrement de mariage (3), ces fondements de la société humaine
; sur l'origine du pouvoir civil (4) et l'ordre des relations qui l'unissent
à l'Église (5) ; sur les principaux devoirs des citoyens
chrétiens (6), contre les erreurs du socialisme (7) et les fausses
théories de la liberté humaine (8) ; et d'autres encore où
se révèle pleinement sa pensée. Mais ce qui distingue
entre toutes l'encyclique Rerum novarum, c'est qu'à une heure très
opportune où s'en faisait sentir une particulière nécessité,
elle a donné à l'humanité des directives très
sûres pour résoudre les difficiles problèmes que pose
la vie en société, et dont l'ensemble constitue la question
sociale.
1. AAS XXIII (1931) 177-228. Traduction française publiée par la Typographie vaticane.
2. Léon XIII, Lettre encyclique Rerum Novarum, 15 mai 1891, ASS XXIII (1891) 641-670, CH pp. 296-334.
3. Léon XIII, Lettre encyclique Arcanum divinae sapientiae, 10 février 1880, AAS XII (1879) 385-402.
4. Léon XIII, Lettre encyclique Diuturnum illud, 29 juin 1881, AAS XIV (1881-1882) 3-14, CH pp. 448-463.
5. Léon XIII, Lettre encyclique Immortale Dei, 1er novembre 1885, ASS XVIII (1885) 161-180, CH pp. 465- 489.
6. Léon XIII, Lettre encyclique Sapientiae christianae, 10 janvier 1890, ASS XXII (1889-1890) 385-404, CH pp. 543-468.
7. Léon XIII, Lettre encyclique Quod apostolici muneris, 28 décembre 1878, ASS XI (1878) 369-376, CH pp. 67-77.
8. Léon
XIII, Lettre encyclique Libertas praestantissimum, 20 juin 1888, ASS XX
(1888) 593-613, CH pp. 37- 65.
Au déclin
du XIXe siècle, l'évolution économique et les développements
nouveaux de l'industrie tendaient, en presque toutes les nations, à
diviser toujours davantage la société en deux classes : d'un
côté, une minorité de riches jouissant à peu
près de toutes les commodités qu'offrent en si grande abondance
les inventions modernes ; de l'autre, une multitude immense de travailleurs
réduits à une angoissante misère et s'efforçant
en vain d'en sortir.
Cette situation
était acceptée sans aucune difficulté par ceux qui,
largement pourvus des biens de ce monde, ne voyaient là qu'un effet
nécessaire des lois économiques et abandonnaient à
la charité tout le soin de soulager les malheureux, comme si la
charité devait couvrir ces violations de la justice que le législateur
humain tolérait et parfois même sanctionnait. Mais les ouvriers,
durement éprouvés par cet état de choses, le supportaient
avec impatience et se refusaient à subir plus longtemps un joug
si pesant. Certains d'entre eux, mis en effervescence par de mauvais conseils,
aspiraient au bouleversement total de la société. Et ceux-là
mêmes que leur éducation chrétienne détournait
de ces mauvais entraînements restaient convaincus de l'urgente nécessité
d'une réforme profonde.
Telle était
aussi la persuasion de nombreux catholiques, prêtres et laïcs,
qu'une admirable charité inclinait depuis si longtemps vers les
misères imméritées du peuple et qui se refusaient
à admettre qu'une si criante inégalité dans le partage
des biens de ce monde répondît aux vues infiniment sages du
Créateur.
Et ils cherchaient
sincèrement le moyen de remédier au désordre qui affligeait
alors la société et de prévenir efficacement les maux
plus graves encore qui la menaçaient. Mais telle est l'infirmité
de l'esprit humain, même chez les meilleurs, que, repoussés
d'un côté comme de dangereux novateurs, paralysés de
l'autre par les divergences de vues qui se manifestaient même dans
leurs rangs, ils hésitaient entre les diverses écoles, ne
sachant dans quelle direction s'orienter.
Dans ce conflit
qui divisait si profondément les esprits, non sans dommage pour
la paix, une fois de plus tous les yeux se tournèrent vers la Chaire
de Pierre, dépositaire sacrée de toute vérité,
d'où les paroles de salut se répandent sur l'univers. Un
courant d'une ampleur inaccoutumée porta aux pieds du Vicaire de
Jésus-Christ sur terre une foule de savants, d'industriels, d'ouvriers
même, unanimes à solliciter des directives sûres qui
mettraient enfin un terme à leurs hésitations.
Longtemps,
dans sa grande prudence, le Pontife médita devant Dieu ; il fit
venir pour les consulter les personnalités les plus compétentes,
il considéra le problème attentivement, sous toutes ses faces,
et enfin, obéissant à la " conscience de sa charge apostolique
" (9), craignant, s'il gardait le silence, de paraître avoir négligé
son devoir (10), il décida d'exercer le divin ministère qui
lui était confié en adressant la parole à l'Église
du Christ et au genre humain tout entier.
9. Rerum novarum ; cf. CH n. 432.
10. Rerum novarum
; cf. CH n. 446.
Alors, le 15
mai 1891, retentit la voix si longtemps attendue, voix que ni les difficultés
n'avaient effrayée, ni l'âge affaiblie, mais qui, avec une
vigoureuse hardiesse, orientait sur le terrain social l'humanité
dans les voies nouvelles.
Vous connaissez,
Vénérables Frères et très chers Fils, vous
connaissez fort bien l'admirable doctrine qui fait de l'encyclique Rerum
novarum un document inoubliable. Le grand Pape y déplore qu'un si
grand nombre d'hommes " se trouvent dans une situation d'infortune et de
misère imméritée " ; il y prend lui-même courageusement
en main la défense " des travailleurs que le malheur des temps avait
livrés, isolés et sans défense, à des maîtres
inhumains et à la cupidité d'une concurrence effrénée
" (11). Il ne demande rien au libéralisme, rien non plus au socialisme,
le premier s'étant révélé totalement impuissant
à bien résoudre la question sociale, et le second proposant
un remède pire que le mal, qui eût fait courir la société
humaine de plus grands dangers.
11. Rerum novarum
; cf. CH n. 433-434.
Mais fort de
son droit et de la mission toute spéciale qu'il a reçue de
veiller sur la religion et sur les intérêts qui s'y rattachent
étroitement, sachant la question présente de telle nature
" qu'à moins de faire appel à la religion et à l'Église,
il était impossible de lui trouver jamais une solution acceptable
" (12), s'appuyant uniquement sur les principes immuables de la droite
raison et de la Révélation divine, le Pontife définit
et proclame avec une autorité sûre d'elle-même (13).
" les droits et les devoirs qui règlent les rapports entre riches
et prolétaires, capital et travail " (14), la part respective de
l'Église, de l'autorité publique et des intéressés
dans la solution des conflits sociaux.
12. Rerum novarum ; cf. CH n. 446
13. S. Matthieu, 7, 29.
14. Rerum novarum
; cf. CH n. 432.
Ce n'est pas
en vain que retentit la parole apostolique. Au contraire, ceux qui l'entendirent
la reçurent avec une admiration reconnaissante, non seulement les
fils obéissants de l'Église, mais beaucoup d'autres égarés
dans l'incroyance ou dans l'erreur, et presque tous ceux qui, depuis, dans
leurs études personnelles ou dans les projets de lois, traitèrent
des questions économiques et sociales.
Mais surtout,
quelle fut la joie parmi les ouvriers chrétiens qui se sentaient
compris et défendus par la plus haute autorité qui soit sur
terre, et parmi les hommes généreux, soucieux depuis longtemps
d'améliorer le sort des ouvriers, mais qui n'avaient guère
rencontré jusque-là que l'indifférence, d'injustes
soupçons, quand ce n'était pas une hostilité déclarée.
Tous, ils entourèrent dès lors à juste titre cette
Lettre de tant d'honneur que diverses régions, chacune à
sa manière, en rappellent tous les ans le souvenir par des manifestations
de reconnaissance.
Au milieu de
ce concert d'approbations, il y eut cependant quelques esprits qui furent
un peu troublés ; et, par suite, l'enseignement de Léon XIII,
si noble, si élevé, complètement nouveau pour le monde,
provoqua, même chez certains catholiques, de la défiance,
voire du scandale. Il renversait en effet si audacieusement les idoles
du libéralisme, ne tenait aucun compte de préjugés
invétérés et anticipait sur l'avenir : les hommes
trop attachés au passé dédaignèrent cette nouvelle
philosophie sociale, les esprits timides redoutèrent de monter à
de telles hauteurs ; d'autres, tout en admirant ce lumineux idéal,
jugèrent qu'il était chimérique et que sa réalisation,
on pouvait la souhaiter, mais non l'espérer.
C'est pourquoi,
Vénérables Frères et très chers Fils, à
l'heure où le quarantième anniversaire de l'encyclique Rerum
novarum est célébré avec tant de ferveur dans tout
l'univers, surtout par les ouvriers catholiques qui, de toutes parts, affluent
vers la Ville éternelle, Nous jugeons l'occasion opportune de rappeler
les grands bienfaits qu'ont retirés de cette Lettre l'Église
catholique et l'humanité tout entière ; Nous défendrons
ensuite contre certaines hésitations sa magistrale doctrine économique,
et Nous en développerons quelques points ; portant enfin un jugement
sur le régime économique d'aujourd'hui et faisant le procès
du socialisme, Nous indiquerons la racine des troubles sociaux actuels
et montrerons la seule route possible vers une salutaire restauration,
savoir la réforme chrétienne des moeurs. Cet ensemble de
questions que Nous allons traiter formera trois chapitres dont le développement
constituera toute la présente encyclique.
Et pour aborder
le premier des points que Nous Nous sommes fixés, Nous ne pouvons
Nous empêcher, selon ce conseil de saint Ambroise " l'action de grâces
est le premier de nos devoirs " (15), de faire tout d'abord monter vers
Dieu d'abondantes actions de grâces pour les bienfaits si considérables
apportés par l'encyclique de Léon XIII à l'Église
et au genre humain. Si Nous voulions les passer en revue, même rapidement,
c'est presque toute l'histoire sociale des quarante dernières années
qu'il faudrait évoquer ici.
Mais on peut
facilement tout ramener à trois chefs, suivant les trois genres
d'intervention souhaités par Notre Prédécesseur pour
accomplir sa grande oeuvre de restauration.
En premier
lieu, Léon XIII a lui-même nettement exposé ce qu'il
faut attendre de l'Église : " C'est l'Église, dit-il, qui
puise dans l'Évangile des doctrines capables, soit de mettre fin
au conflit, soit au moins de l'adoucir, en lui enlevant tout ce qu'il a
d'âpreté et d'aigreur, l'Église qui ne se contente
pas d'éclairer l'esprit de ses enseignements, mais s'efforce encore
de conformer à ceux-ci la vie et les moeurs de chacun, l'Église
qui, par une foule d'institutions éminemment bienfaisantes, tend
à améliorer le sort des prolétaires. " (16)
15. S. Ambroise, De excessu fratris sui Satyri I 44, PL XVI 1305.
16. Rerum novarum
; cf. CH n. 446.
Ces précieuses
ressources, l'Église ne les a pas laissées inemployées,
mais elle les a largement exploitées pour le bien commun de la paix
tant souhaitée. Par leurs paroles, par leurs écrits, Léon
XIII et ses successeurs ont continué à prêcher avec
insistance la doctrine sociale et économique de l'encyclique Rerum
novarum ; ils n'ont pas cessé d'en presser l'application et l'adaptation
aux temps et aux circonstances, faisant toujours preuve d'une sollicitude
particulière et toute paternelle envers les pauvres et les faibles
dont, en fermes pasteurs, ils se sont fait les défenseurs (17).
Avec autant de science et de zèle, de nombreux évêques
ont interprété la même doctrine, l'ont éclairée
de leurs commentaires, et adaptée aux situations des divers pays,
suivant les décisions et la pensée du Saint-Siège
(18).
17. Il nous suffira de mentionner les oeuvres suivantes : Léon XIII, Lettre apostolique Praeclara, 20 juin 1894, ASS XXVI (1894) 705-717 ; Lettre encyclique Graves de communi, 18 janvier 1901, AAS XXXIII (1901) 395-396 ; Pie X, Motu proprio De Actione populari christiana, 8 décembre 1903, ASS XXXVI (1903) 339-345 ; Benoît XV, Lettre encyclique Ad beatissimi, 1er novembre 1914, AAS VI (1914) 565-581 ; Pie XI, Lettre encyclique Ubi arcano, 23 décembre 1922, AAS XIV (1922) 673-700 ; Lettre encyclique Rite expiatis, 30 avril 1926, AAS XVIII (1926) 153-175.
18. Cf. La
Hiérarchie catholique et le Problème social depuis l'Encyclique
'Rerum novarum', 1891-1931, Paris, Spes, 1931 pp. XVI-335. Ouvrage édité
par l' " Union internationale d'Études sociales " fondée
à Malines en 1920, sous la présidence du cardinal Mercier.
Aussi n'est-il
pas étonnant que, sous la direction du magistère ecclésiastique,
de nombreux hommes de science, prêtres et laïcs, se soient attachés
avec ardeur à développer, selon les besoin du temps, les
disciplines économiques et sociales, se proposant avant tout d'appliquer
à des besoins nouveaux les principes immuables de la doctrine de
l'Église.
Ainsi s'est
constituée, sous les auspices et dans la lumière de l'encyclique
de Léon XIII, une science sociale catholique qui grandit et s'enrichit
chaque jour grâce à l'incessant labeur des hommes d'élite
que Nous avons appelés les auxiliaires de l'Église. Et cette
science ne s'enferme pas dans d'obscurs travaux d'école ; elle se
produit au grand jour et affronte la lutte, comme le prouve excellemment
l'enseignement, si utile et si apprécié, institué
dans les universités catholiques, les Académies et les Séminaires,
les Congrès, ou " Semaines sociales ", tenus tant de fois avec de
si beaux résultats, les cercles d'études, les excellentes
publications de tout genre si opportunément répandues.
Là ne
se bornent pas les services rendus par la Lettre de Léon XIII ;
car ses leçons ont fini par pénétrer insensiblement
ceux-là mêmes qui, privés du bienfait de l'unité
catholique, ne reconnaissent pas l'autorité de l'Église.
Ainsi, les
principes du catholicisme en matière sociale sont devenus peu à
peu le patrimoine commun à l'humanité. Et Nous Nous félicitons
de voir souvent les éternelles vérités proclamées
par Notre Prédécesseur d'illustre mémoire, invoquées
et défendues, non seulement dans la presse et les livres même
non catholiques, mais au sein des parlements et devant les tribunaux.
Bien plus,
après une épouvantable guerre, les hommes d'état des
principales puissances ont cherché à consolider la paix par
une réforme intégrale des conditions sociales ; parmi les
normes données pour régler le travail des ouvriers selon
la justice et l'équité, ils ont adopté un grand nombre
de dispositions en tel accord avec les principes et les directives de Léon
XIII qu'il semble qu'on les en ait expressément tirées. L'encyclique
Rerum novarum fut sans aucun doute un document mémorable, et on
peut lui appliquer en toute vérité la parole d'Isaie : Il
élèvera un étendard pour les nations (19).
19. Isaïe,
11, 12.
Cependant,
tandis que, grâce aux travaux d'ordre théorique, les principes
de Léon XIII se répandaient dans les esprits, on en venait
aussi à la pratique. Et d'abord, une active bonne volonté
s'est employée avec zèle à relever cette classe d'hommes
qui, immensément accrue par suite des progrès de l'industrie,
n'avait cependant pas obtenu dans la communauté humaine une place
équitable et se trouvait, de ce fait, abandonnée et presque
méprisée. C'est des ouvriers que Nous parlons, de ces ouvriers
dont aussitôt, malgré les autres soucis accablants de leur
ministère, des membres des deux clergés, sous la conduite
des évêques, se sont occupés avec grand fruit pour
les âmes. Cet effort persévérant, qui visait à
imprégner les ouvriers de l'esprit chrétien, contribua en
outre à leur faire prendre conscience de leur véritable dignité,
à les éclairer sur les droits et les devoirs de leur classe,
à les rendre capables d'aller de l'avant dans la voie d'un juste
progrès, et de devenir même les chefs de leurs compagnons.
De là
vinrent aussi aux ouvriers des moyens d'existence plus abondants et moins
incertains, car non seulement on commença, ainsi qu'y invitait le
Pontife, à multiplier les oeuvres de bienfaisance et de charité,
mais on vit se fonder partout, de jour en jour plus nombreuses, suivant
le voeu de l'Église, et souvent sous la conduite des prêtres,
de nouvelles associations d'entraide et de secours mutuels groupant les
ouvriers, les artisans, les agriculteurs, les salariés de tout genre.
Quant au rôle
des pouvoirs publics, Léon XIII franchit avec audace les barrières
dans lesquelles le libéralisme avait contenu leur intervention ;
il ne craint pas d'enseigner que l'État n'est pas seulement le gardien
de l'ordre et du droit, mais qu'il doit travailler énergiquement
à ce que, par tout l'ensemble des lois et des institutions, " la
constitution et l'administration de la société fassent fleurir
naturellement la prospérité tant publique que privée.
" (20)
20. Rerum novarum
; cf. CH n. 464.
Sans doute,
il doit laisser aux individus et aux familles une juste liberté
d'action, à la condition pourtant que le bien commun soit sauvegardé
et qu'on ne fasse d'injustice à personne. Il appartient aux gouvernants
de protéger la communauté et les membres qui la composent
; toutefois, dans la protection des droits privés, ils doivent se
préoccuper d'une manière spéciale des faibles et des
indigents. " La famille des riches se fait comme un rempart de ses richesses
et a moins besoin de la protection publique. La masse indigente, au contraire,
sans richesses pour la mettre à couvert, compte surtout sur le patronage
de l'État. Que l'État entoure donc de soins et d'une sollicitude
particulière les salariés qui appartiennent à la multitude
des pauvres. " (21)
21. Rerum novarum
; cf. CH n. 471.
Loin de Nous
la pensée de méconnaître que, même avant Léon
XIII, plus d'un gouvernement avait déjà pourvu aux nécessités
les plus pressantes des ouvriers et réprouvé les abus les
plus criants dont ils étaient victimes. Mais c'est seulement quand,
de la Chaire de saint Pierre, la voix du Souverain Pontife eût retenti
par tout l'univers, que les hommes d'état, prenant plus pleinement
conscience de leur mission, s'appliquèrent à pratiquer une
large politique sociale.
Car tandis
que chancelaient les principes du libéralisme qui paralysaient depuis
longtemps toute intervention efficace des pouvoirs publics, l'encyclique
déterminait dans les masses elles-mêmes un puissant mouvement
favorable à une politique plus franchement sociale ; elle assurait
aux gouvernants le précieux appui des meilleurs catholiques qui
furent souvent, dans les assemblées parlementaires, les promoteurs
illustres de la législation nouvelle.
Bien plus,
c'est par des prêtres profondément pénétrés
des doctrines de Léon XIII que plusieurs lois sociales récentes
ont été proposées aux suffrages des parlements ; c'est
par leurs soins vigilants qu'elles ont reçu leur pleine exécution.
De cet effort
persévérant, un droit nouveau est né qu'ignorait complètement
le siècle dernier, assurant aux ouvriers le respect des droits sacrés
qu'ils tiennent de leur dignité d'hommes et de chrétiens.
Les travailleurs, leur santé, leurs forces, leur famille, leur logement,
l'atelier, les salaires, l'assurance contre les risques du travail, en
un mot tout ce qui regarde la condition des ouvriers, des femmes spécialement
et des enfants, voilà l'objet de ces lois protectrices. Si ces dispositions
ne sont pas toujours et partout en parfaite conformité avec les
règles fixées par Léon XIII, il est cependant indéniable
qu'on y perçoit souvent l'écho de l'encyclique Rerum novarum,
à laquelle on peut dès lors pour une grande part attribuer
les améliorations déjà apportées à la
condition des ouvriers.
Le sage Pontife
montrait enfin que les patrons et les ouvriers eux-mêmes pouvaient
singulièrement aider à la solution de la question sociale
" par toutes les oeuvres propres à soulager l'indigence et à
opérer un rapprochement entre les deux classes. " (22) Entre ces
oeuvres, la première place revient, à son avis, aux associations,
soit composées seulement d'ouvriers, soit réunissant à
la fois ouvriers et patrons. Le Pontife s'attarde longuement à en
faire l'éloge et à les recommander et, en des pages magistrales,
il en explique la nature, la raison d'être, l'opportunité,
les droits, les devoirs, les principes régulateurs.
22. Rerum novarum
; cf. CH n. 484.
Cet enseignement,
certes, venait à un moment des plus opportuns. Car, en plus d'un
pays à cette époque, les pouvoirs publics, imbus de libéralisme,
témoignaient peu de sympathie pour ces groupements ouvriers et même
les combattaient ouvertement. Ils reconnaissaient volontiers et appuyaient
des associations analogues fondées dans d'autres classes ; mais
par une injustice criante, ils déniaient le droit naturel d'association
à ceux-là qui en avaient le plus grand besoin pour se défendre
contre l'exploitation des plus forts. Même dans certains milieux
catholiques, les efforts des ouvriers vers ce genre d'organisation étaient
vus de mauvais oeil, comme d'inspiration socialiste ou révolutionnaire.
Les directives
si autorisées de Léon XIII eurent le grand mérite
de briser ces oppositions et de désarmer ces méfiances. Elles
ont encore un plus beau titre de gloire, c'est d'avoir encouragé
les travailleurs chrétiens dans la voie des organisations professionnelles,
de leur avoir montré la marche à suivre, et d'avoir retenu
sur le chemin du devoir plus d'un ouvrier violemment tenté de donner
son nom à ces organisations socialistes qui se prétendaient
effrontément seule protection et unique secours des humbles et des
opprimés.
En ce qui concerne
la création de ces associations, l'encyclique Rerum novarum observait
fort à propos " qu'on doit organiser et gouverner les groupements
professionnels de façon qu'ils fournissent à chacun de leurs
membres les moyens propres à lui faire atteindre, par la voie la
plus commode et la plus courte, le but qui est proposé et qui consiste
dans l'accroissement le plus grand possible, pour chacun, des biens du
corps, de l'esprit et de la famille " ; il est clair cependant " qu'il
faut avoir en vue le perfectionnement .moral et religieux comme l'objet
principal ; c'est surtout cette fin qui doit régler toute l'économie
de ces sociétés. " (23) En effet, " la religion ainsi constituée
comme fondement de toutes les lois sociales, il n'est pas difficile de
déterminer les relations mutuelles à établir entre
les membres pour obtenir la paix et la prospérité de la société.
" (24)
23. Rerum novarum ; cf. CH n. 490.
24. Rerum novarum
; cf. CH n. 491.
À fonder
de telles associations, partout, prêtres et laïcs se sont consacrés
nombreux, avec un zèle digne d'éloges, désireux de
réaliser intégralement la pensée de Léon XIII.
Ainsi, ces associations formèrent-elles des ouvriers foncièrement
chrétiens, sachant allier harmonieusement l'exercice diligent de
leur profession avec de solides principes religieux, capables de défendre
efficacement leurs droits et leurs intérêts temporels, avec
une fermeté qui n'exclut ni le respect de la justice, ni le désir
sincère de collaborer avec les autres classes au renouvellement
chrétien de la société.
Les idées
et les directives de Léon XIII ont été réalisées
de diverses manières, selon les lieux et les circonstances. En certaines
régions, une seule et même association se proposa d'atteindre
tous les buts assignés par le Pontife. Ailleurs, on préféra
recourir, selon qu'y invitait la situation, en quelque sorte à une
division du travail, laissant à des groupements spéciaux
le soin de défendre sur le marché du travail les droits et
les justes intérêts des associés, à d'autres
la mission d'organiser l'entraide dans les questions économiques,
tandis que d'autres enfin se consacraient tout entiers aux seuls besoins
religieux et moraux de leurs membres ou à d'autres tâches
du même ordre.
Cette seconde
méthode a prévalu là surtout où, soit la législation,
soit certaines pratiques de la vie économique, soit la déplorable
division des esprits et des coeurs, si profonde dans la société
moderne, soit encore l'urgente nécessité d'opposer un front
unique à la poussée des ennemis de l'ordre, empêchaient
de fonder des syndicats nettement catholiques. Dans de telles conjonctures,
les ouvriers catholiques se voient pratiquement contraints de donner leurs
noms à des syndicats neutres, où cependant l'on respecte
la justice et l'équité, et où pleine liberté
est laissée aux fidèles d'obéir à leur conscience
et à la voix de l'Église. Il appartient aux évêques,
s'ils reconnaissent que ces associations sont imposées par les circonstances
et ne présentent pas de danger pour la religion, d'approuver que
les ouvriers catholiques y donnent leur adhésion, observant toutefois
à cet égard les règles et les précautions recommandées
par Notre Prédécesseur de sainte mémoire, Pie X.
Entre ces précautions,
la première et la plus importante est que, toujours, à côté
de ces syndicats, existeront alors d'autres associations qui s'emploient
à donner à leurs membres une sérieuse formation religieuse
et morale, afin qu'à leur tour ils infusent aux organisations syndicales
le bon esprit qui doit animer toute leur activité. Ainsi, il arrivera
que ces groupements exerceront une influence qui dépasse même
le cercle de leurs membres. (25)
25. Pie X,
Lettre encyclique Singulari quadam, 24 septembre 1912, AAS IV (1912) 657-662.
Cf. CH n. 503.
C'est donc
bien grâce à l'encyclique de Léon XIII que partout
ces syndicats ouvriers se sont développés, au point que leurs
effectifs, s'ils sont malheureusement encore inférieurs à
ceux des associations socialistes et communistes, rassemblent pourtant
déjà, à l'intérieur des divers pays comme dans
les Congrès internationaux, une masse imposante d'affiliés
capables de soutenir vigoureusement les droits et les légitimes
revendications des travailleurs chrétiens et même de pousser
à l'application des principes chrétiens en matière
sociale.
De plus, les
enseignements si sages et les directives si nettes de Léon XIII
sur le droit naturel d'association ont commencé à trouver
leur application pour d'autres groupements que les groupements d'ouvriers.
Sa Lettre n'est pas sans avoir contribué beaucoup à l'apparition
et au développement, de jour en jour plus manifeste, d'utiles associations
parmi les agriculteurs et dans les classes moyennes, et d'autres institutions
du même genre où la poursuite des intérêts économiques
s'unit heureusement à une tâche éducatrice.
On n'en peut
dire autant, il est vrai, des associations que Notre Prédécesseur
désirait si vivement voir se former entre patrons et chefs d'industrie
; Nous regrettons beaucoup qu'elles soient si rares. Sans doute, ce n'est
point seulement par la faute des hommes, car des difficultés fort
grandes y font obstacle ; Nous les Connaissons et Nous les apprécions
à leur juste valeur. Nous n'en avons pas moins le ferme espoir que
ces obstacles disparaîtront bientôt et Nous saluons avec grande
joie et du fond du coeur les essais heureusement tentés sur ce point
et dont les résultats déjà notables promettent pour
l'avenir des fruits plus grands encore. (26)
26. Cf. Lettre
de la Sacrée Congrégation du Concile à Mgr Liénart,
évêque de Lille, 5 juin 1929, AAS XXI (1929) 494-504, CH pp.
342-355.
Tous ces bienfaits
dus à l'encyclique de Léon XIII, Nous les avons esquissés
plutôt que décrits ; ils attestent avec éclat, par
leur nombre et leur importance, que l'immortel document n'était
pas seulement l'expression d'un idéal social magnifique, mais irréel.
Bien au contraire, Notre Prédécesseur a puisé dans
l'Évangile, vivante source de vie, une doctrine capable, sinon de
faire cesser tout de suite, du moins d'atténuer beaucoup la lutte
mortelle qui déchire l'humanité. Que la bonne semence, largement
jetée il y a quarante ans, soit tombée pour une part dans
une bonne terre, Nous en avons pour gage les fruits consolants qu'avec
le secours de Dieu en ont recueillis l'Église du Christ et le genre
humain tout entier.
Aussi peut-on
dire que l'encyclique de Léon XIII s'est révélée,
avec le temps, la grande charte qui doit être le fondement de toute
activité chrétienne en matière sociale. Qui ferait
peu de cas de cette encyclique et de sa commémoration solennelle
montrerait qu'il méprise ce qu'il ignore, ou ne comprend pas ce
qu'il connaît à moitié, ou, s'il comprend, mérite
de se voir jeter à la face son injustice et son ingratitude.
Mais avec le
temps aussi, des doutes se sont élevés sur la légitime
interprétation de plusieurs passages de l'encyclique ou sur les
conséquences qu'il fallait en tirer, ce qui a été
l'occasion entre les catholiques eux-mêmes de controverses parfois
assez vives ; comme par ailleurs les besoins de notre époque et
les changements survenus dans la situation générale demandent
une application plus exacte des enseignements de Léon XIII, ou même
exigent des compléments, Nous sommes heureux de saisir cette occasion,
selon Notre charge apostolique qui Nous fait débiteur de tous (27)
pour répondre, dans la mesure du possible, à ces doutes et
aux questions qui se posent actuellement.
27. Cf. S.
Paul, Rm 1, 14.
Mais avant
d'aborder ces explications, Nous devons rappeler tout d'abord le principe,
déjà mis en pleine lumière par Léon XIII, que
Nous avons le droit et le devoir de Nous prononcer avec une souveraine
autorité sur ces problèmes sociaux et économiques.
(28)
28. Cf. Rerum
novarum ; cf. CH n. 446.
Sans doute,
c'est à l'éternelle félicité, et non pas à
une prospérité passagère seulement, que l'Église
a reçu la mission de conduire l'humanité ; et même
" elle ne se reconnaît point le droit de s'immiscer sans raison dans
la conduite des affaires temporelles " (29). À aucun prix toutefois
elle ne peut abdiquer la charge que Dieu lui a confiée et qui lui
fait une loi d'intervenir, non certes dans le domaine technique à
l'égard duquel elle est dépourvue de moyens appropriés
et de compétence, mais en tout ce .qui touche à la loi morale.
En ces matières, en effet, le .dépôt de la vérité
qui Nous est confié d'En-Haut et la très grave obligation
qui Nous incombe de promulguer, d'interpréter et de prêcher,
en dépit de tout, la loi morale, soumettent également à
Notre suprême autorité l'ordre social et l'ordre économique.
29. Pie XI,
Lettre encyclique Ubi arcano, 23 décembre 1922, AAS XIV (1922) 673-700
; cf. CH pp. 602-629.
Car s'il est
vrai que la science économique et la discipline des moeurs relèvent,
chacune dans sa sphère, de principes propres, il y aurait néanmoins
erreur à affirmer que l'ordre économique et l'ordre moral
sont si éloignés l'un de l'autre, si étrangers l'un
à l'autre, que le premier ne dépend en aucune manière
du second. Sans doute, les lois économiques, fondées sur
la nature des choses et sur les aptitudes de l'âme et du corps humain,
nous font connaître quelles fins, dans cet ordre, restent hors de
la portée de l'activité humaine, quelles fins au contraire
elle peut se proposer, ainsi que les moyens qui lui permettront de les
réaliser ; de son côté, la raison déduit clairement
de la nature des choses et de la nature individuelle et sociale de l'homme
la fin suprême que le Créateur assigne à l'ordre économique
tout entier.
Mais seule
la loi morale Nous demande de poursuivre, dans les différents domaines
entre lesquels se partage Notre activité, les fins particulières
que Nous leur voyons imposées par la nature ou plutôt par
Dieu, l'auteur même de la nature, et de les subordonner toutes, harmonieusement
combinées, à la fin suprême et dernière qu'elle
assigne à tous Nos efforts. Du fidèle accomplissement de
cette loi, il résultera que tous les buts particuliers poursuivis
dans le domaine économique, soit par les individus, soit par la
société, s'harmoniseront parfaitement dans l'ordre universel
des fins et Nous aideront efficacement à arriver comme par degrés
au terme suprême de toutes choses, Dieu, qui est pour lui-même
et pour nous le souverain et l'inépuisable Bien.
Abordant le
détail des questions que Nous Nous proposons de traiter, Nous commençons
par le droit de propriété.
Vous n'ignorez
pas, Vénérables Frères et très chers Fils,
avec quelle énergie Notre Prédécesseur d'heureuse
mémoire s'est fait le défenseur de la propriété
privée contre les erreurs socialistes de son temps, et comment il
a montré que son abolition, loin de servir les intérêts
de la classe ouvrière, ne pourrait que les compromettre gravement.
Des calomniateurs cependant font au Souverain Pontife et à l'Église
l'intolérable injure de leur reprocher d'avoir pris, et de prendre
encore, contre les prolétaires, le parti des riches ; d'autre part,
tous les catholiques ne s'accordent pas sur le sens exact de la pensée
de Léon XIII. Il Nous a dès lors paru opportun de venger
contre ces fausses imputations la doctrine de l'encyclique, qui est celle
de l'Église en cette matière, et de la défendre contre
des interprétations erronées.
Tenons avant
tout pour assuré que ni Léon XIII, ni les théologiens
dont l'Église inspire et contrôle l'enseignement, n'ont jamais
nié ou contesté le double aspect, individuel et social, qui
s'attache à la propriété selon qu'elle sert l'intérêt
particulier ou regarde le bien commun ; tous, au contraire, ont unanimement
soutenu que c'est de la nature et donc du Créateur que les hommes
ont reçu le droit de propriété privée, tout
à la fois pour que chacun puisse pourvoir à sa subsistance
et à celle des siens, et pour que, grâce à cette institution,
les biens mis par le Créateur à la disposition de l'humanité
remplissent effectivement leur destination : ce qui ne peut être
réalisé que par le maintien d'un ordre certain et bien réglé.
Il est donc
un double écueil contre lequel il importe de se garder soigneusement.
De même, en effet, que nier ou atténuer à l'excès
l'aspect social et public du droit de propriété, c'est verser
dans l'individualisme ou le côtoyer, de même à contester
ou à voiler son aspect individuel, on tomberait infailliblement
dans le collectivisme ou tout au moins on risquerait d'en partager l'erreur.
Perdre de vue
ces considérations, c'est s'exposer à donner dans l'écueil
du modernisme moral, juridique et social qu'au début de Notre Pontificat
Nous avons déjà dénoncé. (30) Que ceux-là
surtout le sachent bien, que le désir d'innover entraîne à
accuser injustement l'Église d'avoir laissé s'infiltrer dans
l'enseignement des théologiens un concept païen de la propriété
auquel il importerait d'en substituer un autre qu'ils ont l'étrange
inconscience d'appeler le concept chrétien.
30. Pie XI,
Lettre encyclique Ubi arcano, 23 décembre 1922, AAS XIV (1922) 673-700
; cf. CH pp. 602-629.
Pour contenir
dans de justes limites les controverses sur la propriété
et les devoirs qui lui incombent, il faut poser tout d'abord le principe
fondamental établi par Léon XIII, à savoir que le
droit de propriété ne se confond pas avec son usage. (31)
C'est en effet la justice qu'on appelle commutative qui prescrit le respect
des divers domaines et interdit à quiconque d'envahir, en outrepassant
les limites de son propre droit, celui d'autrui ; par contre, l'obligation
qu'ont les propriétaires de ne faire jamais qu'un honnête
usage de leurs biens ne s'impose pas à eux au nom de cette justice,
mais au nom des autres vertus ; elle constitue par conséquent un
devoir " dont on ne peut exiger l'accomplissement par des voies de justice.
" (32) C'est donc à tort que certains prétendent renfermer
dans des limites identiques le droit de propriété et son
légitime usage ; il est plus faux encore d'affirmer que le droit
de propriété est périmé et disparaît
par l'abus qu'on en fait ou parce qu'on laisse sans usage les choses possédées.
31. Rerum novarum ; cf. CH n. 452.
32. Rerum novarum
; cf. CH n. 453.
Ils font par
suite oeuvre salutaire et louable ceux qui, sous réserve toujours
de la concorde des esprits et de l'intégrité de la doctrine
traditionnelle de l'Église, s'appliquent à mettre en lumière
la nature des charges qui grèvent la propriété et
à définir les limites que tracent, tant à ce droit
même qu'à son exercice, les nécessités de la
vie sociale. Mais en revanche, ceux-là se trompent gravement qui
s'appliquent à réduire tellement le caractère individuel
du droit de propriété, qu'ils en arrivent pratiquement à
le lui enlever.
Que les hommes,
en cette matière, aient à tenir compte non seulement de leur
avantage personnel, mais de l'intérêt de la communauté,
cela résulte assurément du double aspect individuel et social
que Nous avons reconnu à la propriété. À ceux
qui gouvernent la société il appartient, quand la nécessité
le réclame et que la loi naturelle ne le fait pas, de définir
plus en détail cette obligation. L'autorité publique peut
donc, s'inspirant des véritables nécessités du bien
commun, déterminer, à la lumière de la loi naturelle
et divine, l'usage que les propriétaires pourront ou ne pourront
pas faire de leurs biens.
Bien plus,
Léon XIII enseignait très sagement que " Dieu a voulu abandonner
la délimitation des propriétés à l'industrie
humaine et aux institutions des peuples. " (33)
33. Rerum novarum
;cf. CH n. 438.
Pas plus, en
effet, qu'aucune autre institution de la vie sociale, le régime
de la propriété n'est absolument immuable, et l'histoire
en témoigne, ainsi que Nous l'avons Nous-même observé
en une autre circonstance : " Combien de formes diverses la propriété
a revêtues, depuis la forme primitive que lui ont donnée les
peuples sauvages et qui de nos jours encore s'observe en certaines régions,
en passant par celles qui ont prévalu à l'époque patriarcale,
par celles qu'ont connues les divers régimes tyranniques (Nous donnons
ici au mot sa signification classique), par les formes féodales,
monarchiques, pour en venir enfin aux réalisations á variées
de l'époque moderne ! " (34) Il est clair cependant que l'autorité
publique n'a pas le droit de s'acquitter arbitrairement de cette fonction.
34. Allocution
au comité de l'Action catholique italienne, 16 mai 1926, Mgr Cavagna,
Pio XI, 1930 p. 168.
Toujours, en
effet, doivent rester intacts le droit naturel de propriété
et celui de léguer ses biens par voie d'hérédité
; ce sont là des droits que cette autorité ne peut abolir,
car l'homme est antérieur à l'État (35), et " la société
domestique a sur la société civile une priorité logique
et une priorité réelle. " (36) Voilà aussi pourquoi
Léon XIII déclarait que l'État n'a pas le droit d'épuiser
la propriété privée par un excès de charges
et d'impôts : " Ce n'est pas des lois humaines, mais de la nature
qu'émane le droit de propriété individuelle ; l'autorité
publique ne peut donc l'abolir ; tout ce qu'elle peut, c'est en tempérer
l'usage et le concilier avec le bien commun. " (37)
35. Rerum novarum ; cf. CH n. 438.
36. Rerum novarum ; cf. CH n. 442.
37. Rerum novarum
; cf. CH n. 483.
Lorsqu'elle
concilie ainsi le droit de propriété avec les exigences de
l'intérêt général, l'autorité publique,
loin de se montrer l'ennemie de ceux qui possèdent, leur rend un
bienveillant service ; ce faisant, elle empêche en effet la propriété
privée que, dans sa Providence, le Créateur a instituée
pour l'utilité de la vie humaine, d'entraîner des maux intolérables
et de préparer ainsi sa propre disparition. Loin d'opprimer la propriété,
elle la défend ; loin de l'affaiblir, elle lui donne une nouvelle
vigueur.
L'homme n'est
pas non plus autorisé à disposer au gré de son caprice
de ses revenus disponibles, c'est-à-dire des revenus qui ne sont
pas indispensables à l'entretien d'une existence convenable et digne
de son rang. Bien au contraire, un très grave précepte enjoint
aux riches de pratiquer l'aumône et d'exercer la bienfaisance et
la magnificence, ainsi qu'il ressort du témoignage constant et explicite
de la Sainte Écriture et des Pères de l'Église.
Des principes
posés par le Docteur angélique, Nous déduisons sans
peine que celui qui consacre les ressources plus larges dont il dispose
à développer une industrie, source abondante de travail rémunérateur,
pourvu toutefois que ce travail soit employé à produire des
biens réellement utiles, pratique d'une manière remarquable
et particulièrement appropriée aux besoins de notre temps
l'exercice de la vertu de magnificence. (38)
38. Cf. S.
Thomas, Sum. theol. II-II qu. 134.
La tradition
universelle, non moins que les enseignements de Notre Prédécesseur,
font de l'occupation d'un bien sans maître et du travail qui transforme
une matière, les titres originaires de la propriété.
De fait, contrairement à certaines opinions, il n'y a aucune injustice
à occuper un bien vacant qui n'appartient à personne. D'un
autre côté, le travail que l'homme exécute en son propre
nom et par lequel il confère à un objet une forme nouvelle
ou un accroissement de valeur est le seul qui lui donne un droit sur le
produit.
Tout autre
est le cas du travail loué à autrui et appliqué à
la chose d'autrui. C'est à lui tout particulièrement que
convient l'affirmation de Léon XIII, quand il regardait comme 'incontestable'
que " le travail manuel est la source unique d'où provient la richesse
des nations. " (39)
39. Rerum novarum
; cf. CH n. 468.
Ne constatons-nous
pas en effet que ces biens immenses qui constituent la richesse des hommes
sortent des mains des travailleurs, soit qu'elles fournissent seules tout
le labeur, soit qu'elles s'aident d'instruments et de machines qui intensifient
singulièrement l'efficacité de leur effort ? Personne n'ignore
qu'aucune nation n'est jamais sortie de l'indigence et de la pauvreté
pour atteindre à un degré plus élevé de prospérité,
sinon par l'effort intense et combiné de tous ses membres, tant
de ceux qui dirigent le travail que de ceux qui exécutent leurs
ordres. Mais il n'est pas moins certain que tout cet effort fût resté
stérile, qu'il n'eût même pu être tenté,
si le Créateur de toutes choses n'avait pas d'abord, dans sa bonté,
fourni les ressources de la nature, ses trésors et ses forces. Du
reste, travailler n'est pas autre chose qu'appliquer les énergies
de l'esprit et du corps aux biens de la nature ou se servir de ces derniers
comme d'autant d'instruments appropriés. Or, la loi naturelle, c'est-à-dire
la volonté divine manifestée par elle, exige que les ressources
de la nature soient mises au service des besoins humains d'une manière
parfaitement ordonnée, ce qui n'est possible que si l'on reconnaît
à chaque chose un maître. D'où il résulte que,
hors le cas où quelqu'un appliquerait son effort à un objet
qui lui appartient, le travail de l'un et le capital de l'autre doivent
s'associer entre eux, puisque l'un ne peut rien sans le concours de l'autre.
Ainsi l'entendait bien Léon XIII quand il écrivait : Il ne
peut y avoir de capital sans travail ni de travail sans capital. (40)
40. Rerum novarum
; cf. CH n. 448.
Il serait donc
radicalement faux de voir, soit dans le seul capital, soit dans le seul
travail, la cause unique de tout ce que produit leur effort combiné
; c'est bien injustement que l'une des parties, contestant à l'autre
toute efficacité, en revendiquerait pour soi tout le fruit.
Certes, le
capital a longtemps réussi à s'arroger des avantages excessifs.
Il réclamait pour lui la totalité du produit et du bénéfice,
laissant à peine à la classe des travailleurs de quoi refaire
ses forces et se perpétuer. Une loi économique inéluctable,
assurait-on, voulait que tout le capital s'accumulât entre les mains
des riches ; la même loi condamnait les ouvriers à traîner
la plus précaire des existences dans un perpétuel dénuement,
la réalité, il est vrai, n'a pas toujours et partout exactement
répondu à ces postulats du libéralisme manchesterien
; on ne peut toutefois nier que le régime économique et social
n'ait incliné d'un mouvement constant dans le sens qu'ils préconisaient.
Aussi, personne ne s'étonnera de la vive opposition que ces fausses
maximes et ces postulats trompeurs ont rencontrée, même ailleurs
que parmi ceux auxquels ils contestaient le droit naturel de s'élever
à une plus satisfaisante condition de fortune.
Aussi bien, aux ouvriers victimes de ces pratiques, sont venus se joindre des intellectuels qui, à leur tour, dressent à l'encontre de cette prétendue loi un principe moral qui n'est pas mieux fondé : tout le produit et tout le revenu, déduction faite de ce qu'exigent l'amortissement et la reconstitution du capital, appartiennent de plein droit aux travailleurs. Cette erreur est certes moins apparente que celle de certains socialistes qui prétendent attribuer à l'État ou, comme ils disent, socialiser tous les moyens de production ; elle n'en est que plus dangereuse et plus apte à surprendre la foi trop confiante des esprits mal avertis. C'est un séduisant poison ; beaucoup se sont empressés de l'absorber, que n'eût jamais réussi à égarer un socialisme franchement avoué.
.
Pour empêcher
que ces fausses doctrines ne fermassent à jamais les voies de la
justice et de la paix, des deux côtés, on avait besoin des
très sages avertissements de Notre Prédécesseur :
" Quoique divisée en propriétés privées, la
terre ne laisse pas de servir à la commune utilité de tous.
" (41) Nous venons Nous-même de rappeler ce principe : C'est pour
que les choses créées puissent procurer cette utilité
aux hommes, d'une manière sûre et bien ordonnée, que
la nature a elle-même institué le partage des biens par le
moyen de la propriété privée. Il importe de ne jamais
perdre de vue ce principe, sous peine de s'égarer.
41. Rerum novarum
; cf. CH n. 438.
Or, ce n'est
pas n'importe quel partage des biens et des richesses qui réalisera,
aussi parfaitement du moins que le permettent les conditions humaines,
l'exécution du plan divin. Les ressources que ne cessent d'accumuler
les progrès de l'économie sociale doivent donc être
réparties de telle manière entre les individus et les diverses
classes de la société, que soit procurée cette utilité
commune dont parle Léon XIII, ou, pour exprimer autrement la même
pensée, que soit respecté le bien commun de la société
tout entière. La justice sociale ne tolère pas qu'une classe
empêche l'autre de participer à ces avantages. Elles pèchent
donc toutes les deux également contre cette sainte loi - et la classe
des riches quand, dégagée par sa fortune de toute sollicitude,
elle estime parfaitement régulier et naturel un état de choses
qui lui procure tous les avantages, sans rien laisser à l'ouvrier
- et la classe des prolétaires quand, exaspérée par
une situation qui blesse la justice, et trop exclusivement soucieuse de
revendiquer les droits dont elle a pris conscience, elle réclame
pour soi la totalité du produit qu'elle déclare sorti tout
entier de ses mains ; quand elle prétend condamner et abolir, sans
autre motif que leur nature même, toute propriété et
tout revenu qui ne sont pas le fruit du travail, quelles que soient par
ailleurs leur nature et la fonction qu'ils remplissent dans la société
humaine. Observons à cet égard combien c'est hors de propos
et sans fondement que certains en appellent ici au témoignage de
l'Apôtre : " Si quelqu'un ne veut pas travailler, il ne doit pas
manger non plus. " (42)
42. S. Paul,
II Thess 3, 10.
L'Apôtre,
en effet, condamne par ces paroles ceux qui se dérobent au travail
qu'ils peuvent et doivent fournir ; il nous presse de mettre soigneusement
à profit notre temps et nos forces d'esprit et de corps, et de ne
pas nous rendre à charge d'autrui, alors qu'il nous est loisible
de pourvoir nous-mêmes à nos propres nécessités.
En aucune manière, il ne présente ici le travail comme l'unique
titre à recevoir notre subsistance. (43)
43. S. Paul,
II Thess. 3, 8-10.
Il importe
donc d'attribuer à chacun ce qui lui revient et de ramener aux exigences
du bien commun ou aux normes de la justice sociale la distribution des
ressources de ce monde, dont le flagrant contraste entre une poignée
de riches et une multitude d'indigents atteste de nos jours, aux yeux de
l'homme de coeur, les graves dérèglements.
Tel est en
effet le but que Notre Prédécesseur faisait un devoir de
poursuivre : travailler au relèvement du prolétariat. Il
convient d'urger d'autant plus cette obligation et d'y appuyer avec une
plus pressante insistance, que l'on a trop souvent négligé
sur ce point les directives de Notre Prédécesseur, soit qu'on
les passât intentionnellement sous silence, soit qu'on jugeât
la tâche irréalisable, alors cependant qu'elle peut être
accomplie et qu'il n'est pas permis de s'y soustraire.
L'atténuation
du paupérisme qui, au temps de Léon XIII, s'étalait
encore dans toute son horreur, n'a cependant rien enlevé à
la valeur et à l'opportunité de ces instructions. Sans aucun
doute, la condition des ouvriers s'est sensiblement améliorée
et ils jouissent à bien des égards d'un sort plus tolérable
; il en est ainsi surtout dans les pays plus prospères et plus policés
où les ouvriers ne pourraient indistinctement passer tous pour accablés
de misère et voués à une extrême indigence.
Par ailleurs, toutefois, à mesure que l'industrie et la technique
modernes envahissaient rapidement pour s'y installer, et les pays neufs,
et les antiques civilisations de l'Extrême Orient, on voyait s'accroître
aussi l'immense multitude des prolétaires indigents dont la détresse
crie vers le ciel. À quoi s'ajoute encore la puissante armée
des salariés ruraux réduits aux plus étroites conditions
d'existence et privés " de toute perspective d'une participation
à la propriété du sol " (44) et qui, s'il n'y est
pourvu de façon efficace et appropriée, resteront à
jamais confinés dans les rangs du prolétariat.
44. Rerum novarum
; cf. CH n. 480.
Le prolétariat
et le paupérisme sont à coup sûr deux choses bien distinctes.
Il n'en reste pas moins vrai que l'existence d'une immense multitude de
prolétaires d'une part, et d'un petit nombre de riches pourvus d'énormes
ressources d'autre part, atteste à l'évidence que les richesses
créées en si grande abondance à notre époque
d'industrialisme sont mal réparties et ne sont pas appliquées
comme il conviendrait aux besoins des différentes classes.
Il faut donc
tout mettre en oeuvre afin que, dans l'avenir du moins, la part des biens
qui s'accumulent aux mains des capitalistes soit réduite à
une plus équitable mesure et qu'il s'en répande une suffisante
abondance parmi les ouvriers, non certes pour que ceux-ci relâchent
leur labeur - l'homme est fait pour travailler comme l'oiseau pour voler
- mais pour qu'ils accroissent par l'épargne un patrimoine qui,
sagement administré, les mettra à même de faire face
plus aisément et plus sûrement à leurs charges de famille.
Ainsi, ils se délivreront de la vie d'incertitudes qui est le sort
du prolétariat, ils seront armés contre les surprises du
sort et ils emporteront, en quittant ce monde, la confiance d'avoir pourvu
en une certaine mesure aux besoins de ceux qui leur survivent ici-bas.
Tout cela,
Notre Prédécesseur l'a non seulement insinué, mais
proclamé en termes clairs et explicites. Nous-même, Nous le
répétons en cette Lettre avec une nouvelle insistance. Qu'on
en soit bien convaincu, si l'on ne se décide enfin, chacun pour
sa part, à le mettre sans délai à exécution,
on n'arrivera pas à défendre efficacement l'ordre public,
la paix et la tranquillité de la société contre l'assaut
des forces révolutionnaires.
Cette exécution
n'est possible toutefois que si les prolétaires sont mis en état
de se constituer, par leur industrie et leur épargne, un modeste
avoir, ainsi que Nous l'avons répété après
Notre Prédécesseur. Mais sur quoi, sinon sur leurs salaires,
pourront-ils, à force d'économie, prélever quelques
ressources, ceux qui doivent demander au seul travail la subsistance et
tout ce qui est nécessaire à la vie ? Venons-en donc à
cette question du salaire que Léon XIII déclare d'une grande
importance, expliquant ou développant, quand le besoin se fera sentir,
son enseignement et ses directives. (45)
45. Rerum novarum
; cf. CH n. 479.
Commençons
par relever la profonde erreur de ceux qui déclarent essentiellement
injuste le contrat de louage de travail et prétendent qu'il faut
lui substituer un contrat de société ; ce disant, ils font
en effet gravement injure à Notre Prédécesseur, car
l'encyclique Rerum novarum, non seulement admet la légitimité
du salariat, mais s'attache longuement à le régler selon
les normes de la justice.
Nous estimons
cependant plus approprié aux conditions présentes de la vie
sociale de tempérer quelque peu, dans la mesure du possible, le
contrat de travail par des éléments empruntés au contrat
de société. C'est ce que l'on a déjà commencé
à faire sous des formes variées, non sans profit sensible
pour les travailleurs et pour les possesseurs du capital. Ainsi, les ouvriers
et employés ont été appelés à participer
en quelque manière à la propriété de l'entreprise,
à sa gestion ou aux profits qu'elle apporte.
Léon
XIII avait déjà opportunément observé que la
détermination du juste taux du salaire ne se déduit pas d'une
seule, mais de plusieurs considérations : " Pour fixer la juste
mesure du salaire, écrivait-il, il y a de nombreux points de vue
à considérer. " (46) Par là même, il condamnait
la présomption de ceux qui soutiennent qu'on résout sans
peine cette question très délicate à l'aide d'une
formule ou d'une règle unique, d'ailleurs absolument fausse.
46. Rerum novarum
; cf. CH n. 450.
Ils se trompent,
en effet, ceux qui adoptent sans hésiter l'opinion si courante selon
laquelle la valeur du travail et de la rémunération qui lui
est due équivaudrait exactement à celle des fruits qu'il
procure, et qui en concluent que l'ouvrier est autorisé à
revendiquer pour soi la totalité du produit de son labeur. Ce que
Nous avons dit précédemment au sujet du capital et du travail
suffit à prouver combien ce préjugé est mal fondé.
Autant que
la propriété, le travail, celui-là surtout qui se
loue au service d'autrui, présente, à côté de
son caractère personnel ou individuel, un aspect social qu'il convient
de ne pas perdre de vue. La chose est claire : à moins, en effet,
que la société ne soit constituée en un corps bien
organisé, que l'ordre social et juridique ne protège l'exercice
du travail, que les différentes professions, si étroitement
solidaires, ne s'accordent et ne se complètent mutuellement, à
moins surtout que l'intelligence, le capital et le travail ne s'unissent
et ne se fondent en quelque sorte en un principe unique d'action, l'activité
humaine est vouée à la stérilité. Il devient
dès lors impossible d'estimer ce travail à sa juste valeur
et de lui attribuer une exacte rémunération, si l'on néglige
de prendre en considération son aspect à la fois individuel
et social.
De ce double
caractère que la nature a imprimé au travail humain, résultent
des conséquences très importantes pour le régime du
salaire et la détermination de son taux. Et tout d'abord, on doit
payer à l'ouvrier un salaire qui lui permette de pourvoir à
sa subsistance et à celle des siens (47) Assurément, les
autres membres de la famille, chacun suivant ses forces, doivent contribuer
à son entretien, ainsi qu'il en est, non seulement dans les familles
d'agriculteurs, mais aussi chez un grand nombre d'artisans ou de petits
commerçants. Mais il n'est aucunement permis d'abuser de l'âge
des enfants ou de la faiblesse des femmes.
47. Cf. Pie
XI, Lettre encyclique Casti connubii, 31 décembre 1930, AAS XXII
(1930) 539-592 ; cf. CH n. 355.
C'est à
la maison avant tout, ou dans les dépendances de la maison, et parmi
les occupations domestiques, qu'est le travail des mères de famille.
C'est donc par un abus néfaste et qu'il faut à tout prix
faire disparaître, que les mères de famille, à cause
de la modicité du salaire paternel, sont contraintes de chercher
hors de la maison une occupation rémunératrice, négligeant
les devoirs tout particuliers qui leur incombent avant tout : l'éducation
des enfants.
On n'épargnera
donc aucun effort en vue d'assurer aux pères de famille une rétribution
suffisamment abondante pour faire face aux charges normales du ménage.
Si l'état présent de la vie industrielle ne permet pas toujours
de satisfaire à cette exigence, la justice sociale commande que
l'on procède sans délai à des réformes qui
garantiront à l'ouvrier adulte un salaire répondant à
ces conditions. À cet égard, il convient de rendre un juste
hommage à l'initiative de ceux qui, dans un très sage et
très utile dessein, ont imaginé des formules diverses destinées,
soit à proportionner la rémunération aux charges familiales,
de telle manière que l'accroissement de celles-ci s'accompagne d'un
relèvement parallèle du salaire, soit à pourvoir le
cas échéant à des nécessités extraordinaires.
Dans la détermination
des salaires, on tiendra également compte des besoins de l'entreprise
et de ceux qui l'assument. Il serait injuste d'exiger d'eux des salaires
exagérés, qu'ils ne sauraient supporter sans courir à
la ruine et entraîner les travailleurs avec eux dans le désastre.
Assurément, si par son indolence, sa négligence, ou parce
qu'elle n'a pas un suffisant souci du progrès économique
et technique, l'entreprise réalise de moindres profits, elle ne
peut se prévaloir de cette circonstance comme d'une raison légitime
pour réduire le salaire des ouvriers. Mais si, d'autre part, les
ressources lui manquent pour allouer à ses employés une équitable
rémunération, soit qu'elle succombe elle-même sous
le fardeau de charges injustifiées, soit qu'elle doive écouler
ses produits à des prix injustement déprimés, ceux
qui la réduisent à cette extrémité se rendent
coupables d'une criante iniquité, car c'est par leur faute que les
ouvriers sont privés de la rémunération qui leur est
due, lorsque, sous l'empire de la nécessité, ils acceptent
des salaires inférieurs à ce qu'ils étaient en droit
de réclamer.
Que tous donc,
les ouvriers comme les patrons, s'appliquent en parfaite union d'efforts
et de vues à triompher de toutes les difficultés et à
surmonter tous les obstacles ; que les pouvoirs publics ne leur ménagent
pas, à cette fin salutaire, l'assistance d'une politique avisée
! Que si l'on ne réussit pas néanmoins à conjurer
la crise, la question se posera de savoir s'il convient de maintenir l'entreprise
ou s'il faut pourvoir de quelque autre manière à l'intérêt
de la main d'oeuvre. En cette occurrence, certainement très grave,
il est nécessaire surtout que règnent entre les dirigeants
et les employés une étroite union et une chrétienne
entente des coeurs qui se traduisent en d'efficaces efforts.
On s'inspirera
enfin, dans la fixation du taux des salaires, des nécessités
de l'économie générale. Nous avons dit plus haut combien
il importe à l'intérêt commun que les travailleurs
et employés puissent, une fois couvertes les dépenses indispensables,
mettre en réserve une partie de leurs salaires afin de se constituer
ainsi une modeste fortune. Mais il est un autre aspect de la question,
à peine moins important, qu'on ne peut, de nos jours moins que jamais,
passer sous silence. Nous voulons parler de la nécessité
d'offrir à ceux qui peuvent et veulent travailler la possibilité
d'employer leurs forces. Or, cette possibilité dépend dans
une large mesure du taux des salaires qui multiplie les occasions du travail,
tant qu'il reste contenu dans de raisonnables limites, et les réduit
au contraire dès qu'il s'en écarte. Nul n'ignore, en effet,
qu'un niveau ou trop bas ou exagérément élevé
des salaires engendre également le chômage. Ce mal, qui sévit
tout particulièrement sous Notre Pontificat et afflige un très
grand nombre de travailleurs, les plonge dans la misère et les expose
à mille tentations ; il consume la prospérité des
nations et compromet par tout l'univers l'ordre public, la paix et la tranquillité.
À comprimer
ou hausser indûment les salaires, dans des vues d'intérêt
personnel qui ne tiendraient nul compte de ce que réclame le bien
général, on s'écarterait assurément de la justice
sociale. Celle-ci demande au contraire que tous les efforts et toutes les
volontés conspirent à réaliser, autant qu'il se peut
faire, une politique des salaires qui offre au plus grand nombre possible
de travailleurs le moyen de louer leurs services et de se procurer ainsi
tous les éléments d'une honnête subsistance.
Au même
résultat contribuera encore un raisonnable rapport entre les diffères
catégories de salaires et, ce qui s'y rattache étroitement,
un raisonnable rapport entre les prix auxquels se vendent les produits
des diverses branches de l'activité économique, telles que
l'agriculture, l'industrie, d'autres encore. Où cette harmonieuse
proportion se réalisera, ces différentes activités
s'uniront et se combineront en un seul organisme et, comme les parties
du corps, se prêteront un mutuel et bienfaisant concours. L'organisme
économique et social sera sainement constitué et atteindra
sa fin, alors seulement qu'il procurera à tous et à chacun
de ses membres tous les biens que les ressources de la nature et de l'industrie,
ainsi que l'organisation vraiment sociale de la vie économique,
ont le moyen de leur procurer. Ces biens doivent être assez abondants
pour satisfaire aux besoins d'une honnête subsistance et pour élever
les hommes à ce degré d'aisance et de culture, qui, pourvu
qu'on en use sagement, ne met pas d'obstacle à la vertu, mais en
facilite au contraire singulièrement l'exercice. (48)
48. Cf. S.
Thomas, De regimine principum 1, 15 ; Rerum novarum ; cf. CH n. 467.
Ce que Nous
avons dit jusqu'à présent de l'équitable répartition
des biens et du juste salaire regarde surtout les individus et ne touche
qu'indirectement cet ordre social que Léon XIII, Notre Prédécesseur,
s'est appliqué avec tant de sollicitude à restaurer selon
les principes de la saine philosophie et à organiser plus parfaitement
suivant les sublimes préceptes de la loi évangélique.
Toutefois,
pour affermir ce qu'il a lui-même si heureusement commencé,
pour mener à bien la tâche qui reste à accomplir et
pour en faire retirer à la famille humaine de plus amples et de
plus heureux fruits, deux choses surtout sont nécessaires : la réforme
des institutions et la réforme des moeurs.
Parlant de
la réforme des institutions, c'est tout naturellement l'État
qui vient à l'esprit. Non certes qu'il faille fonder sur son intervention
tout espoir de salut ! Mais depuis que l'individualisme a réussi
à briser, à étouffer presque cet intense mouvement
de vie sociale qui s'épanouissait jadis en une riche et harmonieuse
floraison de groupements les plus divers, il ne reste plus guère
en présence que les individus et l'État. Cette déformation
du régime social ne laisse pas de nuire sérieusement à
l'État sur qui retombent dès lors toutes les fonctions que
n'exercent plus les groupements disparus, et qui se voit accablé
sous une quantité à peu près infinie de charges et
de responsabilités.
Il est vrai
sans doute, et l'histoire en fournit d'abondants témoignages, que,
par suite de l'évolution des conditions sociales, bien des choses
que l'on demandait jadis à des associations de moindre envergure
ne peuvent plus désormais être accomplies que par de puissantes
collectivités. Il n'en reste pas moins indiscutable qu'on ne saurait
ni changer ni ébranler ce principe si grave de philosophie sociale
: de même qu'on ne peut enlever aux particuliers, pour les transférer
à la communauté, les attributions dont ils sont capables
de s'acquitter de leur seule initiative et par leurs propres moyens, ainsi
ce serait commettre une injustice, en même temps que troubler d'une
manière très dommageable l'ordre social, que de retirer aux
groupements d'ordre inférieur, pour les confier à une collectivité
plus vaste et d'un rang plus élevé, les fonctions qu'ils
sont en mesure de remplir eux-mêmes.
L'objet naturel
de toute intervention en matière sociale est d'aider les membres
du corps social, et non pas de les détruire ni de les absorber.
Que l'autorité publique abandonne donc aux groupements de rang inférieur
le soin des affaires de moindre importance où se disperserait à
l'excès son effort ; elle pourra dès lors assurer plus librement,
plus puissamment, plus efficacement les fonctions qui n'appartiennent qu'à
elle, parce qu'elle seule peut les remplir ; diriger, surveiller, stimuler,
contenir, selon que le comportent les circonstances ou l'exige la nécessité.
Que les gouvernants en soient donc bien persuadés : plus parfaitement
sera réalisé l'ordre hiérarchique des divers groupements,
selon ce principe de la fonction supplétive de toute collectivité,
plus grandes seront l'autorité et la puissance sociale, plus heureux
et plus prospère l'état des affaires publiques.
L'objectif
que doivent avant tout se proposer l'État et l'élite des
citoyens, ce à quoi ils doivent appliquer tout d'abord leur effort,
c'est de mettre un terme au conflit qui divise les classes et de provoquer
et encourager une cordiale collaboration des professions.
La politique
sociale mettra donc tous ses soins à reconstituer les corps professionnels.
Jusqu'à présent, en effet, la société reste
plongée dans un état violent, partant instable et chancelant,
puisqu'elle se fonde sur des classes que des appétits contradictoires
mettent en conflit et qui, de ce chef, inclinent trop facilement à
la haine et à la guerre. En effet, bien que le travail, ainsi que
l'exposait nettement Notre Prédécesseur dans son encyclique,
ne soit pas une simple marchandise (49), qu'il faille reconnaître
en lui la dignité humaine de l'ouvrier et qu'on ne puisse pas l'échanger
comme une denrée quelconque, de nos jours, sur le marché
du travail, l'offre et la demande opposent les parties en deux classes,
comme en deux camps ; le débat qui s'ouvre transforme le marché
en un champ clos où les deux armées se livrent un combat
acharné. À ce grave désordre qui mène la société
à la ruine, tout le monde le comprend, il est urgent de porter un
prompt remède.
49. Rerum novarum
; cf. CH n. 450.
Mais on ne
saurait arriver à une guérison parfaite que si, à
ces classes opposées, on substitue des organes bien constitués,
des 'ordres' ou des 'professions' qui groupent les hommes, non pas d'après
la position qu'ils occupent sur le marché du travail, mais d'après
les différentes branches de l'activité sociale auxquelles
ils se rattachent. De même, en effet, que ceux que rapprochent des
relations de voisinage en viennent à constituer des cités,
ainsi la nature incline les membres d'un même métier ou d'une
même profession, quelle qu'elle soit, à créer des groupements
corporatifs, si bien que beaucoup considèrent de tels groupements
comme des organes sinon essentiels, du moins naturels dans la société.
L'ordre résultant,
comme l'explique si bien saint Thomas (50), de l'unité d'objets
divers harmonieusement disposés, le corps social ne sera vraiment
ordonné que si une véritable unité relie solidement
entre eux tous les membres qui le constituent. Or, ce principe d'union
trouve - et pour chaque profession, dans la production des biens ou la
prestation des services que vise l'activité combinée des
patrons et des ouvriers qui la constituent - et pour l'ensemble des professions,
dans le bien commun auquel elles doivent toutes et chacune pour sa part
tendre par la coordination de leurs efforts. Cette union sera d'autant
plus forte et plus efficace que les individus et les professions elles-mêmes
s'appliqueront plus fidèlement à exercer leur spécialité
et à y exceller.
50. S. Thomas,
Contra Gent. 3, 71 ; cf. Sum. theol. I qu. 65 a. 2.
De ce qui précède,
on conclura sans peine qu'au sein de ces groupements corporatifs, la primauté
appartient incontestablement aux intérêts communs de la profession
; entre tous, le plus important est de veiller à ce que l'activité
collective s'oriente toujours vers le bien commun de la société.
Pour ce qui est des questions dans lesquelles les intérêts
particuliers, soit des employeurs, soit des employés, sont en jeu
de façon spéciale, au point que l'une des parties doive prévenir
les abus que l'autre ferait de sa supériorité, chacune des
deux pourra délibérer séparément sur ces objets
et prendre les décisions que comporte la matière.
Il est à
peine besoin de le rappeler ici, ce que Léon XIII a enseigné,
au sujet des formes de gouvernement, vaut également, toute proportion
gardée, pour les groupements corporatifs des diverses professions,
et doit leur être appliqué : les hommes sont libres d'adopter
telle forme d'organisation qu'ils préfèrent, pourvu seulement
qu'il soit tenu compte des exigences de la justice et du bien commun. (51)
51. Cf. Léon
XIII, Lettre encyclique Immortale Dei, 1er novembre 1885, ASS XVIII (1885)
161-180 ; cf. CH n. 704.
Mais comme
les habitants d'une cité ont coutume de créer aux fins les
plus diverses des associations auxquelles il est loisible à chacun
de donner ou de refuser son nom, ainsi les personnes qui exercent la même
profession gardent la faculté de s'associer librement en vue de
certains objets qui, d'une manière quelconque, se rapportent à
cette profession. Comme ces libres associations ont été clairement
et exactement décrites par Notre illustre Prédécesseur,
il suffira d'insister sur un point : l'homme est libre, non seulement de
créer de pareilles sociétés d'ordre et de droit privé,
mais encore de leur " donner les statuts et règlements qui paraissent
les plus appropriés au but poursuivi. " (52) La même faculté
doit être reconnue pour les associations dont l'objet déborde
le cadre propre des diverses professions. Puissent les libres associations
qui fleurissent déjà et portent de si heureux fruits se donner
pour tâche, en pleine conformité avec les principes de la
philosophie sociale chrétienne, de frayer la voie à ces organismes
meilleurs, à ces groupements corporatifs dont Nous avons parlé,
et d'arriver, chacune dans la mesure de ses moyens, à en procurer
la réalisation.
52. Rerum novarum
; cf. CH n. 490.
Une autre chose
encore reste à faire, qui se rattache étroitement à
tout ce qui précède. De même qu'on ne saurait fonder
l'unité du corps social sur l'opposition des classes, ainsi on ne
peut attendre du libre jeu de la concurrence l'avènement d'un régime
économique bien ordonné.
C'est en effet
de cette illusion, comme d'une source contaminée, que sont sorties
toutes les erreurs de la science économique individualiste. Cette
science, supprimant par oubli ou ignorance le caractère social et
moral de la vie économique, pensait que les pouvoirs publics doivent
abandonner celle-ci, affranchie de toute contrainte, à ses propres
réactions, la liberté du marché et de la concurrence
lui fournissant un principe directif plus sûr que l'intervention
de n'importe quelle intelligence créée. Sans doute, contenue
dans de justes limites, la libre concurrence est chose légitime
et utile ; jamais pourtant elle ne saurait servir de norme régulatrice
à la vie économique. Les faits l'ont surabondamment prouvé
depuis qu'on a mis en pratique les postulats d'un néfaste individualisme.
Il est donc absolument nécessaire de replacer la vie économique
sous la loi d'un principe directeur juste et efficace. La dictature économique
qui a succédé aujourd'hui à la libre concurrence ne
saurait assurément remplir cette fonction ; elle le peut d'autant
moins que, immodérée et violente de sa nature, elle a besoin
pour se rendre utile aux hommes d'un frein énergique et d'une sage
direction qu'elle ne trouve pas en elle-même. C'est donc à
des principes supérieurs et plus nobles qu'il faut demander de gouverner
avec une sévère intégrité ces puissances économiques,
c'est-à-dire à la justice et à la charité sociales.
Cette justice doit donc pénétrer complètement les
institutions mêmes et la vie tout entière des peuples ; son
efficacité vraiment opérante doit surtout se manifester par
la création d'un ordre juridique et social qui informe en quelque
sorte toute la vie économique. Quant à la charité
sociale, elle doit être l'âme de cet ordre que les pouvoirs
publics doivent s'employer à protéger et à défendre
efficacement ; tâche dont ils s'acquitteront plus facilement s'ils
veulent bien se libérer des attributions qui, Nous l'avons déjà
dit, ne sont pas de leur domaine propre.
Il convient
aussi que les diverses nations, si étroitement solidaires et interdépendantes
dans l'ordre économique, mettent en commun leurs réflexions
et leurs efforts pour hâter, à la faveur d'engagements et
d'institutions sagement conçus, l'avènement d'une bienfaisante
et heureuse collaboration économique internationale.
Si donc l'on
reconstitue, comme il a été dit, les diverses parties de
l'organisme social, si l'on restitue à l'activité économique
son principe régulateur, alors se vérifiera en quelque manière
du corps social ce que l'Apôtre disait du corps mystique du Christ
: Tout le corps, coordonné et uni par les liens des membres qui
se prêtent un mutuel secours et dont chacun opère selon sa
mesure d'activité, grandit et se perfectionne dans la charité.
(53)
53. s. Paul,
Ep 4, 16.
Récemment,
ainsi que nul ne l'ignore, a été inaugurée une organisation
syndicale et coopérative d'un genre particulier. L'objet même
de Notre encyclique Nous fait un devoir de la mentionner et de lui consacrer
quelques réflexions opportunes.
L'État
accorde au syndicat une reconnaissance légale qui n'est pas sans
conférer à ce dernier un caractère de monopole, en
tant que seul le syndicat reconnu peut représenter respectivement
les ouvriers et les patrons, que seul il est autorisé à conclure
les contrats ou conventions collectives de travail. L'affiliation au syndicat
est facultative, et c'est dans ce sens seulement que l'on peut qualifier
de libre cette organisation syndicale, vu que la cotisation syndicale et
d'autres contributions spéciales sont obligatoires pour tous ceux
qui appartiennent à une catégorie déterminée,
ouvriers aussi bien que patrons, comme sont aussi obligatoires les conventions
collectives de travail conclues par le syndicat légal. Il est vrai
qu'il a été officiellement déclaré que le syndicat
légal n'exclut pas l'existence d'associations professionnelles de
fait.
Les corporations
sont constituées par les représentants des syndicats ouvriers
et patronaux d'une même profession ou d'un même métier
et, ainsi que de vrais et propres organes ou institutions d'État,
dirigent et coordonnent l'activité des syndicats dans toutes les
matières d'intérêt commun.
Grève
et lock-out sont interdits ; si les parties ne peuvent se mettre d'accord,
c'est l'autorité qui intervient.
Point n'est
besoin de beaucoup de réflexion pour découvrir les avantages
de l'institution, si sommairement que Nous l'ayons décrite : collaboration
pacifique des classes, éviction de l'action et des organisations
socialistes, influence modératrice d'une magistrature spéciale.
Mais pour ne
rien omettre en une matière si importante, tenant compte des principes
généraux ci-dessus invoqués et de ce que Nous ajouterons
à l'instant, Nous devons dire cependant qu'à Notre connaissance
il ne manque pas de personnes qui redoutent que l'État ne se substitue
à l'initiative privée, au lieu de se limiter à une
aide ou à une assistance nécessaire et suffisante. On craint
que la nouvelle organisation syndicale et corporative ne revête un
caractère exagérément bureaucratique et politique,
et que, nonobstant les avantages généraux déjà
mentionnés, elle ne risque d'être mise au service de fins
politiques particulières, plutôt que de contribuer à
l'avènement d'un meilleur équilibre social.
Nous pensons
que, pour atteindre ce dernier et très noble objectif et procurer
par là le bien réel et durable de la collectivité,
il est besoin d'abord et par-dessus tout de la bénédiction
de Dieu et ensuite de la collaboration de toutes les bonnes volontés.
Nous croyons en outre, par une conséquence nécessaire, que
cet objectif sera d'autant plus sûrement atteint que plus large sera
la contribution des compétences techniques, professionnelles et
sociales, et, plus encore, des principes catholiques et de leur pratique,
de la part, non pas de l'Action catholique (qui n'entend pas déployer
une activité strictement syndicale ou politique), mais de la part
de ceux de Nos fils que l'Action catholique aura parfaitement pénétrés
de ces principes et préparés à s'en faire les apôtres
sous la conduite et le magistère de l'Église, de cette Église
qui, même dans le domaine particulier dont Nous venons de parler,
comme d'ailleurs partout où s'agitent et se règlent des questions
morales, ne peut oublier ou négliger le mandat de garder et d'enseigner
que Dieu lui a conféré.
Mais tout ce
que Nous avons enseigné sur la restauration et l'achèvement
de l'ordre social ne s'obtiendra jamais sans une réforme des moeurs.
L'histoire Nous en fournit un très convaincant témoignage.
Il a existé en effet un ordre social qui, sans être en tous
points parfait, répondait cependant, autant que le permettaient
les circonstances et les exigences de temps, aux préceptes de la
droite raison. Si cet ordre a depuis longtemps disparu, ce n'est certes
pas qu'il n'ait pu évoluer et se développer pour s'accommoder
à ce que réclamaient des circonstances et des nécessités
nouvelles. La faute en fut bien plutôt aux hommes, soit que leur
égoïsme endurci ait refusé d'ouvrir, comme il eût
fallu, les cadres de leur organisation à la multitude croissante
qui demandait à y pénétrer, soit que, séduits
par l'attrait d'une fausse liberté ou victimes d'autres erreurs,
ils se soient montrés impatients de tout joug et aient voulu s'affranchir
de toute autorité.
Il Nous reste
donc à faire comparaître le régime économique
actuel et le socialisme, son accusateur acharné ; à porter
publiquement sur eux un jugement équitable, puis, ayant cherché
la cause profonde de tant de maux, à indiquer le remède primordial
et le plus indispensable : la réforme des moeurs.
De profonds
changements ont été subis depuis Léon XIII par le
régime économique aussi bien que par le socialisme. Et d'abord,
que les conditions économiques aient fortement changé, la
chose est manifeste. Vous le savez, Vénérables Frères
et très chers Fils, Notre Prédécesseur d'heureuse
mémoire a eu surtout en vue, en écrivant son encyclique,
le régime dans lequel les hommes contribuent d'ordinaire à
l'activité économique, les uns par les capitaux, les autres
par le travail, comme il le définissait dans une heureuse formule
: " Il ne peut y avoir de capital sans travail, ni de travail sans capital.
" (54)
54. Rerum novarum
; cf. CH n. 448.
Ce régime,
Léon XIII consacre tous ses efforts à l'organiser selon la
justice ; il est donc évident qu'il n'est pas à condamner
en lui-même. Et de fait, ce n'est pas sa constitution qui est mauvaise
; mais il y a violation de l'ordre quand le capital n'engage les ouvriers
ou la classe des prolétaires qu'en vue d'exploiter à son
gré et à son profit personnel l'industrie et le régime
économique tout entier, sans tenir aucun compte, ni de la dignité
humaine des ouvriers, ni du caractère social de l'activité
économique, ni même de la justice sociale et du bien commun.
Il est vrai
que, même à l'heure présente, ce régime n'est
pas partout en vigueur ; il en est un autre qui gouverne encore une nombreuse
et très importante fraction de l'humanité ; c'est le cas
par exemple de la profession agricole où un très grand nombre
d'hommes trouvent leur subsistance au prix d'un travail probe et honnête.
Cet autre régime économique n'est pourtant pas exempt d'angoissantes
difficultés que Notre Prédécesseur signale en plusieurs
endroits de son encyclique et auxquelles Nous-même avons fait ci-dessus
plus d'une allusion.
Mais depuis
la publication de l'encyclique de Léon XIII, avec l'industrialisation
progressive dans le monde, le régime capitaliste a lui aussi considérablement
étendu son emprise, envahissant et pénétrant les conditions
économiques et sociales de ceux-là mêmes qui se trouvent
en dehors de son domaine, y introduisant, en même temps que ses avantages,
ses inconvénients et ses défauts, et lui imprimant pour ainsi
dire sa marque propre.
Ce n'est donc
pas seulement pour le bien de ceux qui habitent les régions de capitalisme
et d'industrie, mais pour celui du genre humain tout entier que Nous allons
examiner les changements survenus depuis Léon XIII dans le régime
capitaliste.
Ce qui, à
notre époque, frappe tout d'abord le regard, ce n'est pas seulement
la concentration des richesses, mais encore l'accumulation d'une énorme
puissance, d'un pouvoir économique discrétionnaire, aux mains
d'un petit nombre d'hommes qui d'ordinaire ne sont pas les propriétaires,
mais les simples dépositaires et gérants du capital qu'ils
administrent à leur gré. Ce pouvoir est surtout considérable
chez ceux qui, détenteurs et maîtres absolus de l'argent,
gouvernent le crédit et le dispensent selon leur bon plaisir. Par
là, ils distribuent en quelque sorte le sang de l'organisme économique
dont ils tiennent la vie entre leurs mains, si bien que sans leur consentement
nul ne peut plus respirer.
Cette concentration
du pouvoir et des ressources, qui est comme le trait distinctif de l'économie
contemporaine, est le fruit naturel d'une concurrence dont la liberté
ne connaît pas de limites ; ceux-là seuls restent debout qui
sont les plus forts, ce qui souvent revient à dire, qui luttent
avec le plus de violence, qui sont le moins gênés par les
scrupules de conscience.
À son
tour, cette accumulation de forces et de ressources amène à
lutter pour s'emparer de la puissance, et ceci de trois façons :
on combat d'abord pour la maîtrise économique ; on se dispute
ensuite le pouvoir politique dont on exploitera les ressources et la puissance
dans la lutte économique ; le conflit se porte enfin sur le terrain
international, soit que les divers États mettent leurs forces et
leur puissance politique au service des intérêts économiques
de leurs ressortissants, soit qu'ils se prévalent de leurs forces
et de leur puissance économiques pour trancher leurs différends
politiques.
Ce sont là
les dernières conséquences de l'esprit individualiste dans
la vie économique, conséquences que vous-mêmes, Vénérables
Frères et très chers Fils, connaissez parfaitement et déplorez
: la libre concurrence s'est détruite elle-même ; à
la liberté du marché a succédé une dictature
économique. L'appétit du gain a fait place à une ambition
effrénée de dominer. Toute la vie économique est devenue
horriblement dure, implacable, cruelle. À tout cela viennent s'ajouter
les graves dommages qui résultent d'une fâcheuse confusion
entre les fonctions et devoirs d'ordre politique et ceux d'ordre économique
: telle, pour n'en citer qu'un d'une extrême importance, la déchéance
du pouvoir : lui qui devrait gouverner de haut, comme souverain et suprême
arbitre, en toute impartialité et dans le seul intérêt
du bien commun et de la justice, il est tombé au rang d'esclave
et devenu le docile instrument de toutes les passions et de toutes les
ambitions de l'intérêt.
Dans l'ordre
des relations internationales, de la même source sortent deux courants
divers : c'est d'une part le nationalisme ou même l'impérialisme
économique, de l'autre, non moins funeste et détestable,
l'internationalisme ou impérialisme international de l'argent, pour
lequel là où est l'avantage, là est la patrie.
Par quels remèdes
il est possible d'obvier à un mal si profond, Nous l'avons indiqué
en exposant la doctrine dans la seconde partie de cette Lettre ; il Nous
suffira dès lors de rappeler ici la substance de Notre enseignement.
Puisque le régime économique moderne repose principalement
sur le capital et le travail, les principes de la droite raison ou de la
philosophie sociale chrétienne concernant ces deux éléments,
ainsi que leur collaboration, doivent être reconnus et mis en pratique.
Pour éviter l'écueil tant de l'individualisme que du socialisme,
on tiendra surtout un compte du double caractère, individuel et
social, que revêtent le capital ou propriété d'une
part, et le travail de l'autre. Les rapports entre l'un et l'autre doivent
être réglés selon les lois d'une très exacte
justice commutative, avec l'aide de la charité chrétienne.
Il faut que la libre concurrence contenue dans de raisonnables et justes
limites, et plus encore la puissance économique, soient effectivement
soumises à l'autorité publique en tout ce qui relève
de celle-ci. Enfin, les institutions des divers peuples doivent conformer
tout l'ensemble des relations humaines aux exigences du bien commun, c'est-à-dire
aux règles de la justice sociale ; d'où il résultera
nécessairement que cette fonction si importante de la vie sociale
qu'est l'activité économique retrouvera à son tour
la rectitude et l'équilibre de l'ordre.
Non moins profonde
que celle du régime économique, est la transformation subie
depuis Léon XIII par le socialisme, le principal adversaire vis
par Notre Prédécesseur. Alors, en effet, le socialisme pouvait
être considéré comme sensiblement un ; il défendait
des doctrines bien définies et formant un tout organique ; depuis,
il s'est divisé en deux partis principaux, le plus souvent opposés
entre eux et même ennemis acharnés, sans que toutefois ni
l'un ni l'autre ait renoncé au fondement antichrétien qui
caractérisait le socialisme.
Une partie,
en effet, du socialisme a subi un changement semblable à celui que
Nous venons plus haut de faire constater dans l'économie capitaliste,
et a versé dans le communisme : celui-ci a, dans son enseignement
et son action, un double objectif qu'il poursuit, non pas en secret et
par des voies détournées, mais ouvertement, au grand jour
et par tous les moyens, même les plus violents : une lutte des classes
implacable et la disparition complète de la propriété
privée. À la poursuite de ce but, il n'est rien qu'il n'ose,
rien qu'il respecte ; là où il a pris le pouvoir, il se montre
sauvage et inhumain à un degré qu'on a peine à croire
et qui tient du prodige, comme en témoignent les épouvantables
massacres et les mines qu'il a accumulés dans d'immenses pays de
l'Europe orientale et de l'Asie ; à quel point il est l'adversaire
et l'ennemi déclaré de la sainte Église et de Dieu
lui-même, l'expérience, hélas ! ne l'a que trop prouvé,
et tous le savent abondamment. Nous ne jugeons assurément pas nécessaire
d'avertir les fils bons et fidèles de l'Église touchant la
nature impie et injuste du communisme ; mais cependant, Nous ne pouvions
voir sans une profonde douleur l'incurie de ceux qui, apparemment insouciants
de ce danger imminent et lâchement passifs, laissent se propager
de toutes parts des doctrines qui, par la violence et le meurtre, vont
à la destruction de la société tout entière.
Ceux-là surtout méritent d'être condamnés pour
leur inertie, qui négligent de supprimer ou de changer des états
de choses qui exaspèrent les esprits des masses et préparent
ainsi la voie au bouleversement et à la mine de la société.
Plus modéré
sans doute est l'autre parti qui a conservé le nom de socialisme
: non seulement il repousse le recours à la force, mais sans rejeter
complètement - d'ordinaire du moins - la lutte des classes et la
disparition de la propriété privée, il y apporte certaines
atténuations et certains tempéraments. On dirait que le socialisme,
effrayé par ses propres principes et par les conséquences
qu'en tire le communisme, se tourne vers les doctrines de la vérité
chrétienne et, pour ainsi dire, se rapproche d'elles : on ne peut
nier, en effet, que parfois ses revendications ressemblent étonnamment
à ce que demandent ceux qui veulent réformer la société
selon les principes chrétiens.
La lutte des
classes, en effet, si elle renonce aux actes d'hostilité et à
la haine mutuelle, se change peu à peu en une légitime discussion
d'intérêts fondée sur la recherche de la justice, et
qui, si elle n'est pas cette heureuse paix sociale que nous désirons
tous, peut cependant et doit être un point de départ pour
arriver à une coopération mutuelle des professions. La guerre
déclarée à la propriété privée
se calme, elle aussi, de plus en plus et se restreint de telle sorte que,
en définitive, ce n'est plus la propriété même
des moyens de production qui est attaquée, mais une certaine prépotence
sociale que cette société, contre tout droit, s'est arrogée
et a usurpée. Et de fait, une telle puissance appartient en propre,
non à celui qui simplement possède, mais à l'autorité
publique.
De la sorte,
les choses peuvent en arriver insensiblement à ce que les idées
de ce socialisme mitigé ne diffèrent plus de ce que souhaitent
et demandent ceux qui cherchent à réformer la société
sur la base des principes chrétiens. Car il y a certaines catégories
de biens pour lesquels on peut soutenir avec raison qu'ils doivent être
réservés à la collectivité, lorsqu'ils en viennent
à conférer une puissance économique telle qu'elle
peut, sans danger pour le bien public, être laissée entre
les mains des personnes privées.
Des demandes
et des réclamations de ce genre sont justes et n'ont rien qui s'écarte
de la vérité chrétienne ; encore bien moins peut-on
dire qu'elles appartiennent en propre au socialisme. Ceux donc qui ne veulent
pas autre chose n'ont aucune raison pour s'inscrire parmi les socialistes.
Il ne faudrait
cependant pas croire que les partis ou groupements socialistes qui ne sont
pas communistes en sont tous sans exception revenus jusque-là, soit
en fait, soit dans leurs programmes. En général, ils ne rejettent
ni la lutte des classes, ni la suppression de la propriété
; ils se contentent d'y apporter quelques atténuations.
Mais alors,
si ces faux principes sont ainsi mitigés et en quelque sorte estompés,
une question se pose ou plutôt est soulevée à tort
de divers côtés : Ne pourrait-on peut-être pas apporter
ainsi aux principes de la vérité chrétienne quelque
adoucissement, quelque tempérament, afin d'aller au-devant du socialisme
et de pouvoir se rencontrer avec lui sur une voie moyenne ? Il y en a qui
nourrissent le fol espoir de pouvoir ainsi attirer à nous les socialistes.
Vaine attente
cependant ! Ceux qui veulent faire parmi les socialistes oeuvre d'apôtres
doivent professer les vérités du christianisme dans leur
plénitude et leur intégrité, ouvertement et sincèrement,
sans aucune complaisance pour l'erreur. Qu'ils s'attachent avant tout,
si vraiment ils veulent annoncer l'Évangile, à faire valoir
aux socialistes que leurs réclamations dans ce qu'elles ont de juste
trouvent un appui bien plus fort dans les principes de la foi chrétienne,
et une force de réalisation bien plus efficace dans la charité
chrétienne.
Mais que dire
si, pour ce qui est de la lutte des classes et de la propriété
privée, le socialisme s'est véritablement atténué
et corrigé au point que, sur ces deux questions, on n'ait plus rien
à lui reprocher ? S'est-il par là débarrassé
instantanément de sa nature antichrétienne ? Telle est la
question devant laquelle beaucoup d'esprits restent hésitants. Nombreux
sont les catholiques qui, voyant bien que les principes chrétiens
ne peuvent être ni laissés de côté ni supprimés,
semblent tourner les regards vers le Saint-Siège et Nous demander
avec instance de décider si ce socialisme est suffisamment revenu
de ses fausses doctrines pour pouvoir, sans sacrifier aucun principe chrétien,
être admis et en quelque sorte baptisé.
Voulant, dans
Notre sollicitude paternelle, répondre à leur attente, Nous
décidons ce qui suit : qu'on le considère soit comme doctrine,
soit comme fait historique, soit comme 'action', le socialisme, s'il demeure
vraiment socialisme, même après avoir concédé
à la vérité et à la justice ce que Nous venons
de dire, ne peut pas se concilier avec les principes de l'Église
catholique, car sa conception de la société est on ne peut
plus contraire à la vérité chrétienne.
Selon la doctrine
chrétienne, en effet, le but pour lequel l'homme doué d'une
nature sociable se trouve placé sur cette terre est que, vivant
en société et sous une autorité émanant de
Dieu (55), il cultive et développe pleinement toutes ses facultés
à la louange et à la gloire de son Créateur, et que,
remplissant fidèlement les devoirs de sa profession ou de sa vocation,
quelle qu'elle soit, il assure son bonheur à la fois temporel et
éternel. Le socialisme, au contraire, ignorant complètement
cette sublime fin de l'homme et de la société, ou n'en tenant
aucun compte, suppose que la communauté humaine n'a été
constituée qu'en vue du seul bien-être.
55. cf. s.
Paul, Rm 13, 1.
En effet, de
ce qu'une division appropriée du travail assure la production plus
efficacement que des efforts individuels dispersés, les socialistes
concluent que l'activité économique - dont les buts matériels
retiennent seuls leur attention - doit, de toute nécessité,
être menée socialement. Et de cette nécessité,
il suit, selon eux, que les hommes sont astreints, pour ce qui touche à
la production, à se livrer et se soumettre totalement à la
société. Bien plus, une telle importance est donnée
à la possession de la plus grande quantité possible des objets
pouvant procurer les avantages de cette vie, que les biens les plus élevés
de l'homme, sans en excepter la liberté, seront subordonnés
et même sacrifiés aux exigences de la production la plus rationnelle.
Cette atteinte portée à la dignité humaine dans l'organisation
'socialisée' de la production sera largement compensée, assurent-ils,
par l'abondance des biens qui, socialement produits, seront prodigués
aux individus et que ceux-ci pourront à leur gré appliquer
aux commodités et aux agréments de cette vie. La société
donc, telle que la rêve le socialisme, d'un côté ne
peut exister, ni même se concevoir, sans un emploi de la contrainte
manifestement excessif, et de l'autre jouit d'une licence non moins fausse,
puisqu'en elle disparaît toute vraie autorité sociale : celle-ci
en effet ne peut se fonder sur les intérêts temporels et matériels,
mais ne peut venir que de Dieu, Créateur et fin dernière
de toutes choses.
Que si le socialisme,
comme toutes les erreurs, contient une part de vérité (ce
que d'ailleurs les souverains pontifes n'ont jamais nié), il n'en
reste pas moins qu'il repose sur une théorie de la société
qui lui est propre et qui est inconciliable avec le christianisme authentique.
Socialisme religieux, socialisme chrétien, sont des contradictions
: personne ne peut être en même temps bon catholique et vrai
socialiste.
Tout ce qui
vient d'être rappelé par Nous et confirmé solennellement
de Notre autorité doit également s'appliquer à une
forme nouvelle du socialisme, encore peu connue en vérité,
mais qui actuellement se répand dans un très grand nombre
de groupements socialistes. Il s'attache avant tout à mettre son
empreinte sur les esprits et sur les moeurs ; ce sont tout particulièrement
les enfants que, dès le jeune âge, il attire à lui
sous couleur d'amitié pour les entraîner à sa suite,
mais il s'adresse aussi à la masse entière des hommes, pour
arriver enfin à former l'homme socialiste qui puisse modeler la
société selon ses principes.
Ayant, dans
Notre encyclique Divini illus Magistri (56), longuement enseigné
sur quels principes repose et quel but poursuit l'éducation chrétienne,
Nous pouvons ici Nous dispenser de montrer, ce qui est clair et évident,
combien l'action et les vues du 'socialisme éducateur' vont à
l'encontre de ces principes et de ce but. Mais ceux-là semblent
ou ignorer ou sous-estimer les terribles dangers que ce socialisme porte
avec lui, qui ne se préoccupent en rien de leur opposer avec courage
et zèle infatigable une résistance proportionnée à
leur gravité. C'est Notre devoir pastoral de les avertir du péril
redoutable qui les menace : qu'ils se souviennent tous que ce socialisme
éducateur a pour père le libéralisme et pour héritier
le bolchevisme.
56. Pie XI,
Lettre encyclique Divini illius Magistri, 31 décembre 1929, AAS
XXII (1929) 49-86, CH pp. 235-273.
Cela étant,
Vénérables Frères, vous pouvez penser avec quelle
douleur Nous voyons, dans certaines régions surtout, de Nos fils
en grand nombre qui, gardant encore, Nous ne pouvons pas ne pas le croire,
leur vraie foi et leur volonté droite, ont abandonné cependant
le camp de l'Église pour passer dans les rangs du socialisme : les
uns se réclamant ouvertement de son nom et professant ses doctrines,
les autres entrant, par entraînement ou même comme malgré
eux, dans des associations qui, ou explicitement ou en fait, sont socialistes.
Pour Nous,
dans les anxiétés de Notre sollicitude paternelle, Nous Nous
demandons et cherchons à comprendre comment il a pu se faire qu'ils
en arrivent à une telle aberration, et il Nous semble entendre ce
que beaucoup d'entre eux répondent pour s'excuser : l'Église
et ceux qui font profession de lui être attachés sont pour
les riches et ne s'occupent pas des ouvriers, ne font rien pour eux ; force
leur était, s'ils voulaient pourvoir à leurs intérêts,
d'entrer dans les rangs du socialisme.
C'est une chose
bien lamentable, Vénérables Frères, qu'il y ait eu,
qu'il y ait même hélas ! encore des hommes qui, tout en se
disant catholiques, se souviennent à peine de cette sublime loi
de justice et de charité en vertu de laquelle il ne nous est pas
seulement enjoint de rendre à chacun ce qui lui revient, mais encore
de porter secours à nos frères indigents comme au Christ
lui-même (57), qui, chose plus grave, ne craignent pas d'opprimer
les travailleurs par esprit de lucre. Bien plus, il en est qui abusent
de la religion elle-même, cherchant à couvrir de son nom leurs
injustes exactions, pour écarter les réclamations pleinement
justifiées de leurs ouvriers.
57. cf. s.
Jacques, 2.
Nous ne cesserons
jamais de stigmatiser une pareille conduite ; ce sont ces hommes qui sont
cause que l'Église, sans l'avoir en rien mérité, a
pu avoir l'air et s'est vu accusée de prendre le parti des riches
et de n'avoir aucun sentiment de pitié pour les besoins et les peines
de ceux qui se trouvent déshérités de leur part de
bien-être en cette vie.
Apparence fausse
et accusation calomnieuse, toute l'histoire de l'Église en fournit
la preuve ! L'encyclique même dont nous célébrons l'anniversaire
est le témoignage le plus éclatant de la souveraine injustice
avec laquelle ces calomnies et ces injures sont prodiguées à
l'Église et à sa doctrine.
Mais tant s'en
faut que, Nous laissant arrêter par l'injure qui Nous est faite ou
abattre par Notre douleur de père, Nous repoussions et rejetions
ces malheureux enfants qui ont été trompés et entraînés
si loin de la vérité .et du salut ; au contraire, avec toute
l'ardeur, toute la sollicitude dont Nous sommes capable, Nous les invitons
à rentrer dans le sein de l'Église. Puissent-ils écouter
Notre voix ! Puissent-ils revenir là d'où ils sont partis,
dans la maison paternelle, et rester fermes là où est leur
vraie place, dans les rangs de ceux qui, fidèles aux avertissements
de Léon XIII, solennellement renouvelés par Nous, s'efforceront
de restaurer la société selon l'esprit de l'Église,
fortement unis par h justice sociale et h charité sociale. Qu'ils
en soient bien persuadés, même sur cette terre, ils ne pourront
trouver nulle part un bonheur plus complet qu'auprès de Celui qui,
riche, s'est fait pauvre pour nous enrichir par sa pauvreté (58),
qui a été indigent et voué au travail dès sa
jeunesse, qui appelle à lui tous ceux qui sont accablés par
le travail et la peine, afin de les réconforter pleinement dans
la charité de son Cœur (59) ; qui enfin, sans aucune acception de
personne, demandera plus à qui aura reçu davantage et rendra
à chacun selon ses oeuvres (60).
58. s. Paul, 2 Co 8, 9.
59. Cf. S. Matthieu, 11, 28.
60. Cf. S.
Luc 12, 48 et S. Matthieu 16, 27.
Mais, à
considérer plus à fond, il apparaît avec évidence
que cette restauration sociale tant désirée doit être
précédée par une complète rénovation
de cet esprit chrétien qu'ont malheureusement trop souvent perdu
ceux qui s'occupent des questions économiques ; sinon, tous les
efforts seraient vains, on construirait non sur le roc, mais sur un sable
mouvant. (61)
61. Cf. S.
Matthieu 7, 24.
Et certes,
le regard que Nous venons de jeter sur le régime économique
moderne, Vénérables Frères et très chers Fils,
a montré qu'il souffrait de maux très profonds. Nous avons
fait ensuite l'examen du communisme et du socialisme, et toutes leurs formes,
même les plus mitigées, se sont révélées
très éloignées de l'Évangile.
" C'est pourquoi,
pour employer les paroles mêmes de Notre Prédécesseur,
si la société humaine doit être guérie, elle
ne le sera que par le retour à la vie et aux institutions du christianisme.
" (62) Lui seul peut apporter un remède efficace à cette
excessive préoccupation des choses périssables, origine de
tous les vices. Lui seul, lorsque les hommes sont fascinés et complètement
absorbés par les biens de ce monde qui passe, peut en détourner
leurs regards et les élever vers le ciel. De ce remède, qui
niera que la société ait aujourd'hui le plus grand besoin
?
62. Rerum novarum
; cf. CH n. 459.
La plupart
des hommes, en effet, sont presque exclusivement frappés par les
bouleversements temporels, les désastres et les calamités
terrestres. Mais à regarder ces choses comme il convient, du point
de vue chrétien, qu'est-ce que tout cela comparé à
la ruine des âmes ? Car il est exact de dire que telles sont, actuellement,
les conditions de la vie économique et sociale, qu'un nombre très
considérable d'hommes y trouvent les plus grandes difficultés
pour opérer l'oeuvre, seule nécessaire, de leur salut éternel.
Constitué
pasteur et gardien de ces innombrables brebis par le premier Pasteur qui
les a rachetées de son sang, Nous ne pouvons sans une poignante
émotion arrêter Nos regards sur leur immense détresse.
C'est pourquoi, Nous souvenant de Notre charge pastorale, Nous ne cessons,
avec une paternelle sollicitude, de chercher les moyens de leur venir en
aide, recourant aussi aux efforts infatigables de ceux qu'y invite un devoir
de justice et de charité. À quoi servira d'ailleurs aux hommes
de gagner tout l'univers par une plus rationnelle exploitation de ses ressources,
s'ils viennent à perdre leur âme (63) ? À quoi servira
de leur inculquer les sûrs principes qui doivent gouverner leur activité
économique, s'ils se laissent dévoyer par une cupidité
sans frein et un égoïsme sordide ; si, connaissant la loi de
Dieu, ils agissent tout à l'opposé de ses préceptes.
(64)
63. s. Matthieu 16, 26.
64. Cf. Juges,
2, 17.
La déchristianisation
de la vie sociale et économique et sa conséquence, l'apostasie
des masses laborieuses, résultent des affections désordonnées
de l'âme, triste suite du péché originel qui, ayant
détruit l'harmonieux équilibre des facultés, dispose
les hommes à l'entraînement facile des passions mauvaises
et les incite violemment à mettre les biens périssables de
ce monde au-dessus des biens durables de l'ordre surnaturel. De là,
cette soif insatiable des richesses et des biens temporels qui, de tout
temps sans doute, a poussé l'homme à violer la loi de Dieu
et à fouler aux pieds les droits du prochain, mais qui, dans le
régime économique moderne, expose la fragilité humaine
à tomber beaucoup plus fréquemment. L'instabilité
de la situation économique et celle de l'organisme tout entier exigent
de tous ceux qui y sont engagés la plus absorbante activité.
Il en est résulté chez certains un tel endurcissement de
la conscience que tous les moyens leur sont bons, qui permettent d'accroître
leurs profits et de défendre contre les brusques retours de la fortune
les biens si péniblement acquis ; les gains si faciles qu'offre
à tous l'anarchie des marchés attirent aux fonctions de l'échange
trop de gens dont le seul désir est de réaliser des bénéfices
rapides par un travail insignifiant, et dont la spéculation effrénée
fait monter et baisser incessamment tous les prix au gré de leur
caprice et de leur avidité, déjouant par là les sages
prévisions de la production. Les institutions juridiques destinées
à favoriser la collaboration des capitaux en divisant et en limitant
les risques, sont trop souvent devenues l'occasion des plus répréhensibles
excès ; nous voyons, en effet, les responsabilités atténuées
au point de ne plus toucher que médiocrement les âmes ; sous
le couvert d'une désignation collective, se commettent les injustices
et les fraudes les plus condamnables ; les hommes qui gouvernent ces groupements
économiques trahissent, au mépris de leurs engagements, les
droits de ceux qui leur ont confié l'administration de leur épargne.
Il faut signaler enfin ces hommes trop habiles qui, sans s'inquiéter
du résultat honnête et utile de leur activité, ne craignent
pas d'exciter les mauvais instincts de la clientèle pour les exploiter
au gré de leurs intérêts.
Une sûre
discipline morale, fortement maintenue par l'autorité sociale, pouvait
corriger ou même prévenir ces défaillances. Malheureusement,
elle a manqué trop souvent. Le nouveau régime économique,
faisant ses débuts au moment où le rationalisme se propageait
et s'implanta, il en résulta une science économique séparée
de la loi morale, et, par suite, libre cours fut laissé aux passions
humaines.
Dès
lors, un beaucoup plus grand nombre d'hommes, uniquement préoccupés
d'accroître par tous les moyens leur fortune, ont mis leurs intérêts
au-dessus de tout et ne se sont fait aucun scrupule, même des plus
grands crimes contre le prochain. Ceux qui se sont les premiers engagés
dans cette voie large qui mène à la perdition (65) ont aisément
trouvé beaucoup d'imitateurs de leur iniquité, soit grâce
à l'exemple de leur éclatant succès et à l'étalage
insolent de leur vie fastueuse, soit en ridiculisant les répugnances
des consciences plus délicates, soit encore en écrasant leurs
concurrents plus scrupuleux.
65. cf. s.
Matthieu 7, 13.
La démoralisation
des cercles dirigeants de la vie économique devait, par une pente
fatale, atteindre le monde ouvrier et l'entraîner dans la même
ruine, d'autant plus qu'un très grand nombre de maîtres, sans
souci des âmes et même totalement indifférents aux intérêts
supérieurs de leurs employés, ne voyaient en eux que des
instruments. On est effrayé quand on songe aux graves dangers que
courent, dans les ateliers modernes, la moralité des travailleurs,
celle des plus jeunes surtout, la pudeur des femmes et des jeunes filles
; quand on pense aux obstacles que souvent le régime actuel du travail,
et surtout les conditions déplorables de l'habitation, apportent
à la cohésion et à l'intimité de la vie familiale
; quand on se rappelle les difficultés si grandes et si nombreuses
qui s'opposent à la sanctification des jours de fête ; quand
on considère l'universel affaiblissement de ce vrai sens chrétien
qui portait jadis si haut l'idéal même des simples et des
ignorants, et qui a fait place à l'unique préoccupation du
pain quotidien. Contrairement aux plans de la Providence, le travail destiné,
même après le péché originel, au perfectionnement
matériel et moral de l'homme, tend, dans ces conditions, à
devenir un instrument de dépravation : la matière inerte
sort ennoblie de l'atelier, tandis que les hommes s'y corrompent et s'y
dégradent.
À cette
crise si douloureuse des âmes qui, tant qu'elle subsistera, frappera
de stérilité tout effort de régénération
sociale, il n'est de remède efficace que dans un franc et sincère
retour à la doctrine de l'Évangile, aux préceptes
de Celui qui a les paroles de la vie éternelle (66), ces paroles
qui demeurent quand bien même le ciel et la terre viendraient à
périr (67). Les experts en sciences sociales appellent à
grands cris une rationalisation qui rétablira l'ordre dans la vie
économique. Mais cet ordre que Nous réclamons avec insistance
et dont Nous aidons de tout Notre pouvoir l'avènement, restera nécessairement
incomplet aussi longtemps que toutes les formes de l'activité humaine
ne conspireront pas harmonieusement à imiter et à réaliser,
dans la mesure du possible, l'admirable unité du plan divin. Nous
entendons parler ici de cet ordre parfait que ne se lasse pas de prêcher
l'Église, et que réclame la droite raison elle-même,
de cet ordre qui place en Dieu le terme premier et suprême de toute
activité créée, et n'apprécie les biens de
ce monde que comme de simples moyens dont il faut user dans la mesure où
ils conduisent à cette fin. Loin de déprécier, comme
moins conforme à la dignité humaine, l'exercice des professions
lucratives, cette philosophie nous apprend au contraire à y voir
la volonté saine du Créateur qui a placé l'homme sur
la terre pour qu'il la travaille et la fasse servir à toutes ses
nécessités.
66. Cf. S. Jean, 6, 70.
67. Cf. S.
Matthieu, 24, 35.
Il n'est donc
pas interdit à ceux qui produisent d'accroître honnêtement
leurs biens ; il est équitable, au contraire, que quiconque rend
service à la société et l'enrichit profite, lui aussi,
selon sa condition, de l'accroissement des biens communs, pourvu que, dans
l'acquisition de la fortune, il respecte la loi de Dieu et les droits du
prochain, et que, dans l'usage qu'il en fait, il obéisse aux règles
de la foi et de la raison. Si tout le monde, partout et toujours, se conformait
à ces règles de conduite, non seulement la production et
l'acquisition des biens de ce monde, mais encore leur consommation, aujourd'hui
si souvent désordonnée, seraient bientôt ramenées
dans les limites de l'équité et d'une juste répartition
; à l'égoïsme sans frein, qui est la honte et le grand
péché de notre siècle, la réalité des
faits opposerait cette règle à la fois très douce
et très forte de la modération chrétienne qui ordonne
à l'homme de chercher avant tout le règne de Dieu et sa justice,
dans la certitude que les biens temporels eux-mêmes lui seront donnés
par surcroît, en vertu d'une promesse formelle de la libéralité
divine. (68)
68. S. Matthieu
6, 33.
Mais pour assurer
pleinement ces réformes, il faut compter avant tout sur la loi de
charité qui est le lien de la perfection. (69) Combien se trompent
les réformateurs imprudents qui, satisfaits de faire observer la
justice commutative, repoussent avec hauteur le concours de la charité
! Certes, l'exercice de la charité ne peut être considéré
comme tenant lieu des devoirs de justice qu'on se refuserait à accomplir.
69. S. Paul,
Col 3, 14.
Mais quand
bien même chacun ici-bas aurait obtenu tout ce à quoi il a
droit, un champ bien large resterait encore ouvert à la charité.
La justice seule, même scrupuleusement pratiquée, peut bien
faire disparaître les causes des conflits sociaux ; elle n'opère
pas, par sa propre vertu, le rapprochement des volontés et l'union
des coeurs. Or, toutes les institutions destinées à favoriser
la paix et l'entraide parmi les hommes, si bien conçues qu'elles
paraissent, reçoivent leur solidité surtout du lien spirituel
qui unit les membres entre eux. Quand ce lien fait défaut, une fréquente
expérience montre que les meilleures formules restent sans résultat.
Une vraie collaboration de tous en vue du bien commun ne s'établira
donc que lorsque tous auront l'intime conviction d'être les membres
d'une grande famille et les enfants d'un même Père céleste,
de ne former même dans le Christ qu'un seul corps dont ils sont réciproquement
les membres (70) en sorte que si l'un souffre, tous souffrent avec lui
(71).
70. S. Paul, Rm 12, 5.
71. S. Paul,
1 Co 12, 26.
Alors les riches
et les dirigeants, trop longtemps indifférents au sort de leurs
frères moins fortunés, leur donneront des preuves d'une charité
effective, accueilleront avec une bienveillance sympathique leurs justes
revendications, excuseront et pardonneront à l'occasion leurs erreurs
et leurs fautes. De leur côté, les travailleurs déposeront
sincèrement les sentiments de haine et d'envie que les fauteurs
de la lutte des classes exploitent avec tant d'habileté, ils accepteront
sans rancoeur la place que la divine Providence leur a assignée
; ou plutôt ils en feront grand cas, comprenant que tous, en accomplissant
leur tâche, ils collaborent utilement et honorablement au bien commun
et qu'ils suivent de plus près les traces de Celui qui, étant
Dieu, a voulu parmi les hommes être un ouvrier et être regardé
comme un fils d'ouvrier.
C'est donc
de ce nouveau rayonnement de l'esprit évangélique sur le
monde, esprit de modération chrétienne et d'universelle charité,
que sortiront, Nous en avons la ferme confiance, cette restauration pleinement
chrétienne de la société, objet de tant de désirs,
et " la paix du Christ dans le règne du Christ ", restauration et
paix auxquelles, dès le début de Notre Pontificat, Nous avons
fermement résolu de consacrer tous Nos soins et Notre pastorale
sollicitude. (72) Et vous, Vénérables Frères, qui
gouvernez avec Nous (73), par la volonté de l'Esprit Saint, l'Église
de Dieu, vous collaborez à cette oeuvre primordiale, en ce moment
la plus nécessaire, avec une ardeur et un zèle dignes de
toutes louanges.
72. Cf. Pie XI, Lettre encyclique Ubi arcano, 23 décembre 1922, AAS XIV (1922) 673-700 ; cf. CH pp. 602-629.
73. Cf. Actes
20, 28.
Recevez donc
des éloges bien mérités, ainsi que tous ces vaillants
auxiliaires, prêtres et laïcs, que Nous voyons avec joie prendre
chaque jour leur part de cette grande tâche, Nos chers Fils dévoués
à l'Action catholique qui, généreusement, se consacrent
avec Nous à la solution des problèmes sociaux, dans la mesure
où l'Église, de par son institution divine, a le droit et
le devoir de s'en occuper. Nous les exhortons tous instamment dans le Seigneur
à ne pas épargner leur peine, à ne se laisser vaincre
par aucune difficulté, mais à montrer chaque jour un nouveau
courage et de nouvelles forces. (74) Certes, c'est une oeuvre ardue que
Nous leur proposons, Nous le savons : dans toutes les classes de la société
et en haut et en bas, il y a bien des obstacles à vaincre. Cependant,
qu'ils ne perdent pas confiance. S'exposer à d'âpres combats,
c'est le propre des chrétiens ; accomplir des tâches difficiles,
c'est le fait de ceux qui, en bons soldats du Christ, le suivent de plus
près. (75)
74 Cf. Deutéronome 31, 7.
75. Cf. S.
Paul 2 Tm 2, 3
Aussi, comptant
uniquement sur le tout-puissant concours de Celui qui a voulu ouvrir à
tous les hommes les voies du salut (76), efforçons-nous d'aider
autant que nous pouvons les pauvres âmes éloignées
de Dieu, de les dégager des soins temporels qui les absorbent à
l'excès, et enseignons-leur à tendre avec confiance vers
les biens éternels.
76. S. Paul,
1 Tm 2, 4.
On peut espérer
obtenir ce résultat plus aisément qu'il ne semblerait de
prime abord. Car si les hommes les plus déchus gardent au fond d'eux-mêmes,
comme un feu couvant sous la cendre, d'admirables ressources spirituelles
qui sont le témoignage non équivoque d'âmes naturellement
chrétiennes, combien plus n'en doit-il pas rester dans les coeurs
de ceux, si nombreux, qui ont erré plutôt par ignorance ou
par l'effet des circonstances extérieures ! D'ailleurs, des signes
pleins de promesses d'une rénovation sociale apparaissent dans les
organisations ouvrières, parmi lesquelles Nous apercevons, à
la grande joie de Notre âme, des phalanges serrées de jeunes
travailleurs chrétiens qui se lèvent à l'appel de
la grâce divine et nourrissent la noble ambition de reconquérir
au Christ l'âme de leurs frères. Nous voyons avec un égal
plaisir les dirigeants des organisations ouvrières qui, oublieux
de leurs intérêts et soucieux d'abord du bien de leurs compagnons,
s'efforcent d'accorder leurs justes revendications avec la prospérité
de la profession, et ne se laissent détourner de ce généreux
dessein par aucun obstacle, par aucune défiance. Et parmi les jeunes
gens que leur talent ou leur fortune appelle à prendre bientôt
une place distinguée dans les classes supérieures de la société,
on en voit un grand nombre qui étudient avec un plus vif intérêt
les problèmes sociaux et donnent la joyeuse espérance qu'ils
se voueront tout entiers à la rénovation sociale.
Les circonstances,
Vénérables Frères, nous tracent donc clairement la
voie dans laquelle nous devons nous engager. Comme à d'autres époques
de l'histoire de l'Église, nous affrontons un monde retombé
en grande partie dans le paganisme. Pour ramener au Christ ces diverses
classes d'hommes qui l'ont renié, il faut avant tout recruter et
former dans leur sein même des auxiliaires de l'Église qui
comprennent leur mentalité, leurs aspirations, qui sachent parler
à leurs coeurs dans un esprit de fraternelle charité. Les
premiers apôtres, les apôtres immédiats des ouvriers
seront des ouvriers, les apôtres du monde industriel et commerçant
seront des industriels et des commerçants.
Ces apôtres
laïques du monde ouvrier ou patronal, c'est avant tout à vous,
Vénérables Frères, et à votre clergé,
qu'il revient de les rechercher avec soin, de les choisir avec prudence,
de les former et de les instruire. Une tâche très délicate
s'impose dès lors aux prêtres. Que tous ceux qui grandissent
pour le service de l'Église s'y préparent par une sérieuse
étude des principes qui régissent la chose sociale. Mais
ceux que vous désignerez plus particulièrement pour ce ministère
devront posséder un sens très délicat de la justice,
savoir s'opposer avec une constante fermeté aux revendications exagérées
et aux injustices, d'où qu'elles viennent, se distinguer par leur
sage modération éloignée de toute exagération
; qu'ils soient par. dessus tout intimement pénétrés
de la charité du Christ qui, seule, peut soumettre avec force et
suavité les volontés et les coeurs aux lois de la justice
et de l'équité. C'est dans cette voie qui, plus d'une fois
déjà, a conduit au succès, qu'il faut, n'en doutons
pas, nous engager courageusement.
Quant à
Nos chers Fils qui sont choisis pour une si grande tâche, Nous les
exhortons vivement dans le Seigneur à se donner tout entiers à
la formation des hommes qui leur sont confiés, mettant en oeuvre,
pour remplir cet office sacerdotal et apostolique au premier chef, toutes
les ressources d'une formation chrétienne : éducation de
la jeunesse, associations chrétiennes, cercles d'études selon
les enseignements de la foi. Surtout, qu'ils apprécient et qu'ils
emploient pour le bien de leurs disciples ce précieux instrument
de rénovation individuelle et sociale que sont, Nous l'avons dit
déjà dans Notre encyclique Mens Nostra (77), les Exercices
spirituels. Ces Exercices, Nous les avons déclarés très
utiles pour tous les laïcs, pour les ouvriers eux-mêmes, et
Nous les avons, à ce titre, vivement recommandés. Dans cette
école de l'esprit se forment au feu de l'amour du Coeur de Jésus,
non seulement d'excellents chrétiens, mais de vrais apôtres
pour les états de vie. De là, ils sortiront, comme jadis
les Apôtres du Cénacle, forts dans leur foi, constants devant
toutes les persécutions, uniquement soucieux de travailler à
répandre le règne du Christ.
77. Pie XI,
Lettre encyclique Mens nostra, 20 décembre 1929, AAS XXI (1929)
689-706.
Et assurément,
c'est maintenant surtout qu'on a besoin de ces vaillants soldats du Christ
qui, de toutes leurs forces, travaillent à préserver la famille
humaine de l'effroyable ruine qui la frapperait si le mépris des
doctrines de l'Évangile laissait triompher un ordre de choses qui
foule aux pieds les lois de la nature, non moins que celles de Dieu. L'Église
du Christ, bâtie sur la pierre inébranlable, n'a rien à
craindre pour elle-même, sachant bien que les portes de l'enfer ne
prévaudront pas contre elle. (78)
78. S. Matthieu
16, 18.
Elle a même
la preuve, par l'expérience de tant de siècles, qu'elle sort
toujours des plus violentes tempêtes plus forte et glorieuse de nouveaux
triomphes. Mais son coeur de Mère ne peut pas ne pas s'émouvoir
devant les maux sans nombre dont ces tempêtes accableraient des milliers
d'hommes, et par-dessus tout devant les dommages spirituels très
graves qui en résulteraient et qui amèneraient la mine de
tant d'âmes rachetées par le sang du Christ.
Tout doit donc
être tenté pour détourner de la société
humaine des maux si grands : là doivent tendre nos travaux, là
tous nos efforts, là nos prières assidues et ferventes. Car
avec le secours de la grâce divine, nous avons en nos mains le sort
de la famille humaine.
Ne permettons
pas, Vénérables Frères et chers Fils, que les enfants
de ce siècle paraissent être plus habiles entre eux que nous
qui, par la divine bonté, sommes enfants de la lumière. (79)
79. Cf. S.
Luc 16, 8.
Nous les voyons
en effet avec une étonnante sagacité, se choisir des adeptes
pleins d'activité et les former à répandre leurs erreurs
de jour en jour plus largement, dans toutes les classes, sur tous les points
du globe. Toutes les fois que leur lutte contre l'Église du Christ
veut se faire plus violente, nous les voyons, renonçant à
leurs querelles intestines, faire front avec une concorde parfaite et poursuivre
leur dessein dans une complète unité de toutes leurs forces.
Combien d'oeuvres
magnifiques entreprend de toutes parts le zèle infatigable des catholiques,
soit pour le bien social et économique, soit en matière scolaire
et religieuse, il n'est personne qui l'ignore. Mais il n'est pas rare que
l'action de ce travail admirable devienne moins efficace par suite d'une
excessive dispersion des forces. Qu'ils s'unissent donc, tous les hommes
de bonne volonté qui, sous la direction des pasteurs de l'Église,
veulent combattre ce bon et pacifique combat du Christ ; que, sous la conduite
de l'Église et à la lumière de ses enseignements,
chacun selon son talent, ses forces, sa condition, tous s'efforcent d'apporter
quelque contribution à l'oeuvre de restauration sociale chrétienne
que Léon XIII a inaugurée par son immortelle Lettre Rerum
novarum ; n'ayant en vue ni eux-mêmes, ni leurs avantages personnels,
mais les intérêts de Jésus-Christ (80), ne cherchant
pas à faire prévaloir à tout prix leurs propres idées,
mais prêts à les abandonner, si excellentes soient-elles,
dès que semble le demander un bien commun plus considérable
: en sorte que, en tout et sur tout, règne le Christ, domine le
Christ, à qui soient honneur, gloire et puissance dans tous les
siècles ! (81)
80. cf. S. Paul, Ph 2, 21.
81. Ap 5, 13.
Pour qu'il
en soit ainsi, à vous tous, Vénérables Frères
et chers Fils, à vous tous qui êtes membres de la grande famille
catholique confiée à Nos soins, mais avec une particulière
affection de Notre coeur, à vous, ouvriers et autres travailleurs
des métiers manuels que la divine Providence Nous a plus fortement
recommandés, ainsi qu'aux patrons chrétiens, Nous accordons
paternellement la Bénédiction apostolique.
Donné
à Rome, près Saint-Pierre, le 15 mai 1931, l'an X de Notre
Pontificat.
PIE XI, PAPE.
Encycliques