Lettre Encyclique
à l'occasion du troisième centenaire de la mort de
saint François
de Sales
du 26 janvier
1923
Vénérables Frères, Salut et bénédiction Apostolique.
Dans une Encyclique toute récente, Nous avons étudié,
en vue d'y porter remède la
perturbation universelle qui règne en ce moment ;
Nous avons constaté que c’est dans les âmes elles-mêmes
que le mal a sa racine, et
qu'on n’en saurait espérer la guérison si l'on ne fait appel
au divin Médecin,
Jésus-Christ, par l'intermédiaire de la sainte Église.
L'œuvre qui s'impose, en effet,
c'est de refouler cet immense débordement de cupidités qui,
source première des
guerres et des conflits, rend impossibles tout ensemble la vie sociale
et les rapports
internationaux ; en même temps, il importe de détourner les
âmes des richesses
éphémères, et fragiles et de les conduire vers les
biens éternels et impérissables,
pour lesquels la plupart ne témoignent plus qu'une incroyable indifférence.
Le jour où
chacun se sera résolu à remplir régulièrement
son devoir avec un soin religieux, la
société en sera améliorée.
Or, dans son magistère comme dans son ministère, l'Église
n'a qu'un but : enseigner
aux hommes par la prédication la vérité divinement
révélée et les sanctifier par les
plus abondantes effusions de la grâce divine ; c'est par ce moyen
qu’elle s’efforce de
ramener dans le droit chemin, dès qu'elle la voit s’en écarter,
la société civile même
que jadis elle a formée et comme modelée d'après les
principes chrétiens. Ce rôle
sanctificateur, l’Église le remplit de la façon la plus efficace
auprès de tous chaque fois
que Dieu lui donne la grâce et la faveur de pouvoir proposer à
l'imitation des fidèles
tels de ses plus glorieux enfants qui se sont rendus admirables par la
pratique de
toutes les vertus. Ce faisant, l'Église agit en pleine conformité
avec sa nature : le
Christ, son fondateur, ne l'a-t-il pas constituée sainte et sanctificatrice
et à tous
ceux qui l'ont pour guide et maîtresse la volonté de Dieu
ne fait-elle pas un devoir de
tendre à la sainteté ? La volonté de Dieu, dit saint
Paul, est que vous vous
sanctifiiez ; et le Seigneur lui-même explique en ces termes quelle
doit être cette
sanctification : Soyez donc vous-mêmes parfaits, comme votre Père
céleste est
parfait.
Nul ne doit s'imaginer que ce précepte s'adresse à un petit
nombre d'âmes d’élite, et
qu'il soit loisible aux autres de s'en tenir à un degré de
vertu inférieur. Cette loi, le
texte est évident, astreint absolument tous les hommes, sans exception
aucune ;
d'autre part, ceux qui ont atteint le faite de ta perfection chrétienne
- l'histoire
témoigne qu'ils sont presque innombrables, de tout âge et
de toute condition- ont
tous connu les mêmes faiblesses de la nature que les autres fidèles
et ont dû
affronter les mêmes périls. Tant il est vrai, suivant la remarquable
parole de saint
Augustin, que, Dieu n'ordonne pas l’impossible, mais en commandant, il
avertit
qu'il faut accomplir ce que nous pouvons et demander la force d'exécuter
ce dont
nous sommes incapables.
Or, Vénérables Frères, les fêtes solennelles
célébrées l'an dernier pour commémorer
le troisième centenaire de la canonisation de nos grands héros
Ignace de Loyola,
François Xavier, Philippe de Néri, Thérèse
de Jésus et Isidore le Laboureur ont,
semble-t-il, contribué d'une façon notable à réveiller
parmi les fidèles la ferveur de la
vie chrétienne
Et voici que se présente fort à propos le troisième
centenaire de la naissance au ciel
d’un saint éminent, célèbre non seulement pour avoir
excellé dans la pratique de
toutes les vertus, mais encore pour avoir formulé les principes
et la méthode de
sanctification. Nous voulons parler de saint François de Sales,
évêque de Genève et
docteur de l’Église : lui aussi, comme ces modèles éclatants
de perfections et de
sagesse chrétienne que Nous rappelions tout à l’heure, il
semble que Dieu ait voulu
l’opposer à l’hérésie des réformés,
ce point de départ du mouvement qui a séparé la
société d’avec l’Église, et dont, encore de nos jours,
tout homme de bien déplore à
juste titres les tristes et funestes conséquences.
François de Sales paraît également avoir été,
par un dessein spécial de Dieu, donné à
l’Église pour réfuter, par les exemples de sa vie et l’autorité
de sa doctrine un
préjugé déjà en vogue à son époque
et encore répandue de nos jours, à savoir que
la véritable sainteté, conforme à l’enseignement de
l’Église catholique, dépasse la
portée des efforts humains, ou à tout le moins qu’elle est
si difficile à atteindre qu’elle
ne concerne en aucune façon le commun des fidèles, mais seulement
à un petit
nombre de personnes douées d’une rare énergie et d’une exceptionnelle
élévation
d’âme ; que, en outre, cette sainteté entraîne tant
d’ennuis et d’embarras qu’elle est
absolument incompatible avec la situation d’hommes et de femmes vivant
dans le
monde.
Aussi, lorsque, dans son allocation solennelle consacrée aux cinq
jubilés dont Nous
parlions, Notre très regretté prédécesseur
vint à mentionner les fêtes qui allaient
commémorer la bienheureuse mort de François de Sales, Benoît
XV promettait-il
d'adresser à cette occasion une lettre spéciale à
l’Église toute entière. Ce projet,
Nous le considérons comme un legs de Notre prédécesseur
; ce Nous est une très
vive satisfaction de le réaliser ; et Notre joie s'augmente encore
de l'espoir fondé que
les fruits des centenaires célébrés ces temps derniers
s'accroîtront des grâces de
celui qui va s'ouvrir.
Si on examine avec attention la vie de François de Sales, on voit
qu'il fut dès ses
premières années un modèle de sainteté, un
modèle non point froid et triste, mais
aimable et accessible à tous, de sorte qu'on peut en toute vérité
lui appliquer cette
parole : Son commerce n'a point d'amertume, et sa compagnie n'est point
ennuyeuse, mais procure joie et plaisir.
De fait, s'il a brillé de l'éclat de toutes les vertus, saint
François s'est distingué par
une exquise douceur d'âme qu'on est fondé à considérer
comme sa note particulière
et caractéristique. Sa douceur toutefois, n'avait rien de commun
avec cette amabilité
affectée qui se dépense en civilités raffinées
et s'étale en prévenances excessives ;
elle était aux antipodes aussi bien d'une torpeur ou apathie que
rien n'émeut, que
d'une timidité qui n'a pas la force, même quand c'est nécessaire,
de manifester une
indignation.
Cette vertu prédominante, jaillie des profondeurs de l’âme
de François de Sales
comme une délicieuse fleur de charité puisqu'elle était
faite surtout de compassion et
d'indulgence, atténuait de suavité la gravité de son
visage, se reflétait dans sa
démarche et dans sa voix, et lui gagnait les égards empressés
de tous.
Les historiens attestent que notre Saint avait accoutumé de recevoir
sans la moindre
difficulté et d'accueillir avec tendresse tous ceux, et plus spécialement
les pécheurs et
apostats, qui se pressaient à sa porte pour recevoir le pardon de
leurs fautes et
amender leur conduite ; s'occuper des condamnés détenus en
prison était sa joie, et
il les réconfortait, au cours de fréquentes visites, par
les mille industries de sa
charité ; il ne montrait pas moins d'indulgence dans ses rapports
avec ses serviteurs,
supportant avec une patience exemplaire leurs n6gligences et leurs manques
de
respect.
S'étendant à tous, la mansuétude de François
de Sales ne se démentit jamais à
l'endroit de qui que ce fût, pas plus dans le malheur que dans la
prospérité : ainsi,
malgré leurs avanies, les hérétiques ne le trouvèrent
jamais moins bienveillant ni
moins affable.
L'année qui suit son ordination, il s’offre spontanément,
sans l’assentiment et contre
le gré de son père, à Granier, évêque
de Genève, pour ramener à l'Église la
population du Chablais ; bien volontiers l'évêque lui confie
cette province étendue et
inhospitalière ; saint François s'y dévoue avec tant
de zèle qu'il ne recule, devant
nulle fatigue et ne se laisse même arrêter par aucun danger
de mort.
Or, l'extrême étendue de sa science, la force et les ressources
de son éloquence
firent moins, pour procurer le salut à tant de milliers d'âmes,
que la bonté souriante
dont jamais il ne se départit dans l'exercice du saint ministère.
Il aimait à redire fréquemment cet adage qui mérite
d'être retenu : "Les Apôtres ne
combattent qu'en souffrant et ne triomphent qu'en mourant ; et l'on a peine
à
croire avec quelle ardeur et quelle persévérance il soutint
la cause de Jésus-Christ
parmi ses chères populations du Chablais.
Pour leur porter les lumières de la foi et les consolations de l'espérance
chrétienne,
notre saint allait par le fond des vallées et se glissait en rampant
à travers les gorges
étroites. Si les âmes fuient, il se met à leur poursuite,
les appelant à grands cris ;
brutalement repoussé, il ne se décourage point ; assailli
de menaces, il se remet à
l'œuvre ; expulsé plus d'une fois des hôtelleries, il passe
des nuits en plein air dans le
froid et la neige ; il célèbre la Messe même si tout
assistant fait défaut ; ses auditeurs
se retirant presque tous, il continue de prêcher ; toujours il conserve
une parfaite
égalité d'âme, et il témoigne aux ingrats une
charité souverainement aimable qui finit
par triompher de ses adversaires, si obstinée que puisse être
leur résistance.
D'aucun penseront peut-être que François de Sales a hérité
en naissant de ces
qualités morales, et qu'il est une de ces natures spécialement
privilégiées que la grâce
de Dieu a prévenue du don de la douceur : erreur profonde ! Au contraire,
il était, de
par son tempérament physique même, d’un naturel difficile,
et enclin à la colère ;
mais, s'étant fixe pour modèle le Christ Jésus qui
a dit : Apprenez de moi que je suis
doux et humble de cœur, il surveilla constamment les mouvements de son
âme et,
en se faisant violence, réussit si bien à les comprimer et
à les dompter, que nul n’a
rappelé que lui, en toute sa personne, le Dieu de paix et de mansuétude.
Sa biographie contient un trait qui est une preuve remarquable de ces combats
intimes. Les médecins auxquels, après sa mort, sa sainte
dépouille fut remise pour
l'embaumement trouvèrent le foie presque pétrifié
et réduit en menus calculs ; ce
phénomène révéla quelques violence et quels
efforts il avait dû s’imposer pour
dompter, cinquante années durant, son irascibilité native.
Ainsi donc, c'est à sa force d'âme, sans cesse alimentée
par une foi robuste et un
brûlant amour de Dieu, que François de Sales dut toute sa
douceur, de façon qu'on
peut lui appliquer à la lettre ce mot de la Sainte Écriture
: De la force est sortie la
douceur. Et par la douceur apostolique qui le distinguait, et qui, au dire
de Jean
Chrysostome, est la plus puissante des violences, il ne pouvait manquer
de jouir,
pour attirer les cœurs, de ce pouvoir que promet aux doux l'oracle divin
: Heureux
les doux, car ils seront maître du monde.
D’autre part, quelle était l’énergie morale de saint François,
en qui il était permis de
signaler un modèle de douceur, on le vit très clairement,
chaque fois qu'il eut à lutter
contre les puissants pour la gloire de Dieu, les droits de l’Église
et le salut des âmes.
Ce fut le cas lorsqu’il défendit l’immunité de la juridiction
ecclésiastique contre le
Sénat du Chambéry ; cette assemblée l'ayant menacé
par lettre de lui retirer une
partie de ses revenus, non seulement François de Sales fit au messager
la réponse
qui convenait à sa dignité, mais il ne cessa de protester
contre cette injustice jusqu'à
ce que le Sénat lui eût donné pleine satisfaction.
C'est avec, la même fermeté de
caractère qu’il subit la colère du prince, auprès
de qui il avait, ainsi que ses frères, été
calomnié ; il résista avec non moins de force aux prétentions
des seigneurs pour la
collation des bénéfices ecclésiastiques ; de même
encore, après avoir tout essayé, il
sévit contre les rebelles qui avaient refusé la dîme
au Chapitre des chanoines de
Genève.
C’est donc avec une liberté tout évangélique qu’il
avait accoutumé soit de flétrir les
vices publics, soit de démasquer les contrefaçons de la vertu
et de la piété ;
respectueux, autant que quiconque, de l'autorité des princes, jamais
cependant il ne
consentit par ses actes à se faire complice de leurs passions ni
à se plier aux excès
de leur arbitraire.
Voyons maintenant, Vénérables Frères, comment François
de Sales, en même temps
qu'il s'est montré personnellement un modèle aimable de sainteté,
a indiqué aussi à
tous par ses écrits une voie sûre et rapide vers la perfection
chrétienne, et comment,
ici encore, il a imité le Seigneur Jésus, qui enseigna par
l'exemple puis par la parole.
Il a écrit dans ce dessein de nombreux ouvrages fort célèbres,
parmi lesquels deux
livres très répandus occupent la première place :
Philothée [Introduction à la vie
dévole] et le Traité de l'amour de Dieu.
Dans le premier, François de Sales, sans enlever à la vraie
piété la juste austérité qui
convient à la vie chrétienne, la distingue tout d'abord de
cette sévérité exagérée qui
effraye et décourage les âmes dans la pratique de la vertu
; puis il se consacre tout
entier à montrer que la sainteté est parfaitement compatible
avec tous les devoirs et
toutes les conditions de la vie dans le monde, que chacun peut au milieu
même du
siècle, mener une vie conforme à ses intérêts
éternels pourvu qu'il ne se laisse pas
envahir et imprégner par l'esprit du monde.
Entre temps, à son école nous apprenons à faire cela
même - hormis le péché - que
fait habituellement tout le monde, mais aussi – ce que bien des gens omettent
- à le
faire saintement et en vue de plaire à Dieu.
Il nous enseigne encore à rester fidèles aux convenances,
qu’il appelle lui-même les
dehors attrayants de la vertu ; à ne pas supprimer la nature, mais
à la vaincre ; à
nous élever vers le ciel peu à peu, à petits coups
d'ailes à la façon des colombes, si
nous ne pouvons imiter le vol des aigles, c'est-à-dire à
tendre à la sainteté par la voie
commune si l’on n’est point appelé à une perfection extraordinaire.
Toujours dans ce style grave et alerte à la fois, émaillé
d'expressions et de traits
ingénieux et charmants qui relèvent les enseignements et
les font mieux accepter du
lecteur, François de Sales commence par recommander d'éviter
toute faute, de
résister aux penchants mauvais, de fuir tout ce qui est inutile
ou dangereux ; puis il
indique les pratiques propres à perfectionner notre âme et
la méthode à suivre pour
nous unir à Dieu.
Il poursuit en établissant qu'il faut choisir quelque vertu spéciale
que l’on ne cessera
de cultiver jusqu’à ce qu on la possède. Il traite alors
des vertus en particulier, de la
chasteté, des bonnes et des mauvaises conversations, des divertissements
permis et
de ceux qui sont dangereux, de la fidélité envers Dieu, enfin
des devoirs des époux,
des veuves et des vierges.
Il conclut en enseignant par quels procédés on arrive à
découvrir et vaincre les
dangers, les tentations et les séductions de la volupté,
puis par quels exercices il
convient chaque année de renouveler nos bons propos, et confirmer
notre âme en la
dévotion.
Puisse cet ouvrage, le plus achevé qu'on ait publié en ce
genre, de l'avis des
contemporains de saint François, être encore aujourd'hui entre
les mains de tous les
fidèles, comme jadis, il fut longtemps le livre de chevet de tous
! La piété chrétienne
refleurirait dans le monde entier, et l’Église de Dieu goûterait
la joie de voir la sainteté
se répandre parmi tous ses enfants.
Le Traité de l’amour de Dieu a plus d'importance encore et d'autorité.
Entreprenant
une sorte d'histoire du divin amour, le saint docteur en décrit
la genèse et les
développements, les causes qui le font s’attiédir et languir
dans les âmes, enfin la
manière de s'y exercer et d'y progresser.
Quand le sujet lui en fournit l'occasion, il fait un exposé lumineux
des questions les
plus difficiles : grâce efficace, prédestination, vocation
à la foi ; et, pour éviter
l'aridité, son génie riche et souple relève son discours
de si gracieuses images et d'un
parfum de piété si pénétrant, il l'agrémente
d'allégories si variées, d’exemples et de
citations si appropriés, empruntés pour la plupart à
ta Sainte Écriture, que l'ouvrage
semble moins une œuvre de son esprit que l'effusion des plus intimes sentiments,
de
son coeur.
Les principes de vie spirituelle qu'il avait formulés dans ces deux
ouvrages, notre
saint en fit lui-même profiter les âmes, soit dans l'exercice
quotidien du ministère,
soit dans les admirables Lettres sorties de sa plume. En outre, il les
adapta à la
direction des Sœurs de la Visitation dont l'institut, fondé par
lui, garde encore très
religieusement son esprit.
Dans cette Société tout respire, si 1’on peut ainsi parler,
un parfum de discrétion et
de suavité. Cette Congrégation a ceci de particulier qu'elle
s’ouvre aux jeunes filles,
veuves et dames, même délicates de santé, malades,
ou âgées, et chez lesquelles les
forces physiques ne semblent pas répondre aux généreuses
aspirations de l'âme.
Point de veilles, ni de psalmodies prolongées, point de rigueur
dans les pénitences ou
mortifications ; mais une règle si douce et si aisée à
suivre que les moniales même les
moins fortes n'éprouvent aucune difficulté à en remplir
toutes les prescriptions.
Seulement, cette simplicité facile et joyeuse dans les observances
doit s'inspirer
d'une ardente charité qui rende les filles de saint François
capable de se renoncer
complètement, d'obéir en toute humilité et, par la
pratique de vertus solides, sinon
éclatantes, de mourir à elles-mêmes pour vivre en Dieu.
Qui ne reconnaîtrait là l'union
merveilleuse de la douceur et de la force que nous admirons dans leur Père
et
législateur ?
Nous passons sur bien d’autres œuvres, desquelles a découlé
sa céleste doctrine,
tel un fleuve d'eau vive, arrosant le champ de l'Église et portant
le salut au peuple
de Dieu ; mais il est impossible de ne pas signaler le livre des Controverses,
qui, on
ne saurait le contester, renferme une démonstration complète
de la foi catholique.
On sait, Vénérables Frères, en quelles circonstances
François de Sales entreprit sa
sainte expédition dans le Chablais. Suivant le récit des
historiens, le duc de Savoie
venait de signer, vers la fin de 1593, une trêve avec Berne et Genève
; le moment
paraissait éminemment favorable pour employer le moyen qui semblait
le plus
puissant de ramener les populations du Chablais à l'Église
: l'envoi dans cette région
de prédicateurs de la parole divine zélés et instruits,
et dont l'éloquence persuasive
attirerait peu à peu ces âmes à la foi.
Le premier entré dans le pays, soit par désespoir de convertir
les hérétiques, soit par
appréhension pour sa propre sécurité, abandonna la
lutte. François de Sales qui,
nous l'avons vu, s'était offert comme missionnaire à l'évêque
de Genève, se rendit
alors dans la province hérétique (septembre 1594), à
pied, sans vivres ni provisions
d’aucune sorte, sans autre compagnon qu'un cousin ; mais il avait multiplié
prières et
jeûnes, car il n'attendait que de Dieu l'heureuse issue de son entreprise.
Les
hérétiques refusant d'entendre ses démonstrations,
il prit le parti de réfuter leurs
erreurs dans des tracts qu'il composait entre ses sermons ; des copies
s'en
transmettaient de main en main et arrivaient ainsi jusque parmi les protestants.
Il
ralentit peu à peu la rédaction de ces feuilles volantes
lorsque les habitants vinrent en
foule assister à ses prédications. Quant aux tracts écrits
de la main même du saint
docteur, dispersés après sa mort, ils furent réunis
en volumes longtemps après et
offerts à Notre prédécesseur Alexandre VII, qui, dans
la suite, après un procès
canonique régulier, inscrivit François de Sales au nombre
des bienheureux puis des
saints.
Or, en ces Controverses, tout en tirant très heureusement parti
de l'arsenal
polémique des siècles passés, le saint docteur garde
toujours dans la discussion sa
note personnelle. Il établit tout d'abord qu'on ne peut même
concevoir dans l'Église
une autorité qui ne soit dévolue par mandat légitime,
mandat dont les ministres
protestants sont totalement dépourvus ; il réfute les erreurs
de ces hérétiques sur la
nature de l'Église, définit les notes distinctives de l'Église
véritable, et prouve que
l'Église catholique les possède, tandis qu'elles font défaut
à l'Église, réformée. Puis il
expose soigneusement les règles de la foi et montre, qu'elles sont
violées par les
hérétiques, alors qu'elles sont scrupuleusement observées
par les catholiques. Il
termine par des traités particuliers, dont il ne nous reste que
les discussions sur les
sacrements et sur le purgatoire.
On reste étonné de l'abondance de sa doctrine et de son habileté
à grouper les
arguments comme en rang (de bataille lorsqu'il attaque ses adversaires,
démasque
leurs mensonges et leurs fourberies, maniant au besoin avec un rare bonheur
une
ironie voilée. Que s'il lui arrive d'employer des termes en apparence
plus véhéments,
néanmoins, de l’aveu de ses ennemis mêmes, la force de la
charité domine tout le
débat et en tempère l'ardeur. En effet, alors même
qu'il reproche à ces fils égarés
d'avoir abandonné la foi catholique, on voit qu'il ne vise qu'à
s'ouvrir un chemin pour
les supplier instamment de revenir à leurs croyances. Jusque dans
le livre des
Controverses, on peut retrouver la même cordiale tendresse et le
même esprit dont
débordent ses ouvrages de piété et d'édification.
Quant au style, il avait une telle élégance, une telle distinction,
une telle force de
persuasion, que les ministres hérétiques eux-mêmes
avaient accoutumé de prémunir
leurs fidèles contre les enveloppantes séductions et les
charmes captivants du
missionnaire de Genève.
Après ce bref aperçu de l'apostolat et des œuvres de François
de Sales, il Nous
reste, Vénérables Frères, à vous inviter à
célébrer son centenaire en chacun de vos
diocèses par une commémoraison féconde en résultats.
Nous ne voudrions pas que ces fêtes se bornassent à une stérile
évocation du
passé, ou que la durée en fût restreinte à quelques
jours. Notre désir est au
contraire, que, au cours de toute cette année jusqu’au 28 décembre,
jour
anniversaire de la mort de saint François, vous mettiez la plus
grande diligence à faire
connaître les vertus et les enseignements du saint docteur.
Votre première tâche sera de communiquer et de commenter avec
soin la présente
lettre au clergé et aux fidèles dont vous avez la charge.
Ce que Nous souhaitons
avant tout, c'est que, vous rappeliez à chacun le devoir de pratiquer
la sainteté
spéciale à son état, car ils ne sont que trop nombreux
ceux qui ne songent jamais à
la vie éternelle ou négligent complètement le salut
de leur âme.
Les uns, en effet, absorbés dans le tourbillon des affaires, n'ont
d'autre souci que
d'amasser des richesses, tandis que leur âme souffre misérablement
de la faim. Les
autres, littéralement livrés aux passions, s'avilissent,
dans leur attachement à la
terre, au point d'émousser et d'abolir en eux le goût des
biens qui dépassent les
sens. D'autres, enfin, qui se consacrent à la direction des affaires
publiques, n'ont de
sollicitude que pour le bien de l'État et oublient leurs propres
intérêts.
C'est pourquoi, Vénérables Frères, à l'exemple
de François de Sales, vous ferez
comprendre aux fidèles, que la sainteté n'est pas un privilége
accordé à
quelques-uns et refusé aux autres, mais la commune destinée
et la commune
obligation de tous ; que la conquête de la vertu, bien qu'elle exige
des efforts
-efforts compensés par la joie du cœur et par des consolations de
toute nature,- est
à la portée de toute les âmes moyennant l'aide de la
grâce, que Dieu ne refuse à
personne.
Proposez d'une façon particulière à l'imitation des
fidèles la douceur de saint
François ; il suffira, en effet, que cette vertu, qui reproduit
et reflète si bien la
bénignité de Jésus et qui attire si puissamment les
cœurs, se répande largement
dans la société pour que s'apaisent les conflits d'ordre
public et privé. N'est-ce pas
cette vertu qu'on pourrait appeler l'aimable extériorisation de
la divine charité qui
assure à la famille et à la société le plus
de tranquillité et de concorde ? Quant à
l'apostolat, suivant l'expression reçue, des prêtres et des
laïcs, quand il
s'accompagne de la douceur chrétienne, n'acquiert-il pas aussi un
considérable
surcroît d'influence pour l'amélioration de la société
?
Vous voyez donc combien il importe que les fidèles aient l'esprit
et le coeur pénétrés
des admirables exemples de saint François de Sales et fassent de
ses enseignements
la règle de leur vie.
Un moyen d'une merveilleuse efficacité pour obtenir ce résultat
est de répandre le
plus largement possible les ouvrages et opuscules que Nous avons signalés
: ces
écrits, d'intelligence facile et de lecture agréable, éveilleront
dans les âmes des fidèles
le goût de la vraie et solide piété, et les prêtres
ne seront jamais mieux préparés à
développer ce germe que s'ils s'assimilent la doctrine du saint
docteur et s'appliquent
à reproduire la souveraine suavité de sa prédication.
A ce sujet, on rapporte que Notre prédécesseur Clément
VIII avait déjà prédit les
fruits merveilleux que devaient produire dans les âmes les paroles
et les écrits de
saint François. A la suite de l'examen sur les sciences sacrées
auquel, en présence de
cardinaux et de très doctes personnages, il avait soumis François
de Sales lors de
son élévation à l'épiscopat, le Pape fut saisi
d'une telle admiration que, après l'avoir
très affectueusement embrassé, il lui adressa ces paroles
: "Va, mon fils, bois l'eau
de ta citerne et les ruisseaux qui jaillissent de ton puits, que tes sources
se
répandent au dehors, et que tes ruisseaux coulent sur les places
publiques."
Et, de fait, François de Sales parlait de telle sorte que sa prédication
était tout entière
une manifestation de l'esprit et de la vertu de Dieu : inspirée
de la Bible et des Pères,
elle se fortifiait d'une saine nourriture qu'elle puisait dans la théologie,
et elle recevait
de l'onction de la charité un surcroît de douceur et de suavité.
Il n'y a donc pas lieu
de s'étonner qu'il ait ramené tant d'hérétiques
à l'Église, ni que, au cours des trois
derniers siècles, il ait guidé un si grand nombre d'âmes
dans les voies de la
perfection.
Quant au profit principal de ce centenaire, Nous souhaitons qu'il soit
pour tous les
catholiques qui, par la publication de journaux ou autres écrits,
expliquent,
propagent et défendent la doctrine chrétienne. Comme François
de Sales, ils doivent
toujours garder, dans la discussion, la fermeté unie à l'esprit
de mesure et à la
charité.
L'exemple du saint docteur leur trace clairement leur ligne de conduite
; étudier avec
le plus grand soin la doctrine catholique et la posséder dans la
mesure de leurs
forces ; éviter soit d'altérer la vérité, soit
de l'atténuer ou de la dissimuler, sous
prétexte de ne pas blesser les adversaires ; veiller à la
forme et à la beauté du style,
relever et parer les idées de l’éclat du langage de façon
à rendre la vérité attrayante
au lecteur ; savoir, quand une attaque s'impose, réfuter les erreurs
et s'opposer à la
malice des ouvriers du mal, de manière toutefois à montrer
qu'on est animé
d'intentions droites et qu'on agit avant tout dans un sentiment de charité.
Or, aucun document public et solennel du Siège apostolique n'établit
que saint
François de Sales ait été donné comme patron
aux écrivains catholiques ; saisissant
donc cette heureuse occasion, de science certaine et après mûre
délibération, en
vertu de Notre autorité apostolique et par la présente Lettre
Encyclique, Nous leur
donnons à tous ou confirmons comme céleste patron saint François
de Sales, évêque
de Genève et docteur de l’Église, et Nous le déclarons,
nonobstant toutes choses
contraires.
Et maintenant, Vénérables Frères, afin que ces fêtes
centenaires revêtent plus de
splendeur et produisent plus de fruits, il ne faut priver vos fidèles
d'aucune pieuse
exhortation de nature à les exciter à honorer ce brillant
flambeau de l'Église avec la
vénération qui convient et, aidés de son intercession,
à purifier leurs âmes des traces
du péché, à se nourrir de l'aliment divin et à
s'efforcer avec énergie et douceur à
acquérir rapidement la sainteté.
Chacun de vous, dans sa ville épiscopale et dans toutes les paroisses
de son
diocèse, fera célébrer cette année, de ce jour
au 28 décembre, un triduum ou une
neuvaine où seront données des prédications, car il
importe souverainement
d'enseigner avec soin aux fidèles les vérités qui
doivent les amener, à la suite de
saint François de Sales, vers les sommets de la perfection chrétienne.
Il vous
incombera également de faire commémorer l'apostolat du très
saint évêque par tous
autres moyens que vous jugerez plus opportuns.
Voulant en outre ouvrir an profit des âmes le trésor des faveurs
divines que Dieu a
déposé entre Nos mains, Nous accordons à tous ceux
qui participeront pieusement
aux prières solennelles que Nous venons d'indiquer, une indulgence
de sept ans et
sept quarantaines à gagner chaque jour, et enfin, pour le dernier
jour de ces fêtes
ou tout autre jour de leur choix, une indulgence plénière
aux conditions ordinaires.
Le monastère de la Visitation d'Annecy, où repose le vénérable
corps de saint
François de Sales, devant lequel Nous-même avons jadis célébré
la sainte Messe avec
une joie ineffable ; le monastère de Trévise, qui converse
son cœur, et les autres
couvents des Sœurs de la Visitation, doivent recevoir une marque particulière
de
Notre bienveillance. Aussi accordons-Nous également une indulgence
plénière à tous
ceux qui, au cours des cérémonies mensuelles d'actions de
grâces que ces religieuses
feront célébrer en la présente année, ainsi
que le 28 décembre 1923, visiteront leurs
chapelles et, s'étant confessés et ayant reçu la sainte
communion, prieront à Notre
intention.
Quant à vous, Vénérables Frères, demandez instamment
aux fidèles confiés à vos
soins de prier pour Nous le saint docteur : puisqu'il a plu à Dieu
de Nous confier en
des temps très difficiles le gouvernement de son Église,
Nous lui demandons -sous
les auspices de François de Sales, qui témoigna d'un amour
et d'un respect tout
particuliers pour le Siège apostolique, dont il défendit
admirablement dans ses
Controverses les droits et l'autorité- cette douce faveur de voir
revenir aux
pâturages de la vie éternelle tous ceux qui sont séparés
de la loi et de la charité du
Christ. Plaise à Dieu qu'ils rentrent en communion avec Nous, et
que Nous puissions
leur donner le baiser de paix.
En attendant, comme gage des faveurs célestes et en témoignage
de Notre
paternelle bienveillance, recevez la Bénédiction Apostolique
que, de tout coeur, Nous
vous accordons à vous, Vénérables Frères, à
tout votre clergé et à tous vos fidèles.
Donné à Rome, près Saint-Pierre, le 26 janvier 1923,
de Notre Pontificat la première
année.
Pie XI, Pape