Aux archevêques, évêques,
au clergé et au peuple français, à nos bien aimés
fils : François-Marie Richard, cardinal prêtre de la Sainte
Église romaine, archevêque de Paris ; Victor-Lucien Lecot,
cardinal prêtre de la Sainte Église romaine, archevêque
de Bordeaux ; Pierre-Hector Coullié, cardinal prêtre de la
Sainte Église romaine, archevêque de Lyon ; Joseph-Guillaume
Labouré, cardinal prêtre de la Sainte Église romaine,
archevêque de Rennes, et à tous nos vénérables
frères, les archevêques et évêques et à
tout le clergé et le peuple français, Pie X, Pape :
Vénérables frères,
bien aimés fils, salut et bénédiction apostolique.
Notre âme est pleine d'une
douloureuse sollicitude et notre coeur se remplit d'angoisse quand notre
pensée s'arrête sur vous. Et comment en pourrait-il être
autrement, en vérité, au lendemain de la promulgation de
la loi qui, en brisant violemment les liens séculaires par lesquels
votre nation était unie au siège apostolique, crée
à l'Église catholique, en France, une situation indigne d'elle
et lamentable à jamais.
Événement des plus
graves sans doute que celui-là ; événement que tous
les bons esprits doivent déplorer, car il est aussi funeste à
la société civile qu'à la religion ; mais événement
qui n'a pu surprendre personne pourvu que l'on ait prêté quelque
attention à la politique religieuse suivie en France dans ces dernières
années.
Pour vous, vénérables
frères, elle n'aura été bien certainement ni une nouveauté,
ni une surprise, témoins que vous avez été des coups
si nombreux et si redoutables tour à tour portés par l'autorité
publique à la religion.
Les attentats passés
Vous avez vu violer la sainteté
et l'inviolabilité du mariage chrétien par des dispositions
législatives en contradiction formelle avec elles, laïciser
les écoles et les hôpitaux, arracher les clercs à leurs
études et à la discipline ecclésiastique pour les
astreindre au service militaire, disperser et dépouiller les congrégations
religieuses et réduire la plupart du temps leurs membres au dernier
dénuement. D'autres mesures légales ont suivi, que vous connaissez
tous. On a abrogé la loi qui ordonnait des prières publiques
au début de chaque session parlementaire et à la rentrée
des tribunaux, supprimé les signes traditionnels à bord des
navires le Vendredi Saint, effacé du serment judiciaire ce qui en
faisait le caractère religieux, banni des tribunaux, des écoles,
de l'armée, de la marine, de tous les établissements publics
enfin, tout acte ou tout emblème qui pouvait, d'une façon
quelconque, rappeler la religion.
Ces mesures et d'autres encore qui
peu à peu séparaient de fait l'Église de l'État
n'étaient rien autre chose que des jalons placés dans le
but d'arriver à la séparation complète et officielle.
Leurs promoteurs eux-mêmes
n'ont pas hésité à le reconnaître hautement,
et maintes fois, pour écarter une, calamité si grande, le
Siège apostolique, au contraire, n'a absolument rien épargné.
Pendant que, d'un côté, il ne se lassait pas d'avertir ceux
qui étaient à la tête des affaires françaises
et qu'il les conjurait à plusieurs reprises de bien peser l'immensité
des maux qu'amènerait infailliblement leur politique séparatiste,
de l'autre, il multipliait vis-à-vis de la France les témoignages
éclatants de sa condescendante affection.
Il avait le droit d'espérer
ainsi, grâce aux liens de la reconnaissance, de pouvoir retenir ces
politiques sur la pente et de les amener enfin à renoncer à
leurs projets ; mais, attentions, bons offices, efforts tant de la part
de notre Prédécesseur que de la nôtre, tout est resté
sans effet, et la violence des ennemis de la religion a fini par emporter
de vive force ce à quoi pendant longtemps ils avaient prétendu
à l'encontre de vos droits de nation catholique et de tout ce que
pouvaient souhaiter les esprits qui pensent sagement.
C'est pourquoi, dans une heure aussi
grave pour l'Église, conscient de notre charge apostolique, nous
avons considéré comme un devoir d'élever notre voix
et de vous ouvrir notre âme, à vous, vénérables
Frères, à votre clergé et à votre peuple, à
vous tous que nous avons toujours entourés d'une tendresse particulière,
mais qu'en ce moment, comme c'est bien juste, nous aimons plus tendrement
que jamais.
Fausseté du principe de la Séparation
Qu'il faille séparer l'État
de l'Église, c'est une thèse absolument fausse, une très
pernicieuse erreur. Basée, en effet, sur ce principe que l'État
ne doit reconnaître aucun culte religieux, elle est tout d'abord
très gravement injurieuse pour Dieu, car le créateur de l'homme
est aussi le fondateur des sociétés humaines et il les conserve
dans l'existence comme il nous soutient.
Nous lui devons donc, non seulement
un culte privé, mais un culte public et social, pour l'honorer.
En outre, cette thèse est
la négation très claire de l'ordre surnaturel ; elle limite,
en effet, l'action de l'État à la seule poursuite de la prospérité
publique durant cette vie, qui n'est que la raison prochaine des sociétés
politiques, et elle ne s'occupe en aucune façon, comme lui étant
étrangère, de leur raison dernière qui est la béatitude
éternelle proposée à l'homme quand cette vie si courte
aura pris fin.
Et pourtant, l'ordre présent
des choses qui se déroulent dans le temps se trouvant subordonné
à la conquête de ce bien suprême et absolu, non seulement
le pouvoir civil ne doit pas faire obstacle à cette conquête,
mais il doit encore nous y aider.
Cette thèse bouleverse également
l'ordre très sagement établi par Dieu dans le monde, ordre
qui exige une harmonieuse concorde entre les deux sociétés.
Ces deux sociétés,
la société religieuse, et la société civile,
ont, en effet, les mêmes sujets, quoique chacune d'elles exerce dans
sa sphère propre son autorité sur eux.
Il en résulte forcément
qu'il y aura bien des matières dont elles devront connaître
l'une et l'autre, comme étant de leur ressort à toutes deux.
Or, qu'entre l'État et l'Église
l'accord vienne à disparaître, et de ces matières communes
pulluleront facilement les germes de différends qui deviendront
très aigus des deux côtés.
La notion du vrai en serra troublée
.et les âmes remplies d'une grande anxiété.
Enfin, cette thèse inflige
de graves dommages à la société civile elle-même,
car elle ne peut pas prospérer ni durer longtemps lorsqu'on n'y
fait point sa place à la religion, règle suprême et
souveraine maîtresse quand il s'agit des droits de l'homme et de
ses devoirs. Aussi, les pontifes romains n'ont-ils pas cessé, suivant
les circonstances et selon les temps, de réfuter et de condamner
la doctrine de la séparation de l'Église et de l'État.
Notre illustre prédécesseur
Léon XIII, notamment, a. plusieurs fois, et magnifiquement exposé
ce que devraient être, suivant la doctrine catholique, les rapports
entre les deux sociétés. " Entre elles, a-t-il dit,. il faut
nécessairement qu'une sage union intervienne, union qu'on peut non
sans justesse ; comparer à celle, qui réunit dans l'homme,
l'âme et le corps. " " Quaedam intercedat necesse est ordinata colligatio
inter illas quae quidem coniuntioni non immerito comparatur per quam anima
et corpus in homine copulantur. " Il ajoute encore : " Les sociétés
humaines ne peuvent pas, sans devenir criminelles, se conduire comme si
Dieu n'existait pas ou refuser de se préoccuper de la religion comme
si elle leur était chose étrangère ou qui ne pût
leur servir de rien. Quant à l'Église, qui a Dieu lui-même
pour auteur, l'exclure de la vie active de la nation, des lois, de l'éducation
de la jeunesse, de la société domestique, c'est commettre
une grande et pernicieuse erreur ! " " Civitates non possunt, citra seclus,
genere se, tanquam si Deus omnino non esset, aut curam religionis velut
alienam nihil que profituram ablicere. Ecclesiam vero quam Deus ipse constituit
ab actione vitae excludere, a legibus, ab institutione adolescentium, a
societate domestica, magnus et perniciosus est error. " (Lettre encyclique
Immortale Dei, 1er nov. 1885.)
La Séparation est particulièrement funeste et injuste en France
Que si en se séparant de l'Église,
un État chrétien, quel qu'il soit, commet un acte éminemment
funeste et blâmable, combien n'est-il pas à déplorer
que la France se soit engagée dans cette voie, alors que, moins
encore que toutes les autres nations, elle n'eût dû y entrer,
la France, disons-nous, qui, dans le cours des siècles, a été,
de la part de ce siège apostolique, l'objet d'une si grande et si
singulière prédilection, la France, dont la fortune et la
gloire ont toujours été intimement unies à la pratique
des moeurs chrétiennes et au respect de la religion.
Le même pontife Léon
XIII avait donc bien raison de dire : " La France ne saurait oublier que
sa providentielle destinée l'a unie au Saint-Siège par des
liens trop étroits et trop anciens pour qu'elle veuille jamais les
briser. De cette union, en effet, sont sorties ses vraies grandeurs et
sa gloire la plus pure. Troubler cette union traditionnelle, serait enlever
à la nation elle-même une partie de sa force morale et de
sa haute influence dans le monde ". (Allocution aux pèlerins français,
13 avril 1888.)
Les liens qui consacraient cette
union devaient être d'autant plus inviolables qu'ainsi l'exigeait
la foi jurée des traités. Le Concordat passé entre
le Souverain Pontife et le gouvernement français, comme du reste
tous les traités du même genre, que les États concluent
entre eux, était un contrat bilatéral, qui obligeait des
deux côtés : le Pontife romain d'une part, le chef de la nation
française de l'autre, s'engagèrent donc solennellement, tant
pour eux que pour leurs successeurs, à maintenir inviolablement
le pacte qu'ils signaient.
Il en résultait que le Concordat
avait pour règle la règle de tous les traités internationaux,
c'est-à-dire le droit des gens, et qu'il ne pouvait, en aucune manière,
être annulé par le fait de l'une seule des deux parties ayant
contracté. Le Saint-Siège a toujours observé avec
une fidélité scrupuleuse les engagements qu'il avait souscrits
et, de tout temps, il a réclamé que l'État fit preuve
de la même fidélité. C'est là une vérité
qu'aucun juge impartial ne peut nier. Or, aujourd'hui, l'État abroge
de sa seule autorité le pacte solennel qu'il avait signé.
Il transgresse ainsi la foi jurée
et, pour rompre avec l'Église, pour s'affranchir de son amitié,
ne reculant devant rien, il n'hésite pas plus à infliger
au Siège apostolique l'outrage qui résulte de cette violation
du droit des gens qu'à ébranler l'ordre social et politique
lui-même, puisque, pour la sécurité réciproque
de leurs rapports mutuels, rien n'intéresse autant les nations qu'une
fidélité irrévocable dans le respect sacré
des traités.
Aggravation de l'injure
La grandeur de l'injure infligée
au Siège apostolique par l'abrogation unilatérale du Concordat
s'augmente encore et d'une façon singulière quand on se prend
à considérer la forme dans laquelle l'État a effectué
cette abrogation. C'est un principe admis sans discussion dans le droit
des gens et universellement observé par toutes les nations que la
rupture d'un traité doit être préventivement et régulièrement
notifiée d'une manière claire et explicite à l'autre
partie contractante par celle qui a l'intention de dénoncer le traité.
Or, non seulement aucune dénonciation de ce genre n'a été
faite au Saint-Siège, mais aucune indication quelconque ne lui a
même été donnée à ce sujet ; en sorte
que le gouvernement français n'a pas hésité à
manquer vis-à-vis du siège apostolique aux égards
ordinaires et à la courtoisie dont on ne se dispense même
pas vis-à-vis des États les plus petits, et ses mandataires,
qui étaient pourtant les représentants d'une nation catholique,
n'ont pas craint de traiter avec mépris la dignité et le
pouvoir du Pontife, chef suprême de l'Église, alors qu'ils
auraient dû avoir pour cette puissance un respect supérieur
à celui qu'inspirent toutes les autres puissances politiques et
d'autant plus grand que, d'une part, cette puissance a trait au lien éternel
des âmes et que, sans limites, de l'autre, elle s'étend partout.
Injustice et périls des dispositions de la loi examinée en détail
Associations cultuelles
Si nous examinons maintenant en elle-même
la loi qui vient d'être promulguée, nous y trouvons une raison
nouvelle de nous plaindre encore plus énergiquement.
Puisque l'État, rompant les
liens du Concordat, se séparait de l'Église, il eût
dû comme conséquence naturelle lui laisser son indépendance
et lui permettre de jouir en paix du droit commun dans la liberté
qu'il prétendait lui concéder. Or, rien n'a été
moins fait en vérité. Nous relevons, en effet, dans la loi,
plusieurs mesures d'exception, qui, odieusement restrictives, mettent l'Église
sous la domination du pouvoir civil. Quant à nous, ce nous a été
une douleur bien amère que de voir l'État faire ainsi invasion
dans des matières qui sont du ressort exclusif de la puissance ecclésiastique,
et nous en gémissons d'autant plus qu'oublieux de l'équité
et de la justice, il a créé par là à l'Église
de France une situation dure, accablante et oppressive de ses droits les
plus sacrés.
Les dispositions de la nouvelle loi
sont, en effet, contraires à la Constitution suivant laquelle l'Église
a été fondée par Jésus-Christ.
L'Écriture nous enseigne,
et la tradition des Pères nous le confirme, que l'Église
est le corps mystique du Christ, corps régi par des pasteurs et
des docteurs (Éphes., IV, 11), société d'hommes, dès
lors, au sein de laquelle des chefs se trouvent qui ont de pleins et parfaits
pouvoirs pour gouverner, pour enseigner et pour juger. (Matthieu, XXVIII,
18-20 ; XVI, 18-19 ; XVIII, 17 ; Tite II, 15 ; II Cor. X, 6 ; XIII, 10,
etc.)
Il en résulte que cette Église
est par essence une société inégale, c'est-à-dire
une société comprenant deux catégories de personnes
: les pasteurs et le troupeau, ceux qui occupent un rang dans les différents
degrés de la hiérarchie et la multitude des fidèles
; et ces catégories sont tellement distinctes entre elles, que,
dans le corps pastoral seul, résident le droit et l'autorité
nécessaires pour promouvoir et diriger tous les membres vers la
fin de la société.
Quant à la multitude, elle
n'a pas d'autre devoir que celui de se laisser conduire et, troupeau docile,
de suivre ses pasteurs.
Saint Cyprien, martyr, exprime cette
vérité d'une façon admirable, quand il écrit
: " Notre Seigneur dont nous devons révérer et observer les
préceptes réglant la dignité épiscopale et
le mode d'être de son Eglise, dit dans l'Évangile, en s'adressant
à Pierre : " Ego dico tibi quia tu es Petrus ", etc.
Aussi, " à travers les vicissitudes
des âges et des événements, l'économie de l'épiscopat
et la constitution de l'Église se déroulent de telle sorte
que l'Église repose sur les évêques et que toute sa
vie active est gouvernée par eux " " Dominus noster cujus praecepta
metuere et servare debemus episcopi honorem et ecclesiae suae rationem
disponens in evangolio loquitur et dixit Petro : ego dico tibi quia tu
es Petrus, etc. Inde per temporum et successionum vices episcoporum ordinatio
et ecclesiae ratio decurbit ut Ecclesia super episcopas constituatur et
omnis actus ecclesiae per eosdem praepositos gubernetur. " (St Cypr., epist.,
XXVII ; Al., XXVIII, ad Lapsos, 11.)
Saint Cyprien affirme que tout cela
est fondé sur une loi divine : " Divina lege fundatum. "
Contrairement à ces principes,
la loi de séparation attribue l'administration et la tutelle du
culte public, non pas au corps hiérarchique divinement institué
par le Sauveur, mais à une association de personnes laïques.
À cette association elle impose
une forme, une personnalité juridique et pour tout ce qui touche
au culte religieux, elle la considère comme ayant seule des droits
civils et des responsabilités à ses yeux. Aussi est-ce à
cette association que reviendra l'usage des temples et des édifices
sacrés. C'est elle qui possédera tous les biens ecclésiastiques,
meubles et immeubles ; c'est elle qui disposera, quoique d'une manière
temporaire seulement, des évêchés, des presbytères
et des séminaires ! C'est elle, enfin, qui administrera les biens,
réglera les quêtes et recevra les aumônes et les legs
destinés au culte religieux. Quant au corps hiérarchique
des pasteurs, on fait sur lui un silence absolu ! Et si la loi prescrit
que les associations cultuelles doivent être constituées conformément
aux règles d'organisation générale du culte, dont
elles se proposent d'assurer l'exercice, d'autre part, on a bien soin de
déclarer que, dans tous les différends qui pourront naître
relativement à leurs biens, seul le Conseil d'État sera compétent.
Ces associations cultuelles elles-mêmes seront donc, vis-à-vis
de l'autorité civile dans une dépendance telle, que l'autorité
ecclésiastique, et c'est manifeste, n'aura plus sur elles aucun
pouvoir. Combien toutes ces dispositions seront blessantes pour l'Église
et contraires à ses droits et à sa constitution divine !
Il n'est personne qui ne l'aperçoive au premier coup d'oeil, sans
compter que la loi n'est pas conçue, sur ce point, en des termes
nets et précis, qu'elle s'exprime d'une façon très
vague et se prêtant largement à l'arbitraire et qu'on peut,
dès lors, redouter de voir surgir de son interprétation même
de plus grands maux !
L'Église ne sera pas libre
En outre, rien n'est plus contraire
à la liberté de l'Église que cette loi. En effet,
quand, par suite de l'existence des associations cultuelles, la loi de
séparation empêche les pasteurs d'exercer la plénitude
de leur autorité et de leur charge sur le peuple des fidèles
; quand elle attribue la juridiction suprême sur ces associations
cultuelles au Conseil d'État et qu'elle les soumet à toute
une série de prescriptions en dehors du droit commun qui rendent
leur formation difficile, et plus difficile encore leur maintien, quand,
après avoir proclamé la liberté du culte, elle en
restreint l'exercice par de multiples exceptions, quand elle dépouille
l'Église de la police intérieure des temples pour en investir
l'État, quand elle entrave la prédication de la foi et de
la morale catholiques et édicte contre les clercs un régime
pénal sévère et d'exception, quand elle sanctionne
ces dispositions et plusieurs autres dispositions semblables où
l'arbitraire peut aisément s'exercer, que fait-elle donc sinon placer
l'Église dans une sujétion humiliante et, sous le prétexte
de protéger l'ordre public, ravir à des citoyens paisibles,
qui forment encore l'immense majorité en France, le droit sacré
de pratiquer leur propre religion ? Aussi. n'est-ce pas seulement en restreignant
l'exercice de son culte auquel la loi de séparation réduit
faussement toute l'essence de la religion, que l'État blesse l'Eglise,
c'est encore en faisant obstacle à son influence toujours si bienfaisante
sur le peuple et en paralysant de mille manières différentes
son action.
C'est ainsi, entre autres choses,
qu'il ne lui a pas suffi d'arracher à cette Église les ordres
religieux, ses précieux auxiliaires dans le sacré ministère,
dans l'enseignement, dans l'éducation, dans les oeuvres de charité
chrétienne ;. mais qu'il la. prive encore des ressources qui constituent
les moyens humains nécessaires à son existence .et à
l'accomplissement de sa mission.
Droit de propriété violé
Outre les préjudices et les
injures que nous avons relevés jusqu'ici, la loi de séparation
viole encore le droit de propriété de l'Église et
elle le foule aux pieds ! Contrairement à toute justice, elle dépouille
cette Église d'une grande partie d'un patrimoine, qui lui appartient
pourtant à des titres aussi multiples que sacrés. Elle supprime
et annule toutes les fondations pieuses très légalement consacrées
au culte divin ou à la prière pour les trépassés.
Quant aux ressources que la libéralité catholique avait constituées
pour le maintien des écoles chrétiennes, ou pour le fonctionnement
des différentes oeuvres de bienfaisance cultuelles, elle les transfère
à des établissements laïques où l'on chercherait
vainement le moindre vestige de religion ! En quoi elle ne viole pas seulement
les droits de l'Église, mais encore la volonté formelle et
explicite des donateurs et des testateurs !
Il nous est extrêmement douloureux
aussi qu'au mépris de tous les droits, la loi déclare propriété
de l'État, des départements ou des communes, tous les édifices
ecclésiastiques antérieurs au Concordat. Et si la loi en
concède l'usage indéfini et gratuit aux associations cultuelles,
elle entoure cette concession de tant et de telles réserves qu'en
réalité elle laisse aux pouvoirs publics la liberté
d'en disposer.
Nous avons de plus les craintes les
plus véhémentes en ce qui concerne la sainteté de
ces temples, asiles augustes de la Majesté Divine et lieux mille
fois chers, à cause de leurs souvenirs, à la piété
du peuple français ! Car ils sont certainement en danger, s'ils
tombent entre des mains laïques, d'être profanés ! Quand
la loi supprimant le budget des cultes exonère ensuite l'État
de l'obligation de pourvoir aux dépenses cultuelles, en même
temps elle viole un engagement contracté dans une convention diplomatique
et elle blesse très gravement la justice. Sur ce point, en effet,
aucun doute n'est possible et les documents historiques eux-mêmes
en témoignent de la façon la plus claire. Si le gouvernement
français assuma, dans le Concordat, la charge d'assurer aux membres
du clergé un traitement qui leur permit de pourvoir, d'une façon
convenable, à leur entretien et à celui du culte religieux,
il ne fit point cela à titre de concession gratuite, il s'y obligea
à titre de dédommagement partiel, au moins vis-à-vis
de l'Église, dont l'État s'était approprié
tes biens pendant la première Révolution.
D'autre part aussi, quand, dans ce
même Concordat et par amour de la paix, le Pontife romain s'engagea,
en son nom et au nom de ses successeurs à ne pas inquiéter
les détenteurs des biens qui avaient été ainsi ravis
à l'Eglise, il est certain qu'il ne fit cette promesse qu'à
une condition : c'est que le gouvernement français s'engagerait
à perpétuité à doter le clergé d'une
façon convenable et à pourvoir aux frais du culte divin.
Principe de discorde
Enfin et comment, pourrions-nous
bien nous taire sur ce point ? En dehors des intérêts de l'Église
qu'elle blesse, la nouvelle loi sera aussi des plus funestes à votre
pays ! Pas de doute, en effet, qu'elle ne ruine lamentablement l'union
et la concorde des âmes. Et cependant, sans cette union et sans cette
concorde, aucune nation ne peut vivre ou prospérer. Voilà
pourquoi, dans la situation présente de l'Europe surtout, cette
harmonie parfaite forme le voeu le plus ardent de tous ceux, en France,
qui, aimant vraiment, leur pays, ont encore à coeur le salut de
la patrie.
Quant à Nous, à l'exemple
de notre prédécesseur et héritier de sa prédilection
toute particulière pour votre nation, nous nous sommes efforcé
sans doute de maintenir la religion de vos aïeux dans l'intégrale
possession de tous ses droits parmi vous, mais, en même temps, et
toujours ayant devant les yeux cette paix fraternelle, dont le lien le
plus étroit est certainement la religion, nous avons travaillé
à vous raffermir tous dans l'union. Aussi, nous ne pouvons pas voir,
sans la plus vive angoisse, que le gouvernement français vient d'accomplir
un acte qui, en attisant, sur le terrain religieux, des passions excitées
déjà d'une façon trop funeste, semble de nature à
bouleverser de fond en comble tout votre pays.
La condamnation
C'est pourquoi, Nous souvenant de
notre charge apostolique et conscient de l'impérieux devoir qui
nous incombe de défendre contre toute attaque- et de maintenir dans
leur intégrité absolue les droits inviolables et sacrés
de l'Église, en vertu de l'autorité suprême que Dieu
nous a conférée, Nous, pour les motifs exposés ci-dessus,
nous réprouvons et nous condamnons la loi votée en France
sur la séparation de l'Église et de l'État comme profondément
injurieuse vis-à-vis de Dieu, qu'elle renie officiellement, en posant
en principe que la République ne reconnaît aucun culte.
Nous la réprouvons et condamnons
comme violant le droit naturel, le droit des gens et la fidélité
due aux traités, comme contraire à la constitution divine
de l'Église, à ses droits essentiels, à sa liberté,
comme renversant la justice et foulant aux pieds les droits de propriété
que l'Église a acquis à des titres multiples et, en outre,
en vertu du Concordat.
Nous la réprouvons et condamnons
comme gravement offensante pour la dignité de ce Siège apostolique,
pour notre personne, pour l'épiscopat, pour le clergé et
pour tous les catholiques français.
En conséquence, nous protestons
solennellement de toutes nos forces contre la proposition, contre le vote
et contre la promulgation de cette loi, déclarant qu'elle ne pourra
jamais être alléguée contre les droits imprescriptibles
et immuables de l'Église pour les infirmer.
Aux Évêques et au Clergé - Instructions Pratiques
Nous devions faire entendre ces graves
paroles et vous les adresser à vous, vénérables Frères,
au peuple de France et au monde chrétien tout entier, pour dénoncer
le fait qui vient de se produire.
Assurément, profonde est notre
tristesse, comme nous l'avons déjà dit, quand, par avance,
nous mesurions du regard les maux que cette loi va déchaîner
sur un peuple si tendrement aimé par nous, et elle nous émeut
plus profondément encore à la pensée des peines, des
souffrances, des tribulations de tout genre qui vont vous incomber à
vous aussi vénérables Frères, et à votre clergé
tout entier.
Mais, pour nous garder au milieu
des sollicitudes si accablantes contre toute affliction excessive et contre
tous les découragements, nous avons le ressouvenir de la Providence
divine toujours si miséricordieuse et l'espérance mille fois
vérifiée que jamais Jésus-Christ n'abandonnera son
Église, que jamais, il ne la privera de son indéfectible
appui. Aussi, sommes-nous bien loin d'éprouver la moindre crainte
pour cette Église. Sa force est divine comme son immuable stabilité.
L'expérience des siècles le démontre victorieusement.
Personne n'ignore, en effet, les calamités innombrables et plus
terribles les unes que les autres qui ont fondu sur elle pendant cette
longue durée et là où toute institution purement humaine
eût dû nécessairement s'écrouler, l'Église
a toujours puisé dans ses épreuves une force plus rigoureuse
et une plus opulente fécondité.
Quant aux lois de persécution
dirigées contre elle, l'histoire nous l'enseigne, et dans des temps
assez rapprochés la France elle-même nous le prouve, forgées
par la haine, elles finissent toujours par être abrogées avec
sagesse, quand devient manifeste le préjudice qui en découle
pour les États. Plaise à Dieu que ceux qui en ce moment sont
au pouvoir en France suivent bientôt sur ce point l'exemple de ceux
qui les y précédèrent. Plaise à Dieu qu'aux
applaudissements de tous les gens de bien, ils ne tardent pas à
rendre à la religion, source de civilisation et de prospérité
pour les peuples, avec l'honneur qui lui est dû, la liberté
! En attendant, et aussi longtemps que durera une persécution oppressive,
revêtus des armes de lumière (Rom. XIII, 12), les enfants
de l'Église doivent agir de toutes leurs forces pour la vérité
et pour la justice. C'est leur devoir toujours ! C'est leur devoir aujourd'hui
plus que jamais ! Dans ces saintes luttes, vénérables Frères,
vous qui devez être les maîtres et les guides de tous les autres,
vous apporterez toute l'ardeur de ce zèle vigilant et infatigable,
dont de tout temps l'Épiscopat français a fourni à
sa louange des preuves si connues de tous ; mais par dessus tout, nous
voulons, - car c'est une chose d'une importance extrême, - que, dans
tous les projets que vous entreprendrez pour la défense de l'Église,
vous vous efforciez de réaliser la plus parfaite union de coeur
et de volonté !
Nous sommes fermement résolu
à vous adresser, en temps opportun, des instructions pratiques pour
qu'elles vous soient une règle de conduite sûre au milieu
des grandes difficultés de l'heure présente. Et nous sommes
certain d'avance que vous vous y conformerez très fidèlement.
Poursuivez cependant l'oeuvre salutaire
que vous faites, ravivez le plus possible la piété parmi
les fidèles, promouvez et vulgarisez de plus en plus l'enseignement
de la doctrine chrétienne, préservez toutes les âmes
qui vous sont confiées des erreurs et des séductions qu'aujourd'hui
elles rencontrent de tant de côtés ; instruisez, prévenez,
encouragez, consolez votre troupeau ; acquittez-vous enfin vis-à-vis
de lui de tous les devoirs que vous impose votre charge pastorale.
Dans cette oeuvre, vous aurez sans
doute, comme collaborateur infatigable, votre clergé. Il est riche
en hommes remarquables par leur piété, leur science, leur
attachement au Siège apostolique, et nous savons qu'il est toujours
prêt à se dévouer sans compter sous votre direction
pour le triomphe de l'Église et pour le salut éternel du
prochain.
Bien certainement, aussi les membres
de ce clergé comprendront que dans cette tourmente ils doivent avoir
au coeur les sentiments qui furent jadis ceux des apôtres et ils
se réjouiront d'avoir été jugés dignes de souffrir
des opprobres pour le nom de Jésus. Gaudeates quoniam digni habili
sunt pro nomine Jesu contumeliam pari. (Act. V, 41.)
Ils revendiqueront donc vaillamment
les droits et la liberté de l'Église, mais sans offenser
personne. Bien plus soucieux de garder la charité comme le doivent
surtout des ministres de Jésus-Christ, ils répondront à
l'iniquité par la justice, aux outrages par la douceur, et aux mauvais
traitements par des bienfaits.
Au peuple catholique - Appel à l'union
Et maintenant, c'est à vous
que nous nous adressons, catholiques de France ;.que notre parole vous
parvienne à tous comme un témoignage de la très tendre
bienveillance avec laquelle nous ne cessons pas d'aimer votre pays et comme
un réconfort au milieu des calamités redoutables qu'il va
vous falloir traverser.
Vous savez le but que se sont assigné
les sectes impies qui courbent vos têtes sous leur joug, car elles
l'ont elles-mêmes proclamé avec une cynique audace : " Décatholiciser
la France ".
Elles veulent arracher de vos coeurs,
jusqu'à la dernière racine, la foi qui a comblé vos
pères de gloire, la foi qui a rendu votre patrie prospère
et grande parmi les nations, la foi qui vous soutient dans l'épreuve
qui maintient la tranquillité et la paix à votre foyer et
qui vous ouvre la voie vers l'éternelle félicité.
C'est de toute votre âme, vous
le sentez bien, qu'il vous faut défendre cette foi ; mais ne vous
y méprenez pas, travail et efforts seraient inutiles si vous tentiez
de repousser les assauts qu'on vous livrera sans être fortement unis.
Abdiquez donc tous les germes de désunion s'il en existait parmi
vous et faites le nécessaire pour que, dans la pensée comme
dans l'action, votre union soit aussi ferme qu'elle doit l'être parmi
des hommes qui combattent pour la même cause, surtout quand cette
cause est de celles au triomphe de qui chacun doit volontiers sacrifier
quelque chose de ses propres opinions.
Si vous voulez dans la limite de
vos forces, et comme c'est votre devoir impérieux, sauver la religion
de vos ancêtres des dangers qu'elle court, il est de toute nécessité
que vous déployiez dans une large mesure vaillance et générosité.
Cette générosité vous l'aurez, nous en sommes sûr
et, en vous montrant ainsi charitables vis-à-vis de ses ministres,
vous inclinerez Dieu à se montrer de plus en plus charitable vis-à-vis
de vous. Quant à la défense de la religion, si vous voulez
l'entreprendre d'une manière digne d'elle, la poursuivre sans écart
et avec efficacité, deux choses importent avant tout : vous devez
d'abord vous modeler si fidèlement sur les préceptes de la
loi chrétienne que vos actes et votre vie tout entière honorent
la foi dont vous faites profession ; vous devez ensuite demeurer très
étroitement unis avec ceux à qui il appartient en propre
de veiller ici-bas sur la religion, avec vos prêtres, avec vos évêques
et surtout avec ce siège apostolique, qui est le pivot de la foi
catholique et de tout ce qu'on peut faire en son nom. Ainsi armés
pour la lutte, marchez sans crainte à la défense de l'Église,
mais ayez bien soin que votre confiance se fonde tout entière sur
le Dieu dont vous soutiendrez la cause et, pour qu'il vous secoure, implorez-le
sans vous lasser.
Pour nous, aussi longtemps que vous
aurez à lutter contre le danger, nous serons de coeur et d'âme
au milieu de vous. Labeurs, peines, souffrances, nous partagerons tout
avec vous et, adressant en même temps au Dieu qui a fondé
l'Église et qui la conserve, nos prières les plus humbles
et les plus instantes, nous le supplierons d'abaisser sur la France un
regard de miséricorde, de l'arracher aux flots déchaînés
autour d'elle et de lui rendre bientôt, par l'intercession de Marie
Immaculée, le calme et la paix. Comme présage de ces bienfaits
célestes et pour vous témoigner notre prédilection
toute particulière, c'est de tout coeur que nous vous donnons notre
bénédiction apostolique, à vous, vénérables
Frères, à votre clergé et au peuple français
tout entier.
Donné à Rome, auprès
de Saint-Pierre, le 11 février de l'année 1906, de notre
pontificat la troisième.
Pie X, PAPE