Jeanne le Royer / Soeur de la Nativité
SECONDE PARTIE.
Avant de sortir de la communauté, un de mes premiers soins avait été de mettre à part, pour m'en charger en partant, toutes les notes qui regardaient plus directement la matière de l'Église, parce que cela me paraissait être le but principal des révélations de la Sœur. C'est à les mettre en ordre que je m'étais occupé pendant les premiers mois de mon exil.
Mais ce choix, fait dans les circonstances d'un départ brusque et précipité, n'a pas pu être bien exact. Il était resté une quantité de circonstances et de récits très intéressants que je ne pouvais supprimer sans nuire à la cause dont j'étais chargé. Le premier volume donnait le plan de l'ouvrage ; mais il n'en donnait pas tous les détails, ni toute l'exécution. Le titre était rempli, la tâche ne l'était pas, ou du moins ne l'était pas en son entier.
Pour y suppléer, donc, et ne rien omettre de ce qui pourrait contribuer à la gloire du Tout-Puissant et au salut des âmes, j'ai recueilli ces circonstances éparses, ces traits séparés, pour les joindre aux autres lumières divines qui m'ont été communiquées par la Sœur de la Nativité, afin d'en faire une certaine suite qui pût enrichir le fond des premières révélations, et les présenter comme de nouvelles preuves de ce qui doit arriver.
La Sœur avait bien prévu la nécessité de ce supplément, puisque, comme on le verra bientôt, elle m'en avait elle-même suggéré l'idée, et, pour ainsi dire, tracé le plan, en m'indiquant les choses qui doivent y entrer.
Quoiqu'il ne m'ait pas été possible d'y mettre le même ordre, j'ose dire qu'on trouvera partout le même esprit, le même intérêt et la même importance par rapport au salut, au point même qu'à bien des égards le second volume a paru préférable au premier; et je ne prends pas sur moi de décider la question.
ARTICLE PREMIER.
Détails et développements sur les souffrances de l'Église dans les derniers temps.
« Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit... etc. »
Mon Père, dans le compte que je vous ai rendu sur tout ce qui concerne les différents états de l'Église en général, il m'est échappé bien des choses intéressantes que Dieu veut pourtant que je vous fasse écrire. Ainsi, si vous le jugez à propos, nous en parlerons à mesure qu'elle se présenteront à ma mémoire, ou plutôt a mesure qu'il plaira à Dieu de me les rappeler. Ce seront autant de nouvelles circonstances qui serviront de supplément à ce qui a été dit : elles rappelleront les mêmes idées, et les enrichiront, sans répéter les mêmes termes. Au reste, mon Père, vous y mettrez l'ordre et l'arrangement qu'il vous plaira : il me suffit de vous les indiquer, en vous répétant que la volonté divine est que vous vous appliquiez tout de bon à rédiger ce petit ouvrage, et, que vous y mettiez tout le soin et tout l'intérêt dont vous êtes capable....
Sort de cet ouvrage. Motif puissant pour y travailler.
Dieu me dit qu'il passera les mers et sera reçu dans bien des royaumes....
Il occupera un jour plusieurs écrivains; et jusqu'à la fin du monde il conduira un très grand nombre d'âmes dans le ciel Puissions-nous en être témoins!
mais ce ne sera pas dans cette vie; vos os et les miens seront réduits en poussière, et ce que nous écrivons sera là et commenté; il sera la ressource et la consolation du fidèle, comme le désespoir de tous les ennemis de Dieu, dont il renversera par avance les systèmes impies et les coupables efforts, en fournissant à la religion
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qu'ils doivent attaquer, une preuve d'autant plus frappante, qu'elle sera faite pour détruire les hérésies et les impiétés des derniers temps Quel motif
pour vous, mon Père, de zèle et de courage! A quoi pourriez-vous mieux employer votre temps, surtout tandis que vous serez privé de vos fonctions?
Titre qu'il faut y mettre.
Il paraît que la volonté de Dieu est que vous y mettiez un titre, qui annonce que c'est lui-même qui en est l'auteur, et que la créature n'y entre que pour la forme. Il faudrait, s'il était possible, que ni vous ni moi n'y fussions nommés : aussi bien, dans cet ouvrage, nous ne sommes l'un et l'autre que des instruments très passifs de la volonté divine, ne pouvant guère par nous-mêmes que gâter l'œuvre du Seigneur. Quel poids nos noms peuvent-ils lui donner? J'abandonne tout cela à vos réflexions, et j'en viens à quelques circonstances omises sur les derniers temps de l'Église de J.-C., qui peut-être ne sont pas si éloignés qu'on pourrait le croire.,..
Vision de l'Église dans les derniers temps.
Vous saurez donc, mon Père, que le premier dimanche du dernier mois de janvier, j'eus une vision qui pourrait fournir le dessin d'un très beau tableau, si un peintre pouvait bien saisir l'ensemble des objets, et les rendre dans le même ordre et avec la même force qu'ils se présentèrent à mon esprit.
Je vis donc comme dans un même cadre l'Église entière de J. C. et les trois personnes de l'adorable Trinité. Le Père et le Fils étaient assis, et devant eux l'Église paraissait à genoux sous la figure d'une vierge de toute beauté : l'Esprit-Saint étendait ses ailes et répandait ses rayons sur la vierge et les deux autres personnes. Les plaies de J.C. semblaient vives. D'une main il était appuyé sur une croix, et de l'autre il présentait à son Père un grand calice qu'il recevait des mains de l'Église qui le lui offrait à lui-même. Ainsi la vierge présentait et soutenait le calice par le bas; J. C. le tenait par le milieu pour le présenter à son père, qui, pour le recevoir, mettait une main sur la coupe, et de l'autre main bénissait la vierge. Celle-ci tenait aussi une main sur la croix de J. C., et je l'entendis promettre de répandre tout son sang
plutôt que de se séparer jamais de la foi à l'unité de Dieu et à la Trinité des personnes, ainsi qu'à tous les autres points contenus dans la catholicité.
La Vierge était environnée d'un nombre infini de chrétiens généreux qui paraissaient tous ses enfants, tant ils avaient d'amour et de respect pour elle. Ils étaient disposés à sacrifier leur vie, et brûlaient de répandre leur sang pour la même profession, qu'elle venait de faire au nom de tous Je
remarquai que le calice était à demi plein de sang, et j'entendis J. C. dire à son père en le lui présentant avec un visage gracieux : Je ne serai parfaitement content que quand je vous l'offrirai parfaitement rempli.....
Je compris que le calice contenait le sang des premiers martyrs de J. C., et que cette apparition annonçait les dernières persécutions de son Église, qui doivent achever de remplir le calice, en complétant le nombre des confesseurs et celui des élus...
Nombre des derniers martyrs.
II y aura autant de martyrs à la fin qu'au commencement de l'Église, et j'ai connu que la persécution sera si violente vers les derniers temps, qu'en peu d'années il y en aura le même nombre d'immolés; après quoi se fera le jugement universel J. C. sera pleinement satisfait, parce qu'il aura par le
nombre complet de ses élus, reçu le supplément à sa passion. L'Éternel recevra encore les mérites et le sang de ses martyrs, et voilà pourquoi J. C. s'en glorifie et s'en empare, comme d'un bien qui lui appartient en propre. C'est un père qui se voit mourir dans ses enfants, et met autant de prix à leur mort qu'à la sienne propre. Un martyr de J. C. fait cause commune avec lui; il est associé à ses mérites comme il l'est à ses souffrances. Il est comme un autre J. C. ; et s'il est vrai de dire d'un vrai chrétien que c'est J. C. qui vit en lui, il n'est pas moins vrai de dire d'un martyr, que c'est J. C. qui combat, qui souffre et qui meurt en lui.
Quelle grâce, mon Père, que celle du martyre! et qui oserait présumer de l'avoir, sachant surtout que le nombre en est fait et arrêté, tellement que toute la rage des persécuteurs et de l'enfer n'en pourra jamais ajouter un seul à ceux que Dieu a désignés pour lui rendre ce témoignage sanglant! Désirons d'être martyrs, à la bonne heure ; mais ne tentons pas Dieu : c'est une grâce toute miraculeuse et tout-à-fait supérieure à l'homme. Il est vrai que le désir en est très agréable à Dieu; il me fait connaître même qu'il tiendra compte du martyr à tous ceux qui sont dans la vraie disposition de mourir plutôt avec sa grâce, que de prévariquer en la foi, et même de rien faire qui puisse l'offenser; mais la présomption lui déplaît Il peut y avoir du plus et du
moins dans la disposition au martyre : mais cette disposition doit toujours renfermer un grand amour de Dieu, avec une haine souveraine du péché qui l'offense, surtout de ceux qu'on a commis : ce qui lui fait donner
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le nom de baptême de sang. Prions donc, mon Père, et craignons de n'en être pas trouvés dignes, si l'occasion s'en présente de nos jours.
Fausse religion contraire à l'unité de Dieu et de son Église.
Mais, mon Père, cette instruction n'est pas le seul but de l'apparition dont je viens de vous parler; il paraît encore que Dieu veut en faire comme un préservatif contre l'esprit d'erreur des derniers temps. « Sachez, ma fille, m'a-t-il dit à son occasion, que, vers la fin des derniers siècles et aux
approches du règne de l'antéchrist, il s'élèvera une fausse religion contraire à l'unité de Dieu et de son Église. » Suivant ce que j'en ai connu, mon Père,
cette hérésie fera du ravage, au point que je ne pense pas qu'on en ait encore vu une si funeste, par les secours des productions et des discours de ses suppôts qui doivent y travailler longtemps et qui y travaillent déjà peut-être. Elle s'accréditera, trouvera partout des partisans, aura de grands succès, étendra loin ses conquêtes, et semblera envelopper tous les pays et tous les états ; dans les commencements elle aura un air magnifique et très imposant de bonté, d'humanité, de bienfaisance et même de religion, ce qui sera un piège séduisant pour un grand nombre encore.
Ses sectateurs, pour mieux réussir, affecteront d'abord un grand respect pour l'Évangile et la catholicité ; il paraîtra des livres sur la spiritualité, qui seront écrits par eux avec une chaleur de dévotion, et porteront les âmes à un point de perfection qui semblera les élever jusqu'au troisième ciel. Aussi on ne doutera point de la sainteté de leurs auteurs ni de leurs partisans, qu'on mettra au-dessus des plus grands saints, qui, suivant eux, n'auront fait qu'ébaucher la vertu Le père du mensonge, comme nous le dirons bientôt,
n'oubliera rien pour accréditer des opinions qui lui seront favorables....
Ils auront des autels et des temples, où leurs prêtres tâcheront d'imiter les mystères, les cérémonies, et le sacrifice de la religion, dans lesquels ils
mêleront quantité de circonstances extravagantes et superstitieuses, en invoquant ou plutôt en profanant le saint nom de Dieu... Ils contreferont les Sacrements; d'abord ils baptiseront au nom des trois personnes divines; mais bientôt ils changeront l'ordre des personnes, et ensuite ils en ôteront pour y substituer quelques-uns de leurs saints. Leur hypocrisie leur fera inventer des austérités surprenantes et beaucoup supérieures au carême et aux abstinences de l'Église, et à toutes les mortifications des saints; mais tout cela ne sera qu'en apparence et pour en imposer aux yeux des hommes. Leur religion n'étant fondée que sur les plaisirs des sens, ils mépriseront intérieurement la vie crucifiée, la mortification, la souffrance; et tout ce qu'ils en feront paraître au dehors se réduira à des tours de force, par où d'habiles charlatans tâcheront à se surpasser mutuellement pour séduire les simples et faire des dupes de leur fourberie et de leur mauvaise foi; ce qui se manifestera bientôt par le mépris qu'ils feront publiquement de la foi et de la morale de l'Évangile. Le ridicule qu'ils tâcheront de jeter sur les chrétiens qui y tiendront encore, ne laissera pas d'en faire tomber et apostasier un grand nombre; car cette espèce de persécution est d'autant plus terrible qu'elle est fortifiée par le respect humain, l'amour-propre, une fausse honte, et surtout par les passions qui nous portent toujours du côté qui les favorise davantage.
Fausses religieuses appelées Épouses des Cantiques; leurs prestiges.
Pour mieux contrefaire les saintes institutions de l'Église, ils établiront de prétendues religieuses, qui se voueront de parole à la continence, et se nommeront, par excellence, les épouses des cantiques, ou les épouses du Saint Esprit. Elles seront d'un grand secours pour l'œuvre du démon ; il les rendra d'une beauté ravissante, exercera par elles des prestiges qui fascineront tous les yeux et feront regarder ces vestales comme des divinités. Les révélations, les prédictions de l'avenir, les extases, les ravissements en corps et en âme leur arriveront fréquemment et sous les yeux de tous ; on n'entendra parler que de leurs prodiges et des miracles des ministres de l'erreur, qui, de leur côté, ne feront pas moins d'efforts pour faire illusion au peuple par des choses surprenantes où le démon entrera pour beaucoup, jusque-là qu'après leur mort il en enlèvera en l'air dans des globes de feu , afin de les faire adorer comme des dieux immortels. Aussi on peindra leurs images dans les temples, et on dira hautement qu'une église qui produit de pareils miracles est bien plus sainte que la première (1).
Mais, mon Père, qu'on ne s'y trompe pas, ce sont des miracles comme ceux de Simon-le-Magicien, des magiciens d'Égypte, et de certains autres imposteurs qui ont paru dans le monde, et dont le démon s'est servi pour
combattre la vraie religion. Incapables de subir aucune épreuve, ces œuvres de Satan ne passeront qu'à la faveur du
(1) Surgent pseudochristi, et pseudoprophetœ: et dabunt signa magna, et prodigia ; ità ut in errorem inducantur ( si fieri potest ) etiam electi. ( Math. 24; 24.)
Cujus ( Antichristi ) est adventus secundum operationem Satanœ , in omni virtute, et signis, et prodigiis mendacibus, et in omni séduction iniquitatis. (1, ad Thess.2; 9, 10.)
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sortilège et des enchantements de ce père du mensonge. Mais qu'on en juge par la conduite secrète de ces faiseurs et faiseuses de miracles, et qu'on apprécie le fruit par l'arbre, et l'arbre par le fruit. Ces prétendus saints, illuminés et ravis en Dieu, ces hommes à prodiges, ces thaumaturges si révérés s'assembleront de nuit avec les prétendues épouses des cantiques et de l'Esprit-Saint, ces vierges vénérables et saintes, vouées à la continence et à la chasteté; ils s'assembleront, dis-je, de nuit et dans des lieux secrets et favorables à leurs desseins pervers Que d'horreurs j'aperçois!
C'est là qu'ils s'occuperont ensemble à inventer tous les moyens possibles de tromper par le secours de la magie et l'invocation des démons. C'est là, encore, qu'abusant indignement des saintes écritures, et donnant surtout un sens grossier et tout charnel au cantique des cantiques, ils s'abandonneront, pour s'y conformer, à tout le mal imaginable, et commettront des brutalités et des abominations les plus révoltantes, qu'il n'est pas permis de dire. C'est ainsi qu'ils seront fidèles à leur vœu de continence et de mortification.
Ce sera d'une de ces prostituées que naîtra l'antéchrist.
Je vois, mon Père, qu'une de ces vestales ainsi mortifiées doit donner le jour à l'antéchrist lui-même, qui vraisemblablement aura pour père un des principaux chefs de ces assemblées nocturnes. Il sera élevé à leur école et formé sur les principes de la religion qui lui aura donné naissance. Il se glorifiera d'être né de l'épouse des cantiques, ce qui sera pour lui le premier motif de se préférer à J.-C. même. Cependant l'infamie de leur conduite sera longtemps cachée aux yeux du public, et l'obligation de satisfaire les plaisirs des sens, qui fera comme le premier précepte de leur symbole, sera si bien
couvert du voile du mystère et de l'hypocrisie, qu'il n'empêchera pas leur orgueil et leur aveuglement d'ambitionner les premières places du ciel, en se préférant à ceux qui les occupent, et tout en méritant les premières places de l'enfer.
Ils seront dévorés de haine et de jalousie contre les chrétiens, et ils emploieront les puissances dont ils seront appuyés, pour les persécuter et les tourmenter. Leur désir le plus ardent sera de les faire mourir ou apostasier. Ils désuniront l'Église et la Divinité même, en tâchant de rappeler les Dieux du paganisme et de rétablir l'idolâtrie sur les ruines de la religion... Quels moyens pour les vrais enfants de Dieu d'éviter tant de pièges tendus de toutes parts, et de soutenir, sans chanceler, de si terribles épreuves. Point d'autre que de prier, de veiller sans cesse et de s'attacher plus que jamais à la croyance des mystères et aux décisions de l'Église, et enfin de ne marcher qu'à la lueur du flambeau de la foi : persuadés d'ailleurs que Dieu n'abandonne jamais les siens et ne leur refuse ni les lumières, ni les secours nécessaires à la nature de leurs besoins... Voilà, mon Père, l'explication du tableau qui me fut montré, et par lequel l'Église est avertie de se tenir sur ses gardes, et de s'affermir plus que jamais dans les principes et les dogmes dont la croyance doit être si fortement ébranlée...
Vision, en songe, du flambeau de la Foi, qui doit éclairer le vrai chrétien.
C'est, je pense, mon Père, ce que signifiaient encore un songe que j'eus, il y a quelque temps. Un beau jeune homme me présenta trois cierges allumés, qui s'unirent aussitôt ensemble et formèrent un gros flambeau. Le jeune homme me dit : Marchez toujours à sa lumière, et vous ne vous égarerez point. C'est, continua-t-il, le mystère de la Sainte-Trinité, et la foi sera bientôt agitée sur ce point ; mais il ne doit jamais s'éteindre. Il résistera jusqu'à la fin au vent de l'erreur et de toutes les passions humaines...
Revenons à la manière avec laquelle les scélérats hypocrites abuseront du sens des divines Écritures...
Horrible abus qu'on fera des saintes Écritures. Vrai sens du Cantique des Cantiques.
Vous savez, mon Père, que ce n'est pas ainsi, ni dans ce sens grossier et profane, que nous avons parlé de l'épouse des cantiques, lorsque par ce mot j'ai désigné l'état de l'Église embrasée, et comme languissante, de l'amour de son époux. Tout est chaste, tout est pur, tout est divin dans cette union
mystérieuse. Je vais encore, en finissant cet article, vous dire quelque chose de cette véritable épouse des cantiques, à laquelle je connais qu'on peut donner une autre application qui ne sera ni moins pure, ni moins édifiante.
Faisant un jour mon oraison presque immédiatement après mes vœux, je me trouvai transportée en esprit dans un beau jardin tout rempli de petites fleurs blanches d'une odeur suave et d'une beauté ravissante. Je ne voyais entre elles aucune différence : elles étaient toutes également petites, éclatantes et agréables. Vous eussiez dit qu'une main habile les avait toutes plantées avec symétrie et coupées au même niveau, sans qu'une seule s'élevât au-dessus des autres. Il y avait au milieu du jardin une fontaine d'une eau claire et délicieuse qui me parut destinée à arroser ces charmantes fleurs. Un printemps perpétuel régnait dans cet agréable séjour, et au-dessous des nuages je voyais un beau soleil qui dardait ses rayons tempérés dans toute l'étendue
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du jardin, sans jamais les porter ailleurs. Il n'avait été fait que pour éclairer son heureuse enceinte. Je remarquai que les petites fleurs étaient toutes
également tournées vers le soleil, et qu'elles avaient toutes un certain petit mouvement qui semblait les animer sans y mettre aucune confusion...
Pendant que j'étais en admiration du spectacle enchanteur dont mes yeux ne pouvaient se rassasier, une voix me dit que ce beau jardin était la figure du paradis terrestre; que les petites fleurs qui me plaisaient tant, représentaient l'état des enfants d'Adam, si leur Père n'eût point péché : que ne suivant que l'impression de la justice originelle, qui eût été leur boussole et leur apanage, ils se seraient tous, comme les petites fleurs, tournés d'eux- mêmes vers le soleil de justice, qui eût éclairé leur âme et échauffé leur cœur
; c'est-à-dire, qu'ils n'auraient aimé ni recherché que l'amour de leur auteur et de leur Dieu. C'est ici, continua la voix, l'heureux séjour de l'innocence et de la pureté; rien de souillé n'y entre. Tout ce qui est profane doit en être banni, c'est le jardin du Roi et de la Reine...
Je pris ces mots pour une défense, et n'osant y entrer, je me cachai pour observer plus à mon aise le jardin délicieux avec l'ordre et la symétrie qui régnaient dans sa distribution et dans ses ornements, ses eaux argentines, le
beau soleil dont il était éclairé, et surtout les charmantes petites fleurs dont il était rempli Tout-à-coup j'y vois entrer la plus belle vierge qui ait jamais
paru. Il m'est impossible, mon Père, de vous dépeindre la grâce et la majesté de sa démarche, le vif éclat de ses yeux pleins d'amour, la douceur, la modestie de sa figure, qui effaçait tout ce que j'avais admiré jusque-là. On me dit que c'était la vraie épouse des cantiques, et je compris par le sens de la vision, que cette expression pouvait s'appliquer à la divine mère de J. C. aussi bien qu'à son Église même, et quelquefois aussi à l'âme fidèle, quoiqu'en un sens un peu différent, comme nous le dirons bientôt...
L'épouse, ou la belle vierge dont j'ai parlé, était accompagnée de son divin époux, qui l'emportait infiniment encore ; mais je ne puis rien vous dire qui en approche, et je ne crois pas même que les anges pussent vous bien rendre ce que j'en ai vu, tant cette vision est élevée au-dessus de la portée de nos sens et de notre conception même.
Ils se promenaient seuls dans leur beau jardin, et la sainte épouse paraissait s'appuyer sur son bien aimé. La douceur et l'intérêt de leur
conversation, leurs regards enflammés, leurs attentions réciproques, tout en eux annonçait l'union la plus étroite de cœur et d'affection; mais leur amour était aussi pur qu'il était vif et ardent Jamais rien de si tendre entre deux
cœurs, et jamais rien de si chaste que leur commerce. Il n'a rien de commun avec l'amour grossier et charnel de ceux qui se passionnent pour la créature....
« Vous êtes toute belle, ma bien-aimée, disait le saint époux; je ne vois point de tache en votre personne, et voilà pourquoi je vous aime éperdument.
» C'est-à-dire, mon Père, d'un amour au-dessus de toute expression. Chacune de vos perfections est un trait dont vous avez blessé mon cœur. » Le mien,
répondait la sainte épouse, ne peut plus suffire à l'ardeur de l'amour que vous lui inspirez. Que vous êtes beau, que vous êtes aimable, ô mon cher et divin
époux !... Que vous êtes plein d'attraits et de charmes pour moi !. Mon âme
se perd dans l'admiration de vos amabilités et dans la contemplation de vos perfections divines ;.. elle soupire sans cesse après vous. Voyez, ô mon bien- aimé ! toute la tendresse de son amour, toute l'ardeur de ses vœux, toute la vivacité de son empressement. Comment mon cœur pourrait-il jamais consentir à votre absence, lui qui ne peut vivre sans vous, et qui ne trouve qu'en vous seul le repos de la vie ? Ce cœur, oui, ce cœur tout brûlant
veille pour vous quand je suis endormie ; il m'embrase de ses ardeurs sans
cesse je crois vous voir. , je me figure vos traits gracieux, tout ce que votre
personne a de plus aimable; je m'imagine entendre les doux accents,
l'agréable son de votre voix ; et cette image est si vive , que j'en suis souvent réveillée au milieu de mon sommeil »
Que de choses à dire, mon Père, sur cette tendre conversation de l'époux et de l'épouse des Cantiques!. Cet amour réciproque et si ardent ne signifie
autre chose, comme nous l'avons dit ailleurs, que l'union mystérieuse de J. C., le divin époux, avec l'âme fidèle à sa grâce et qui s'efforce de répondre à tous les transports de sa tendresse Mais les paroles: Vous êtes toute belle, je vois qu'elles ne peuvent s'entendre strictement que de l'Église, en tant qu'elle est pure et sans tache, ou d'une créature en qui le péché n'aurait jamais eu lieu, et dont la conception eût été immaculée; ce qu'on peut conclure de l'état d'innocence figuré par le paradis ou beau jardin où étaient les petites fleurs, et où la vierge entrait seule avec son époux.
Ainsi, mon Père, l'Église de J. C. doit être regardée comme la vraie épouse des cantiques; et, parmi les créatures, je vois qu'il n'y a que la
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Vierge par excellence, je veux dire la divine mère du Verbe incarné, à qui cette qualification pût proprement convenir; et si on l'applique quelquefois à l'âme fidèle, ce ne peut être qu'improprement et dans un sens général et plus éloigné. Mais, encore une fois, malheur à celui qui, par une disposition perverse, trouverait sa condamnation et sa mort jusque dans les moyens que la tendresse divine emploie pour l'attirer plus puissamment par l'attrait de l'amour....
Diverses visions qui annoncent que les maux qui commençaient à désoler l'Église en France n'étaient pas à leur terme, malgré les apparences de paix.
Rappelez-vous, mon Père ; les visions par lesquelles Dieu me fit connaître autrefois la persécution qui désole aujourd'hui l'Église de France, celle, entre autres, où, sur une haute montagne, je considérais une belle maison ouverte à tous les vents, qui représentait le royaume de France. Tout-à-coup un nuage formé par les vapeurs de la terre s'éleva, et, porté par un orage furieux, il fut poussé vers la montagne. Vous savez, mon Père, ce que signifiait cette
tempête, ce nuage et le dragon qui s'en détacha, et que j'eus ordre de combattre. Vous savez également ce que voulait dire la vision du grand
arbre, qui, après avoir battu les deux autres, fut coupé par la racine et précipité au fond de la vallée. A toutes ces figures je crois devoir ajouter
quelques autres circonstances et traits frappants qui me paraissent y avoir beaucoup de rapport, et dont vous ferez encore l'usage qu'il vous plaira.
J'ai vu en esprit une grande salle qui avait assez l'air d'une Église ; elle était presque remplie de prêtres, revêtus d'aubes très-belles et très-fines, comme pour une grande fête; mais ils n'avaient point de chasubles, ni de chapes. Ils étaient tous frisés et poudrés à blanc; leur contenance et leur figure annonçaient le contentement et la gaîté. Ils chantaient des airs de jubilation. Quelques-uns d'eux lisaient tout haut des productions en vers et en prose, auxquelles les autres applaudissaient en se récriant : Cela est bon; cela est excellent; cela est de toute beauté ; il n'y a pas moyen d'y répondre C'étaient différents ouvrages, différentes preuves composées
pour la défense de la bonne cause. J'étais ravie de joie en voyant leur
contentement Bon, me disais-je à moi-même, voilà pourtant quelque
chose qui annonce une pleine victoire !. Que Dieu soit béni et que sa
religion et sa cause triomphent !... Enfin, le bon ordre va reparaître...
Mais pendant que j'allais me livrer à ces doux transports, j'aperçus à côté de moi l'Enfant Jésus, qui en eut bientôt modéré les saillies, par le peu de paroles qu'il m'adressa. Il me parut âgé comme de trois ans; il tenait en main une grande croix., et me dit en me regardant d'un air triste : Ma fille, ne vous y fiez pas; vous allez bientôt voir du changement : tout n'est pas fini, et ils ne sont pas au bout, comme ils le pensent. Non, croyez-moi, il n'est pas encore temps de chanter victoire. Voilà bien l'aurore qui commence ; mais le jour qui la suivra sera pénible et orageux.
Presque toute la journée j'eus la même vision, surtout depuis la communion : c'était toujours l'Enfant Jésus avec sa grande croix qui se présentait à mon esprit, d'un air triste et abattu. Seulement je remarquais que sa taille était augmentée de quelque chose. Le même jour encore il se fit
voir à moi, sous la forme d'un prêtre qui me présentait un calice. A cette vue, je me recueillis un moment, suivant mon usage; j'eus recours à la Foi pour examiner quelle espèce d'impression cette apparition produisait en moi- même. Après quoi J. C. me dit : Autant de fois que vous Communiez, autant de fois je vous fais boire dans le calice de mon amour pour vous : mais je veux que ce sang vous profite, puisque c'est pour cela que je l'ai répandu.
Perdez-vous en moi, ma fille, et dans tous les évènements de la vie ne voyez que ma volonté et mon amour......
Alors, mon Père, tout son entretien intérieur ne roula que sur les croix et la nécessité de les porter et de se préparer à souffrir. Il me parla surtout des
croix et des souffrances qu'il me préparait, comme des faveurs signalées, ainsi que de la protection toute particulière et des grâces de prédilection qu'il me réservait, afin, sans doute, de m'engager à m'y rendre bien fidèle, et de m'inspirer des sentiments plus vifs de reconnaissance et d'amour envers lui...
J'osai bien user de la liberté qu'il m'accordait, en lui témoignant la crainte que j'avais de me voir obligée de subir l'élection des officiers municipaux, d'être forcée de quitter l'habit de religion, comme on nous en menaçait dès- lors, et peut-être d'être chassée de la communauté, pour rentrer dans un monde auquel j'avais dit un éternel adieu N'est-ce pas vous, ô mon Dieu!
lui dis-je, qui m'avez appelée et conduite dans la solitude?. Eh ! comment
donc souffrez-vous que....
Alors, mon Père, sans me répondre directement, afin, sans doute, de me laisser le mérite de la Foi et d'une aveugle soumission, une voix me dit intérieurement : « Ma fille, ne t'afflige pas, et confie-toi dans ma providence. Je saurai tout conduire suivant mes vues et mes desseins. A quoi serviraient
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les troubles, qu'à l'éloigner de moi? Tu crains de n'avoir pas où loger? Viens dans mon cœur, qui est ton refuge, et souviens-toi que je n'avais pas où reposer ma tête... Que peut-il manquer à celui qui m'aime et que je protège? Vois l'exemple que t'ont donné tous mes saints. Comme ils étaient riches dans l'indigence même, et contents au sein de l'affliction !... Comme eux, sois fidèle à ton Dieu, et ne crains rien. Garde le trésor de la Foi et de ton innocence, et je saurai te protéger. Ma providence t'environnera, mon assistance te soutiendra, et mon amour te dédommagera, par avance, de tous les sacrifices que tu lui auras faits. Oui, je tiendrai lieu de tout à celui qui m'aura tout donné sans se rien réserver à lui-même. Tu crains d'être forcée à enfreindre ton vœu de clôture; mais, ma fille, ignores-tu donc qu'on n'est jamais coupable, quand on n'a pas été libre? Sois disposée à remplir ta règle partout où tu seras, et je t'en tiendrai compte. Il y a des circonstances où l'on est forcé de sacrifier l'accessoire à l'essentiel : il faut alors s'en tenir à ce qu'on peut, ne pouvant ce qu'on voudrait. »
Sache donc, ma fille, que ce n'est en soi-même ni la clôture, ni l'habit de religion qui font la religieuse, mais plutôt l'amour de Dieu, le désir de la perfection, et les efforts continuels pour y arriver. Or, on peut l'avoir partout ce bon désir de plaire à Dieu pour son amour; partout on peut travailler à sa perfection, et je saurai, à l'égard d'une âme de bonne volonté, suppléer, par des grâces plus abondantes, à la facilité qu'elle recevait de la règle de la clôture et de l'habit qu'on l'aurait obligée de quitter Ah! ma fille, crois-moi, désire de tout ton cœur de garder ta règle, et de ne jamais quitter ta clôture ni ton saint habit; mais sois bien persuadée que je me contenterai de ce désir, si tu ne peux rien de plus. Désire de me plaire en tout et de ne me déplaire en rien, et tu l'auras fait. Oui, encore une fois, je le l'assure, je tiendrai compte du martyre même à tous ceux qui, au fond de leur âme, sont disposés à plutôt mourir que de jamais abandonner leur devoir touchant la Foi. Je ne les abandonnerai point, je les assisterai jusqu'à la mort d'une façon spéciale, et je tirerai ma gloire de leur situation, comme de tous les évènements qui paraissent les plus contraires à mes desseins (1). »
(1) Tout ceci fut dicté, par elle, environ un an ou dix-huit mois au plus, avant la dissolution de la communauté. Il ne faut pas s'étonner que la Sœur, entre autres, ait fait paraître tant de constance et de résignation, ni qu'elle ait avoué depuis que Dieu l'avait avantageusement dédommagée. Voyez la dernière lettre de la Supérieure, à la fin de ce volume.
Je ne puis, mon Père, vous exprimer l'impression d'amour et de reconnaissance que fit sur moi cette conversation avec le fils de Dieu. Il me parlait à cœur ouvert et avec tant de douceur et de tonte; il mettait tant de persuasion et d'intérêt dans chacune de ses paroles, que je sentais en moi- même que la nature semblait vouloir un peu s'en mêler; mais la présence de
J.C. lui imposait silence et étouffait en moi tout sentiment d'affection un peu trop humaine, de complaisance et d'orgueil, qui ne sont à craindre, en pareilles rencontres, qu'après que la présence divine s'est fait sentir; car, pendant toute son action , de pareils sentiments ne peuvent avoir lieu, vu que l'inondation de la Divinité se répand sur l'entendement , l'esprit et la volonté. Tout est épris, tout est absorbé en Dieu; et cela, mon Père, peut m'arriver en compagnie, sans que personne s'en aperçoive. Alors j'offre à Dieu sa plus grande gloire, et je renonce à toute consolation naturelle.
Supposez, mon Père, qu'une âme éprouve des chagrins noirs, des tristesses, des angoisses, des perplexités accablantes; joignez-y toutes les horreurs du désespoir. Eh bien! si J. C. fait sentir tout-à-coup sa présence
dans cette âme, au même instant la paix, le contentement succèdent au troublent à la frayeur. Elle est transportée de joie, et semble passer du fond des Enfers jusqu'au haut du Ciel, comme il m'est arrivé tant de fois; mais pour revenir à la circonstance dont nous parlons, je dis à J. C.:
Je vous fais, ô mon Dieu! le sacrifice de mes joies et de mes contentements, puisque vous voulez m'en faire goûter. Ce sont des fleurs qui vous appartiennent, puisque vous les faites naître dans la terre ingrate de mon cœur. Je vous les offre, ainsi que le bonheur que j'espère goûter éternellement avec vous. Cette offrande parut lui plaire; mais il ajouta: « C'est, ma fille, lorsqu'une âme souffre quelque chose pour mon amour, qu'elle me plaît davantage. Attendez-vous donc à souffrir... »
Ainsi finit notre entretien ce jour-là, et j'attends avec résignation l'effet de cette promesse. De quelque manière qu'elle s'exécute, je serai toujours contente, pourvu que Dieu le soit, et qu'il trouve sa gloire dans tout ce qui pourra m'arriver.
Mon Père, il y a comme quinze ans passés, c'était l'année du grand Jubilé, que j'eus encore une vision bien frappante,
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pendant que nous étions toutes au chœur pour y faire nos stations. Je vis un globe de lumière remplir le sanctuaire et la grille. Sans rien apercevoir distinctement, je compris, par le sens de cette lumière, que c'était la présence des trois personnes divines qui se rendaient sensibles à moi de cette manière. Je vis donc, au moins des yeux de l'esprit, mais sans pouvoir m'en distraire ; je vis, dis-je, un Christ de taille humaine porté par une multitude d'anges : il me paraissait agonisant et couvert de plaies sur la chair vive; il était environné des douze Apôtres, qui formaient comme un cercle autour du globe. Je reconnus plus distinctement Saint-Pierre, qui paraissait primer entre les autres, par sa qualité de premier chef de l'Église; la Sainte-Vierge était au pied du Christ.
Pendant toutes nos prières et le Miserere que nous récitâmes les bras en croix, le groupe céleste me parut stable, et toujours élevé de terre, à la hauteur d'environ quinze pieds; mais du moment qu'on partit pour la troisième station, tout partit devant nous, et s'arrêta au lieu où nous nous
arrêtâmes : c'était l'ouvroir. Tout resta alors dans le même état pendant tout le temps que nous répétâmes les mêmes prières, jusqu'au moment de retourner devant le Saint-Sacrement, où tout disparut, sans que mon imagination ait pu rien produire de semblable pendant tout le cours des stations suivantes. Or, mon Père, voici maintenant ce que je vis et compris par la lumière de cette vision et les impressions qu'elle fit sur moi:
1 °. Dieu m'y fit apercevoir très distinctement les ecclésiastiques jureurs et intrus, les hérétiques de toute espèce; 2°. J'y vis encore les efforts réunis de tous les ennemis de l'Église contre les vérités de la foi, et la secousse horrible que l'Église et la religion devaient en ressentir : car je compris par- là, que la puissance de l'Église allait en être furieusement ébranlée. Il est vrai qu'alors j'eus beaucoup à craindre d'être dans l'illusion, vu surtout les contradictions que j'avais déjà essuyées sur pareilles choses, et le peu d'apparence qu'il y avait alors, que tout ce que je voyais se fût jamais réalisé.
La première impression que je ressentis de cette vision, par rapport à moi- même, fut une grande confiance que je pouvais, en m'acquittant bien de mes stations, m'acquitter devant Dieu de toutes les peines temporelles dues à mes péchés passés, par les fruits et les mérites infinis de la passion de J. C, auxquels sont unis ceux de tous les Saints du ciel et de la terre; et cela, par les pouvoirs que J.C. a accordés à son Église, dans la personne de son premier apôtre et de ses successeurs: ce qu'on appelle gagner les indulgences plénières.
J'ai connu que pour gagner cette indulgence, il faut être bien repentant et s'acquitter comme il faut de toutes les pratiques qui sont prescrites dans la bulle du souverain Pontife, et avec toutes les dispositions qu'il demande. J'y connus même que celui qui contesterait ce pouvoir à la sainte Église romaine, ou qui la contredirait dans quelque autre point de sa doctrine, encourrait l'indignation de J.C. son chef, de saint Pierre, de tous les apôtres, et surtout de la divine mère du Sauveur. Tout cela m'y fut très fortement imprimé.
La deuxième impression que je reçus dans cette vision, consistait à me retracer vivement l'infaillibilité des vérités de la foi qu'on attaque si fortement, aussi bien que celle de l'autorité qui nous les propose; vérités surnaturelles qui sont unies et tellement inséparables, que quiconque en rejette une seule, ne peut en admettre aucune, et que quiconque ne croit pas tout, ne croit rien. J'ai vu dans l'unité de cette église tous ses attributs essentiels aussi inébranlables que les vérités qu'elle professe.
La troisième impression que j'en reçus, fut une impression de terreur. La colère divine me fit entendre ces formidables paroles : Malheur! malheur à quiconque tentera d'usurper, opprimer, supprimer ou contredire cette puissance du souverain Pontife, ces vérités immuables et infaillibles!......
Alors, mon Père, il me sembla voir saint Pierre et tous les apôtres s'émouvoir d'une sainte colère contre les intrus, les jureurs et tous les ennemis de l'Église. Saint Pierre parlait toujours le premier en qualité de chef de tous les autres.
À Pâques dernier, mon Père, J. C. me fit connaître qu'il voulait que ma pâque fût un vrai passage de moi, afin que je pusse dire à l'avenir comme l'apôtre : Je vis; non, ce n'est pas moi qui vis, mais J. C. qui vit en moi.....
Mais, mon Père, que d'obstacles s'opposent en moi à cette heureuse vie de la foi en J. C., qui est la vie du juste sur la terre !. Il n'est pas, le dirai-je,
jusqu'à mes pauvres vertus qui ne portent tellement l'empreinte de l'homme, que le chrétien s'y trouve à peine, et que le vieil homme n'empêche toujours de donner la vie à l'homme nouveau Et voici, à ce propos, un piège très
subtil du démon ou de la nature, que J. C. m'a découvert dernièrement. Mes fautes passées m'ont donné une telle crainte et aversion de
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l'orgueil, que, de peur d'en être encore la dupe, j'ai souvent tombé dans une fausse humilité, qui me porte à manquer un peu de douceur et de politesse, sitôt que j'aperçois qu'on voudrait tant soit peu faire mon éloge et parler en ma faveur.
ARTICLE II
Triomphes de J. C. dans son Église.
§. Ier.
Triomphes de J. C. dans sa naissance et dans sa mort.
« Au nom du Père, du Fils, et du Saint-Esprit Par Jésus et Marie, je fais
l'obéissance. »
Parlons maintenant, mon Père, de choses bien consolantes pour ceux qui aiment J.-C. et qui s'intéressent à sa gloire. Dieu m'a fait voir en son fils une infinité de triomphes, qu'il m'est impossible de vous expliquer, et qui ne seront connus que dans l'Éternité, sans jamais l'être parfaitement de la créature. Triomphe infini de la divinité dans l'incarnation du Verbe; triomphe de toutes les vertus dans la personne du Verbe incarné; triomphe de la justice et de la miséricorde divine, dans la mort et la passion du Dieu rédempteur; triomphe de sa grâce dans les âmes, par les mérites de cette passion; triomphe du même Sauveur, par sa croix, sur le démon, le monde et la chair; triomphe enfin de son Église sur tous ses ennemis. Que de choses à dire sur chacun de ces triomphes!
Reprenons, mon Père, et tâchons encore de balbutier quelques mots sur une matière dont les Anges eux-mêmes ne pourraient vous parler dignement. 1°. Triomphe infini de la divinité, dans le mystère adorable de l'incarnation du Verbe.
Triomphe de J. C. dans le mystère de l'incarnation.
Dieu n'avait créé le monde que pour l'intérêt de sa gloire et de son pur amour, et pour le bonheur de sa créature ; mais le péché avait dégradé et avili la créature, et la désobéissance de l'homme l'avait rendu indigne de sa destination. Que fait le fils de Dieu par son incarnation? Il venge la gloire de son père outragée par la révolte de l'homme coupable ; il lui rend l'hommage el le cœur de sa créature, et la rend digne de l'amour de son Dieu qu'il lui concilie. Ses humiliations et ses souffrances réparent tout, suppléent à tout, remettent tout dans l'ordre que le péché de l'homme avait troublé; par l'incarnation du Verbe Dieu est vengé, sa justice est satisfaite, sa colère apaisée, tous ses attributs honorés. La créature rentre dans les droits que le péché lui avait fait perdre, et tout cela est l'ouvrage de l'amour du Verbe incarné. Que de triomphes, par conséquent, dans son incarnation!. Dieu
n'en tire-t-il pas une gloire infinie, et l'homme des avantages proportionnés? Mais ce n'est pas tout....
Je vois encore le triomphe de la rédemption du monde dans l'incarnation du Verbe et dans l'enfance de J. C. Ce divin enfant m'apparut un jour
couché sur une croix garnie de palmes et de fleurs. Il n'y était point attaché,
mais il y était seulement couché, pour marquer l'état d'immolation libre et volontaire où il se présenta à son père dès le premier instant de sa conception Mon Père, la majesté divine n'est jamais plus grande que dans
le triomphe de l'incarnation ; c'est là que son anéantissement, son humiliation et sa pauvreté triomphent avec éclat des richesses, des grandeurs, de la vanité, de l'orgueil de ce monde, dont pourtant les grands de la terre ont tant besoin pour couvrir leur petitesse et leur pauvreté réelle, sous les dehors d'une grandeur apparente et d'une richesse empruntée. Tout ce vain éclat qui entoure les rois et les potentats, n'est qu'un appui nécessaire à leur faiblesse. C'est un faux brillant qui ne sert qu'à faire illusion aux yeux du public, en leur déguisant à eux-mêmes la misère de leur condition. Il n'en est pas ainsi de J.-C. dans son incarnation ni dans sa naissance. L'ouvrier peut se passer de son ouvrage. Indépendant et au-dessus de tous les êtres crées, il n'a pas besoin de leur secours ; et il est plus grand dans sa crèche que tous les rois environnés de l'éclat de leur trône et couverts de leurs lambris dorés......
Triomphe de J. C. dans le mystère de sa Passion.
Triomphes de la passion de J. C. sur la justice de son père, sur le péché, le démon et l'enfer. Que de victoires, que de triomphes depuis son agonie
jusqu'à son dernier soupir !. Ah! mon Père, que j'y vois de choses
admirables et terribles tout-à-la-fois!. Et que la gloire de Dieu y est bien
vengée des insultes de l'homme et du péché!. Oui, la passion de J.-C. est
le triomphe le plus glorieux à la Très-Sainte Trinité. La justice et la
miséricorde, tous les attributs divins y ont triomphé à-la-fois. Dans l'ivresse de sa vengeance, s'il est permis de parler ainsi, Dieu a pleinement satisfait sa justice dans le sang de son fils, pour les péchés de tous les coupables pénitents. Mais cette même justice y a trouvé aussi des motifs de lâcher un jour contre ses ennemis tout le torrent de sa juste vengeance. Ainsi, triomphe de la miséricorde pour les bons, triomphe de la justice pour les méchants
Que d'accomplissements dans ces deux mots: Tout est accompli ! ....
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Que de consommations dans ce grand consummatum est !... Ah ! mon Père, que Dieu m'a fait voir de grandes choses sur ces deux paroles ! Que de triomphes attachés à cette sainte et puissante passion! Dieu désarmé, le ciel ouvert, l'enfer aux abois, l'homme racheté, le péché détruit, le Démon terrassé, la mort vaincue, les passions désarmées, et tout cela l'ouvrage de J.
C. expirant!... Mais surtout que de victoires éclatantes dans le triomphe éclatant de sa glorieuse résurrection ! ... C'est là que la Divinité voilée et comme ensevelie dans les ombres de la mort, n'attendait que le dernier point d'abaissement pour sortir victorieuse et triompher de la destruction même....
J. C. dans sa résurrection est un vainqueur revêtu de sa gloire et de sa puissance ; rien désormais ne peut plus l'éclipser. Après sa mort il fait
triompher notre espérance, parce que pendant sa vie il avait fait triompher en lui toutes les vertus. N'oublions pas, mon Père, que pour recueillir un jour les fruits de son second triomphe, il faut nécessairement imiter le premier. Ce n'est qu'à cette condition que le bonheur du ciel nous est offert et destiné.
Bientôt ce vainqueur pacifique va partir pour la conquête du monde, après avoir porté jusqu'au haut du ciel les cicatrices glorieuses de ses plaies, comme les marques de ses victoires.
Triomphe de J. C. dans la Sainte Eucharistie.
Ajoutons, triomphes de J. C. dans la sainte Eucharistie, où il est plus anéanti que sur la croix. Cet état d'immolation volontaire est une continuation de sa passion, une satisfaction continuelle, un abîme de triomphe pour son amour et pour son cœur. Quelle gloire ne revient-il pas à Dieu de la foi à ce divin mystère, qui est la vraie fournaise de l'amour divin!
J. C. meurt en nous par la communion, c'est-à-dire, qu'il y perd son être sacramentel et eucharistique; mais il ne meurt ainsi mystiquement que pour triompher plus glorieusement de nos passions et nous en faire triompher avec lui. Quel bonheur pour nous ! mais pour cela que de fidélité à sa grâce n'exige pas ce pacifique triomphateur !.. Je tremble quand j'y pense. Il me
semble entendre sortir du fond du saint tabernacle la voix de ce Dieu devenu victime; il me semble qu'il me crie par son immolation : Mort, mort, mort à toi-même et à tout ce qui t'environne, pour ne vivre que de ma vie et de mes vertus ! Mon Père, ce que j'ai vu et connu sur tous ces triomphes du Fils
de Dieu est incompréhensible; et après des milliers de volumes on ne pourrait jamais le pénétrer que par la foi et l'adoration la plus profonde. Malheur à ceux qui sont privés de ce divin flambeau Ce sont des aveugles
qui sont incapables de goûter ni de sentir les choses de Dieu.
Différentes visions de la Sœur avant et pendant les fêtes de Noël.
Pour mieux vous faire comprendre encore, mon Père, et sentir la réalité de ces différents triomphes de l'humanité sainte du verbe incarné, il me paraît à propos, si vous le permettez, de détailler ici différentes visions que j'ai eues, surtout dans les circonstances de la dernière fête de Noël. Ce détail, que je tâcherai d'abréger, ne vous ennuiera pas, j'en suis sûre, pourvu que vos occupations vous permettent de m'écouter encore pendant un certain temps. Pour moi, mon Père, je serai d'autant charmée de vous rendre ce compte, que je croirai encore faire en cela la volonté de Dieu.
Vous vous rappelez, sans doute, que pendant le temps de l'avent vous aviez eu la charité d'entendre la confession de toute ma vie comme je le désirais. Nous la finîmes précisément trois jours avant les fêtes; mais avant de tout terminer, je vous demandai la permission de faire pendant les trois jours une petite retraite particulière, pour me disposer prochainement à recevoir l'absolution de toutes mes fautes passées, afin de mieux célébrer les grandes fêtes de la naissance de J. C. Vous eûtes la bonté d'entrer dans toutes mes vues, et vous me conseillâtes de m'occuper, dans ma retraite, surtout de la conception du Dieu Sauveur, de son silence mystérieux dans le sein de sa mère, et de faire quelques lectures qui fussent analogues aux circonstances de sa naissance et aux grandes dispositions qu'elle demande de nous. Au reste, vous me permîtes de suivre surtout cela l'attrait de la grâce et les réflexions que l'Esprit Saint eût voulu m'inspirer.
Eh bien, mon Père, j'allai tout de suite trouver notre Mère, pour la prier de me prêter un livre de piété, pour m'occuper, lui dis-je, trois ou quatre jours en mon particulier. Notre Mère me prêta un volume contenant différentes retraites spirituelles. Il y en avait même une qui n'était que pour des religieuses : j'en avais lu quelque chose le soir même avant de me coucher. Le matin je me préparais à y faire ma méditation : prosternée devant la très- adorable Trinité, je lui offrais ma retraite et la priais de la bénir au nom de J.
C. et sous la protection de sa Sainte Mère, sans penser à rien autre chose. .
Voilà, mon Père, que la présence de Dieu se fait sentir à moi : J. C. m'apparut d'une manière intérieure, à ce que je crois, mais plus frappante qu'il n'avait fait depuis très longtemps. Il me dit d'un ton doux et persuasif:
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« Ma fille, je veux pendant votre retraite vous instruire et vous préparer moi-même. Je serai votre guide et votre docteur: ainsi, vous pouvez bien vous dispenser de lire tout autre livre, pour m'étudier moi seul. Contentez- vous de m'écouter, je suis très suffisant pour vous instruire. Voici donc,
continua-t-il, comme vous ferez votre retraite, quand vous en aurez eu la permission de votre directeur, à qui je veux que vous la demandiez. (Vous savez, mon Père, que je vous la demandai dans le temps.)
» Comme votre directeur, je veux aussi que votre retraite soit toute entière employée à méditer sur mon silence et ma retraite de neuf mois dans le sein de ma mère, figure de mon silence et de ma retraite plus profonde encore dans le sacrement de mon amour. Vous vous unirez à moi dans ces deux états, surtout dans le dernier, afin de rendre à mon Père des adorations et des hommages; dignes de lui et de désarmer sa colère. Vous méditerez sur
l'amour de mon cœur sacré envers les hommes, même avant ma naissance; sur le désir ardent que j'avais de naître pour les racheter, et sur l'offrande que je faisais déjà de mon sang à la justice. Vous vous acquitterez, à cette intention, des pratiques que je vous ai données pour honorer les mystères de ma vie et de ma mort. Mais pendant les fêtes de Noël vous vous occuperez particulièrement du grand mystère de ma naissance, qui a réjoui le ciel et la terre. C'est à ce dessein surtout que vous devez y communier. Par-là vous vous conformerez à l'esprit de mon Église. Vous honorerez ma Mère et lui plairez infiniment. Enfin, vous rendrez à Dieu, mon Père, une gloire dont il est jaloux et qu'il ne saurait refuser. Voilà, ma fille, de quoi vous occuper pendant votre retraite. »
Alors, mon Père, J. C. se fit voir à moi sous la figure d'un petit enfant qui vient de naître. La clarté lumineuse qui le couvrait, pour la décence, me laissait voir dans cet enfant divin une beauté ravissante qui absorba en moi et fît disparaître tout sentiment d'affection sensible pour la créature. Je ne voyais plus, je ne pouvais plus voir que l'objet de mon amour, et je m'étonnais comment j'avais pu quelquefois penser à quelque autre chose....
Tandis qu'avec attendrissement je le regardais couché sur du foin et réduit à la souffrance pour mon amour, il fixa ses yeux et son visage enflammé vers le ciel, et étendit ses petits bras, comme s'il eût été déjà sur la croix et qu'il eût déjà voulu en prendre les dimensions. Vous eussiez dit que ses pieds et ses mains attendaient les doux, et son côté adorable le coup de la lance meurtrière. Il semblait dire par avance:
Mon Père, pardonnez-leur....
« Voilà, ma fille, me dit-il en tournant vers moi ses yeux pleins d'amour, voilà l'attitude que j'ai prise et l'agréable spectacle que j'ai donné à mon Père dès le premier instant de ma naissance, et même de ma conception ; et voilà le livre qu'il vous faut étudier pendant votre retraite. » Quel livre! mon Père
qu'il est rempli d'onction! qu'il renferme de choses merveilleuses !,.. Peut-on se lasser de l'étudier ?. Non, sans doute. Aussi il faut avouer que depuis cet
heureux moment il m'est impossible de m'occuper d'autre chose. Je ne pense, jour et nuit, qu'à cet adorable enfant, et jusque dans mon sommeil je crois le voir et l'entendre encore..... Mais je suis bien éloignée de m'en plaindre....
Ah ! puisse, au contraire, son image gracieuse m'occuper sans cesse ! puisse son aimable souvenir ne s'effacer jamais de mon esprit, ni son saint amour du fond de mon cœur !. Tâchons du moins de lui être toujours unis par la
souffrance, et de lui sacrifier tous nos mouvements par la fidélité de notre vie et la vivacité de notre amour.
Ce ne fut pas là, mon Père, la seule vision de ce genre que j'eus pendant mes trois ou quatre jours de retraite. J. C. m'apparut souvent, et toujours dans la même circonstance et dans la même position de son divin corps. Il me répéta encore que dès le premier instant qu'il avait été couché sur la paille, après sa naissance, il y avait pris la position qu'il devait avoir sur la croix, afin de glorifier son Père, en lui offrant par avance les souffrances et les mérites de sa mort pour le salut du genre humain. Sans doute, mon Père, que ni Abel immolé , ni Isaac couché sur l'autel de son sacrifice, ni toutes les victimes de la loi ancienne, quoiqu'elles fussent les figures de l'immolation de la grande victime qui devait se charger des péchés du genre humain, et les expier par sa mort, ne présentèrent jamais un spectacle si agréable aux yeux de l'Éternel, que celui que lui offrit tant de fois ce fils innocent, le vrai agneau de Dieu, ce J. C. enfin, en préludant ainsi à son dernier sacrifice par tant de sacrifices journaliers, et par des postures corporelles qui étaient comme les essais de son immolation.
Je laisse les mondains s'applaudir de leurs joies, et loin de leur envier leur prétendu bonheur, j'ose les défier de me dire si leurs plaisirs les plus
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piquants ont rien qui approche de ce que la présence sensible de mon Dieu m'a fait éprouver mille fois..... Que sera-ce donc de l'Éternité!... Quel bonheur pour ceux qui l'éprouveront! Mais quel repentir pour ceux qui auront sacrifié le plaisir réel, permanent et véritable, au plaisir grossier et méprisable des sensualités passagères de ce monde malheureux et trompeur!... Qu'ils disent, s'ils veulent, ces aveugles partisans d'une philosophie insensée, que tout cela n'est en moi que l'effet d'une imagination qui se repaît de fantômes; je leur répondrai : Cette folie, si c'en est une, est bien plus désirable que la vôtre, puisqu'en imprimant dans l'âme la haine du vice et l'amour des vertus, elle assure son bonheur pour la suite, et pour le présent lui fait jouir du seul bien réel, et goûter le seul plaisir innocent et solide que l'homme puisse éprouver ici-bas.
Dans une de ces méditations, j'aperçus un globe de feu rond, qui me paraissait de la grosseur d'un boisseau, qui tombait du ciel, et il me fut dit que c'était le feu du divin amour que J. C. avait apporté du ciel en terre, et qu'il voulait, qu'il désirait allumer dans tous les cœurs À la lueur de ce
beau feu, je vis encore disparaître l'amour des choses sensibles dans lesquelles je ne voyais plus rien que de vil et de méprisable, en comparaison de l'amour du Créateur, qui seul me paraissait digne de toutes les tendresses de notre cœur. Alors, mon Père, voyant Dieu en tout, et ne voyant plus rien qu'en Dieu, je me trouvai enflammée plus que jamais du désir de tout rapporter à son divin amour, et de ne rien faire que pour ce but unique; ce que la grâce de J. C. a bien voulu continuer en moi. Quand je vois un petit enfant qui me plaît, ou quelque autre chose d'agréable, je me rappelle la beauté ravissante de l'Enfant-Jésus, et aussitôt toute idée de créature s'évanouit....
Je ne dois pas, mon Père, oublier de vous dire que le démon qui, comme vous savez, s'exerce sans cesse à singer l'œuvre de Dieu pour nous faire prendre le change, a aussi tenté de me faire voir un enfant à l'imitation de celui dont je viens de vous parler. Mais quelle différence dans son maintien, ses paroles, son air, et les effets qu'il produisait en moi! Non, Dieu ne permet jamais que la ressemblance soit exacte, jusqu'au point qu'il soit impossible à la bonne foi d'éviter l'erreur; et je connus dans la communion suivante que ce n'était que par la grâce de J. C. que j'avais découvert le piège, et qu'au lieu d'aimer cet enfant que le démon me produisait, je n'avais conçu pour lui que l'aversion, la haine et la détestation qu'on doit au père du mensonge et du péché.
Aux approches de la fête, j'entendis la voix de J. C. qui me dit : « Que de sacrilèges vont se commettre pendant ces saints jours par mes ennemis qui
sont dans ma propre maison ! A qui me présenterai-je pour être dignement reçu, dit-il, par une anticipation de l'avenir? Sera-ce à ces sacrilèges
audacieux qui n'ont pas même l'aveu de mon Église? Sera-ce à ces personnes du monde, qui ne pensent qu'à leurs plaisirs, et semblent ne me connaître que pour mieux m'outrager? » Voyant que je sanglotais, il me dit : « Ne t'afflige pas; il me reste pourtant encore des cœurs fidèles. Leur nombre, joint à mes bons ministres, suffit pour me consoler et te consoler toi-même du mépris et de l'abandon des autres : mon Père en tirera toujours sa gloire, et les sacrifices qu'on m'offre dans les souterrains me sont plus agréables. Je prends plaisir aux épreuves et aux combats de mes vrais fidèles ; et mon Église persécutée me présente un spectacle bien plus touchant, un hommage bien plus digne de moi. Mon Père est bien autrement glorifié, quand il l'est malgré tous les obstacles qui s'y opposent » Il n'est donc rien de plus grand,
de plus méritoire pour un chrétien que de souffrir persécution pour la Foi; aucun avantage qui soit comparable au bonheur qu'il a d'être malheureux de la part des hommes, pour avoir été fidèle à son Dieu....
Après avoir reçu l'absolution, la veille de Noël, J. C. me témoigna à plusieurs reprises qu'une grande tristesse accablait son cœur. « Que de
crimes, me répéta-t-il, vont se commettre cette nuit et pendant ces saints jours !.... Que je vais être grièvement offensé !.. » Je lui représentai ses mérites et ceux de tous les saints, surtout de sa sainte Mère, et sur cela il me fit connaître qu'il fallait être bien fidèle aux pratiques dont j'allais renouveler le vœu, et dont le but est de lui faire amende honorable pour toutes les offenses dont il se plaignait; qu'il fallait chaque jour lui offrir les sacrifices de la messe pour réparer les sacrilèges de cette même nuit; ce que je commençai de faire aux messes du jour et de la nuit qui nous furent dites; et voici mon Père , ce qui arriva aux trois messes de la nuit:
À la consécration et l'élévation de la première, j'aperçus distinctement entre les mains du prêtre un petit enfant tout rayonnant de gloire, dont la chair était vivante et animée. Jusqu'au Domine non sum dignus, il me parut assis
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devant le prêtre sur l'autel , et comme enveloppé de ce vêtement de gloire que lui formaient les rayons de sa divinité. II paraissait attendre avec une sorte d'impatience le moment de la communion pour être reçu du prêtre et des religieuses Se tournant vers moi, il me dit d'une voix enfantine: « Ah!
si vous aviez autant de désir de venir à moi que j'en ai d'aller à vous et d'entrer dans votre cœur !. » A cette douce et amoureuse invitation de mon
Dieu, je me trouvai si pénétrée de foi, de crainte et d'amour, que je ne pouvais plus y tenir. Je m'offris toute à lui, ou plutôt je le priai de recevoir ses propres mérites autant qu'ils se trouvaient en moi, comme dans les autres. Je m'unissais à son amour, en attendant de m'unir à son divin cœur et à tout lui-même. J'étais si transportée de ce désir ardent de le recevoir,
que je ne savais plus si j'assistais à la messe, ou non. Je l'offris lui-même au Père Éternel je renouvelais mes vœux de baptême et de religion, avec celui de mes pratiques je priais pour l'Église, pour la religion, pour le royaume,
etc., comme vous me l'aviez dit Au Pater noster, l'enfant disparut un moment.....
Au Domine non sum dignus , j'aperçus encore ce divin Enfant qui me parut ouvrir ses mains et ses bras comme pour se livrer et s'offrir au prêtre qui allait le recevoir. Il disait en se donnant lui-même: C'est ici que je trouve mes délices Je redoublais d'ardeur et d'empressement. Mais une autre voix
plus forte se fit entendre au-dessus de l'Autel : Tremblez, viles créatures, vers de terre; humiliez-vous, anéantissez-vous, rentrez dans le néant, dans le vide de vous-mêmes, en présence de votre Créateur et de votre Dieu !. Ces
mots terribles, répétés deux ou trois fois, m'eussent infailliblement éloignée, si je n'eusse été plus fortement rappelée par la voix de J. C. même, qui m'invitait d'approcher sans rien craindre, et m'en faisait une sorte de commandement auquel il m'était impossible de résister. Je m'approchai donc encore avec plus d'amour que de crainte.
Après la communion, mon divin hôte m'entretint beaucoup de l'amour qui venait de le faire naître dans mon cœur comme dans une nouvelle crèche; mais il m'en entretint d'une manière qu'il m'est impossible de vous rendre.
C'était l'amour qui parlait de lui-même; il est seul capable de s'exprimer...
Ses paroles n'étaient que feu et flamme; chaque mot était un trait brûlant, une flèche vive et pénétrante, et tout son entretien une fournaise ardente de ce beau feu qui embrase le cœur des séraphins, et qu'il est venu apporter du ciel en terre. Quel Contentement, quelle béatitude il m'a fait goûter dans cet heureux moment et dans ceux qui l'ont suivi !... Quel parfait bonheur !...
À l'élévation de la seconde messe, j'aperçus encore des yeux de l'esprit le même enfant couché dans l'hostie sainte; mais il avait les bras étendus son
sang paraissait couler de ses petits, membres et de différentes parties de son divin corps; je voyais dans son intérieur une disposition au crucifiement, une ardeur de charité qui l'immolait par avance pour le salut de tous. Ses yeux, fixés au ciel, me disaient assez qu'il était tout occupé du grand projet de le rendre favorable à la terre, en réconciliant l'homme coupable avec son juge irrité. Tel est le but de son incarnation et de sa mort. C'est à quoi il doit employer tous les instants de sa vie, tous les désirs de son âme et tous les mouvements de son cœur, jusqu'à son dernier soupir. Il se sacrifie tout, il s'immole lui-même pour l'intérêt de son Église et pour le bien de tous ses élus.
Il ne m'arriva rien de plus marqué à la troisième messe de la nuit. Mais, mon Père, puisque nous sommes sur ces sortes d'apparitions, je vous ferai part encore de quelques autres du même genre qui me sont arrivées quelques jours après les fêtes de Noël, et qui serviront peut-être à développer davantage et même à appuyer celles dont nous venons de parler, et dont elles sont comme la suite. Voici les faits:
Une nuit que je ne pouvais dormir, je me rappelai une lecture, et une explication que vous nous aviez faite sur l'enfance de J. C., à l'occasion de sa naissance. Que ce mystère est grand et admirable, me disais-je en moi- même!.. Que cela est étonnant, surprenant et ravissant !... Ciel ! qui le comprendra jamais?.... Un Dieu devenir un petit enfant d'un jour... un petil enfant de deux jours un petit enfant de trois jours... un petit enfant d'une semaine... un petit enfant d'un mois un petit enfant d'un an. et cela pour
l'amour de nous !. Chaque mot de cette gradation me donnait un nouveau
sujet d'étonnement J'entrevis tout-à-coup que Dieu voulait à ce sujet me
faire connaître quelque chose. Je cessai aussitôt tout raisonnement humain, pour ne m'appliquer qu'à connaître quelle était la volonté de Dieu. Car je craignais, dans un sens, que ce n'eût été moi-même qui, en montant mon imagination par la méditation d'un objet
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si propre à l'exciter, ne me fusse donné l'agréable sensation que j'éprouvais intérieurement.
Pendant que j'en raisonnais ainsi, et que je me mettais pour ainsi dire en garde contre moi-même, je fus saisie et comme inondée d'une céleste lumière, dans laquelle j'aperçus, des yeux de l'esprit, un enfant d'une beauté ravissante et qui ne paraissait pas avoir plus de quinze jours Il était debout
avec une petite tunique très fine et d'une blancheur éclatante. Cette petite, tunique, un peu ouverte par le haut, laissait apercevoir la poitrine sacrée de ce divin enfant, d'où sortaient des flammes ardentes qui, s'élevant à tourbillons, se répandaient sur son adorable visage qui en paraissait tout rayonnant L'impression que j'en reçus, la plus vive, je pense, que j'aie
encore éprouvée, m'inspira pour lui un amour si ardent et si empressé de le posséder, de le glorifier, et d'être pour toujours à lui, qu'il m'est encore absolument impossible de rien dire qui en approche. Il faut l'éprouver pour en avoir l'idée....
L'enfant me dit que la blancheur de son vêtement représentait ce qu'il demandait de moi : une simplicité, une candeur, une innocence parfaite, une grande pureté de cœur et de conscience, surtout pour approcher de lui dans la sainte communion. Enfin, il me recommanda de lui ressembler, c'est-à- dire, d'être enfant et petite comme lui, d'être muette comme lui, et d'avoir une grande tendresse d'amour pour sa divine enfance, une grande tendresse de charité pour Dieu et le prochain.
Cette vision dura une heure d'horloge, pendant laquelle je me trouvai éprise et transportée d'une disposition, d'amour que je ne pouvais comprendre, tant elle était vive et extraordinaire. Que voulez-vous de moi, ô divin enfant! m'écriai-je ; quoi! un Dieu s'abaisser jusqu'à ce point, pour une vile et méprisable créature telle que je suis! avoir pour moi, chétive et indigne, des égards et des bontés qu'aucun être vivant ne peut mériter !. Me
combler chaque instant de faveurs au-dessus de tout ce qu'on peut dire !...
Transporter pour moi le ciel en terre, pour me faire jouir toute vivante de la béatitude des Saints et du séjour des bienheureux!. Quel excès , ô mon
Dieu! et à quoi pensez-vous? que voulez-vous que je fasse, et comment voulez-vous que j'y réponde ? Comment mon pauvre cœur pourrait-il
suffire à la vivacité des sentiments qu'exigent tant défaveurs? De grâce,
donc, ô mon céleste époux , laissez-moi, ayez pitié de mon indignité, épargnez ma faiblesse. cessez, en un mot, de me poursuivre et de me
tourmenter, ou dégagez-moi des liens de la vie; car aussi bien, dans la langueur où je suis, elle ne peut être qu'un martyre pour moi! Oui, l'espérance de ne vous perdre jamais et de vous posséder sans cesse, peut seule me rendre heureuse, en fixant pour toujours mes joies, mes espérances et mon bonheur !....
C'est ainsi, mon Père, que dans mes transports il m'est arrivé plus d'une fois de parler à J. C. lui-même avec un zèle et une liberté inconcevables, et auxquels il semblait prendre plaisir, loin d'en être fâché. Je lui disais quelquefois des choses peut-être un peu trop fortes et trop hardies, des espèces d'extravagances, si on peut le dire, mais c'était son amour qui me faisait parler. Il me mettait lui-même les expressions à la bouche, et très souvent je lui ai dit ce qu'il m'inspirait, sans bien me comprendre moi-même, et sans conserver, de tout ce que je lui avais dit, guères autre chose que le souvenir du plaisir que j'avais eu en le lui disant... Les termes et les élans, les effusions de coeur et les transports d'amour s'évanouissaient, à quelque chose près qui m'aurait affecté davantage et causé des impressions plus durables pendant le cours de ces doux entretiens....
Je me rappelle, par exemple, que dans une de ces circonstances où j'étais beaucoup plus à Dieu qu'à moi ; et où son amour parlait en moi beaucoup plus que moi-même, je lui offrais sans cesse sa propre gloire et celle de son fils. Je lui représentais tous les mérites du sang et de la passion de J. C.; je lui parlais aussi des mérites de sa sainte Mère, des Apôtres, des Saints Martyrs et de toute la Sainte Église. Mon Dieu ! lui disais-je, que je me
réjouis de votre gloire, et de toutes vos perfections divines, de tous vos divins attributs ! Que je me réjouis de l'amour des séraphins, de l'adoration des anges et des hommages de toutes les créatures!. Que je me réjouis de
ce que vous êtes en vous-même et par rapport à nous! A tout cela J. C. paraissait prendre plaisir et m'écouter d'un air de complaisance. Je finis par lui demander pardon de ma hardiesse à lui parler ainsi des grandeurs de sa divinité, et dans le moment l'enfant disparut...
J'essayai alors de continuer la même conversation; mais quelques efforts que je fuse, il me fut aussi impossible de rappeler à mon esprit les mêmes idées
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et les mêmes images, qu'il m'eût été impossible de me les procurer d'abord, ou de m'en distraire le moment d'auparavant. Je ne trouvais plus en moi rien d'approchant; et vaincue par l'inutilité de mes tentatives, je fus bientôt forcée de conclure qu'il faut autre chose que l'effet de l'imagination pour éprouver
et les apparitions agréables, et les douces sensations, et la vivacité de l'amour dont elles sont accompagnées. C'est de quoi j'ai eu plus d'une fois occasion d'être convaincue. Il ne m'en restait plus qu'un certain souvenir toujours
gracieux, mais qui n'était rien autre chose qu'un souvenir, et j'allais m'y endormir tranquillement.
Mais voilà qu'au coup d'une heure, une deuxième vision vint remplacer la première, et c'est celle que je vous ai déjà ébauchée. Je revis le même enfant, mais dans un état bien différent du premier.... Quelle douleur pour moi !.. Il me parut attaché à une croix par les pieds et par les mains, qui, pourtant, n'étaient pas cloués Je ne vis ni sang, ni plaies, ni marques de souffrances
, et cela me consola beaucoup. Je remarquai aussi que la croix était couverte et ornée de fleurs, de palmes, de guirlandes et de pierres précieuses. Le corps du divin enfant y était tout nu, mais aussi tout resplendissant d'une lumière éclatante qui le couvrait pour la décence. C'était comme un voile respectueux dont la pudeur avait environné son humanité sainte. (1) Le
même amour se renouvela aussitôt dans mon cœur. « Me voici, me dit-il,
sur mon char de triomphe, vous voyez ici la gloire que retire mon Père de
(1) On a dû remarquer, et il est bon d'en faire note, que toutes les fois que la sœur a vu des yeux du corps, ou de ceux de l'esprit, l'humanité sainte de l'enfant Jésus, ç'a toujours été sous le voile respectable de l'aimable pudeur. Est-ce d'après de pareilles visions ou de pareils modèles que travaille l'imagination des poètes, des peintres, des graveurs, sculpteurs et autres artistes? Sont-ce là les règles qu'ils suivent dans leurs différents ouvrages, qui font baisser les yeux à la pudeur ? Est-ce avec la même décence qu'ils représentent souvent le même objet? Quel crime que de représenter indécemment la plus pure des Vierges, ou le Dieu de toute pureté!
l'obéissance et des mérites de son Verbe incarné. Mon cœur n'a point attendu la malice des hommes, il s'est immolé par avance, et mon amour m'avait crucifié longtemps avant ma croix et mes bourreaux Le désir de plaire à
mon Père et de satisfaire mon amour pour l'homme, m'a fait prévenir la sentence de ma condamnation. Elle n'était pas encore portée de la part de mes ennemis, et déjà elle était exécutée de la mienne. Quelle gloire pour Dieu ! quel triomphe pour mon amour !.. »
Ensuite, mon Père, J. C. m'exhorta à me crucifier avec lui. Il me dit que dès ce moment, il me fallait lui demander des croix, des humiliations, des souffrances, pour le glorifier et lui offrir mes petites peines, pour satisfaire à son amour, et pour honorer ses humiliations. Ce que je fis; mais je sentis en moi une certaine répugnance à vous rendre compte, mon Père, de tout ce qui
s'était passé pendant cette nuit entre J. C. et moi. « Je vous attendais là, me dit-il. Quoi! ma fille, vous seriez charmée, dites-vous, d'avoir occasion de me témoigner votre amour et votre reconnaissance par les croix, l'obéissance et la soumission, et vous écoutez votre répugnance naturelle sur une chose que je vous demande et que votre confesseur exige de ma part! Allons, je veux absolument que, pour obéir à mon amour et pour imiter mes souffrances, vous renonciez à tous les goûts et à toutes les délicatesses, que vous mortifiiez, par amour pour moi, ces répugnances que la nature vous suggère, et qui mettent toujours obstacle à votre perfection. Je ne veux pas que vous ayez d'autre but et d'autre dessein que d'accomplir ma volonté par l'obéissance à ceux qui vous tiennent ma place et qui vous parlent en mon nom.
« Enfin, ma fille, mourez à tout et à vous-même, pour ne vivre que pour moi. Ne pensez qu'à ma présence, ne vous ressouvenez que de mes bienfaits et de mon amour. Ne vous affligez que de m'avoir offensé ou de me voir offensé. Ne vous réjouissez que dans l'avènement de mon règne et dans l'espoir de me posséder un jour. Pour cela, ne vous appliquez plus, jusqu'à la fin de vos jours, qu'à vous préparer une bonne et sainte mort, par votre fidélité aux pratiques que je vous ai données, et le parfait accomplissement de nos vœux » Il insista beaucoup sur la fidélité à ces pratiques dont vous
m'avez permis de renouveler le vœu....
Je lui demandai pardon de cette répugnance qui m'avait attiré de sa part ce charitable et juste avertissement. Je lui promis d'être fidèle à suivre tous ses avis Il était alors deux heures après minuit, et les religieuses de chœur
sortaient des matines, quand cette seconde vision disparut Mais ce n'est
pas tout, mon Père, et je dois maintenant ajouter quelque chose, comme faisant suite, sur les victoires que l'Église de J. C. a remportées et remportera dans tous les temps; et c'est par où je finirai les triomphes de l'incarnation, de la naissance et de la mort de son divin fondateur. Ce sera pour la première occasion.
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§. II
Triomphes de J. C. dans tous les temps de son Eglise, et surtout dans les derniers.
« Au nom du père, du Fils et du Saint-Esprit, etc. »
Idolâtrie anéantie. Hérésies confondues et détruites.
Mon Père, le seul établissement de la religion chrétienne sur les débris de l'idolâtrie, malgré les efforts des passions, du démon, du monde et de l'enfer, est plus que suffisant pour nous en démontrer la divinité; que sera-ce d'y joindre la multitude d'hérésies qui se sont formées dans son sein, comme autant de vautours, pour lui déchirer les entrailles, et qui l'auraient détruite
cent fois pour une, si l'œuvre de Dieu pouvait succomber? Attaquée au- dedans et au-dehors en même temps, combattue de toutes les manières ensemble, l'Église de J. C. a triomphé de tout, comme il lui avait été promis ; sans jamais employer ni la force des armes, ni aucuns des moyens humains, elle a successivement écrasé toutes les hérésies et toutes les sectes, comme elle avait renversé les autels et les dieux des nations !. Quelle gloire pour
elle et que de triomphes pour son divin auteur !. Mais disons encore deux
mots de l'épreuve qu'elle souffre aujourd'hui, et dont elle doit également triompher par le seul secours de Dieu. Je ne dirai que ce qu'il m'en a fait connaître.
Derniers assauts contre l'Église; ses victoires.
Je vous l'ai dit ailleurs, mon Père, et vous vous rappelez sans doute ce que je vous ai déjà fait écrire, et ce qui me fut annoncé si fortement, il y a comme vingt ou trente années, lorsqu'on me dit, que le démon était entré dans sa synagogue, qu'on avait supprimé le célibat, les vœux de religion, et jusqu'aux pouvoirs de notre saint Père le Pape;. qu'une grande puissance
s'était élevée contre l'Église, qu'elle avait livré l'héritage du Seigneur à la discrétion et au pillage des nations,... que la foi serait ébranlée,. que les
colonnes de l'Église allaient chanceler,. que plusieurs d'elles
succomberaient,. Je connus dès lors que la puissance et les biens
ecclésiastiques seraient livrés au bras séculier; que l'Église allait éprouver une secousse, et les fidèles une persécution épouvantable, et que nous touchions à ce triste événement....
Hélas, mon Père, l'expérience, autant que la voix de Dieu, nous force tous de voir aujourd'hui le trop réel accomplissement d'une prophétie qu'on ne regardait alors que comme une extravagance, pour laquelle j'eus bien de petites peines et bien des contradictions à essuyer. Il n'y a pas moyen de révoquer en doute ce qu'on ne pouvait pas croire, et les temps n'ont que trop justifié la prédiction... Je vois clairement dans l'Église deux partis qui vont désoler la France ; l'un est sous le coup de la persécution, et l'autre sous le coup de l'anathème de Dieu et de son Eglise. Les deux partis se sont déjà placés, l'un à la droite, l'autre à la gauche de leur juge, et représentent tout-à- la-fois le ciel et l'enfer. « Comme sur le calvaire les uns m'adorent, dit J. C. , les autres m'insultent et me crucifient; mais ma Passion triomphera des uns, et fera triompher les autres...
« Pendant que les uns s'occupent à me faire souffrir, les autres cherchent les moyens de me dédommager de mes souffrances et de m'en soulager en les partageant avec moi... Mes vrais fidèles goûtent mon amertume et ma douleur; ils sont enivrés du torrent de ma Passion, et bientôt ils épuiseront mon calice. Voici encore que l'heure de la puissance des ténèbres approche. Le ciel va lui laisser encore un grand pouvoir, jusqu'à ce que mes ennemis soient arrivés au précipice qu'ils creusent aveuglément sous leurs pas...Vois, continua-t-il, comme mon église s'efforce, par son attachement, sa constance, sa foi plus vive et ses adorations plus ferventes, de me plaire à mesure que le parti contraire s'efforce de m'insulter... Elle me rend mille fois plus dé gloire et d'honneur que les autres ne me font d'outrages. Elle absorbe et fait presque disparaitre toutes mes souffrances et mes humiliations »
C'est ainsi, mon Père, que Dieu me partait au moment où l'on faisait dans notre église la procession et la cérémonie du jeudi Saint mais il faut que je
vous fasse part de ma surprise et de mon étonnement sur un point. Autrefois
J. C. ne me parlait de la persécution actuelle de son Église, que pour déplorer la perte des âmes et l'offense de sa divinité. Il ne me paraissait que comme un Pontife pacificateur pour apaiser la colère de son père et fléchir sa justice à l'égard du pécheur. Aujourd'hui, au contraire, il ne me parle que des trophées de sa passion, des victoires de son Église, et de la punition de ses ennemis dont il se prépare à tirer une vengeance éclatante. Je vois qu'il se rit de leurs discours et se moque de leurs projets extravagants. Quel motif d'espérance!....
Terrible châtiment des impies.
«Voici, me dit-il, que mes ennemis se réjouissent et se disent entre eux: Courage, tout va bien, nous sommes bientôt au-dessus de nos entreprises, et notre victoire sera bientôt complète!... Ah ! mon Père, je n'ose m'expliquer,
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tant la crainte me saisit !. que les jugements de Dieu sont terribles sur ceux
qui lui résistent! que ses châtiments sont rigoureux! Les insensés! ils courent à leur perte, et j'en ai le cœur percé d'un glaive de douleur. je vois un
tourbillon de la colère divine qui va les engloutir et les ensevelir au moment où leur impiété croyait toucher au but...
Quel épouvantable fléau je vois descendre sur eux !. Dieu, dans sa
vengeance, les frappe de l'aveuglement de l'esprit et de l'endurcissement du cœur. Il les frappe de l'impénitence; et malheureusement c'est l'impénitence finale qu'il leur destine, et par conséquent c'est le plus grand de tous les malheurs qui leur est réservé! la lumière du ciel va leur être ôtée, et déjà les aveugles volontaires ne voient plus rien dans les vérités de la foi !. sans
goût pour les choses du ciel et du salut, leur cœur est plus dur que la pierre que Moïse frappa deux fois dans le désert. Les eaux salutaires de la pénitence n'en couleront jamais. Ce cœur insensible à la grâce n'éprouve qu'une affreuse disposition à la révolte contre Dieu. Il n'a que de l'aversion, du mépris et de l'horreur pour la personne adorable de J. C; et le ciel n'est pas plus éloigné de la terre, qu'il n'est éloigné de la pénitence. C'en est donc fait de ces malheureux ! Oui, je regarde l'arrêt de leur condamnation comme prononcé, leur perte est comme arrêtée. Ce n'est pas que Dieu ne puisse absolument retirer une âme de cet état, mais ce ne sera jamais que par un miracle d'une grâce extraordinaire, qu'il n'accorde presqu'à personne, et qu'il n'accordera certainement pas à celui qui, tant de fois, s'en est rendu volontairement indigne. Je sais, encore une fois, que la miséricorde divine est infinie; mais ce n'est jamais qu'à l'égard du pécheur pénitent; quiconque meurt dans l'impénitence libre, dans l'aveuglement volontaire, meurt dans la haine de Dieu et consomme en mourant sa réprobation.
Mes ennemis se réjouissent, me dit-il encore; mais leur joie sera suivie de bien des chagrins. Ils élèvent des trophées contre moi; mais sur les trophées de leurs victoires j'établirai leur ruine et leur défaite. Leur mesure est pleine et bientôt à son comble. Les méchants font des décrets contre mon Église;
mais, suivant les décrets de ma justice, ils périront avec leurs décrets et leurs lois sacrilèges. Oui, encore une fois, ils périront, et l'arrêt en est porté: leur sentence est prononcée; de mon bras puissant je les précipiterai comme la foudre jusqu'au fond des abîmes. Ils y tomberont avec la même promptitude et la même violence que Lucifer et ses coupables révoltés. C'est le sort qui les attend et qu'ont déjà subi plusieurs de leurs partisans, et même un de leurs principaux chefs. Dieu me l'a nommé; mais il exige que je me taise sur cet article qu'il se réserve de manifester quand il en sera temps : car, dit-il, leurs noms et leurs personnes seront connus au jour de mes vengeances.
En attendant que je manifeste leurs criminels complots aux yeux de toutes les créatures; en attendant que leur audace et leur insolence paraissent à découvert à la face du ciel et de la terre, je laisse leur impie cabale rendre à leur odieuse mémoire tous les honneurs dus au courage et aux belles actions des hommes vertueux. Mais les choses changeront de face, et enfin chacun aura ce qui lui est dû. Ma justice aura son tour: elle triomphera des uns et fera triompher les autres, et tout cela par les mérites de mon sang et le triomphe de ma passion. Cela est juste et nécessaire. Il faut enfin que la vertu opprimée paraisse, et l'emporte à son tour. Il faut que tout rentre dans l'ordre : et tous les éloges qu'on prodigue aujourd'hui au crime et à l'irréligion n'empêcheront pas qu'à présent même des hommes criminels et impies qui en sont l'objet, ne soient les victimes de ma juste colère.
AVERTISSEMENT PRELIMINAIRE.
C'était, autant que je puis me le rappeler, la nuit entre le vendredi et le samedi de la semaine qui précédent celle de la Pentecôte, que j'avais été forcé, comme la sœur me l'avait prédit, de quitter mes religieuses pour me soustraire aux nouvelles attaques dont j'étais menacé, et leur exempter à elles-mêmes le renouvellement des frayeurs qu'elles avaient éprouvées la veille à mon occasion, et dont elles n'étaient pas encore bien remises. On avait deux ou trois fois assiégé la communauté pour m'avoir mort ou vif, et je cédai à la prière qu'elles me firent, les larmes aux yeux, de les quitter pour un temps, plutôt que de m'exposer à tomber entre les mains de la municipalité.
Dès lors, comme je l'ai dit ailleurs, je m'occupai tout de bon de la tâche qui m'était imposée : déguisé sous un habit laïque, je parcourus les paroisses
voisines, et j'y vis mes confrères, sans oser trop m'arrêter nulle part, de peur d'être reconnu et trahi, comme il arriva dès lors a quelques autres du même lieu. Mes notes me suivaient partout, et partout me fournissaient un travail
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édifiant et utile, qui n'aidait pas peu à me faire oublier une partie de mes chagrins; je restai assez longtemps à portée de consoler, au moins par lettres, des orphelines qui m'écrivaient plus souvent encore; et ce fut pendant les deux derniers mois de cette absence forcée, que je reçu, de la part de la sœur de la Nativité, l'envoi dont je vais rendre compte, et qui semble devoir venir à la suite de ce que nous avons vu. Il était écrit de la main de madame la supérieure, qui, comme je l'ai dit d'abord, était dans notre secret ainsi que madame la dépositaire. Je suis obligé d'abréger ses longueurs.
ARTICLE III.
Diverses apparitions et instructions, particulièrement sur l'amour de J. C. dans la Sainte Eucharistie, sur ses divins attributs, sur la vraie charité envers le prochain, et sur les différents effets de la communion.
Premier envoi de la Sœur de la Nativité.
« Au nom du Père, etc. , par Jésus et Marie, et au nom de l'adorable
Trinité, je vais faire l'obéissance. »
Mon Père, le bon Dieu exige de moi que je vous fasse savoir ce qui m'est arrivé depuis votre départ. Ne pouvant plus vous parler, et n'étant point en état de vous écrire, jugez de mon embarras et du surcroît de peine que me cause ici votre éloignement! Ce n'est pas que je n'aie beaucoup de confiance en notre bonne Mère, qui veut bien se charger, pour l'amour de Dieu, de cette pénible commission; mais vous connaissez ma répugnance à m'ouvrir à tout autre qu'à vous sur les choses extraordinaires où je crains d'être trompée. J'aurais beaucoup moins de peine à lui dire tous les péchés de ma vie. Plût au ciel que cela pût se remettre à votre retour, et qu'il ne tardât
pas!.... Mais la voix de Dieu est pressante, il m'ordonne même de vous
faire savoir de re chef que sa volonté est que vous travailliez à ce petit ouvrage, qui est le sien, et qu'il fera, dit-il, fructifier dans son temps, pour sa pure gloire et son pur amour, pour le salut de plusieurs âmes, et la conversion de plusieurs pécheurs.
Voilà de puissants motifs, sans doute, mon Père, et qui sont bien capables de nous faire passer sur toutes les répugnances de la nature, comme J. C. lui- même a bien voulu m'y exhorter encore tout récemment. J'osai me plaindre à lui devant le Saint-Sacrement, et je me plaignais avec larmes sur la peine que je ressentais d'obéir sur ce point à tout autre qu'à mon père spirituel....
«Et moi ! ma fille, me dit-il doucement, quelle obéissance n'ai-je pas eue en votre considération ?..N'ai-je pas vaincu pour vous toutes les répugnances de la nature, dans le jardin des Olives et sur la croix? J'ai obéi non-seulement à mon Père, mais à mes bourreaux eux-mêmes et à la sentence de mes juges...
Je suis mort par obéissance, et cela pour le salut des âmes et de la vôtre en particulier. Non content d'obéir une fois, et en mourant, je me suis encore mis, par amour pour vous, dans un état d'obéissance et d'immolation continuelles au Saint-Sacrement, où non-seulement j'obéis ponctuellement aux bons prêtres et aux vrais fidèles qui me reçoivent, mais encore aux sacrilèges qui me touchent de leurs mains impures, et me font descendre dans des cœurs souillés et corrompus »
Vous l'exigez, ô mon Dieu ! lui dis-je, eh bien, j'obéirai, quelque chose qui puisse m'en coûter. Mais Seigneur, comment se peut-il faire que vous vous communiquiez d'une manière si extraordinaire, vous qui êtes si saint, à une créature remplie de défauts, d'imperfections et de péchés; une créature si indigne de vos faveurs, et qui a tant abusé de vos lumières et de vos grâces?... Voici, mon Père, ce que J. C. me répondit en substance....
« Vous n'entrez pour rien dans ce que je vous ai fait voir et connaître en mille rencontres. J'ai mes raisons pour me servir d'un instrument faible, vil et méprisable aux yeux des hommes. Mes faveurs, mes grâces, mes lumières ne
dépendent point des moyens que j'emploie pour les accorder aux hommes. Je les ferais passer par un canal impur, et loin d'en être souillées, elles n'en seraient que plus propres à faire éclater ma gloire et ma puissance... parce que c'est moi-même, et non pas l'instrument dont je me sers, qu'on doit considérer dans tout ce que je fais. »
Ainsi, suivant ce qu'il m'a fait entendre, malgré mes défauts et mes infidélités, il accomplira en moi sa volonté sainte pour le bien et le salut des âmes; et cela me réjouit. Je puis, par son concours, en profiter pour moi- même; mais quand je serais assez aveugle et assez ingrate envers son amour, pour y être insensible, Dieu n'aura pas pour cela manqué son but. Je puis, malgré tant de grâces, me damner pour toujours, et ce petit ouvrage n'en serait pas moins utile pour le salut des autres Que vos jugements sont
impénétrables, ô mon Dieu! Oui, je reconnais et confesse que ce ne sont ni les grâces ni les lumières extraordinaires qui font les justes devant vous, mais la fidélité à nos devoirs, à vos grâces et à votre amour !. Venons à ce
que J. C. m'a fait voir
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touchant son amour pour nous, au très-Saint-Sacrement de l'Autel.
Amour de J. C. pour son Église au Saint-Sacrement de l'Autel.
Vous saurez donc, mon Père, que pendant la messe du jour de l'Ascension je fus saisie tout-à-coup de l'impression de la présence divine; J. C. se fit voir à moi sous la forme et la taille d'un homme parfaitement beau; il était debout dans le sanctuaire, entre la grille de notre chœur et l'autel; il était revêtu d'une robe et d'un manteau dont le violet paraissait un peu dominer sur le bleu céleste et les autres couleurs. Il me parut aussi que ses habits étaient un peu ouverts sur sa poitrine, et que, se tournant vers moi, il les ouvrit encore un peu davantage, comme pour me faire remarquer qu'il avait un vrai corps humain et une chair véritable, enfin qu'il était un vrai homme.
Ensuite, j'entrevis certains rayons de sa divinité qui rejaillissaient de son humanité sainte. Dans le même instant je me sentis saisie et frappée de crainte et de respect, d'étonnement et d'admiration, qui ne firent que
redoubler à mesure que Dieu s'expliqua davantage. Je vis l'immensité de ses attributs réunis dans son humanité sainte et adorable; mais ce qui me fixa davantage, ce fut de voir le triomphe éclatant de son amour sur tous les autres attributs de sa divinité qui venaient s'y engloutir et s'y confondre, comme dans une fournaise ardente. Il me semblait que tous ces divins attributs venaient doucement s'écouler dans l'attribut de l'amour, ou plutôt dans le Sacré Cœur de Jésus, où ils étaient comme transformés, et pour ainsi dire transsubstantiés en amour. Ce divin cœur les attirait tous à lui, par la douceur de ses charmes et de ses invincibles attraits. Il régnait sur eux par le doux empire, se changeait en eux, ou les changeait en lui. »
C'est à ce coup, mon Père, que je ne voyais plus en tout et partout qu'amour et amour triomphant de tout et de Dieu même. Pour mieux me
faire entendre le sens de cette vision, J. C. se tourna vers moi, en me découvrant sa poitrine tout enflammée, et me dit: « Regarde, ma fille, de quel amour j'aime ma créature, et quelle preuve je lui en donne dans le sacrement adorable où je me rends esclave et prisonnier volontaire de cet amour que je lui porte, où je ne suis assujetti qu'à la loi de l'amour. Tout ce
que je t'en ai montré, continua-t-il, n'est encore rien, ce n'est qu'un léger échantillon; pour ménager ta faiblesse, n'ai laissé échapper qu'un très-petit rayon de ma divinité. C'est dans ce sacrement d'amour que je me donne
tout entier aux enfants de mon Église et que je fais mes plus chères délices de demeurer avec eux, pour leur communiquer mes grâces et mon sang, mon corps, mon âme, mes divins attributs, tout ce que je suis en moi-même, enfin ma divinité toute entière, avec ma sainte humanité. Peut-on en donner davantage ? peut-on faire quelque chose de plus ? serait-il même possible de l'imaginer ?....
« L'amour ardent et comme excessif que j'ai pour eux ne me permet aucune réserve. C'est pour leur laisser plus d'accès et de liberté auprès de ma personne, que je voile à leurs sens l'éclat de ma divinité qui les accablerait et les empêcherait de m'approcher, contre mon désir le plus ardent et mon empressement le plus vif. Ils ne me connaîtront dans le sacrement, qu'à la lueur du flambeau de la foi, qui doit les conduire à ma table sainte et aux effets de mon amour. Quand j'y aurai servi de nourriture à leurs âmes , j'y serai leur renfort, leur soutien, leur consolation dans toutes les épreuves, les tentations, les disgrâces de la vie présente; et pour l'autre, j'y serai le gage de leur bonheur éternel et de leur immortalité...
« Pour ce qui est des pécheurs endurcis, des scélérats, des impies, des schismatiques, des hérétiques et de tous les ennemis de mon Église, de ma morale et de ma doctrine, ceux surtout qui nient la réalité de ma présence au
saint Sacrement de l'autel, ou qui ne la croient que pour l'outrager et la profaner; ceux qui nient mon humanité sainte ou qui la séparent de ma divinité ; tous ceux, enfin, qui s'élèvent contre la vérité de ma parole, n'y trouveront que des foudres et des carreaux; ils seront aveuglés par leur impiété même, ils ne me connaîtront point, ou, s'ils me connaissent jamais, ce ne sera qu'aux coups de ma juste colère. Mon amour méprisé se changera pour eux en une haine implacable, et deviendra furieux à proportion de ce qu'il avait été plus vif et plus ardent. Ne manquez pas, ajouta-t-il, de le leur faire savoir à tous; et que cette menace terrible, aussi bien que mes amoureuses invitations, soient jusqu'à la fin la terreur de l'impie et la consolation de l'âme chrétienne; qu'elles rassurent le juste, et qu'elles épouvantent le pécheur jusqu'à le corriger, s'il n'est pas incorrigible... Oui, ce que je vous dis ici, doit un jour soutenir la foi des uns et confondre l'incrédulité des autres... » Voici, mon Père, comment je me comportai alors, et quelles furent, par rapport à moi, les suites de cette vision....
D'abord, je rentrai en moi-même sitôt que J. C. eut disparu, et son
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apparition n'avait duré que depuis l'Agnus Dei de la messe, jusqu'au Domine, non sum dignus. Je rentrai, dis-je, en mon intérieur , pour voir dans la lumière de la foi si je n'avais point offensé Dieu, et si je n'aurais pas été le jouet de quelque illusion. J'avais besoin de ce recueillement pour me remettre un peu de l'étonnement, de la stupeur, et de l'espèce d'interdiction où mes sens intérieurs et mon âme toute entière avaient été plongés et comme absorbés pendant ce temps...
Ce qui m'occupait alors davantage, autant que je puis me le rappeler, c'était la crainte d'approcher d'un Dieu que je voyais si grand, si majestueux et si pur, tandis que j'étais si remplie d'imperfections et de péchés, plus vile, plus infecte et plus méprisable que la boue. Cependant le moment de la
communion approchait, il fallait se décider, et j'éprouvai, à cette occasion, un grand combat au-dedans de moi-même. La crainte combattait contre le désir, et le désir combattait contre la crainte : celle-ci paraissait vouloir l'emporter, lorsque je me rappelai que je n'avais point eu de permission pour m'abstenir de communier. Je m'armai donc de courage, et m'abandonnant à
la divine miséricorde, je m'approchai de la Sainte Table, en priant J. C. de me disposer lui-même et; de me pardonner mon indignité, par les mérites de sa sainte passion et par le trésor des grâces renfermé dans son divin sacrement; ce qu'il aura fait, sans doute, par son immense bonté. La communion me rendit tout-à-fait la paix, en chassant une crainte excessive par une espérance ferme, que produit toujours une charité ardente pour la personne de J. C....
Ces jours derniers encore, mon Père, J. C. m'a fait connaître que, dans une communion bien faite, il pardonnait tous les péchés véniels dont on est fâché. Quant aux pensées sales et imaginations mauvaises, il me dit
qu'elles ne doivent point éloigner de la Sainte Table une âme qui les combat de son mieux, et en qui elles ne sont pas volontaires. Ce serait l'exposer davantage aux coups de son ennemi, contre qui elle serait presque sans défense. Aussi est-ce le but du démon qui les suscite. Il y a même, dans les plus saints états, plus de personnes qu'on ne pense qui sont dans le cas d'avoir besoin de cet avis.
Je dois encore remarquer, mon Père, que, immédiatement après la vision dont je viens de vous parler, mon entendement était si ébloui, si offusqué des lumières qu'il venait d'apercevoir, qu'il ne pouvait plus ni voir, ni entendre rien autre chose. Il lui était comme impossible de s'appliquer à rien, ni même de rendre compte de ce qui l'avait le plus frappé. Semblable à une personne qui voudrait envisager le soleil en plein midi, son œil ébloui ne verra qu'un globe de feu, sans presque rien y distinguer : à peine la rondeur du globe lui serait-elle sensible. Il n'en sera pas de même si cette personne le fixe à son lever ou à son couchant : elle pourra alors en discerner la rondeur, ainsi que les nuances et les couleurs différentes de ses rayons. Il en est ainsi du soleil de justice, quand on le considère dans l'esprit et les lumières de la Foi. C'est ce qu'il m'a fait comprendre lui-même dans les différentes positions où il s'est montré à moi, sa naissance, sa vie, sa mort, son Eucharistie Dans ces
différentes circonstances il m'a fait distinguer la vérité de la vérité, la grâce de la grâce, les attributs de ses attributs, la clarté de la clarté, les lumières des lumières. J'ai vu très clairement que ce n'est que par son aide spécial que j'avais pu faire écrire tant de matières, où par moi-même je n'aurais jamais pu balbutier deux mots de suite....
Différents attributs de J. C.
Entre les différents attributs de la personne adorable de J. C, il y en a qui ont plus de rapport avec sa divinité qu'avec son humanité ; d'autres, au
contraire, ont plus de rapport avec son humanisé qu'avec sa divinité, et cependant ces différents attributs sont réunis dans sa personne, sans y souffrir ni opposition, ni division, ni confusion, mais un accord parfait avec une distinction très réelle et très bien marquée : à-peu-près comme la distinction réelle qui se trouve entre les personnes divines, sans qu'il y ait ni opposition, ni confusion de personnes, ni variété de substance. Notre
Seigneur veut même que je nomme ici, et que je vous fasse écrire les principaux attributs qui ont plus de rapport à sa divinité, et ceux qui en ont plus avec son humanité, en distinguant les uns d'avec les autres. Je vais vous les nommer dans le même ordre qu'il me les a donnés lui-même, en commençant par ceux qui regardent le plus sa divinité. O vérité souveraine
!... ô clarté !... ô lumière incréée !.. ô splendeur !.. ô majesté! ô sapience !.
.. ô divinité éternelle dans votre immensité!...
Voici maintenant les principaux de ceux qui regardent plus spécialement la sainte humanité du Sauveur.... O beauté !. . . ô bonté !. .. ô charité ! ô
grandeur !.... ô vainqueur !... ô vérité !.. ô miséricorde infinie ! ô sagesse
incarnée !...
C'est notre Seigneur lui-même qui veut que je mette cet ô ! au commencement
(100-104)
de chaque attribut, pour marquer l'étonnement des trésors qu'il renferme... Il m'a dit aussi que je pouvais lui offrir ses attributs avant et après mes communions, en esprit de louange et de glorification ; et j'ai compris qu'il aurait pour agréable qui que ce fût qui les lui adressât. Souvent je me suis plu à les répéter....
Un jour que, dans la présence de Dieu et la lumière de notre Seigneur, je réfléchissais sur ces divins attributs, j'en aperçus une multitude infinie, que je n'avais pas même soupçonnés : j'en aurais bien voulu savoir le nombre, mais J. C. me dit qu'aucun être fini ne pouvait les compter : aussi, plus je m'y appliquais, et plus je découvrais l'impossibilité d'y réussir. Dieu me fit comprendre, à cette occasion, que les bienheureux et les anges même
croîtraient éternellement dans l'amour et la connaissance de ces divins attributs, sans jamais cesser de découvrir quelque chose dans leur nombre et leurs différents rapports; que l'Éternité toute entière ne suffirait pas pour l'amour qui résulterait sans cesse de ces heureuses découvertes; qu'ils n'approfondiraient jamais cette sublime science, loin de l'épuiser; et que jamais Dieu ne serait parfaitement connu que de lui-même, ni ses perfections infinies, ni ses amabilités ineffables, que par l'être infiniment parfait et infiniment aimable qui les possède toutes dans un degré infini!. Quelle
joie et quel bonheur pour des créatures finies, de se perdre ainsi, de s'abîmer sans cesse dans ce torrent incompréhensible de délices ineffables, dans cet océan sans fond et sans rivage de perfections infinies !. Mais qui sera
digne, surtout ici-bas, qui osera seulement entreprendre d'en parler?...
Je vis donc qu'au lieu de m'y arrêter plus longtemps, il valait beaucoup mieux me contenter de m'en réjouir et d'en glorifier celui qui possède en lui- même cet abîme de perfections qu'il est impossible de sonder; et cela d'autant plus qu'il est toujours dangereux de s'écarter de la volonté divine, quand elle nous est manifestée, surtout en ce genre de lumières extraordinaires. Je connus que le démon, toujours aux aguets, pourrait bien, par la permission de Dieu offensé, profiter de cette témérité pour substituer ses illusions aux lumières divines. C'est Dieu lui-même qui me l'a fait connaître, et m'a dit que plusieurs croyaient encore agir par son esprit, qui n'agissait plus que par un esprit de vaine gloire ou de curiosité naturelle, qui les portait à vouloir sonder les décrets de la Providence et les secrets de la vérité éternelle. Ce qui lui déplaît et l'outrage grandement, c'est, m'a-t-il dit, l'ange de Satan, qui s'est subtilement transformé, dans eux, en ange de lumières. Eh ! combien de fois ne l'a-t-il pas fait, et ne le fait-il pas encore tous les jours, en tant de personnes qui n'y pensent pas !....
Dieu m'a donc fait voir, mon Père, qu'il se trouvait très offensé de ce qu'une âme à qui, pour sa gloire, il aurait confié ses secrets, outre-passât ses ordres par aucun motif de complaisance, d'orgueil ou autrement. Aussi il a eu pour moi la bonté de me précautionner si fort contre cette espèce de tentation, que j'aimerais mieux mourir que d'aller en cela contre sa volonté, ni même que de vouloir avoir la connaissance d'une chose, sitôt que j'ai lieu de croire qu'il ne le veut pas....
J'oubliais, mon père, de vous dire, au sujet de l'apparition du jour de l'Ascension, dont j'ai parlé, que J.C. me fit connaître, le même jour, que tout ce qu'il m'avait fait voir touchant l'étroite union de ses attributs différents dans sa personne sacrée, servirait un jour à réfuter et détruire une hérésie par laquelle on s'efforcera de nier la réalité de sa présence au Saint-Sacrement.
Ils nieront, m'a-t-il dit, les uns sa Divinité, les autres son humanité dans cet adorable sacrement. Enfin les autres tâcheront à séparer l'une de l'autre, en séparant des attributs qui, dans sa personne, deviennent inséparables; toute attribution ou dénomination étant, en un certain sens, commune et réciproque aux deux natures dont il est composé par leur union hypostatique. Voici ce qu'il veut encore que vous écriviez.
Le même jour, pendant la méditation du soir, J. C. m'apparut encore, mais dans un état bien différent. Je le vis comme un souverain pontife monté sur un trône brillant... Quoique la vision ne fût qu'intérieure, autant que j'en puis juger, cependant son trône me paraissait placé comme au milieu du chœur : il avait son Église militante au côté droit, et toutes les nations infidèles à sa gauche; pour moi, je me trouvais prosternée à ses pieds, dont j'aurais bien voulu ne jamais sortir, tant j'y étais à mon aise au fond de mon néant. C'était pour moi cependant que se faisait cet appareil, ou du moins J. C. s'en servit pour me donner, comme à bien d'autres, les plus importantes leçons sur la charité fraternelle que nous devons au prochain, et sur l'amour que nous lui devons à lui-même dans son divin sacrement...
Instruction de J. C. sur la manière d'aimer son prochain. La vraie charité comprend tous les hommes, surtout les ennemis.
« Vous avez, me dit-il, conçu de l'indifférence, et même une certaine froideur, à l'égard de quelques-unes de vos sœurs... Il y a plus : vous avez
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plusieurs fois entretenu et nourri des aversions qui vont presque jusqu'à la haine contre vos ennemis et les miens; mais vous oubliez un peu quelle est l'immense charité de mon cœur contre mes propres ennemis Rappelez-
vous que sur la croix je semblais oublier tous les autres pour ne m'occuper que d'eux et prier pour mes bourreaux; formez votre charité sur ce modèle, et à mon exemple redoublez pour eux vos prières et vos soins. C'est le grand précepte qu'aucun chrétien ne doit mettre en oubli, s'il veut prétendre aux fruits de ma passion.
« Que votre charité soit donc immense comme la mienne, et qu'elle s'étende à tous les hommes sans aucune exception. Toute créature raisonnable y a droit, et c'est pour vous le faire entendre que je les ai toutes réunies ici autour de moi, montrant par-là les soins de ma providence pour le juste et le pécheur. Quoiqu'il n'y ait proprement que les enfants de mon
Église qui m'appartiennent et soient mes vrais enfants, la bonté de mon cœur n'est point éteinte pour les autres. Elle s'étend sur les barbares, les infidèles, les juifs, les hérétiques et les pécheurs ; en un mot, elle s'étend sur tous mes ennemis, sur qui je fais non-seulement luire mon soleil et tomber la rosée du ciel, mais encore à qui je ne refuse point les grâces qui peuvent leur faire ouvrir les yeux et connaître la vérité, sortir de leur funeste aveuglement et rentrer dans le sein de l'Église, qui est leur vraie mère....
« Or, ma fille, poursuivit-il, pouvez-vous haïr ceux que j'aime, qui m'appartiennent encore, et qui peuvent un jour m'appartenir bien
davantage? Je vous l'assure, si vous en rejetiez un seul de votre cœur, je
n'y habiterais plus. Si vous cessiez de l'aimer, dès-lors vous ne m'aimeriez plus; vous croiriez être dans mon amour, et vous seriez dans ma haine.
Quelle serait pour vous la suite d'un si fatal aveuglement !. »
Mon Dieu, m'écriai-je, permettez-moi de vous demander avec toute soumission et anéantissement, pourquoi vous exigez l'amour de vos ennemis et des nôtres avec beaucoup plus de force et d'ardeur que vous n'exigez l'amour de vos amis et de vos enfants fidèles? « Ce n'est point cela, ma
fille, me répondit-il ; bien au contraire, et je veux encore que vous préfériez en bien des choses vos amis et les miens à tous ceux qui ne le sont pas; mais seulement je ne veux pas que vous excluiez nos ennemis de votre amour, ni que vous haïssiez personne. Sur cela, ma fille, poursuivit-il, je vous dirai la raison d'une conduite qui vous a paru presque choquante au premier coup- d'œil, et dont pourtant vous allez voir la justice et l'équité, si vous y faites bien attention.
« Tout vous porte à aimer les vrais enfants de mon Eglise avec qui vous vivez dans mon sein et à là même table; tous unis ensemble par les liens d'une étroite charité, comme autant de frères et de sœurs dans la maison paternelle et sous les paisibles lois de leur mère commune: la nature, la religion, l'intérêt, tout est en leur faveur; de manière que dans un sens, j'aurais pu me dispenser de vous commander de les aimer.
« Mais il n'en va pas de même à l'égard de nos ennemis communs : tout est contre eux et rien en leur faveur. Il est si difficile à la nature corrompue de leur pardonner et de les aimer, qu'il m'a fallu, pour être obéi sur ce point capital, en faire un commandement exprès, et le sanctionner, si je puis dire,
avec plus de force et d'autorité qu'aucun autre, le répéter avec des menaces plus terribles ; sans quoi des hommes qui sont pourtant vos frères et vos semblables, eussent été infailliblement abandonnés, haïs et détestés de tous; ce qui eût été très opposé à ma volonté, aux ordres de ma providence universelle, aux grands desseins de ma miséricorde et à l'amour immense et général que mon cœur naturellement bon et essentiellement bienfaisant leur porte toujours malgré leurs mauvaises dispositions à mon égard... »
Pardon, mon Dieu, de mon imbécillité, m'écriai-je! Vous parlez en
Dieu, vous agissez de même, et vous n'êtes pas moins la bonté par essence que la souveraine vérité. Tout en vous est équité, justice et miséricorde.
Pour nous, ô mon souverain maître !. pour moi surtout, toujours portée à
juger des choses sous le faux jour de la nature et des sens, je n'entends, hélas
! rien aux voies adorables et toujours sages que vous suivez. « Ma fille,
continua J. C., ne regardez jamais le prochain du côté des défauts, s'il est possible; mais plutôt considérez-le dans ma divinité, et ma divinité en lui. Vous y êtes tous indistinctement renfermés comme des poissons dans le même océan. Le considérant ainsi par la vue de la foi, vous sera t-il possible de ne pas aimer tous les hommes bons et mauvais, en moi, pour moi et à cause de moi ? »
Danger des affections purement naturelles. Motif surnaturel qui doit animer toutes les actions du Chrétien.
Quant à l'amour que nous devons a nos proches, comme aussi l'amour légitime entre les personnes unies par le lien du sacrement, je vois en Dieu que si ces amours et ces amitiés, quoique permises, louables et nécessaires
(110-114)
en elles-mêmes, se trouvaient purement naturelles dans un chrétien, elles y seraient, quoique légitimes et permises en soi, insuffisantes et même défectueuses devant Dieu. Je dis défectueuses, non en ce qu'elles seraient naturelles, mais en ce qu'elles ne seraient que naturelles, et que par là même elles manqueraient de la perfection surnaturelle à laquelle J. C. élève les vertus morales. Aussi Dieu me fait voir que ce défaut, ce manquement de
surnaturalité dans un chrétien, doit être expié dans ce monde par la pénitence, ou dans l'autre par le purgatoire.
Le chrétien doit donc y joindre un motif surnaturel quelconque, et en quelque degré que ce soit, pour pouvoir en espérer le mérite propre de sa profession; car, encore un coup, il n'en est pas d'un disciple de l'Évangile comme d'un infidèle. Une action purement naturelle n'est pas digne de la fin que doit se proposer un homme, qui, outre la loi naturelle, doit se conformer en tout à une loi plus parfaite. Ce qui pourrait être excusable, et même irrépréhensible dans l'homme, ne l'est pas toujours dans le chrétien; et manquer de se conformer à l'esprit de J. C. et de sa sainte loi, n'est pas toujours dans celui-ci une chose aussi indifférente ni aussi légère qu'on pourrait se l'imaginer.
Vérité bien essentielle, mon Père, à laquelle pourtant on pense bien peu dans l'usage de la vie. Si Dieu juge nos actions moins en elles-mêmes que par la fin qu'on s'y propose et par le motif qui les produit; sile défaut de pureté d'intention peut souiller et vicier les meilleures œuvres, le chrétien, sera-t-il excusable de n'avoir agi qu'en homme ? Si dans le champ du père de famille l'arbre est condamné pour n'avoir pas porté de bons fruits, n'aurait-il rien à craindre pour en avoir porté de sauvages et d'une espèce étrangère à sa nature ? Que penser donc de toutes ces assiduités passionnées, de toutes
ces liaisons de tendresse entre des personnes qui n'en doivent point avoir, et dans lesquelles, sous prétexte d'amitiés prétendues innocentes, d'amusements et de délassements permis , ou enfin d'usages et du commerce du monde, on ne se conduit que par les sens; on donne tout à une affection toute charnelle, et quelquefois même on se laisse aveugler par la passion, jusqu'au point d'aimer sans bornes, et au-delà de toute règle, de manière qu'on se trouve captif de cet amour déréglé qui met la créature à la place du Créateur. On
ne voit que l'objet qu'on idolâtre ; ou ne pense qu'à lui, on ne cherche que lui
; c'est la divinité à laquelle on sacrifie son cœur et son âme avec toutes ses facultés, sans rien en réserver pour celui seul qui les mérite sans partage et cela dans la vraie religion, dans l'Église de J. C....
Ah! mon Père, Dieu me fait voir que de tels chrétiens, si on peut encore leur donner ce nom, outragent terriblement sa bonté divine, et excitent furieusement sa colère, par cette indigne préférence qu'ils donnent sur lui à une vile créature. Ils se rendent par-là coupables d'une espèce d'idolâtrie,
puisqu'en livrant passionnément, et au mépris de la loi divine, leur cœur à cet objet terrestre plutôt qu'à Dieu, ils transportent à la créature l'amour souverain, et pour ainsi dire le culte suprême qui n'est dû qu'au créateur. Quelle injure !. Tel est surtout le crime des personnes mondaines qui ne
savent régler en rien la vivacité de leurs désirs, et suivent aveuglément la fougue de leurs passions. Combien de liaisons criminelles, sous l'apparence d'amitiés permises !..
Cependant, mon Père, J. C. m'avertit de ne pas condamner légèrement sur ces apparences, de m'abstenir même d'en juger, ou de le faire plus charitablement qu'il me sera possible, même à l'égard des infidèles et de tous ses ennemis. « C'est à moi, me dit-il, qu'il appartient de juger, et personne ne peut usurper mes droits sans s'exposer à un jugement plus terrible. D'ailleurs, j'ai des vues que vous ne pouvez connaître. Ceux qui ne sont pas de mon Église, ou qui n'en sont plus, sont jugés ; mais ils ne sont pas condamnés, ils ne le seront qu'après leur mort : et jusqu'à ce moment je puis, comme aux plus grands pécheurs, leur accorder des grâces, des ressources des moyens extraordinaires de salut.
» Oui, ma fille, et n'en doutez pas un seul moment, tel qui est maintenant dans la voie large de perdition, deviendra un grand saint et sera placé dans le ciel au rang des bienheureux Tel, au contraire, qui paraît ferme dans la
sainteté, se démentira et se perdra par son orgueil et sa présomption Ainsi
il n'est pas temps encore de juger personne. Voilà, les deux grands excès à éviter dans l'amour du prochain: le trop et le trop peu de préventions, pour ou contre : d'un côté, une indifférence qui va jusqu'à l'aversion, pour ne rien dire de plus; de l'autre, une attache trop naturelle, une sensibilité trop vive qui ôte la paix de l'âme et va jusqu'à faire oublier Dieu et la crainte de l'offenser. La charité que Dieu nous commande prend le juste milieu entre les deux extrêmes également
(115-119)
vicieux. Elle renferme sous la loi jusqu'à nos propres ennemis; mais, épurée dans son motif, elle garde toujours la première place à celui à qui elle est due de préférence; et rapportant tout à ce premier principe, qui doit être la règle infaillible, comme la base de notre amour, elle nous fait aimer nos amis en Dieu, nos ennemis à cause de Dieu, tous les hommes sans distinction, pour Dieu et en vue de Dieu...
Disposition qu'on doit apporter à la Ste-Communion. Trois sortes de Communions.
» L'amour que j'ai pour les hommes en général, continua J. C, doit les porter tous à un amour de reconnaissance envers moi, surtout en considérant ce que j'ai fait pour leur salut, et celui que je témoigne à mes enfants dans l'Eucharistie doit les presser sans cesse de s'en approcher avec de saintes et ardentes dispositions. Quoi de plus juste, enfin, puisque l'amour ne peut se payer que par l'amour?
» Or, ma fille, sachez que la foi vive au Sacrement, à la charité à l'égard de Dieu et du prochain, l'humilité, la pureté de cœur, jointes à un grand désir de s'unir à moi par la sainte communion, sont les principales et les plus nécessaires dispositions pour s'approcher dignement de ma table sacrée. La vertu d'humilité et d'anéantissement porte l'âme à ce beau sacrifice d'amour et de foi: sacrifice parfait dans lequel, en s'immolant soi-même, on adore en esprit et en vérité l'anéantissement et les grandeurs de la victime qui s'immole pour le salut de tous. La gloire qui revient à Dieu de cette immolation réciproque et des effets admirables qui résultent de cette union de cœur et d'amour, est le but principal de l'institution du sacrement, aussi bien que la perfection qu'il exige et le changement admirable qui opère dans les âmes et dans les cœurs... »
Mon Père, comme ce divin sacrement n'opère dans les âmes et dans les cœurs qu'à proportion du plus ou du moins de disposition qu'on y apporte,
j'ai vu en Notre Seigneur que trois sortes de personnes, qui s'en approchent, mettent bien de la différence entre les effets qu'il produit. « Les uns, me dit- il, sont des assassins déguisés en amis, qui viennent, comme sous le masque de cette amitié feinte, pour me donner le coup de la mort. Ce sont des perfides enfants, qui, comme Judas, se servent du saint baiser de la communion, pour me livrer à leurs passions déréglées, et commettent par là le plus détestable de tous les crimes, le plus énorme sacrilège qui fût jamais Je ne veux pas parler de ces âmes éprouvées, poursuivit-il, de ces
âmes éprouvées par la tentation, et qui ressentent en elles-mêmes des combats et des assauts terribles de la part de leurs ennemis, pourvu toutefois qu'elles résistent, avec une bonne volonté de ne jamais consentir à leurs tentations, ni se livrera leurs désirs déréglés Je dis plus encore: quand, par
malheur, ces pauvres âmes y auraient consenti et succombé mortellement dans ces attaques intérieures, elles ne doivent pas pour cela tomber dans le découragement ni le désespoir, puisque j'aurai compassion de leur faiblesse.
» Ainsi, loin de penser à se retirer de ma table sainte, elles doivent, au contraire, penser à s'approcher d'un remède dont elles ont plus besoin que
jamais. Qu'elles viennent donc promptement au tribunal de la pénitence, avec une vraie douleur de m'avoir offensé: ce bain sacré lavera leurs souillures, je leur pardonnerai tout de quelques espèces ou énormités que soient leurs fautes, et par mon sacrement d'amour je les soulagerai dans leurs travaux ; je les soutiendrai dans leurs combats, je les consolerai dans leurs peines. Je leur donnerai de nouvelles grâces, de nouvelles forces contre les tentations; mais ces grâces et ces faveurs ne sont que pour les cœurs contrits et pénitents; car pour ces pécheurs endurcis par l'habitude du crime qu'ils ne veulent pas quitter, et qui viennent s'asseoir à ma table sans douleur ni bon propos, et dans la volonté de continuer leur mauvaise vie ; ces mondains vendus aux désordres, et qui avalent l'iniquité comme l'eau, ils mettent par leurs communions sacrilèges le comble à leurs péchés et à leur condamnation.
» La seconde espèce de communion est celle des imparfaits, je veux dire des âmes pieuses et dévotes, mais qui manquent de soin et de vigilance à veiller parfaitement sur elles-mêmes, et par là contractent de certaines habitudes de péchés véniels, qui ne leur paraissent que des imperfections, dont elles ne font aucun effort pour se changer. De telles communions ne
sont pas indignes ni sacrilèges, mais elles sont tièdes et imparfaites comme ceux qui les font; elles mettent obstacle à la grâce de J. C. et en arrêtent l'effusion en bonne partie, puisque, comme nous l'avons dit, le sacrement n'opère qu'à proportion des dispositions qu'on y apporte. Ces âmes tièdes et imparfaites qui me reçoivent ainsi, me dit J. C., sont, à mon égard, comme des enfants qui, au lieu de répondre aux caresses et aux tendres embrassements d'un père qui les chérit, s'armeraient contre lui et le frapperaient suivant leurs forces. Ce père les en punirait en se retirant d'auprès d'eux ; pour moi, ajouta J. C., qui suis le meilleur des pères, je ne me retire pas pour cela, d'autant que leur volonté n'est pas grandement méchante et
(120-124)
que leurs coups ne sont pas mortels; Mon amour s'y élève de beaucoup au- dessus de leur ingratitude. Je ferme pour ainsi dire les yeux sur leurs imperfections et leurs défauts, pour n'envisager que leurs besoins. Je les
reçois entre mes bras au baiser de paix de ma communion : je souffre leur ingratitude sans me plaindre, ou je ne m'en plains qu'avec douceur et amour. Cette disposition amoureuse de mon divin cœur ne devrait-elle pas être pour eux un nouveau motif de me servir avec plus de fidélité et de m'aimer avec plus d'ardeur?...
» La communion fervente est celle qui se fait dans l'amour de Dieu et du prochain, qui suppose toutes les autres dispositions. C'est la communion des parfaits et des enfants bien-aimés que J. C. regarde d'un œil de complaisance et d'amour, avec qui il fait ses plus chèrs délices de demeurer, parce qu'ils lui ont tout sacrifié ce qui pouvait mettre obstacle à ses faveurs Quelle
abondance de grâces il leur réserve!. Il répand sur eux la rosée du ciel et
toutes les bénédictions de Jacob ; tandis qu'une récompense purement terrestre et temporelle sera le partage de ceux qui, comme Esaü, s'attachent à la terre et ne suivent que les plaisirs des sens »
Ainsi, mon Père, les pécheurs, les imparfaits et les saints communient, et chacun d'eux fait une communion qui lui est semblable. Oui, sans changer de nature, la sainte communion devient péché dans un pécheur, imparfaite dans un imparfait, et saint dans un saint. Ce n'est pas que celui qui s'y donne puisse recevoir de nous aucune souillure ni aucun degré de sainteté ; mais c'est que l'action de celui qui communie devient bonne ou mauvaise, suivant le plus ou le moins de bonne ou de mauvaise disposition qu'il y apporte....
« Evitez donc le péché, ma fille, et toute espèce de péché, m'a dit sur cela
J. C. ( et c'est la conséquence pratique que nous devons tirer de ses saintes instructions), évitez, fuyez le péché qui me déplaît et m'offense, comme vous éviteriez la vue du serpent et le plus grand des malheurs; n'en commettez jamais aucun volontairement, quelque léger qu'il vous paraisse, puisque tout péché me déplaît et que rien de souillé n'entrera dans le ciel. Bannissez la tiédeur, la lâcheté, l'indifférence dans mon service, et autant que vous pourrez toute espèce d'imperfections. Loin d'être la marque d'une conscience fausse ou scrupuleuse, comme on se l'imagine faussement, cette heureuse disposition est, au contraire, la preuve d'une âme droite et vraiment spirituelle, qui craint et aime le Seigneur son Dieu, qui a une juste idée de ses droits et de ses préceptes, de sa grandeur et de l'injure qu'il reçoit de la moindre offense.
» Marchez toujours dans ma sainte présence en esprit de foi et d'amour, mais d'un amour filial et respectueux. Accoutumez-vous tous à voir Dieu dans les créatures, et les créatures en Dieu; comme je vous l'ai déjà dit, ne voyez que la main de sa providence dans tous les événements de la vie....
Par-là vous accomplirez, sans qu'il vous en coûte, la loi si essentielle qui
vous ordonne d'aimer Dieu par-dessus toute chose pour l'amour de lui- même, et votre prochain comme vous-même, pour l'amour de Dieu.
» Tâchez de faire toutes vos actions, même les plus indifférentes, dans l'esprit de ce grand commandement qui renferme éminemment tous les autres, et se trouve renfermé dans chacun d'eux, agissant ainsi continuellement par le principe de cet amour immense, qui d'un bras embrasse Dieu, et de l'autre le prochain, unissant ainsi le ciel avec la terre. Que de trésors, de mérites et de contentement ne vous acquerrez-vous pas à chaque instant, sans qu'il vous en coûte davantage!...
» Priez donc, ma fille, agissez et souffrez autant qu'il vous sera possible, par le principe de la très pure charité qui m'a fait prier, agir et souffrir pendant que j'étais sur la terre. La gloire de Dieu et le salut des hommes furent le grand mobile de toute ma conduite. C'était vers là qu'étaient dirigées toutes mes pensées et toutes mes démarches... Unissez-vous aussi d'intention avec ma Sainte Mère et toutes les saintes âmes qui composent mon Église du ciel et de la terre. Leurs mérites réunis aux miens forment un trésor infini qui peut profiter à tous, suivant les besoins et les dispositions de chacun de ceux qui tâcheront de s'en mériter l'application. Joignez à ce trésor tout ce que vous pouvez faire de votre côté, à l'exemple de tant de bonnes âmes qui vous ont précédé. Si vous pouvez peu, désirez beaucoup, et soyez sûr d'avoir beaucoup fait. Le désir est tout devant moi; et si votre motif est pur et tel que je le demande, chacune de vos actions sera comme une goutte d'eau qui, tombant dans l'océan, deviendra l'océan même; et c'est uniquement par cette union envers mon sang répandu, que les mérites de mes Saints forment un trésor vraiment inappréciable, puisqu'il ne peut s'apprécier que sur ce sang auquel il est uni et qui lui communique l'infinité de son prix... »
A ces mots, J. C. jetant les yeux sur son Église placée à sa droite, étendit la main comme pour la bénir, ou en
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signe de protection. « C'est ici, me dit-il, mon épouse bien-aimée dont je reçois les enfants unis par la même foi et la même charité dans l'unité de
l'essence divine... » Alors, je vis autour de cette heureuse assemblée un beau cercle qui se forma d'une flamme douce et tempérée. « Voyez-vous, me dit encore notre Seigneur, comme tous ces aimables enfants sont enfermés dans la même enceinte et unis par les mêmes liens de la foi, de l'espérance et de l'amour... C'est la communion des Saints qui forment mon Église. Que les
hérésies s'élèvent, que les schismes forment des sectes et excitent des persécutions, que les tyrans aiguisent leurs glaives et dressent les échafauds, ils ne la détruiront pas. Elle ne souffrira jamais de division, parce qu'elle est nécessairement une et indivisible; cette unité de culte et de croyance, cette communion des Saints qui commence dans le temps, doit durer pendant toute l'éternité.
Dieu me fait voir que le malheureux qui, par l'apostasie, sortira de ce beau cercle de l'Église et de la communion des Saints, se séparera bien des fidèles; mais il ne causera aucune rupture au lien qui les unit, parce que la charité de J. C. le rend invincible et permanent comme J. C. lui-même.
Ainsi, mon Père, loin de diviser l'Église ou de la corrompre, les apostats ne font que la purifier et la rendre plus brillante en s'en séparant; ils la délivrent d'ennemis cachés qui n'y tenaient que par des liens purement extérieurs, et qui vivaient parmi nous sans être des nôtres ; c'est comme une poussière ou un grain étranger qui se dégage du bon grain.
Mais, mon Père, quel bonheur pour nous d'être compris dans ce beau cercle de la communion des Saints! l'avons-nous jamais bien apprécié !...
Quelle joie, quels charmes, quels plaisirs, quels transports pour les vrais enfants de cette bonne et tendre mère, de se voir tous réunis dans son sein, par les liens de cette aimable et douce charité qui fait les bienheureux !. de
s'aimer tous en Dieu et pour Dieu !. d'être tous renfermés dans le cœur
sacré de J. C., dans la compagnie de sa bienheureuse mère et de tous les élus
!. , O amour! ô charité! ô cité sainte! ô vrai paradis! vous n'êtes connu que
de ceux qui vous habitent ; vous faites le bonheur du ciel et de la terre, et vous ferez l'éternel malheur de tous ceux qui auront été assez aveugles pour consentir à s'exclure eux-mêmes de votre bienheureuse enceinte et de votre possession...
Quand j'ai dit, mon Père, que la vraie cité sainte, la vraie Église de J. C, n'est connue que de ceux qui l'habitent, ce n'est pas qu'elle le soit parfaitement de tous, mais seulement de ses vrais et fidèles enfants qui lui sont unis et attachés par le cœur et l'affection, autant et plus que par les liens extérieurs de l'obéissance à ses lois. Voilà ceux qui l'aiment véritablement, et qui trouvent dans son sein et le charme et le bonheur de leur vie; car pour les mondains, qui ne connaissent d'Évangile que les goûts et les maximes d'un
monde que l'Évangile réprouve, et auquel pourtant ils conforment tout le plan de leur conduite; qui ont placé leur cœur, leur amour et leur félicité dans des créatures dont ils sont idolâtres, quel plaisir solide pourraient-ils y trouver? Infidèles au sein de la religion même, ils n'ont guère du chrétien que le masque, je veux dire le caractère et le fantôme; ils n'en eurent jamais les vertus : ne tenant à l'Église que par les liens purement extérieurs d'une foi stérile, ils ne peuvent la connaître que par les dehors, s'il m'est permis de parler ainsi, et n'ont pas même l'idée du contentement intérieur que J. C. fait goûter à un cœur tout à lui, et en général à tous les vrais enfants de son Église. Ces aveugles partisans du monde ne voient d'ordinaire leur erreur que lorsque la mort vient les détromper, en leur mettant sous les yeux le néant de la créature et le vide affreux des chimères qui les ont amusés pendant leur vie. Quel funeste assoupissement! Mais quel épouvantable réveil !...
J.C. fait connaître à la Sœur comment elle doit participer à la tristesse profonde de son Église, et à ses tendres plaintes sur l'ingratitude de ses enfants.
Mon Père, après vous avoir rendu compte des deux apparitions de l'Ascension, je dois maintenant vous parler de ce qui m'est arrivé le jour de la Pentecôte; car le bon Dieu ne cesse de me poursuivre, et je puis le dire, par des faveurs et des visites extraordinaires dont il veut que je vous fasse part; et dans tout cela, mon Père, ne doutez pas qu'il n'ait ses vues de miséricorde sur moi, comme sur bien d'autres.
Immédiatement après ma communion du jour de la Pentecôte, je me trouvai saisie intérieurement par une défaillance qui semblait devoir anéantir toutes les puissances de mon âme; je sentais en même temps une certaine impression de la divinité qui me persuadait bien que cette défaillance n'était pas naturelle; je ne pouvais résister à cette impression de la puissance divine, qui m'eût presque fait craindre de retomber tout-à-fait dans le néant. Oui, vous eussiez dit que ma mémoire, mon entendement et ma volonté, mes forces corporelles, que tout chez moi allait s'anéantir; j'éprouvais une espèce d' agonie, où je ne voyais que ténèbres et ombres de mort.
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Sentant donc que la nature allait se dissoudre et succomber, je fis un effort pour rappeler mon cœur vers Dieu, afin de lui consacrer mon dernier soupir et le dernier souvenir de mon âme et de mon entendement. Le croirez-vous, mon Père? cet effort, qui devait naturellement achever d'affaiblir la nature, lui rendit ses forces, en me rappelant à moi-même...
La défaillance étant dissipée, la présence de Dieu éclaira mon intérieur, et voici ce que sa voix fit entendre à mon esprit : « Je viens de vous faire éprouver une défaillance, qui a quelque rapport avec mon agonie dans le jardin des Oliviers, pour vous faire mieux entendre que vous devez sans cesse défaillir aux sentiments de la nature corrompue, et mourir à vous- même, par une entière abnégation et abandon total à la conduite de ma sainte volonté. Vous devez donc vous résigner à tout, et accepter de bon cœur, pour moi, toutes les croix et les souffrances qu'il me plaira de vous envoyer. C'est ce que vous marquait aussi la croix que je vous mis en main à votre dernière Communion.
» Oui, ma fille, et n'en doutez pas un moment, c'est ma volonté que vous soyez crucifiée avec moi pour honorer mes souffrances et ma croix. Je veux que vous soyez attachée avec trois clous à cette croix où je suis mort pour votre amour. Le premier de ces trois clous, c'est la peine que vous devez ressentir de l'offense de Dieu, dont la réparation a exigé ma mort; le second, c'est la douleur que ressent mon Église des outrages qu'on me fait au Saint- Sacrement de mes autels; enfin, le troisième, c'est la mort éternelle des âmes qui continuellement se précipitent dans les enfers par l'impiété, les sacrilèges, les crimes énormes qui se commettent tous les jours dans le sein de mon Église. Voilà, ma fille, ce qui, jusqu'à la mort, doit déchirer votre
cœur par la douleur la plus profonde, afin de faire, pour tant de désordres, amende honorable à Dieu, par le sacrifice continuel d'un cœur contrit et humilié. »
Ah! mon Père, qu'il est juste d'abandonner son cœur à la tristesse, son esprit à l'humiliation, et son corps à la pénitence la plus austère, pour prévenir ou réparer, s'il était possible, des désastres aussi terribles! Car, sans parler de l'offense de Dieu et de la perte des âmes, qui sont les deux plus grands maux, qui pourrait ne pas ressentir une affliction mortelle, en voyant les scandales, les peines, les persécutions qu'endurent la Sainte Église; les gémissements et les plaintes de cette tendre mère sur l'ingratitude et la cruauté de ses enfants dénaturés, qui, comme autant de vipères, déchirent inhumainement le cœur et les entrailles, par les injures et les outrages que
font à son divin époux leurs crimes, leurs révoltes, leurs apostasies, leurs sacrilèges!... Ah! mon Père, que cette tendre mère souffre des peines qu'on fait souffrir à ses chers enfants ces enfants fidèles, qui, par leur
attachement et leur constance, s'efforcent de la dédommager et de la consoler, en adoucissant l'amertume de sa douleur!...
Elle les a portés dans son sein et engendrés à la grâce; elle les a nourris du lait de sa pure doctrine; elle les aime du même amour qu'elle aime son divin époux; elle prend également à cœur leur cause, puisqu'elle leur est commune, et entre dans tous leurs intérêts qui sont les mêmes. Jugez donc quel accablement pour son cœur, et comment ne pas y être sensible?
Comment ne pas compatir à sa triste situation? Ah ! n'en doutons pas, il
faudrait des larmes de sang, avec toutes les lamentations d'un Jérémie, pour pleurer et gémir autant que le demande un pareil sujet Pour moi, je vous
l'avoue, surtout depuis le moment où Dieu m'a fait sentir aussi vivement cet accablement et cette tristesse profonde de son Église sainte, je n'ai pas eu un seul moment de vraie consolation Je ne puis penser à autre chose, ma
douleur surpasse tout ce qu'on peut dire, et je puis dire avec Jésus-Christ que mon âme est triste jusqu'à la mort.
ARTICLE IV.
Sur l'Octave du Saint-Sacrement.
§. Ier.
Outrages faits à J. C. dans le sacrement de son amour pendant cette sainte octave.
Second envoi de la Sœur de la Nativité.
Mon Père, je me trouve encore obligée de vous faire écrire à l'occasion de l'Octave du Très-Saint-Sacrement, où il a plu à J. C. de me donner de nouvelles instructions qui sont une continuation un peu plus détaillée de ce que nous avons déjà dit sur l'Eucharistie. En vous les faisant passer, je ne
ferai encore qu'exécuter les ordres de celui qui est l'auteur de ces nouvelles réflexions. Voici ce qui en a été l'occasion:
Le premier jour de l'Octave, nous eûmes l'exposition du Très-Saint- Sacrement à la messe, la bénédiction après, et ensuite on renferma la Sainte
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Hostie et le soleil dans le Saint Tabernacle. J'en ressentis une peine très sensible, jusqu'à m'en plaindre à J. C. O mon Dieu! lui disais-je, il n'y
aura donc que dans les Églises et dans la présence de vos ennemis que vous allez recevoir des adorations pendant toute cette octave!. Vous ne serez
donc porté solennellement que par des ministres que votre Église désavoue et désapprouve, et qui se donnent à eux-mêmes une juridiction qu'elle leur refuse,. des ministres intrus, ou au moins infidèles, qui n'ont pour eux que
la force des armes au lieu du droit; qui, contre l'esprit des Saints Canons, ont usé de violence et employé le bras séculier pour forcer les barrières de votre sanctuaire, et envahir, comme des voleurs, les biens et les droits de vos ministres légitimes; qui trompent les peuples, et les font apostasier !...
Et cependant, ô Dieu saint !. Ils sont en possession de vos temples et de
votre divin corps !. Vous souffrez que ces ministres indignes et
scandaleux, que ces malheureux apostats vous touchent de leurs mains sacrilèges, qu'ils vous portent solennellement comme le trophée de leur victoire, et comme si vous approuviez leur parti !.., Ah!. divin corps de
Jésus, en quelles mains vous êtes-vous livré ? Mais, puisque vous êtes
partout le même, voulez-vous me permettre d'assister, au moins de cœur et d'esprit, à leurs processions, pour vous en faire amende honorable, vous y suivre vous seul, pour vous y rendre, comme à mon Dieu, l'hommage que je vous dois, et y recevoir votre bénédiction?
Voici donc, mon Père, les avis que J. C. me donna sur tout cela : « Restez, ma fille, où vous êtes, et n'allez pas, même en esprit, vous joindre à ces faux pasteurs, ni à la troupe impie qui les suit et les favorise; n'assistez de cœur ni à leurs processions ni à leur exposition, ce serait, dans un certain sens, communiquer avec eux; unissez-vous plutôt pendant l'Octave à mon Église du ciel et de la terre pour m'en faire amende honorable, et réparer ma gloire méprisée et tous les outrages faits à ma bonté par ces ministres indignes et
prévaricateurs qui ont abandonné mon Église, et qui, vis-à-vis d'elle, osent élever autel contre autel pour séduire les simples et lui enlever ses enfants par un schisme horrible et scandaleux qui les rend complices de leur révolte
!....
« Ah ! les malheureux ! ils me répondront de ceux qu'ils auront séduits
!.... Le moment arrive de les punir. Restez donc ici en ma présence, et sans
sortir de votre place demandez-moi tout ce que vous voudrez; quoique mon divin sacrement ne soit pas exposé à vos yeux, je n'en écouterai pas moins vos prières, je n'y aurai pas moins d'égard pour vous, votre communauté et toute mon Eglise, sur qui j'ai dessein de répandre mes bénédictions les plus abondantes dans ce saint temps.
Grands avantages spirituels que les âmes fidèles retirent de la persécution suscitée contre l'Église.
« Jamais cette sainte épouse ne m'est plus chère que lorsqu'elle souffre pour mon amour, et mes vrais ministres ne m'avaient jamais tant glorifié que depuis que je les vois fugitifs, errants, persécutés et emprisonnés pour ma cause et pour moi. Oui, leurs dispositions à souffrir le dépouillement, les prisons ou l'exil, les fouets, les tourments ou la mort, plutôt que de trahir leur devoir et leur foi, me plaît infiniment; elle est bien propre à me faire oublier les fautes dont chacun d'eux aurait pu se rendre coupable par ailleurs »
Je dois aussi, mon Père, vous dire à ce sujet que, ces jours passés, Dieu m'ayant rappelé dans une communion les menaces contre le royaume de France, il ajouta : « Mais c'est ici un temps favorable pour les justes qu'il achèvera de perfectionner, et pour bien des pécheurs qui se convertiront. Il fera rentrer en eux-mêmes quantité de religieux qui ont oublié leurs règles, et d'ecclésiastiques qui, aux dépens de la sainteté de leur état, s'étaient laissés corrompre par le luxe et la mondanité. quantité de chrétiens qui ne l'étaient
plus que de nom, et encore n'osaient-ils le prononcer. Plusieurs, il est vrai, ne feront que s'endurcir davantage sous les coups qui vont les frapper et qu'ils ressentent déjà; mais aussi plusieurs ouvriront les yeux et prendront le parti d'en éviter de plus rudes encore, par une vie sainte et réglée, et par les dignes fruits d'une pénitence salutaire dont ils sentiront enfin la nécessité...
Je reviens au premier discours de J. C.
« Ne regardez donc pas, ma fille, poursuivit-il, cette circonstance comme un temps malheureux pour l'Église de France ; jamais elle n'avait été si glorieuse ni si triomphante. Mes Saints du ciel triomphent par l'amour et par la gloire ; mais ceux de là terre triomphent par les épreuves où l'on met leur
amour et leur fidélité à la foi. Ce sont ici pour eux des années de salut et de grâce, et de bénédictions plus abondantes que celles des indulgences que leur accorde mon premier vicaire... jusque-là que, si un pécheur qui aurait passé une vie entière dans le désordre, touché de repentir, rentre en lui- même à l'occasion de cette furieuse persécution; si ranimant sa foi presque éteinte, il se range du côté de mes généreux
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combattants; s'il m'offre le sacrifice de sa vie et l'hommage de son sang pour la défense de ma cause et l'expiation de ses crimes, j'en jure par moi-même, ils ne lui seront jamais imputés. Il fera de son sang un bain salutaire, un second baptême où ils seront lavés et effacés pleinement quant à la coulpe et quant à la peine...»
Or, mon Père, ce que serait le martyre souffert au nom de Dieu pour ce pécheur en particulier, on peut dire à proportion que la persécution soufferte dans les mêmes dispositions le sera pour toute l'Église en général, qui, semblable à la conscience de ce pécheur, en sera purifié comme l'or dans la fournaise. C'est, mon Père, ce que je vois en Dieu qui me dit que, sans avoir égard au peu de mérite d'un grand nombre, pourvu qu'ils aient bonne volonté, il ne laissera pas de leur faire miséricorde par des grâces fortes, en considération de ceux qui sont plus riches en bonnes œuvres; parce que l'Église est un corps dont les membres étant unis par la plus étroite charité, ont réciproquement un droit acquis sur les biens spirituels les uns des autres. C'est ce qu'on nomme la communion des Saints, par laquelle tout leur est commun dans ce genre. C'est en vertu de cette communion ou communauté des biens spirituels, que J. C., conformément au vœu de son Église prend sur le plus fort pour aider le plus faible, suivant les lois de sa justice et les règles de son amour...
La malice de l'enfer aura beau faire des prosélytes et des partisans de l'erreur, elle ne fera jamais en cela que séparer de l'Église ceux qui n'en étaient pas dignes... Ses vrais enfants lui resteront toujours attachés; et ce triage des méchants, cette séparation des enfants de perdition, loin de détruire l'Église, ne fera jamais, comme nous l'avons déjà dit, que la purifier et lui donner plus d'éclat Ainsi, loin d'avoir à craindre de la désertion des
apostats, elle ne peut en un sens qu'y gagner. Ils peuvent donc librement prendre leur parti, puisque aussi bien ils ne font que la blasphémer par leurs paroles impies, et la déshonorer par leur conduite libertine et scandaleuse....
« Oui, oui, dit J. C., je tirerai ma gloire de cette désertion même. Mon Église, moins nombreuse en apparence, en acquerra un nouveau lustre. Elle deviendra plus pure et plus brillante, comme le grain dont le vent a séparé la paille et la poussière....
» Ou , si vous voulez, mon Église est un arbre que la tempête ne fait qu'affermir davantage, en lui faisant pousser de plus profondes racines , sans en faire jamais tomber autre chose que les fruits gâtés et corrompus J'ai dit
qu'elle en serait moins nombreuse en apparence : car, en vertu de la substitution de mes grâces, qui s'exécute en grand comme en petit , de royaume a royaume, comme de particulier à particulier , on peut dire que le flambeau de la foi se promène et va successivement éclairer différentes nations. Ma religion est encore un fleuve majestueux qui, roulant ses flots à travers les siècles, gagne dans une contrée plus qu'il n'en perd dans une autre Ainsi, de quelque manière qu'on veuille l'entendre, elle ne peut que gagner en nombre comme en ferveur par cet échange; et il n'y aura à y perdre que les chrétiens infidèles, qui seront assez aveugles et assez lâches pour l'abandonner.
Passion de J. C. renouvelée dans les processions des intrus et des sacrilèges.
» Mais, pour continuer de vous instruire, ajouta J. C., revenons, ma fille, à l'octave du Saint-Sacrement de mes autels; qui fait l'objet présent de notre entretien Il va se commettre pendant cette octave bien des sacrilèges et
bien des indignités envers ma personne; et je vous ferai, ma fille, la confidence de la douleur que j'en reçois. Je me plaindrai à vous de la peine que j'en ai, afin que vous priiez pour ces pauvres insensés, et que vous tâchiez de les ramener par vos avertissements Toutes les insultes, les
opprobres, les outrages de ma passion, vont se renouveler contre moi d'une manière encore plus sensible pour mon cœur. Rappelez-vous comme dans ma passion je fus promené par les rues de Jérusalem, de tribunaux en tribunaux, toujours accompagné de huées et d'insultes jusqu'au calvaire où je fus crucifié.
Voilà ce qui se passera encore dans les processions des intrus et de leurs partisans, qui ne me porteront de rues en rues que pour triompher de leur audacieuse impiété. Chacun de leur reposoir sera semblable au tribunal du
prétoire, où, comme les soldats, ils me donneront des soufflets, en feignant de m'adorer. Je serai flagellé et couronné d'épines Leurs champs seront
pour moi ce qu'étaient les cris séditieux qui demandaient ma mort. Leurs sacrifices seront autant de calvaires où je serai attaché à la croix; enfin, leurs poitrines criminelles, autant de sépulcres affreux où ils doivent m'ensevelir....
Ce n'est pas, toutefois, continua J. C., que je sois exposé à recevoir et à souffrir sur mon divin corps les sanglantes impressions de leur rage; non, je ne souffre plus dans ma chair, mon humanité sainte est devenue impassible, comme ma divinité même. Depuis
(145-149)
ma résurrection, je suis absolument inaccessible aux traits de la douleur et à la fureur de mes ennemis; mais j'en reçois toujours intérieurement le même déplaisir, puisque l'intention de ces scélérats étant la même, il ne tient pas à eux qu'ils n'exécutent réellement contre moi les attentats de ceux qui m'ont donné la mort. Ils sont, dans la détermination habituelle de leur volonté, coupables du même déicide, qu'ils ont peut-être renouvelé des millions de fois: mon cœur peut-il y être insensible ?... Peut-il n'en pas souffrir ?... Puis- je ne pas détester une volonté aussi contraire à la mienne, qu'elle l'est à leurs véritables intérêts?...
» Je vous entends, ma fille, me demander si je suis dans les mêmes dispositions de bonté pour les hommes, dans la main des intrus, que si j'étais dans celle de mes vrais et fidèles ministres. A cela je vous réponds que je suis toujours le même par rapport à moi; et quant à la différence des deux situations par rapport aux hommes en général, c'est exactement la même chose, si ce n'est que dans la main des intrus je me trouve dans un état de violence et de contrainte qui ne me permet d'obéir à mon amour que comme à contre cœur. Je ne suis plus un père au milieu de ses enfants, qui se complaît à recevoir les marques de leur affection: je suis un agneau au milieu des loups, ou un juge au milieu d'autant de criminels dignes d'être condamnés. Jugez de ma situation. Comment voulez-vous que je m'y plaise, et que je puisse bénir, comme je le désire, ceux qui ne méritent que des malédictions, avec la sentence de leur éternelle réprobation?....
Bontés de J. C. toujours agissantes, malgré l'ingratitude des profanateurs.
» Ah ! croyez-moi, dans leurs cérémonies sacrilèges il n'y a que l'homme a bénir, et chacune de ses bénédictions ne sert qu'à le rendre plus coupable, aussi bien que tous ceux qui s'unissent à ses intentions et à son crime. Mes fidèles ne sauraient en témoigner trop d'éloignement : qu'ils se souviennent que c'est par cette horreur et cet éloignement de toute profanation, que je veux être servi et honoré par eux; et qu'ils n'aillent pas se laisser surprendre, sous prétexte d'éviter un prétendu scandale ou de me rendre leurs adorations. Dites-leur que je déteste une piété pareille, et que leur conduite serait une lâcheté criminelle, une infidélité des plus marquées et des plus injurieuses pour moi, comme un vrai scandale pour les miens »
Quoi ! divin Sauveur , lui dis-je dans ma douleur, est-il bien possible que vous, qui êtes si disposé à répandre vos grâces, vous n'en accordiez aucune dans ces moments favorables à votre amour? Est-il possible que dans l'assemblée des pécheurs, vous ne bénissiez personne, et qu'au contraire vos bénédictions se tournent en malédictions pour tous ? « Détrompez-vous, ma fille, me répondit sur cela J. C., ou plutôt, prenez une plus juste idée de la chose, et vous verrez que ma bonté n'est jamais sans action, ni mon amour inutile pour les pécheurs eux-mêmes.
» Car, 1°. n'est-ce pas beaucoup faire pour eux que de suspendre les effets de ma juste colère et de ne pas les écraser quand toutes les créatures me demandent vengeance, et que la nature entière me sollicite à punir leurs attentats ! Je le puis d'un seul mot; ma justice le demande; leur audace m'en défie mais mon cœur s'y oppose, sa bonté me désarme; je souffre tout sans tirer vengeance. Quel effort de mon amour !...
» 2°. Si parmi eux il s'en trouve, ne fût-ce qu'un seul, qui, touché du repentir de sa faute, m'en demande humblement pardon, il ne sera pas privé des effets de ma bénédiction, qui pourra lui procurer des grâces plus fortes de conversion. Il en est ainsi à l'égard de tous les pécheurs. Mais, supposez qu'il ne s'en trouvât point qui fussent ainsi disposés, cette bénédiction ne serait pas pour cela inutile... Sachez donc, ma fille, que dans mon divin sacrement je suis toujours accompagné de la cour céleste, et surtout des bons anges de tous ces profanateurs, qui se prosternent sans cesse devant moi, pour me faire amende honorable des outrages qu'ils me font. Voilà ceux sur qui tombent mes bénédictions, qui, comme vous voyez, ne sont jamais inutiles et sans effet »
Qui pourrait, mon Père, vous peindre la désolation profonde, les plaintes amères, les lamentations de la sainte Église sur tant d'excès commis dans ses temples, par ses propres enfants, contre elle et son divin époux?... Je suis, me dit-elle, une mère désolée, affligée et presque réduite aux abois !... Mon
cœur est noyé d'amertume, et ma douleur est vaste et profonde comme la mer!. J'avais nourri des enfants, s'écrie-t-elle, je les avais élevés avec tout
le soin possible ; je les aimais tendrement, et, pour toute reconnaissance, les ingrats m'ont méprisée, délaissée, abandonnée !. Non contents de me
tourner le dos en m'insultant, ils se sont soulevés contre moi, et sans égard pour mes larmes ils m'ont maltraitée à outrance; ils ont percé mon cœur, en outrageant et persécutant leurs propres frères, jusque entre mes bras: ils ont arraché de mon sein ces enfants que j'aime, pour les immoler à leur cruauté. Ils ont plus
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fait encore ; car sous mes yeux ils ont eu l'audace d'outrager et de crucifier leur Roi, leur Père, leur Rédempteur, leur Dieu !. Jugez de la peine que je
dois en ressentir! C'est ici pour moi le glaive de douleur. Ah! divin époux
!. Je prends le ciel et la terre à témoins que je suis innocente de leurs
attentats contre votre personne adorable. J'invite toutes les créatures à compatir à l'excès de la peine que je ressens Vous tous qui passez, s'écrie-
t-elle avec l'accent d'un cœur navré de douleur, prenez au moins connaissance de ma triste situation, et voyez s'il fût jamais de douleur semblable à la mienne. Mon cœur est abreuvé d'amertume ; je suis
rassasiée d'opprobres; j'épuise le calice de mon divin époux....
Mais j'entends J. C. qui lui adresse la parole : « Consolez-vous, ma bien- aimée, lui dit-il, et ne vous laissez point abattre par la douleur. Cette épreuve passera, ainsi que les triomphes de vos ennemis et des miens. Qui vous méprise, me méprise; qui vous touche, me touche, et rien ne restera impuni. Le temps approche où j'essuierai vos pleurs et rendrai la joie à votre cœur désolé. Je réunirai vos chers enfants qu'on aura dispersés : vous les verrez encore se rassembler autour de vous, comme les petits qui rentrent sous les ailes de leur mère, après avoir été poursuivis par le milan (malin). De plus, je vous promets de vous rendre mère de quantité d'autres enfants que vous n'auriez pas connus. Ainsi, ma chère épouse, la joie que je vous prépare
surpassera de beaucoup l'affliction que vous ressentez maintenant : Oui, oui, encore un peu de temps, et je prendrai votre défense. Vous serez vengée, mon épouse, et, j'en jure par moi-même, vous verrez vos ennemis renversés à vos pieds... »
§.II.
Pompeux appareil des processions du Saint-Sacrement. Faveurs singulières que J. C. répand sur les enfants de son Église.
Mon Père, je me trouve encore obligée de vous faire écrire ce que Dieu me fait connaître de nouveau à l'occasion de l'Octave du Très-Saint- Sacrement, qui fit la matière de notre dernier entretien. Celui-ci n'en sera que la continuation, et cependant nous fera voir la chose sous un point de vue bien différent, un point de vue aussi consolant et aussi agréable que l'autre était affreux et désolant. J. C. veut donc, mon Père, qu'à cet effrayant tableau des maux et des sacrilèges que les processions des intrus ont occasionnés dans l'Église, vous fassiez succéder dans votre écrit les avanges réels, les biens en tous genres qui lui reviennent des processions et des fonctions de ses vrais et dignes ministres. On verra les uns comme des nuages salutaires qui répandent partout la fécondité avec la douce rosée du ciel; tandis que les autres ne ressemblent qu'à des nuées sans eau, qui ne servent qu'à intercepter les rayons du soleil, et dans le sein desquelles se forment les grêles, les orages et les tempêtes qui éprouvent, ravagent et désolent les villes et les campagnes. D'un côté, un ministère de vie et de bénédiction ; de l'autre, un ministère de malédiction et de mort: quelle opposition !...
Nous allons donc maintenant, mon Père, parler des processions du Saint- Sacrement, faites par les vrais ministres de l'Église, accompagnés et suivis des vrais fidèles, unis de corps, de cœur et d'intention, à leurs vrais pasteurs. C'est ce que j'ai vu en esprit, et ce que J. C. m'a bien fait comprendre... Ah! mon Père, que ce coup-d'œil est différent du premier!... J'y vois d'abord l'état glorieux du fils de Dieu, le Sauveur des hommes, porté en triomphe sur le char de son amour. C'est un tendre père au milieu de ses enfants. Il les voit avec plaisir faire éclater de toutes les manières les transports de leur joie.
C'est un beau jour pour eux, puisque c'est un jour de gloire pour lui. Il a les mains pleines de bénédictions et de biens spirituels, qu'il répand de toutes
parts avec profusion, et qu'il demande à répandre encore davantage. Il voudrait ne trouver aucun obstacle aux effets de sa grâce et aux tendres effusions de son amour. Aussi ces grâces se répandent non-seulement sur ceux qui sont présents, mais encore sur les absents qui leur sont unis, sur tous les fidèles, quelque éloignés qu'ils soient. Elles se répandent sur les anges et les saints du Ciel; elles tombent en abondance sur les âmes du Purgatoire, dont un grand nombre sont délivrées par ce moyen; enfin sur l'Église entière ...
Je le vois ce divin agneau, cet adorable sauveur de nos âmes, ce dieu glorieux et triomphant, jeter sur son épouse et sur tous ses enfants qui l'environnent, des regards de tendresse et d'amour. Son visage enflammé annonce le beau feu dont brûle son divin cœur; ce feu sacré qu'il est venu apporter du Ciel en terre, et qu'il désire tant de voir s'y allumer de plus en
plus.... « C'est ici, dit-il, que je me plais c'est ici la fournaise et le triomphe
de mon amour pour les hommes, autant que le triomphe de leur foi à la réalité de ce divin mystère et de leur amour pour moi C'est ici que je fais
mes
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plus chers délices d'être avec eux pour recevoir leurs adorations et les marques de leur dévouement. Venez tous, mes petits enfants; approchez sans crainte d'un père qui vous aime tous également et ne cherche que votre plus grand bonheur...
» Ministres zélés, qui vous épuisez pour le salut des âmes et la conversion des pécheurs que j'ai rachetés de mon sang, venez les premiers; je ne vous traiterai point en serviteurs, mais en amis : car vous l'êtes véritablement de votre maître. Prenez part à la gloire que vous travaillez tant à me procurer ; asseyez-vous à ma droite; car aussi bien vous y serez un jour assis, pour juger avec moi les douze tribus d'Israël.
» Âmes saintes et ferventes, qui vous êtes consacrées à moi, et qui êtes dévouées à mon service, approchez de plus près; vous tous qui travaillez à me plaire par l'imitation de mes vertus, de quelque état que vous soyez, vous êtes à moi, vous m'appartenez. Je vous reconnais, approchez, et ne craignez
rien. Cœurs purs, âmes bienfaisantes et pacifiques, vous qui souffrez pour la justice, venez entre mes bras recevoir mes consolations intérieures, en attendant que j'essuie vos larmes, dans le séjour des bienheureux, que je vous ai acquis et que je vous destine. Vous, enfin, qui êtes tentés et
persécutés par vos ennemis, qui ressentez en vous-mêmes le poids de la nature corrompue, venez à moi pour être soulagés. Je vous protégerai, je vous défendrai contre la malice de vos ennemis; je serai votre bouclier et votre sûr asile, et vous trouverez auprès de moi le repos et la consolation que la créature ne saurait vous donner...
» Pécheurs contrits et humiliés, venez auprès de moi recevoir le baiser de paix et le pardon de vos crimes, avec la robe d'innocence que vous aviez perdue. En me quittant, vous aviez imité la fuite malheureuse et l'éloignement de l'enfant prodigue; imitez son retour et tout est pardonné....
Pour vous, cœurs endurcis et impénitents, que vous dirai-je?.,. Ah! je ne puis vous bénir encore; mais aussi il n'y a point encore de malédictions pour vous. Mon amour s'y oppose, et je me sens désarmé en votre faveur, par les supplications de mon Église. Eh bien! venez donc aussi, priez, gémissez ,
et, en vous bénissant, je ne vous refuserai pas des grâces de conversion et de repentir. »
Ce n'est pas tout, mon Père ; on dirait que le Ciel descend sur la terre, et que la terre s'élève jusqu'au Ciel Oui, le Ciel et la terre s'unissent pour
mieux célébrer le triomphe du roi de gloire J'ai entendu le ravissant
concert qui résulte de l'assemblage des saints du Ciel et de ceux de la terre, joints aux différents chœurs des anges. Quelle divine harmonie !. Non,
mon Père, tous les efforts de la symphonie terrestre n'ont rien qui en approche; et tout ce que l'art peut inventer de plus majestueux pour la solennité de cette fête, n'a rien de comparable à ce que les saints et les anges exécutent avec la dernière perfection, dans la vue de plaire à J. C., en honorant sa marche triomphante dans son adorable sacrement. Quelle gloire pour lui! quelle joie pour ses amis !....
Rien de bas, ni d'indifférent de tout ce qui peut contribuer à cette auguste solennité. Le seul désir en est d'un grand prix ; soit qu'il vienne des anges ou des hommes, Dieu se tient honoré de la volonté de ses créatures. Tout est grand, tout est majestueux, tout est divin, la nature entière y devient sensible, les éléments y applaudissent; il n'est pas une fleur qui ne m'ait paru comme se réjouir d'être jetée sur son passage, ou employée à orner, par la vivacité de son éclat, ses tentes et ses reposoirs. Leurs couleurs m'en ont paru plus vives et plus brillantes : on eût dit qu'elles s'épanouissaient avec un plaisir
sensible, et leur beau visage, si on peut employer cette expression, paraissait riant et animé. Quel spectacle! qu'il était agréable et majestueux!...
Ceci, mon père, me rappelle ce qui m'arriva il y a vingt ou trente années. J'étais obligée de garder le lit pour le mal de mon genou dont je vous ai parlé ailleurs. Je me résignais à la volonté divine; mais, malgré ma soumission, j'étais pourtant bien peinée de ne pouvoir plus rendre mes petites visites au Saint Sacrement de l'autel. J'aurais tant désiré d'assister, entre autres, à la procession solennelle de sa fête! Le bon Dieu ne voulut pas me priver de cette consolation. Il est vrai que mon corps n'y assista pas; mais j'en fus bien dédommagée, puisqu'à la place je vis des yeux de l'esprit un ordre de choses infiniment supérieur à toutes nos cérémonies, et que les yeux du corps n'eussent jamais pu apercevoir. C'était précisément le même spectacle dont
je viens de vous entretenir, et que Dieu vient de renouveler pour qu'on en ait connaissance.....
La fête envisagée sous ce point de vue, il n'y a pas jusqu'à la poussière sur laquelle marche le prêtre chargé du sacré dépôt, qui ne paraisse s'animer et tressaillir de joie. Mais, mon Père, voici, à cette occasion, ce que jai distingué dans la poussière des cimetières, qui s'est produite de la composition
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des cadavres qui y sont enterrés; j'en voyais tressaillir de joie, et d'autres frémir de dépit et de rage pendant que la procession passait. Dieu me fit connaître que l'une appartenait aux corps des Saints, et l'autre aux corps des réprouvés Je désirais de tout mon cœur d'entrer pour quelque chose dans
le concours universel des créatures, pour faire hommage au Créateur, et pour honorer davantage l'excellence de son être divin: j'aurais voulu avoir été un grain de poussière devant lui, et sur lequel le prêtre eût marché; je le demandai, une voix me répondit: Tu es encore trop remplie de toi-même; mais un jour viendra que tu seras aussi petite à tes yeux, et que Dieu ne trouvera plus aucune résistance du côté de ta volonté. Cette même voix
me dit aujourd'hui qu'il est temps de rentrer dans le néant de moi-même....
J'ai donc plus d'une fois, mon Père, et tout récemment encore, vu le pompeux et majestueux appareil de cette solennité dans un ordre mille fois
supérieur, je ne dis pas à tout ce que l'on peut faire, mais à tout ce que l'imagination la plus féconde peut se représenter de plus flatteur : les hommes n'y pourront jamais atteindre. J'en dis autant de la sensation que
me firent éprouver les cantiques sublimes, les psaumes mélodieux et les airs de jubilation que j'ai entendu chanter en l'honneur du Dieu trois fois saint.
Quand j'aurais la connaissance des termes, et que je posséderais la perfection de la musique, je ne vous dirais rien qui approchât tant soit peu de ce que j'ai entendu; vous n'en auriez pas l'idée; il faut l'avoir entendu soi-même....
Dans cette mélodie générale et toute divine, je distinguai deux concerts très bien marqués, dont l'un faisait le dessus, et l'autre comme la basse. Le premier était composé de tons élevés et mâles, fiers et vigoureux ; c'étaient les vertus des cieux, les louanges, les adorations, les transports d'amour des Anges et des Saints de la Jérusalem céleste. Les vertus, les adorations et les louanges des Saints de la terre faisaient la seconde partie; et ces deux concerts qui n'en faisaient qu'un seul, réunissaient ainsi le ciel avec la terre, l'Église militante avec l'Église triomphante.
On distinguait, dans la variation des accents, des cadences et des tons propres et parfaitement convenables à chaque chose, et à la différence des vertus et des ordres, soit des Saints du ciel, soit de ceux de la terre, qui se correspondaient avec un accord charmant. Il n'y avait aucune confusion entre les chérubins et les séraphins, ni entre les martyrs, les Apôtres et les Vierges. Tout y était marqué et distingué ; mais aussi tout y était uni et compassé avec tant d'art et de délicatesse, tout y était joint par des nuances si subtiles et des liaisons si bien ménagées; enfin tout y était ordonné avec tant de symétrie, que les deux concerts qui résultaient de tant de concerts différents, ne faisaient pourtant entre eux qu'une seule et même harmonie, un seul et même concert à la gloire du seul et unique Dieu de l'univers....
Qu'on tâche encore un coup d'imaginer une musique aussi sublime, aussi savamment ordonnée, aussi bien exécutée; mais où la trouve-t-on sur la terre? Celle dont je parle est digne de Dieu, autant que quelque chose peut en être digne; et tout ce que l'homme peut faire et imaginer ici-bas, est imparfait et grossier en comparaison....
Cher époux!. dit alors la sainte Église, je suis au comble de mes vœux;
vous avez changé mes jours de deuil et d'affliction en jours de joie et d'allégresse. Mes ennemis sont confondus: vous avez fait retomber sur eux l'opprobre dont ils m'avaient couverte: que gloire en soit rendue au Père, au Fils et au Saint-Esprit Pour vous, mes chers enfants, réjouissez-vous! vous
avez gémi et pleuré ainsi que moi; mais votre Père a fait cesser nos gémissements et nos soupirs; il a essuyé vos larmes et les miennes: il nous a
consolés au-delà de toute espérance. Vous tous qui aviez été témoins de
ma désolation et de mes maux, soyez-le maintenant de mon bonheur, et voyez s'il fut jamais consolation pareille à la mienne!...
Voilà donc, mon Père, ce que Dieu m'a fait voir, à l'Occasion de l'octave et des processions, sur les deux partis, qui partagent aujourd'hui l'Église de France et produisent le schisme qui la divise, sans que je puisse dire ni savoir à quelle époque et dans quelle circonstance il doit finir. C'est un secret que Dieu se réserve et que je ne veux ni ne dois chercher à pénétrer. S'il m'était permis de parler en cela d'après moi-même, et de hasarder ici une conjecture sur ce que nous avons dit, il me semble qu'on pourrait espérer que la liberté serait dans peu accordée à l'Église, que les ministres seraient rappelés et pourraient exercer librement et publiquement leurs fonctions à la prochaine fête du Saint-Sacrement; ce qui ne contribuerait pas peu à la rendre plus solennelle encore qu'à l'ordinaire.
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Je le désire beaucoup plus encore que je ne l'espère pour l'an prochain. Prions, mon Père, pour que ma conjecture se réalise le plus tôt possible, et que nous puissions au moins en être témoins avant de mourir.
La Sœur recommande de nouveau de la part de Dieu, à son Directeur, de s'appliquer avec soin à la rédaction de cet ouvrage. Son entière soumission à l'Église.
Je finirai, mon Père, cette addition un peu longue, en vous rappelant encore que c'est la volonté de Dieu que vous vous appliquiez tout de bon à rédiger en ordre les notes que vous avez prises surtout ce que je vous ai dit et fait écrire par le passé. En cela, n'en doutez pas, vous mériterez autant et plus que si vous travailliez avec zèle et succès à une mission abondante et fructueuse... Dieu me répète encore qu'il a dessein d'en tirer sa gloire en son temps, vous aurez le mérite d'y avoir contribué. Continuez donc, mon Père, de vous y appliquer. Gardez sur ce secret toutes les précautions que la prudence exige; surtout défiez-vous des faux frères, plus a craindre pour vous que les ennemis déclarés : on vous en veut terriblement! soyez sur vos
gardes. J'espère tout du côté de Dieu, que je ne cesse de prier pour votre conservation, en me recommandant à vos bonnes prières sur lesquelles je compte beaucoup. Vous savez ce que vous m'avez promis, et sans doute que vous ne l'oubliez pas.
Mais marquez-moi, je vous prie, si c'est votre volonté que je vous fasse écrire ce que Dieu me fait connaître, et si je dois dans mes prières m'abandonner à l'attrait que je crois venir du Saint-Esprit. J'avais oublié de vous demander tout cela au moment de votre départ... Surtout, mon Père, je vous répète encore que, si vous aperceviez, dans tout ce que je vous ai dit et fait écrire, des expressions ou quoi que ce soit de contraire à l'Écriture sainte ou aux décisions de l'Église, ne manquez pas de le corriger et de m'en avertir. Consultez et examinez bien vous-même. Vous savez que j'aimerais mieux mourir que d'être hérétique et de contredire les oracles du ciel.
Permettez-moi de vous assurer de mon profond respect et de vous renouveler la sincérité des sentiments avec lesquels je suis dans le sacré cœur de Jésus,
Mon Père,
Votre fille en Jésus-Christ, Sœur De La Nativité, Religieuse indigne.
AVERTISSEMENT PRELIMINAIRE.
Après avoir erré pendant deux mois dans les environs de Fougères, d'Ernée, de Vitré et sur les confins du Maine, où j'avais mis en ordre tout ce qui concerne l'Église, etc., je m'étais vu forcé d'abandonner ces contrées pour me soustraire à de nouvelles poursuites. Il fallait une plus grande distance pour une plus grande sûreté. Je pris donc sur l'avis des religieuses elles-mêmes, le parti de me rendre à Saint-Malo, où la persécution était moins allumée contre le clergé, et où, à la faveur du déguisement et des précautions, on pouvait espérer d'être quelque temps assez tranquille, et enfin où l'on était plus à portée de passer, au besoin, chez l'étranger, comme il arriva. Ce fut dans ce nouveau séjour, où je restai quatre mois, que je reçus, parmi bien d'autres envois, le détail dont je vais rendre compte.
Il sera bon de savoir auparavant qu'en parlant de la communauté j'avais laissé presque mourante une de mes religieuses attaquée de la poitrine, depuis longtemps grabataire. Cette jeune fille de Sainte Claire vit finir sa carrière avec d'autant plus de plaisir, qu'elle prévoyait bien que la mort allait la soustraire au chagrin presque inévitable d'être bientôt mise à la porte avec les autres. Elle mourut vers le commencement du mois d'août, et ce fut à l'occasion de sa mort que la Sœur de la Nativité me fit passer le récit détaillé et les réflexions dont je vais donner la substance et abréger la diffusion autant que je pourrai.
Article V.
Instructions sur la pureté de conscience et la fidélité à la grâce. Dangers des fautes légères, et suites terribles de la tiédeur.
Troisième envoi de la Sœur de la Nativité.
« Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. Ainsi soit-il. Par Jésus et Marie, et au nom de la Sainte Trinité , j'obéis. »
La Sœur est chargée de veiller la nuit auprès su corps d'une religieuse défunte.
Mon Père, je dois maintenant vous faire part de ce qui m'est arrivé ces jours passés à l'occasion de feu notre chère Sœur madame de Saint-Benoît, dont notre Mère vous aura sans doute annoncé la mort. Sachant que je ne suis point peureuse, notre Mère me donna la commission de veiller la nuit auprès du corps de cette chère défunte; ce que j'acceptai d'un grand cœur, pour soulager les autres religieuses, qui étaient bien fatiguées des soins qu'elles en avaient pris pendant sa maladie, et surtout pendant son agonie et ses derniers moments; pour les soulager
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davantage j'acceptai même d'y rester seule toute la nuit. Mais, mon Père, je vous assure que je ne m'attendais pas à ce qui s'y passa, ni à ce qui en a été la suite. J'ai beau éviter la singularité autant qu'il m'est possible, il est décidé
que ma vie sera singulière jusqu'au bout, et que je serai extraordinaire jusque dans les choses les plus simples et les plus communes: cette nuit a été pour moi une nuit de ténèbres et une nuit lumineuse tout-à-la-fois. J'y ai encore ressenti, comme en d'autres circonstances, les impressions de deux esprits opposés, qui, pendant un temps, se sont fait la guerre. Si vous faites usage dans vos cahiers de ce que je vais vous en dire, peut-être ne passerai-je dans l'esprit de quelques-uns que pour un cerveau dérangé, et vous pour un homme trop crédule; n'importe mon Père, je laisserai encore chacun abonder dans son sens, parce que j'ai de fortes raisons de vous parler, ici comme ailleurs, avec toute la naïveté que vous me connaissez, et suivant l'exacte vérité, autant qu'il m'est possible de juger des choses, et cela sans beaucoup m'arrêter aux considérations dictées par le respect humain. Venons au fait.
Le démon cherche à l'épouvanter pour lui faire abandonner son poste.
Je m'étais agenouillée aux pieds de la défunte dont le visage était découvert. Le crucifix qu'on avait mis au-dessus de sa tête en l'ensevelissant me servait d'oratoire. Après avoir jeté de l'eau bénite sur elle et en avoir fait le signe de la croix sur moi-même, je commençai d'abord ma prière, à dessein de méditer ensuite sur la mort et les fins dernières; ce que je fis pendant quelque temps avec une application que favorisait beaucoup l'objet que j'avais sous les yeux Mais, mon Père, voici qu'entre les dix et onze
heures un grand bruit se fit entendre au-dessus du plancher de l'infirmerie, comme si une masse fort pesante fût tombée précisément sur l'endroit séparé avec des planches, où vous savez qu'on se lave d'ordinaire les mains....
Ce premier bruit fit à-peu-près comme celui d'un canon un peu éloigné. Je ne m'en inquiétai pas beaucoup ; mais l'espace d'un bon miserere après, un autre bruit plus frappant se fit encore entendre, à-peu-près au même endroit. Son éclat et le roulement qui le suivit, ressemblaient à l'éclat et au roulement du tonnerre quand l'orage est furieux et tout auprès de nous. Vous eussiez dit encore entendre une masse ronde et très lourde rouler en bondissant du haut d'un degré rapide, dont chaque marche lui eût fait éprouver un violent
contre-saut. Arrivé sur les briques de l'infirmerie, il se fit un bruit comme celui d'une bombe qui se brise en tombant et vole en éclats de toutes parts.
A cette fois, mon Père, j'éprouvai, il faut en convenir, une émotion involontaire; je sentais malgré moi la frayeur vouloir s'emparer de mon
cœur, et le trouble de mon esprit. L'imagination, plus vive encore, fut si frappée et même si bouleversée d'un tel fracas, que je me trouvai bientôt hors d'état de m'appliquer davantage à ma prière : cependant je tins ferme, et je m'efforçai de faire bonne contenance... Par la grâce de Dieu, que j'implorai dans ce moment, j'élevai mon esprit et mon cœur au-dessus de mes sens, dont je voulus, par la foi, tranquilliser le trouble et calmer l'agitation.
Sans sortir de ma place, ne sachant que faire, je pris le parti de m'adresser à la défunte à-peu-près dans ces termes:
Ma bonne Sœur, si vous avez quelque crédit auprès de Dieu, je vous prie de faire cesser un bruit qui m'empêche de prier et de m'appliquer à lui. Vous savez que je suis ici pour garder votre corps; daignez aussi, je vous prie, me préserver de tout accident... Je pris alors de l'eau bénite dont j'aspergeai la défunte et moi-même, je récitai pour elle un de profundis, après lequel j'entrevis dans mon intérieur, et par la lumière de la foi, les efforts du démon et les nouveaux combats qu'il avait encore à me livrer.
Je vis donc dans cette lumière intérieure et surnaturelle, que tout le tapage que je venais d'entendre était l'ouvrage de ce malin esprit, qui avait inventé ce stratagème à dessein de me faire abandonner l'obéissance et la charité qui me tenaient à mon poste. La lumière qui me fit apercevoir ces pièges cachés, m'avertit aussi de me tenir en garde contre de nouvelles attaques qui ne tardèrent pas. Ce fut d'abord une forte tentation d'abandonner mon oraison, sous prétexte que je n'étais plus en état de la faire; que mon esprit était trop agité de frayeur pour espérer d'y être attentive; que je pourrais toujours reprendre dans un autre temps un exercice que j'aurais été forcée de quitter dans celui-ci....
La Sœur résiste à la tentation. Nouveaux efforts du démon pour la vaincre. Elle tient ferme.
Mais m'apercevant que céder à cette tentation, c'eût été abandonner le champ de bataille à mon ennemi, j'eus recours, pour la dissiper, à la présence de Dieu, et je résolus de rester à ma prière, quelque chose qui arrivât; ce que je fis en dépit de tout...
Ce fut alors, mon Père, que, pour n'en avoir pas le démenti et ne pas essuyer la honte d'une défaite, mon ennemi mit en jeu tout ce qu'il avait de ruse et d'adresse, en vint jusqu'à
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la force ouverte, si ou peut le dire, pour ébranler ma constance... D'abord il s'empara de mon imagination, où il peignit vivement les objets les plus capables d'effrayer; je me représentais comme environnée de spectres et de monstres horribles qui m'auraient fait douter si j'étais encore, ou non, au nombre des vivants. Cependant je me disais à moi-même : ce sont là de pures folies d'imagination, et la foi dissipait aussitôt ces idées de terreur; mais à peine une scène avait disparue, qu'il en succédait une autre plus bizarre, et cela dura un temps qui m'ennuya beaucoup, comme vous pouvez bien le penser.
Enfin, mon Père, le démon en vint aux menaces, il me fit entendre par une voix intérieure qui parlait à mon entendement, que si je m'obstinais plus longtemps à rester à ma place pour y prier, j'allais bientôt voir ce qui allait m'en arriver. Tu n'es pas au bout, me disait-il, et tu n'as qu'à t'apprêter à en
essuyer bien d'autres pendant tout le reste de la nuit. Je vais redoubler les bruits et les attaques de toutes les manières. Je t'apparaîtrai sous des formes épouvantables; j éteindrai ta lumière, je te maltraiterai, et les coups que tu recevras te forceront bien de sortir de l'appartement. Voilà quel sera le prix de ta résistance, et ce que tu gagneras par ton opiniâtreté...
Je lui répondis aussi intérieurement, et en m'animant au courage, qu'il n'en arriverait que ce qu'il plairait au bon Dieu, auquel je tiendrais toujours par la foi, et dont il ne pourrait jamais me séparer. Je suis ici par obéissance, disais- je, et quand on devrait me tuer sur la place, je n'en sortirai que par obéissance à ceux à qui je la dois Résolution qui ne dut pas lui plaire, et
dont il fut déconcerté : aussi cette espèce d'attaque cessa sur l'heure, le démon parut absolument vaincu ; mais cela ne dura pas longtemps. Bientôt il revint à la charge, après avoir changé de batterie, et tenta d'obtenir par la curiosité ce qu'il désespérait d'obtenir par la crainte et les menaces.
Je me trouvai donc violemment tentée, et ce fut ici le plus rude assaut, d'aller avec ma lumière, voir ce qu'il y avait de mal dans le coin de l'infirmerie où j'avais entendu tant de bruit, où il semblait que tout devait être rompu en mille pièces; mais ma conscience me représenta vivement que dans ce moment c'eût été accorder quelque chose au démon, qu'il ne fallait pas lui laisser le moindre avantage, dont il n'eût pas manqué de profiter une autre fois. Sur cela, je restai constamment à ma place; mais la curiosité redoublait sans cesse, au point que, malgré les bons mouvements de la grâce,
je fus deux ou trois fois sur le point de me lever, pour aller voir dans le coin où je soupçonnais tant de ravage dans la vaisselle ; il me semblait qu'une voix me disait : Eh ! quel péché peut-il y avoir en cela, et quel scrupule peut te faire craindre ?... Tu ne sortiras pas même de l'appartement ; et quand une fois tu auras vu l'effet du bruit qui s'est passé, tu n'auras plus d'inquiétudes, et tu pourras tranquillement continuer une prière à laquelle il n'est pas possible que tu puisses t'appliquer sans cela... Mais une autre voix me disait: N'en fais rien , et donne-t-en bien de garde... il faut que ta victoire soit entière... J'eus recours à Dieu, qui fortifia ma résolution. J'employai encore la prière et l'eau bénite, et j'obéis à Dieu et à ma conscience en restant où j'étais......
Récompense de sa fidélité. J. C. lui apparaît. Instruction qu'il lui donne sur la fidélité aux moindres choses
Cette petite fidélité, qui était si peu de chose en apparence, me valut une faveur du ciel qui termina cette scène bizarre et fit cesser mes frayeurs, en dissipant les prestiges qui les avaient fait naître. J. C. m'apparut sous sa forme ordinaire : « Que craignez-vous, ma fille, me dit-il en m'abordant ?...
Je suis avec vous, mettez en moi votre confiance, et méprisez tout le reste. Oui, je vous le répète, je suis en vous et avec vous, non-seulement par la présence de ma divinité qui remplit tout, mais encore d'une façon spéciale, pour repousser les assauts de vos ennemis. Ne craignez donc point leurs insultes, ils ne peuvent que cela. » À ces mots d'assurance et de douceur, je reconnus la voix de mon cher et divin maître. Je sentis la paix et la tranquillité renaître en mon esprit; un doux calme se répandit jusque dans le fond de mon âme, et mon cœur rentra dans son repos. Non-seulement je ne craignais plus mon ennemi, mais je me sentais encore le courage d'insulter à sa faiblesse. Mais ce n'est pas tout....
Je me hasardai de demander confidemment à J. C. si j'aurais fait un grand mal de quitter ma place et ma prière, pour aller voir à l'endroit où s'était passé le bruit, comme j'en avais été si fortement tentée. « N'en doutez pas,
me répondit-il. Oui, vous eussiez fait un très grand mal, et beaucoup plus grand que ne voudront le croire ceux qui ne voient que l'extérieur des choses et n'en jugent que par le premier coup-d'œil. C'était précisément où Satan vous attendait pour achever de vous épouvanter et de vous vaincre; il eût
alors redoublé ses manœuvres avec bien plus de succès. Infidèle à votre conscience et à la grâce, bientôt
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vous n'eussiez plus été maîtresse de vos résolutions ni de vous-même; il aurait triomphé de tout, et vous eût tout fait abandonner.
» Ainsi, ma fille, le démon vous conduisait à un grand danger, sous prétexte de bien peu de chose : c'est par là qu'il a coutume d'aveugler tous les jours et de séduire un si grand nombre d'imprudents, en ne leur proposant d'abord qu'une très légère infraction; il ne s'agit que d'un coup-d'œil, d'une petite curiosité, une petite satisfaction, un mot de médisance, un petit retour d'amour-propre, un sentiment d'aversion... Mais sur tous ces points on ne s'en tient jamais aux commencements. Ce qui paraissait si peu de chose au premier coup-d'œil, devient souvent considérable; du moins il est très dangereux de faire ce premier pas, et plus d'une fois cet ennemi rusé des chrétiens les a entraînés jusqu'au fond de l'abîme par les moyens les plus innocents, et même les plus justes en apparence.
Sur cela, mon Père, J. C. me donna les lumières et les instructions les plus solides et les plus essentielles pour moi et pour les autres. D'abord il me fit jeter les yeux sur ma propre conscience; je la vis dans la justice divine , comme dans un miroir qui m'en découvrit jusqu'aux moindres taches, surtout ce qui m'est le plus ordinaire et ce qui déplaît davantage à Dieu, un certain engourdissement dans son service, une certaine tiédeur et nonchalance dans mes devoirs, tiédeur, nonchalance et engourdissement que ma conscience me reproche toujours, pour peu qu'il y ait en moi de négligence à les combattre, ou de volonté dans tout ce qui eût pu y donner lieu....
Danger des imperfections.
Ces manquements, sans doute, ne sont pas considérables en eux-mêmes, et loin d'aller au mortel, la plupart ne vont pas même à la faute proprement dite; ce sont de simples imperfections. Mais, mon Père, j'ai vu que les suites en sont quelquefois si funestes, qu'on ne saurait trop être sur ses gardes pour les éviter : c'est ce qui fait qu'on peut dire avec vérité que, soit qu'il s'agisse d'éviter le mal ou de pratiquer la vertu, tout est grand, tout est essentiel dans la voie du ciel, et que rien n'est petit par rapport à notre salut On ne peut
pas concevoir jusqu'où peut conduire, par exemple, en certaines tentations, un simple défaut d'attention à la présence de Dieu qui nous voit Je parle
ici, non de la pensée générale de l'existence de l'Être-Suprême, mais de l'idée vive et actuellement présente de ce Dieu présent partout, qui nous rappelle à sa loi sainte, nous contient par la crainte, et nous pénètre de la terreur de ses jugements...
Nécessité pour la perfection, de contracter l'habitude de la présence de Dieu.
Qu'il est bon, qu'il est avantageux, qu'il est essentiel, surtout en certaines positions critiques pour la vertu, d'avoir contracté de bonne heure l'heureuse habitude de cette pensée de Dieu toujours présent!. Cependant, où sont
ceux qui mettent à cet exercice salutaire tout l'intérêt qu'il mérite? Cette
première et fondamentale négligence n'est-elle point la cause fatale de leurs manquements continuels, de leurs fautes journalières, de l'insensibilité où ils vivent, et des péchés trop réels qui en sont les suites? Qu'on juge à présent
si le défaut d'attention à l'idée de la présence de Dieu est si peu de chose, et si ce défaut est aussi innocent qu'il est commun !...
Eh ! que n'aurait-on point à dire des dissipations, des distractions habituelles, de l'absence continuelle où vivent la plupart des hommes et même des chrétiens, par rapport à Dieu, a eux-mêmes et à toutes les vérités de la foi! Disposition d'autant plus fatale, qu'elle est plus ordinaire ; disposition qui rend tant d'âmes étrangères à leurs plus chers intérêts, je veux dire à elles-mêmes et à leur salut, et qui souvent les aveugle, jusqu'à se croire sans reproches, quand elles avalent l'iniquité comme l'eau: car, on peut, je vous le demande, aboutir une négligence criminelle, qui, chaque jour, les expose sans armes aux coups de leurs ennemis? Quelle sera
devant Dieu, et par rapport à leur salut, la suite d'une imprudence qu'on ne voudrait point avoir à se reprocher dans toute autre affaire, et qu'on saurait bien prendre des mesures sages pour éviter? quelle en sera donc l'issue? Ah! n'en doutons pas, les téméraires compteront leurs combats par leurs défaites, et le plus souvent ils succomberont presque sans être attaqués : c'est à quoi ils doivent s'attendre. Oui, mou Père, suivant ce que Dieu me fait voir, si on voulait remonter à la source des chutes les plus honteuses et les plus déplorables, des péchés les plus énormes, des crimes les plus affreux et les plus révoltants, on la trouverait dans peu de chose, dans une petite négligence , un coup-d'œil, un défaut de précaution que le monde traite de scrupule, de minutie gênante, de bagatelle...
Suites funestes de l'oubli de Dieu et de la tiédeur.
Quel est donc, me demandez-vous, le principe malheureux d'un pareil dénouement? par quel funeste progrès une cause, qui paraît aussi légère, peut-elle produire un si grand mal ? Le voici: Par un terrible, mais juste
jugement, Dieu se comporte à l'égard de ces âmes timides, lâches et infidèles, précisément comme elles se comportent
(185-189)
envers lui; ou du moins il les imite assez pour les punir de la manière la plus terrible. Elles se refroidissent envers lui, il se refroidit envers elles; il les abandonne autant qu'il en est abandonné : elles se bornent, à son égard, à l'exemption du crime, sans se mettre en peine de lui plaire par la fidélité aux petits devoirs de piété; et il se borne, envers elles, aux secours ordinaires et indispensables, et leur retire les secours de choix et de prédilection qui eussent assuré leur persévérance dans le bien. Chaque infidélité de leur part est suivie, de la sienne, d'une soustraction de grâces qui les rend plus faibles dans l'occasion et fortifie leurs mauvais penchants; car Dieu devient avare de ses dons à mesure qu'on en abuse.
Qu'arrive-t-il de là? nous l'avons dit, et il est facile de le conjecturer (car la chose ne peut arriver autrement sans une miséricorde sur laquelle personne n'a droit de compter). Une petite infidélité est comme nécessairement suivie d'une plus grande; une légère en attire une qui l'est moins; un abîme conduit dans un autre, et on tombe ainsi par degré. Que dis- je? par une pente trop rapide on roule de précipice en précipice; on passe de la tiédeur à l'infidélité, de la faute légère à la faute considérable, du péché véniel au péché mortel. Ce n'est pas tout encore; non content de commettre le péché, on en contracte l'habitude, qui produit l'aveuglement de l'esprit, l'endurcissement du cœur, et consomme souvent la réprobation Qui ne
craindra, mon Père, qui ne tremblera pour soi-même? Qui ne prendra la
résolution ferme d'éviter le péché et jusqu'à l'ombre du péché? Nous, surtout, qui sommes dans un état sain, qui exige bien plus de perfection que Dieu n'en demande des simples fidèles, marchons donc sans cesse dans la sainte présence de Dieu, et ne perdons jamais de vue les objets de la foi, qui doivent nous rendre agréables à ses yeux...
Je ne finirais pas, mon Père, s'il fallait vous détailler les petites aversions, les vivacités, les pensées vaines, les désirs inutiles, les paroles oiseuses, les retours d'amour-propre, les défauts de pureté d'intention dans les actions même les plus louables; mille et mille imperfections semblables, qui blessent les yeux d'un Dieu jaloux de la beauté d'une âme qui est à lui : imperfections dont pourtant, hélas! la mienne est si remplie, que personne, que je sache, n'a plus à craindre que moi....
Importance des fautes légères; avec quelle rigueur elles sont punies dans le purgatoire. Exemple de la religieuse défunte.
« Voilà donc, me dit J. C., ce qu'on appelle des fautes légères, des bagatelles, des scrupules auxquels on ne daigne pas même faire la moindre attention, quoiqu'on sache d'ailleurs que devant Dieu tout est compté et rien n'est rabattu Ah! si l'on pouvait comprendre avec quelle rigueur, avec
quelle sévérité ces prétendues bagatelles sont punies dans les flammes du purgatoire, on changerait sans doute de langage et de conduite... Mais »
Sur cela, mon Père, J. C. me laissa encore apercevoir le triste état de l'Église souffrante, et ce fut alors que je crus y reconnaître l'âme de notre chère défunte. Je crus l'entendre m'adresser ces paroles lamentables : « Ah! ma Sœur de la Nativité, si j'avais pu comprendre ce qu'il devait m'en coûter un jour pour si peu de chose en apparence que je me permettais pendant ma vie. si j'avais compris alors, comme je le fais maintenant, que mon peu de
soin de plaire à mon Dieu devait me séparer de lui et me retenir dans des brasiers dévorants et insupportables, comme j'aurais travaillé à m'en corriger
! comme j'aurais veillé sur moi bien d'une autre manière! Que mes manquements me coûtent cher, et qu'on est insensé de contracter des souillures, quelque légères qu'elles puissent être, sachant qu'elles seront autant d'obstacles à notre bonheur, dont elles retarderont la jouissance, puisque rien de souillé n'entrera dans le ciel!. Ah ! ma chère Sœur, soyez
sage à mes dépens, puisque vous le pouvez encore ; aimez Dieu plus que je ne l'ai aimé, soyez plus fidèle à vos devoirs et à sa loi sainte, puisque le temps dont vous jouissez ne vous est accordé que pour cela. Soulagez-moi dans mes souffrances, afin que nous puissions bientôt jouir du même bonheur. »
Frappée alors de crainte pour moi-même, et pénétrée de compassion pour cette chère âme, je priai J. C. de vouloir bien abréger ses peines par les mérites de son sang, et j'osai lui demander ce que je devais faire afin de les
éviter ou abréger pour moi-même; car je me sentais bien plus coupable envers lui que celle pour qui je l'avais prié...
Moyens d'éviter les peines du purgatoire.
« C'est, me répondit-il, de vous appliquer plus que jamais a éviter par la suite toutes ces prétendues fautes légères, et à satisfaire pour tout le passé à la justice divine... Vous en avez, continua-t-il, mille moyens, en vous appliquant les mérites de mon sang, soit par vos dispositions privatives et intérieures, soit beaucoup plus efficacement par ces mêmes dispositions jointes aux indulgences que mon Église a droit de vous appliquer, et que je recevrai
(190-194)
toujours comme un paiement légitime et agréable, puisque c'est de moi qu'elle tient ce pouvoir en faveur des coupables pénitents.
» Mais, continua-t-il encore, outre ce moyen général et commun à tous les fidèles, il en est bien d'autres qui sont propres à chaque fidèle en particulier, suivant son état et sa condition: par exemple, ma fille, voulez-vous vous épargner bien des souffrances en purgatoire? ne consentez jamais à aucune faute de propos délibéré, quelque légère qu'elle vous paraisse ; occupez-vous beaucoup du soin de me plaire par les vertus propres de votre état; car il ne suffirait pas, surtout à une religieuse, de haïr le péché, si elle ne tendait continuellement à la perfection où Dieu l'appelle, et suivant le voeu qu'elle en a fait : elle ne doit pas ignorer que sur ce point, entre autres, elle sera jugée bien plus strictement que le commun des fidèles.
» Soyez bien fidèle à mes grâces comme à la pratique de toutes vos observances: veillez continuellement sur vous-même, et marchez autant que vous le pourrez dans ma sainte présence en toute humilité ; veillez et priez sans cesse, et tâchez de ne point perdre de vue les objets de la foi. Ce que je vous dis ici, je le dis à tous par proportion; car ce point surtout regarde tous les hommes sans distinction.
» Abstenez-vous de toute pensée, regard, désir, parole ou action qui ne tendraient qu'a satisfaire la nature, surtout lorsque vous prévoyez qu'il pourrait s'ensuivre quelque infidélité, ou même que vous pourrez par-là être exposée à quelque tentation. Cette règle de prudence est des plus importantes ; car, je vous le déclare, ma justice ne laisse rien d'impuni de ce qui a été libre et réfléchi. Tout est pesé au poids du Sanctuaire ; et comme le verre d'eau froide ne restera pas sans récompense, la plus petite faute ne restera pas sans punition; ainsi faut-il rendre jusqu'à la plus petite obole après la mort....
» Faites-vous donc une heureuse habitude d'observer toutes vos démarches, afin de les conformer toutes aux règles de la foi. Rapportez-moi, autant que vous le pourrez, vos pensées, vos paroles, vos actions même les plus indifférentes. Vous ne sauriez croire combien ce sacrifice continuel de tout vous-même m'est agréable; c'est lui qui me donne un règne absolu sur toutes les opérations de votre âme et sur tous les mouvements de votre cœur; c'est par lui que je vis en vous et que vous vivez en moi. Après être morte aux inclinations des sens et de la nature, accoutumez-vous encore à faire, tous les jours de votre vie, vos actions ordinaires en esprit de pénitence, pour les péchés commis, avec un cœur contrit et humilié de vous être rendue coupable. Vous unissant à la contrition immense de mon cœur sacré, et agissant par le principe de la charité parfaite, vous unirez sans cesse votre contrition à la mienne, mes actions aux vôtres, et par ce moyen tout deviendra paiement entre vos mains.
» Par là encore, sans sortir d'où vous êtes, sans faire autre chose que ce que vous faites tous les jours, vous vous acquitterez infailliblement, et vous pourrez même satisfaire pour d'autres; les peines indispensables de votre état deviendront pour vous un purgatoire continuel; et sans qu'il vous en coûte davantage, vous vous trouverez purifiée de tout à l'heure de la mort. Quelle prudence, mais quel avantage d'avoir su faire ainsi de nécessité vertu, en profitant, pour le bien de l'âme, de ce qu'il était impossible d'éviter pour le corps, et de faire servir ainsi les maux passagers et inévitables de cette vie au profit assuré et au bonheur éternel de l'autre !. C'est bien là gagner
doublement; oui, c'est ainsi que la prudence chrétienne sait ne rien perdre et tirer parti de tout. Elle fait au moins pour les biens de l'éternité ce que les mondains intéressés font pour une fortune temporelle; avec cette différence qu'elle jouira éternellement du fruit de tous ses soins et de toutes ses peines, tandis que les autres auront tout perdu.
Mérite des souffrances de la vie présente.
» Sur quoi, ma fille, vous remarquerez que par une heure de souffrance de la vie présente vous pouvez égaler un temps considérable de souffrance dans un feu dévorant; cela à cause de la différence énorme qui se trouve, par rapport à l'âme, entre l'état de la vie présente et celui de la vie future...
» Pendant cette vie le chrétien peut mériter par lui-même, en s'appliquant les mérites de mon sang; alors les moindres satisfactions lui sont comptées au plus haut point de valeur qu'elles puissent avoir, et Dieu accorde tout ce qu'il est possible d'accorder à la faveur, et le moins qu'il peut à la justice, sans pourtant blesser ses droits. Au lieu qu'en purgatoire c'est un ordre tout différent, parce que les âmes ne sont plus sous le règne de la miséricorde; mais elles sont tout entières plongées sous celui de la justice la plus sévère et la plus rigoureuse, à laquelle pourtant tout est accordé, et sous laquelle tout est pesé au poids du Sanctuaire, sans rien laisser à la miséricorde, qui a les mains liées en leur faveur. Elles ne peuvent donc plus mériter que par voie de suffrages; ainsi il faut absolument, ou que leurs souffrances paient à la
(195-199)
rigueur, ou que l'Église se charge de payer pour elles; car on ne leur fait pas grâce d'un seul denier, et elles ne sortiront de là que lorsque tout sera exactement payé : c'est leur condition...
» Un excellent moyen encore, et très efficace pour prévenir cette rigueur contre les péchés commis, c'est de pardonner de bon cœur au prochain, même à nos plus furieux ennemis, toutes les injures, les peines, les torts qu'ils auraient pu nous faire, soit au spirituel, soit au temporel ; de prier pour eux et pour leur conversion ; de demander à Dieu qu'il leur pardonne,
comme nous leur pardonnons, et comme nous désirons qu'il nous pardonne à nous-mêmes; et le tout dans l'esprit de la foi et de la charité, en union avec les souffrances et la mort, du Rédempteur... »
Il faudrait des volumes, mon Père, et je n'aurais jamais fait, si j'entreprenais de vous faire écrire tout ce que Dieu m'a fait voir et comprendre, pendant cette nuit vraiment lumineuse, qui fut pour moi comme le plus beau jour, ou du moins dont la fin fut aussi claire et aussi agréable que le commencement en avait été effrayant et ténébreux ... si je vous disais
tout ce que je connus sur le jugement que chaque âme subit en sortant de ce monde, sur la résurrection universelle des corps au dernier jour, et sur le triomphe des bienheureux, dont notre Sœur devait bientôt augmenter le nombre : car je connus que sa triste situation ne devait pas être de longue durée...
« Vois ce corps exposé à tes yeux, me dit J. C., regarde bien le triste état où le voilà réduit par sa séparation d'avec son âme!. Eh bien, ma fille, ce
corps que tu vois maintenant si hideux, ce corps qui va bientôt devenir vers et poussière, je le ressusciterai un jour glorieux et triomphant, avec une chair toute pure et toute vivante, une chair incorruptible et impassible, une chair enfin qui participera aux qualités glorieuses de mon divin corps ressuscité...
»
Tout le reste de la nuit fut employé à considérer encore différents objets dont je vous ai parlé ailleurs, mais dont j'ai reçu ici des idées plus profondes et qui m'ont frappée bien davantage; par exemple, sur la grandeur de l'âme, sa dignité, son immortalité, sa spiritualité, le prix de sa rançon, sa récompense éternelle, sa ressemblance avec Dieu Je ne répéterai point ce
que j'en ai dit....
Dieu me fit tomber encore dans le grand vide du monde et de moi-même, dans cet anéantissement général par où tout ce qui existe fait hommage à l'excellence de l'Être divin. Je voyais l'univers totalement anéanti, de sorte que je doutais quelquefois si j'existais ou non, si j'étais de ce monde ou de l'autre : voilà le sort de tout ce qui périt avec le temps; et sur cela J. C. me reprocha doucement de m'être adressée, dans ma frayeur, à un cadavre sans puissance, plutôt que de m'adresser uniquement à lui, qui était seul capable de me rassurer et de me défendre; de n'avoir pas eu une confiance assez prompte ni assez entière à sa sainte présence...
«Sachez, me dit-il, que c'est moi qui suis et qui peux tout : le reste n'est rien et ne peut rien que par mon ordre ou ma permission. Ainsi, ma fille, ma présence vous suffit; et quand l'appartement où vous êtes, serait rempli de Cadavres ou de démons, quand toute la puissance infernale se réunirait pour vous épouvanter par mille stratagèmes, tout cela ne devrait pas même attirer votre attention, quand vous pensez à moi et que vous me parlez. »
C'est ainsi, mon Père, que s'écoula cette nuit remarquable et qui fait époque par rapport à moi. Les heures passaient rapidement les unes après les autres, et je n'y éprouvais pas un seul moment d'ennui ni de sommeil. Mon esprit était trop occupé pour cela....
Je m'étais aussi chargée d'éveiller les Religieuses de chœur pour matines; ce que je fis au coup de minuit, et je revins à ma place, sans en sortir qu'au moment où je fus remplacée par une autre... Consultant alors Dieu et ma conscience, je crus que, mon épreuve étant passée, ma tâche et ma prière étant finies, je pouvais maintenant aller au petit retranchement où j'avais d'abord entendu tant de bruit, et où naturellement tout devait être brisé et renversé par l'éclat et le tremblement qui s'y était passé. J'y allai donc avec ma chandelle, pour voir en quoi consistait le dégât, et j'y reconnus la tromperie du père du mensonge. J'eus beau regarder avec ma lumière, je n'y vis rien de dérangé ni d'endommagé, pas même certains vases très fragiles, qui s'y trouvaient dans leur place et dans leur état ordinaire... Venons maintenant, mon Père, à ce qui m'est arrivé deux jours après cette nuit singulière, il n'est guère possible de séparer des faits qui ont autant de liaison et qui sont comme la suite les uns des autres....
Étant en prière dans notre cellule, je fus intérieurement frappée d'une lumière vive, dans laquelle j'aperçus encore notre chère défunte, qui sembla m'adresser ces paroles de reproches: Avez-vous donc oublié, ma Sœur, les grâces que Dieu vous a faites ? Encore
(200-204)
aujourd'hui vous êtes retombée dans les fautes qu'il vous avait tant recommandé d'éviter !. Vous n'y travaillez point assez; vous ne veillez
point avec assez de soin sur vous-même; vous devenez ingrate et infidèle envers Dieu, vous devez bien en craindre les suites. Pensez, ma Sœur, aux grâces que Dieu vous a faites, et au compte que vous lui en devez rendre. Rappelez entre autres, ce qu'il vous fit encore connaître dernièrement, et les charitables avertissements qu'il vous donna sur tout ce qui concerne votre intérieur et les manquements qui vous sont les plus ordinaires...
Ma Sœur, continua-t-elle, vous avez eu la charité de prier pour moi, et suivant l'inspiration de Dieu, vous me fîtes, à votre autre communion, une cession de tout ce que vous aviez pu faire de bien pendant toute votre vie: je viens, ma chère Sœur, vous en remercier. Sachez que J. C., qui vous l'avait inspiré en ma faveur, l'a trouvé très agréable. C'est à cause de cette bonne œuvre de la miséricorde chrétienne, que vous avez reçu toutes les grâces et
les connaissances qui vous furent communiquées la nuit que vous veilliez auprès de mon corps; et c'est aussi en reconnaissance du même bienfait, que je viens de la part de J.C. vous avertir charitablement de travailler davantage à vous purifier et à vous sanctifier de plus en plus, pour éviter le dommage et les inconvénients qui suivraient votre négligence et puniraient vos infidélités Mon Père, quoique je ne vous en eusse encore jamais parlé, ce
n'est pas la première fois que j'ai eu de pareilles apparitions de la part de nos religieuses défuntes, qui m'ont souvent parlé de la même manière, ou pour solliciter des prières, ou pour me donner des avertissements pour moi ou pour d'autres...
Obligation plus grave des personnes consacrées à Dieu, de tendre à la perfection. Leurs infidélités plus graves que celles des âmes ordinaires, ont aussi des suites plus terribles.
Ce que nous avons dit, mon Père, de la rigueur du purgatoire, par rapport aux fautes les plus légères, des Religieuses surtout, paraîtra moins surprenant; encore un coup, si on considère ce que demande d'elles l'état de perfection des personnes consacrées à Dieu. Car si, comme tout le monde en convient, sa justice est si rigoureuse à l'égard du simple fidèle; si ses jugements sont si terribles pour tous les hommes en général, que sera-ce des personnes qui se sont obligées à plus de fidélité, et qui, par la nature des vœux qu'elles ont ajoutés à ceux du baptême, sont appelées à une plus grande sainteté, et plus étroitement tenues à tous les moyens d'y parvenir; puisque ces moyens-là même sont la matière de leurs vœux?
Des personnes, surtout, qui ont contracté l'obligation de tendre sans cesse à cette perfection vouée, et cela sous peine d'un nouveau péché, leur indifférence peut-elle être excusable? Leur lâcheté, leur tiédeur, peut-elle être innocente, pour peu qu'elle soit volontaire ? Leurs infidélités seront-
elles vues du même œil que les infidélités des personnes ordinaires? Non, sans doute, mon Père, Dieu est surtout jaloux des cœurs qui lui sont consacrés; et plus ce sacrifice lui est agréable, plus l'infidélité lui en déplaît. Il m'a fait voir et comprendre qu'en bien des choses ce qui n'est qu'imperfection, ou tout au plus faute légère, dans les personnes du monde, devient considérable dans une Religieuse ou un prêtre, à cause de
l'excellence de leurs vœux, de la dignité de leur profession, et surtout du caractère dont les prêtres sont revêtus ; ce qui augmente l'énormité de la faute, surtout quand il y a scandale. Ainsi rien de léger, rien de petit pour eux, en fait d'offense de Dieu. Pensées, paroles, actions, omissions,
intentions, désirs même en choses légères, tout est compté, pesé, divisé ; parce qu'en eux tout porte le caractère de grièveté....
Combien, cependant, mon Père, ne se glisse-t-il pas de défectuosités dans nos actions journalières, je dirais presque dans les meilleures actions des Saints, si je n'étais retenue par le respect que j'ai pour eux !. Qui ne sait
combien la nature se retrouve facilement en tout, et combien l'homme est ingénieux à se tromper soi-même !. Combien d'actions vaines et inutiles au
salut, faites seulement par manière d'acquit, par coutume ou routine, par bienséance, par agrément ou récréation, ou par intérêt, sans autre but que des vues purement humaines, qui n'ont aucun rapport à Dieu !
Tout cela pourrait être à-peu-près indifférent dans une âme ordinaire, mais non pas dans une âme qui doit tout rapporter à Dieu, n'agir que par le principe de son amour, enfin ne vivre que de la foi, et qui, autant qu'il est possible à la faiblesse humaine, s'est engagée à plaire à Dieu en tout et à ne lui déplaire en rien : car, enfin, si la raison seule fait à l'homme un devoir d'agir toujours pour une fin raisonnable, honnête et digne de lui, si la qualité de chrétien exige de plus qu'il agisse par le motif de la foi, autant qu'il est en lui, un vœu plus parfait encore n'exigera-t-il rien ? Eh ! que signifierait donc cette belle promesse à Dieu, d'embrasser toujours le plus parfait, et, ce qui peut lui être le plus agréable, de tendre continuellement à la perfection ? La perfection se trouverait-elle
(205-209)
dans l'indifférence? Le plus parfait et le plus agréable à Dieu pourrait-il se trouver dans une action qui n'aurait aucun rapport à lui, et qui ne lui serait dirigée d'aucune manière ?....
Qu'on y réfléchisse...
Concluons donc, mon Père, que toute action indifférente, et à laquelle on ne joint ni bonne ni mauvaise intention, toute inutilité proprement dite, enfin tout ce qu'on ne rapporte pas à Dieu, de quelque manière que ce soit, est au moins, dans une telle personne, une imperfection, et par conséquent une infraction de son vœu de tendre en tout au plus parfait. Il ne peut donc y avoir, surtout pour elle, d'action indifférente, puisque l'indifférence même suffit pour la rendre coupable....
Quel amas donc d'imperfections, d'infractions et de fautes, après tant d'années stériles pour l'avancement, inutiles pour la perfection qu'on a vouée
!... Car tout est calculé.....
Que de temps par conséquent à passer en purgatoire pour y payer l'arrérage de tout ce temps perdu !... En vérité cela fait trembler. Les
jugements de Dieu sont terribles pour tous, sans exception, et malheureusement on n'y pense pas On sait que tout sera compté et on
augmente tous les jours le compte : quel aveuglement !. Mais non-
seulement on pèche par imperfection, dans le sens que nous l'avons dit, on y joint encore des fautes positives, et cela jusque dans les meilleures actions.
Tout ce qui n'est fait que par routine, par respect humain, par humeur, par vanité, par orgueil, quelque bon et louable qu'il soit en soi-même, devient condamnable, et doit être puni à cause du motif qui l'a produit. Toute complaisance, tout retour d'amour-propre, toute aversion du prochain, tout défaut de douceur, de patience, de charité, d'humilité, tout secret désir de plaire et de s'attirer des louanges , sont autant de motifs humains qui
souillent et gâtent nos meilleures actions en tout ou en partie, et nous rendent plus ou moins coupables, parce qu'ils déplaisent à Dieu, en lui enlevant plus ou moins d'un cœur qui lui appartient tout entier, et du mérite d'une action qui est toute à lui. Ce sont autant de taches réelles qui blessent toujours la pureté de ses regards autant que la tendresse de son amour. Oui, c'est une
ingratitude qui lui est d'autant plus sensible, qu'elle pousse l'audace jusqu'à lui disputer et lui enlever une partie de la gloire dont il est si jaloux, et qui n'appartient qu'à lui Jugez combien tout cela doit lui déplaire, surtout dans
les âmes qu'il a spécialement prévenues de ses faveurs signalées, et combien il doit leur en coûter en purgatoire !...
Quant aux âmes sensuelles et délicates, qui, ne suivant que les mouvements de la nature, ne se refusent aucune satisfaction permise; qui, loin de travailler continuellement à leur perfection, ne savent se contredire, se retenir, ni se mortifier en rien ; je vois en Dieu que ces personnes s'amassent insensiblement un trésor de dettes, sous le poids duquel elles gémiront un jour bien amèrement, si elles n'y prennent garde. Mais ce n'est pas la encore ce qu'il y a de plus funeste ni de plus à craindre pour elles; car leur vie toute naturelle et toute plongée dans les sens, en les privant des grâces si nécessaires dans les circonstances critiques, les conduira insensiblement des fautes légères aux plus considérables, des péchés véniels aux mortels. C'est la gradation ordinaire, et très souvent le passage de l'un à l'autre est imperceptible...
Or, je vous le demande, mon Père, cela n'est-il pas capable d'effrayer?
N'est-il pas à craindre qu'une âme ainsi trompée, et qui, toute morte qu'elle est, se croit encore vivante, ne passe, sans s'en apercevoir, du péché mortel à l'habitude, de l'habitude à l'aveuglement, de l'aveuglement à l'endurcissement, de l'endurcissement à l'impénitence finale et à la réprobation; car telle est, je le répète, la marche ordinaire d'une âme de ce caractère. C'est, encore un coup, par cette funeste gradation qu'elle consomme sa perte éternelle et qu'elle arrive au comble du malheur....
Quelle en est la cause? Vous le voyez; très souvent un rien en apparence...
Elle s'est refroidie pour Dieu, comme nous l'avons dit; voilà sa faute : Dieu s'est refroidi pour elle; voilà son châtiment. Eh! quel châtiment !. Dieu l'a
abandonnée à mesure qu'elle l'a abandonné; quelle punition !. Se peut-il
qu'elle soit la suite presque inévitable d'une conduite qui n'a rien de criminel au premier aperçu?.. O mon Dieu, que vos jugements sont terribles et impénétrables et que ceux des hommes en sont éloignés!
Oui, mon Père, oui, je vois la justice divine s'armer doublement contre la lâcheté de ceux qui sont infidèles aux vœux qu'ils lui ont faits de le servir avec zèle et ferveur. Il leur retire ses lumières et ses grâces, et permet qu'ils tombent dans des fautes secrètes, quelquefois même publiques, qui scandalisent les fidèles, ébranlent la foi des simples, et font un si grand dommage à l'Église de J. C, qu'ils sont une de ses peines les plus sensibles. Car, quelle désolation
(210-214)
pour elle, et quel fléau terrible pour le monde entier, de voir que des personnes consacrées à Dieu, et qui, par leur consécration, devaient être les flambeaux et les soutiens de la foi, de les voir, dis-je, devenir les pierres d'achoppement pour ceux qu'ils devaient redresser, soutenir, éclairer. ; de
les voir abandonner lâchement le parti de la vérité, trahir honteusement la cause de J. C. et donner dans le schisme, l'hérésie et le parti de l'erreur; et cela encore, contre l'intérêt d'un État, la voix de la conscience et de l'honneur, les lumières du bon sens et de l'évidence même : cela est-il bien possible? Oui, encore une fois, et tout cela peut avoir pris son origine dans
la tiédeur et les fautes légères des personnes consacrées à Dieu O que
cette tiédeur est punie d'une manière terrible ! et qui pourrait encore n'y voir
que des fautes légères, quand on l'envisage sous le vrai point de vue qui lui convient ?...
Tout ce que je vous dis, mon Père, Dieu me l'a fait voir et m'en a fait l'application à ce qui se passe, hélas ! sous nos yeux. Ainsi la perte de la religion et des états, les fléaux de Dieu les plus terribles, les plus grandes calamités peuvent être et ne sont que trop souvent occasionnées par cette vie tiède et ces fautes prétendues légères, dont ces châtiments désastreux sont pourtant la juste punition. Voilà donc ce qu'on appelle des minuties, des scrupules, des bagatelles; juste ciel ! quelles bagatelles ! et comment en
peut-on porter un pareil jugement ?... La lâcheté commence le mal, l'irréligion le consomme: quand le chef est affecté, le mal a bientôt gagné partout; nous n'en voyons que trop la preuve.
Juste idée qu'on doit avoir de la faiblesse humaine et de la bonté de Dieu. Différence entre les fautes de fragilité ou de surprise, et celles de malice ou d'habitude.
N'outrons rien cependant, et prenons garde d'ôter à la bonté et à la miséricorde de Dieu pour vouloir trop donner à sa justice; ce serait évidemment tomber dans un abîme pour vouloir en éviter un autre, et ce n'est pas mon dessein. Je ne veux point, par une mal entendue, ni par une crainte outrée, ébranler la juste confiance des vrais fidèles en la miséricorde du Seigneur. A Dieu ne plaise que j'inspire jamais le découragement aux âmes de bonne volonté !. Au contraire, je veux exciter en elles cette sainte
confiance, qui n'est que le fruit de la fidélité dans les plus petites choses; et pour cela, je veux que par une crainte salutaire elles s'écartent également de la défiance et de la présomption ; le juste milieu est le seul parti entre deux excès également à craindre.
Je l'avoue donc, mon Père, les chrétiens et les saints eux-mêmes sont des hommes, et, après tout, il faut accorder quelque chose à l'humanité, je veux dire à la faiblesse humaine. Oui, sans doute ; mais aussi il faut bien distinguer les fautes de pure fragilité qui échappent aux plus parfaits, des fautes de malice, et même des fautes de négligence dont les âmes tièdes sont remplies. Il faut bien distinguer les péchés véniels de l'habitude aux péchés véniels Les fautes passagères dont on se repent, et dont on travaille tout
de bon à se corriger, sont facilement pardonnées; ce sont de ces chutes qu'on fait cent fois le jour, si vous voulez , mais aussi dont on se relève autant de fois ; et j'ose bien dire que tout péché dont on se repent sincèrement, fût-il même considérable, ne peut avoir des suites fâcheuses pour le salut,
puisqu'au contraire il sert de préservatif en rendant plus vigilant pour la suite celui à qui il a fourni l'expérience de sa fragilité.
Mais, mon Père, il n'en est pas ainsi de l'habitude des fautes vénielles, et c'est à quoi l'on doit bien faire attention. Se borner à l'exemption du crime et rester à-peu-près indifférent sur le plus ou le moins de perfection, se faire comme un plan de vie de l'engourdissement habituel et de la lâcheté, c'est un état insupportable aux yeux de la divine Majesté, un mépris formel de ses grâces, une tiédeur enfin que Dieu menace de vomir de sa bouche, comme on vomit une boisson dégoûtante dont on sent son cœur chargé ; et comme il est répugnant et bien rare qu'on reprenne jamais ce qu'on a une fois vomi, il suit, à tout le moins, que la tiédeur habituelle est très dangereuse pour le salut, et cette vérité effrayante devrait faire trembler plus de personnes qu'on ne pense...
Dire par badinage ou par légèreté une parole inutile, ou même un peu libre, contre la charité ou quel qu'autre vertu, c'est une faute que la réflexion fait corriger le moment d'après; mais s'accoutumer, de propos délibéré, et sous prétexte de gaîté, à dire sans cesse et sans remords des paroles libres et contraires à la piété, à la charité ou à la pudeur, c'est une chose bien différente; et quand toutes ces paroles médisantes ou bouffonnes ne seraient en elles-mêmes que légèrement répréhensibles, cela n'empêcherait pas que l'habitude n'en fût très mauvaise, n'exposât le salut à un danger très sérieux. Il en est ainsi des désirs, des pensées, des omissions, etc.
Omettre pour une bonne œuvre un petit devoir, peut n'être qu'une faute très légère ; mais s'accoutumer sans remords à l'omission, presque de tout ce qui ne paraît pas essentiel, c'est se préparer
(215-219)
à l'omission des points les plus importants et les plus décisifs par rapport au salut; et la raison de cela, c'est que, par une suite toute naturelle, cette mauvaise disposition, en diminuant sans cesse nos forces spirituelles, nous approche de l'infraction criminelle à mesure qu'elle nous rend infidèles aux grâces que nous avions pour nous en préserver. La grâce méprisée et profanée se retire ; la nature se fortifie à mesure que Dieu nous abandonne,
et presque immanquablement les crimes énormes suivent de près les fautes légères.
Je ne sais, mon Père, comment on prendra ma morale; mais il me semble que c'est là précisément le sens de ce que J. C. me fit voir pendant la nuit dont je vous ai parlé. C'est cette maudite négligence qui conduit tant d'âmes au purgatoire et les y fait souffrir des peines si longues et si cruelles; trop heureuses encore, si elle ne les conduisait jamais ailleurs! Mais, hélas! c'est elle encore qui, comme nous l'avons dit, peuple l'enfer de réprouvés dont elle commence et consomme la réprobation.
Oui, car on ne saurait trop le répéter, c'est par les petites infractions, les infidélités journalières, qu'on se familiarise avec le crime et qu'on parvient enfin jusqu'à avaler l'iniquité comme l'eau...
De tout ceci, mon Père, les vrais fidèles, surtout les personnes consacrées à Dieu d'une manière plus spéciale, doivent conclure et doivent comprendre combien il leur importe d'être sans cesse appliqués à combattre la nature, à veiller sur toutes leurs démarches et sur tous leurs sens, afin de rapporter tout à Dieu, autant qu'il leur est moralement possible, et faire toutes leurs actions ordinaires avec la plus grande pureté d'intention qu'ils pourront humainement y mettre, écartant toutefois cette anxiété qui ferait de la vertu un joug, et de la perfection le tourment de la vie chrétienne: il faut, autant qu'on peut, éviter tous les excès... Si l'on objecte qu'il en coûte beaucoup pour se donner tant de soins et se faire tant de violence, je répondrai : mais c'est la loi et la condition. Ainsi, que cela coûte peu ou beaucoup, ce n'est pas de quoi il s'agit par rapport au chrétien qui use de sa raison et de sa foi pour assurer son salut. Il en coûte beaucoup, j'en conviendrai si l'on veut; mais ce beaucoup est bien peu de chose en comparaison de l'alternative inévitable, qui sera la suite de notre conduite à cet égard, puisque, dans l'ordre ordinaire des choses, le ciel ou l'enfer en dépend pour chacun de nous. Enfin il en coûte beaucoup; mais il en coûte beaucoup plus encore d'avoir perdu des biens infinis et éternels et de subir des peines qui ne finiront jamais. Voilà le point important et sur lequel tout le reste doit être jugé et estimé. La règle invariable à laquelle tout se rapporte, c'est l'affaire par excellence, l'unique affaire dont l'homme doit s'occuper.
ARTICLE VI.
Pourquoi il y a tant de fausses religions et tant de scandales dans le monde. Aveuglement volontaire des impies, et leur châtiment.
Dieu veut maintenant, mon Père, que je vous fasse part de ce qu'il m'a dit à l'occasion d'une lecture qui traitait des persécutions de l'Église. Cette lecture me fit faire les plus sérieuses réflexions sur les affaires du temps. Ces réflexions m'occasionnèrent une grande tristesse, au point que je me serais presque fâchée, sans trop savoir contre qui, ni pourquoi Mon Dieu, disais-
je dans mon chagrin, pourquoi souffrez-vous cette multitude d'erreurs, d'absurdités, de doctrines bizarres et contradictoires dont le monde est rempli, enfin de cultes faux, qui font injure à la vérité du culte véritable, qui déshonorent votre religion sainte, en vous outrageant vous-même, cultes faux et détestables, qui aveuglent les hommes, Scandalisent les faibles et les âmes simples qui font blasphémer vos ennemis, qui en prennent occasion de tout confondre, de tout combattre et de tout rejeter ?...
Comme il n'y a qu'un Dieu, il me semble qu'il ne devrait y avoir qu'une religion; et comme il n'y a qu'un seul J. C., il ne devrait aussi y avoir qu'une seule Église sur la terre; car la vérité ne se contredit point : toutes les autres devraient donc être anéanties, pour faire hommage à l'unité de Dieu comme à la vérité de sa parole. Alors il n'y aurait plus d'équivoque, ni d'occasion de méprise; il n'y aurait pas même de prétexte pour la mauvaise volonté; la sainte loi de l'Évangile serait seule suivie , J. C. serait seul connu et adoré; on ne verrait d'Église que celle-là seule qu'il a établie, et qui n'aurait point de rivale ; et les prétendus esprits forts ne se serviraient pas, comme ils le font, de ces divisions scandaleuses, pour attaquer la certitude de la révélation et des mystères, et pour ébranler les fondements de la Foi que nous
(220-224)
avons reçue des Apôtres par une constante tradition...
Pendant que, pour faire le procès aux impies, je paraissais me plaindre de Dieu lui-même, J. C. me fit entendre intérieurement sa voix : « Tout ce que tu penses est vrai dans le sens où tu l'entends, me dit-il; mais tu ne connais ni les motifs de ma conduite, ni les ressorts de ma Providence. Tu voudrais que j'abolisse tous les scandales, tous les faux cultes, toutes les fausses religions, toutes les sectes qui font ombrage à mon Église et injure à la vérité du seul culte que j'ai établi; autant vaudrait, ma fille, que je fisse cesser le péché, qui est la source première et toujours renaissante de tous les désordres, le seul mal du monde, le seul ennemi du genre humain et de Dieu lui-même.
Franc arbitre de l'homme. Sa liberté de choisir entre le bien et le mal.
» Sachez donc, poursuivit-il, qu'en fait de religion, comme en fait de mœurs, le franc arbitre de chacun doit avoir lieu. L'homme doit être libre de choisir entre le bien et le mal; sans quoi je ne pourrais exercer ni ma bonté, ni ma justice; et la raison en est toute simple : si l'homme n'était pas libre dans ses actions, il ne pourrait ni mériter, ni démériter; il n'y aurait par conséquent pour lui ni châtiments à craindre, ni récompenses à espérer.
D'ailleurs, un instrument purement passif ne peut me rendre un hommage qui m'honore; son culte ne serait jamais digne de moi.
» De même, s'il n'y avait qu'une seule religion connue dans tout le monde, quel mérite y aurait-il à la suivre, quand il n'y aurait point de choix à faire, et qu'on ne pourrait se comporter autrement ?... Si les hommes n'étaient pas libres de pécher, que mériteraient-ils à s'en abstenir?... Exempts de concupiscence et de tentations, leur état sur la terre serait celui des saints dans le Ciel, un état de justice et non d'épreuves, et encore d'une justice aussi peu méritoire qu'elle serait inamissible: on ne peut donc, comme vous voyez, abolir le péché et ôter le mal de dessus la terre, sans abolir en même temps la liberté de l'homme, ce qui répugne à mes attributs comme aux intérêts de ma créature, et ne peut subsister avec l'ordre établi; car ma providence en a ordonné autrement.
» Suivant le plan de ma loi éternelle, l'homme, absolument maître de lui- même, doit être tenté et éprouvé pendant un temps. Ce n'est qu'à cette
condition que je me tiens honoré de l'hommage de son cœur et de ses actions. Je l'ai donc fait maître de choisir, et de se déterminer librement en tout; et c'est pour cela que j'ai permis qu'en tout l'infraction se trouvât, pour ainsi dire, à côté du précepte, et qu'il n'y eût qu'un pas entre la désobéissance et là fidélité.
Bonté de Dieu dans les grâces et les moyens qu'il donne à l'homme pour éviter le mal et pratique le bien.
» Cette situation d'épreuve où l'homme se trouve constitué, on peut dire en un sens qu'elle est l'ouvrage de ma justice; mais il suffit à ma bonté de lui avoir fourni tous les moyens d'éviter le mal et de pratiquer le bien; et c'est ce que j'ai fait à l'égard de tous. Le grand jour des manifestations justifiera sur ce point ma Providence et mes décrets sur toutes les créatures qui ont existé et qui existeront jusque-là; on verra qu'aucun ne sera perdu que par sa faute; qu'à l'égard de tous, sans exception, j'aurai plus accordé que je ne devais ; que j'ai plus consulté la bonté que la justice; et qu'on ne peut, sans blasphème, m'accuser d'indifférence, moins encore d'injustice ou de cruauté.
» Si cela se trouve vrai à l'égard des peuples barbares et infidèles eux- mêmes, que sera-ce donc à l'égard des chrétiens, et surtout des enfants de mon Église?... Que pourraient-ils alléguer pour se plaindre de moi? comment justifieront-ils leur conduite, après les grâces que je leur ai accordées et que je leur accorde sans cesse pour éviter le mal et faire le bien? Je les détourne du péché par la crainte des châtiments; je les porte à la vertu par l'attrayante satisfaction que j'y attache, et par l'espoir des récompenses que je leur promets; j'amortis en eux le feu de la concupiscence; je combats en eux contre eux-mêmes et contre leurs passions. Jamais je ne leur laisse de difficultés que ce qu'il en faut pour qu'ils puissent vaincre et mériter dans les assauts qu'ils sont obligés de soutenir: non-seulement je proportionne les secours au nombre et à la fureur de leurs ennemis, mais je tiens encore la balance en main pour la faire pencher à leur avantage; c'est-à-dire que les favorisant autant qu'il est possible, je ne souffre jamais qu'ils soient tentés
au-dessus de leurs forces; et je sais tirer parti de leurs tentations, de leurs chutes même, pour leur faire réparer leurs fautes avec avantage.
Nécessité du combat pour obtenir la victoire.
« S'il n'y avait qu'une religion sur la terre, dis-tu, les impies ne triompheraient pas de la pluralité, les ennemis de Dieu ne prendraient pas occasion, comme ils font, de blasphémer son saint nom Cela est encore
vrai, ma fille; mais dis plutôt, et tu diras mieux, que s'il n'y avait qu'une seule religion et des gens de bien dans le monde, dès là il n'y aurait plus d'erreurs ni de méchants; il n'y aurait plus d'impies ni d'ennemis de Dieu; dès là, par conséquent, la vérité ne serait plus combattue, et il lui est comme essentiel
(225-229)
de l'être; les gens de bien ne seraient plus persécutés, et pourtant ce n'est que par-là que doit s'y opérer le mystère de leur prédestination; ma cause ne triompherait plus, et elle doit toujours triompher. Enfin, mes fidèles enfants n'auraient plus d'épreuves à soutenir, et ils ne doivent jamais en manquer; parce que, comme je l'ai dit, une paix inaltérable n'est pas compatible avec l'état présent des choses, et mon Église militante ne peut être sans combattre.
» Oui, encore un coup, il faut nécessairement des combats pour remporter des victoires; il faut travailler et souffrir pour être récompensé. Il n'y a de vertu qu'où se trouvent les tentations, les croix et les épreuves, et il vaut beaucoup mieux qu'il y ait de l'ivraie parmi le bon grain dans le champ du père de famille, que de n'y avoir ni ivraie ni bon grain : ce n'est pas moi qui y ai semé l'ivraie; mais il entre dans mon plan de tirer parti de ce que mon ennemi y fait sans mon consentement. Le mieux, à tous égards, est de tout souffrir jusqu'au temps de la moisson, où se fera la séparation de l'un et de l'autre. S'il n'y avait point de mystères, où serait le mérite de la foi? et si tout était clair dans la religion, comment la raison ferait-elle les sacrifices que Dieu demande d'elle ?... Il en est ainsi des épreuves qui font la condition de mon Église sur la terre, et auxquelles le salut de chaque fidèle est attaché.
Sagesse de la divine Providence, qui permet qu'ordinairement ici-bas le juste souffre et le méchant triomphe.
» D'après ce principe, ma fille, il ne vous est pas difficile d'expliquer jusqu'à un certain point pourquoi les méchants prospèrent si souvent dans le monde, et pourquoi les justes y sont si souvent opprimés. Si la vertu était sûre ici-bas de sa récompense, et le crime de sa punition, outre qu'il n'y aurait pas plus de mérite à éviter l'un qu'à pratiquer l'autre, puisqu'en tout cela on n'agirait que par intérêt, on pourrait en conclure qu'il n'y aurait point d'autre vie à attendre après la mort. Dieu, dans cette supposition, se serait acquitté envers tous pendant la vie de l'homme; et chacun dès ce monde aurait eu ce qui lui appartient.
» C'est donc avec bien de la sagesse que la divine Providence en a ordonné autrement. Dieu permet que le juste souffre et que le méchant triomphe pour un temps ; et voici en cela la raison de sa conduite adorable, qui fait agir tout-à-la-fois sa justice et sa bonté. Il n'est en général point d'homme, si juste et si saint, qui n'ait encore ou qui n'ait eu bien des défauts ; comme il n'est point d'homme si méchant, qui n'ait encore du bon à certains égards: or Dieu, qui est bon et juste à l'égard de tous, ne peut laisser les infidélités et les imperfections des justes sans punition, comme il ne peut priver les méchants eux-mêmes de la récompense due aux vertus morales qu'ils ont pratiquées. Que fait-il donc? Il récompense les derniers pendant cette vie par des prospérités temporelles, afin de ne leur rien devoir à la mort; tandis qu'au contraire il punit les justes pendant la vie, afin qu'ils se corrigent et s'acquittent par la pénitence, et qu'il n'ait plus rien à leur demander à la mort.
» De sorte qu'il dit alors aux uns: Vous avez été punis pour vos fautes pendant la vie, mais vous n'avez pas été récompensés de vos vertus; et aux autres : Vous avez été récompensés de vos belles actions pendant la vie, mais vous n'avez pas été punis de vos péchés. Je dois donc pendant l'éternité des récompenses aux uns, et des châtiments aux autres... Ainsi, ces prétendus désordres contre lesquels les esprits forts ont tant argumenté, prouvent l'ordre le plus parfait, en établissant l'existence et la nécessité d'une autre vie, aussi bien que l'immortalité de l'âme, sur l'existence nécessaire de la justice de Dieu.
» Pour revenir donc à ma religion sainte, poursuivit J. C., sachez, ma fille, qu'on sera toujours libre de l'embrasser ou de la rejeter, parce qu'on sera toujours libre de faire ou de ne pas faire le bien et le mal, de se sauver ou de se perdre : on ne la prêche point par la violence des armes; la vérité se
persuade, mais elle n'entre point par force dans les cœurs ; elle respecte le libre arbitre de ceux à qui elle se fait annoncer. Ainsi ceux qui veulent tout de bon se tourner vers elle, je ne leur refuserai jamais les moyens de la trouver; ceux, au contraire, qui s'opiniâtreront à lui tourner le dos et à fermer l'oreille à sa voix et le cœur aux suggestions de ma grâce, je les laisserai courir à l'erreur, sans jamais user de contrainte, parce que je veux des enfants, et non pas des esclaves à mon service. Je veux être servi et adoré de cœur, d'esprit et de volonté, et non pas par une crainte purement servile, qui m'outrage et me déshonore.
» Vous gémissez, ma fille, de voir ma religion attaquée et persécutée de toutes parts; mais vous ne faites pas attention que j'en tire une gloire infinie. Le miracle le plus grand et le plus éclatant de l'univers, n'est-ce pas de voir
que cette religion subsiste et subsistera jusqu'à la fin du monde, sans cesser jamais d'être persécutée au-dedans
(230-234)
et au-dehors par toutes sortes d'ennemis, et souvent même par ceux de ses enfants qui avaient le plus d'intérêt à la protéger et la défendre.
» C'est un grand malheur, sans doute, pour ceux qui la combattent; mais à qui doivent-ils s'en prendre qu'à eux-mêmes ? Pourquoi abusent-ils si grossièrement de leur libre arbitre et des lumières de leur raison ?... Pourquoi repoussent-ils avec tant d'opiniâtreté l'évidence, qui veut, par ma grâce, s'insinuer dans leurs cœurs? Ils cherchent, disent-ils, la vérité; eh! pourquoi donc ne la reçoivent-ils pas, lorsqu'elle se présente ?... pourquoi prennent-ils les moyens de ne la trouver jamais et de s'aveugler sans cesse ? Quand c'est la vérité qu'on cherche, et qu'on la cherche de bonne foi, on remonte d'abord à sa source, on vient à moi pour la trouver, et alors il ne faut point tant de stratagèmes, ni d'efforts inutiles, ni de subtilités; on met à côté les systèmes et les raisonnements des philosophes, et surtout on rejette bien loin toute espèce d'impiété.
L'orgueil, obstacle à la connaissance de cette vérité.
« Après avoir humilié l'orgueil d'une raison superbe, on ouvre son cœur à la foi en ma parole, et cette foi procure l'espérance et la charité, qui l'emportent infiniment sur toutes les découvertes des esprits les plus subtils...
» Eh! Seigneur mon Dieu, m'écriai-je à J. C., pourquoi donc ces messieurs philosophes, ne se rendent-ils pas à la clarté de ce divin flambeau de la foi, qui est la raison suprême que vous faites briller à leurs yeux?... « Ma fille, me répondit-il, ils sont trop savants ou plutôt trop orgueilleux pour venir à mon école...
» Ma sainte loi ne donne la sagesse qu'aux petits et aux humbles de cœur, en qui elle ne trouve pas de résistance; sans qu'ils aient jamais étudié ni humanités, ni belles-lettres, ni philosophie, elle leur fait connaître toute vérité; et n'avez-vous pas lu et appris que de petites bonnes gens de campagne ont souvent couru au martyre comme au triomphe, tandis que des
docteurs et des esprits sublimes ont lâchement trahi leur religion ? C'est
qu'avec la foi les premiers avaient la science des saints, qui seule fait le chrétien; tandis qu'avec toutes leurs connaissances, les autres n'étaient, sur ce point, que de parfaits ignorants, d'autant plus à plaindre qu'ils étaient plus éloignés d'en convenir. Les uns ont triomphé de tout, parce qu'ils ont mis en moi toute leur confiance; et les autres ont été vaincus, parce qu'ils se fiaient trop en eux-mêmes; c'est où aboutit toujours la présomption. »
Nécessité de la foi pour connaître la vérité et pratiquer la vertu.
De tout cela il faut conclure à mon avis, et c'est même ce que J. C. m'a fait connaître, que la foi en sa parole est non-seulement nécessaire dans la religion dont elle fait la base, mais encore dans mille connaissances humaines, où il est comme impossible de bien réussir sans elle. Sans elle on ne peut pratiquer que des vertus qui ont plus d'apparence que de solidité, puisqu'elles ne sont d'aucun mérite pour le Ciel, étant toutes stériles, et impuissantes pour le salut. Sans elle, après avoir beaucoup travaillé, on se trouvera les mains vides, et privé de toutes récompenses pour l'éternité; parce qu'aux yeux de Dieu, c'est le chrétien seul, et non le philosophe, qui doit être récompensé. Sans la foi il est impossible de plaire à Dieu, parce qu'il est impossible d'être chrétien sans elle. Mais, pour être vrai chrétien, il faut l'être tout-à-fait, et croire l'Évangile, aux conditions de l'Évangile, et non pas suivant les accommodements que la raison humaine voudrait y mettre...
Sur cela, mon Père, je vais vous rapporter ici, par ordre de J. C., une formule d'acte de foi qu'il m'a apprise lui-même, et que, pour cela, je récite tous les jours à l'Évangile de la messe depuis quinze ou vingt ans. La voici mot à mot, telle qu'il me l'a fait répéter, afin qu'elle vous fût écrite et envoyée:
Formule d'acte de foi donné par J. C. à la Sœur.
« O mon Dieu ! je crois fermement en vous et a tout ce que vous avez révélé à votre Sainte Église catholique, apostolique et romaine; je crois donc fermement en toutes les vérités de votre sainte loi, en tous les articles de la foi écrite ou non écrite, articles connus ou inconnus, pour le passé, pour le présent et pour l'avenir ; et je crois, sur la vérité de la parole de J. C., sans m'informer ni comment, ni à quoi, ni pourquoi. Je vous demande sur tout cela, ô mon Dieu ! une foi aveugle, inflexible et inébranlable, mais surtout une foi vive et active, qui me fasse en tout observer votre sainte loi, de la
manière, dans l'intention, et pour les fins que vous voulez que je croie, que j'aime et que j'adore, pour être fidèle à votre amour, et pour accomplir votre sainte volonté. »
Qu'il y a de choses, mon Père, renfermées dans chaque mot de cette belle profession de foi, qui renferme la profondeur de tous nos mystères, et donne à celui qui la récite de cœur et de bouche le plus grand mérite qu'il puisse avoir aux yeux de Dieu! Ah ! mon Père, quand nous verrons le bon Dieu comme ceux qui le possèdent, nous croirons tout ce qui y
(235-239)
est compris; mais nous n'aurons plus le mérite de la foi, nous n'aurons plus aussi d'espérance, puisque nous serons au terme de nos désirs. Il ne nous restera donc plus, des trois vertus théologales, que la seule charité; mais nous ne pouvons avoir cette aimable vertu après notre mort, qu'autant que nous l'aurons jointe aux deux autres pendant notre vie. Ayons donc la foi et l'espérance pour avoir éternellement la charité. Disons sans cesse à J. C.
comme cet homme de l'Évangile : Je crois, Seigneur, mais augmentez ma foi.... Puissent tous les savants et les philosophes le répéter à l'envi !...
Bientôt il n'y aurait plus ni esprits forts, ni incrédules, ni impies sur la terre. La foi ferait des chrétiens et bientôt des saints de tous les hommes ;
et plus ils auraient de foi, et plus ils reconnaîtraient combien leur raison s'était égarée. Adieu, mon Père; ayez soin, je vous supplie, de ne pas vous
exposer aux dangers qui sont si fréquents. Je ne cesse de prier pour votre conservation (1) ; priez aussi pour que le bon Dieu me pardonne toutes mes fautes qui sont sans nombre, et m'accorde les grâces dont j'ai tant de besoin. Je désire de tout mon cœur votre retour ; mais, hélas ! l'orage est encore beaucoup trop ému: nous avons plus besoin que jamais de courage, de patience et de soumission....
Post-scriptum de la Sœur. Cause de l'aveuglement des impies.
Mon Père, à l'égard des pécheurs endurcis et impénitents, dont je vous ai parlé tant de fois, comme aussi de ces impies déclarés dont je viens de vous
parler encore, je vois de re chef en Dieu que ces pauvres malheureux n'en viennent pas tout-à-coup à ce point d'aveuglement, d'endurcissement,
(1) Je ne fais pas de difficulté d'attribuer surtout aux prières de cette bonne âme, d'avoir, sur terre et sur mer, échappé à certains dangers, deux entre autres d'où naturellement il ne paraissait guère qu'on pût échapper. Je ne doute pas même que les dangers spirituels dont elle m'aura préservé, ne fussent encore et plus terribles et en bien plus grand nombre.
d'abandon, qui forme l'impénitence finale et consomme une réprobation mille fois pire que les foudres et les anathèmes. Ils n'y tombent qu'insensiblement et par degrés; ils y arrivent en passant d'infidélités en infidélités, de révoltes en révoltes, de rechutes en rechutes jusqu'à une
guerre cruelle et insensée contre les grâces, la bonté, la miséricorde, la justice et l'amour d'un Dieu qu'ils osent braver et combattre de toutes les manières.
Remords salutaires, craintes effrayantes, touches intérieures d'une grâce toujours attentive, maladies du corps, pertes de biens, afflictions temporelles, avis des confesseurs, voix tonnantes des prédicateurs, accidents funestes, événements tragiques, mort subite de ceux qu'on connaissait tout a été
constamment mis en œuvre de la part de Dieu, qui n'a cessé de rechercher ce pécheur; et tout a été inutile. Loin de rentrer en lui-même, suivant les désirs de son Dieu, ce pécheur ingrat et endurci a tout méprisé, tout foulé aux pieds; il a abusé de tout, il ne connaît que sa passion. Quel aveuglement ! mais qui pourrait dire combien une telle conduite est injurieuse à Dieu, révoltante en elle-même, et condamnable sous tous les rapports ?....
Comment Dieu est forcé d'abandonner le pécheur à son sens réprouvé. Terrible effets de cet abandon de Dieu.
Aussi, mon Père, l'amour de ce Dieu si miséricordieux et si bon s'est trouvé comme forcé de céder a sa justice, en abandonnant, quoiqu'à regret, ce malheureux à son sens réprouvé, par la soustraction des grâces, non pas absolument nécessaires, mais des grâces de choix et des faveurs signalées dont il n'a fait qu'abuser. Je vois de plus qu'il n'est point d'état si saint qui
ne soit à l'épreuve de ce terrible abandon, si l'on se montre infidèle à la vocation du Ciel et à ce qu'il demandait de nous pour y opérer notre salut. Oui, mon Père, et cela fait trembler, comme Judas on peut se perdre et périr dans la compagnie de J. C. lui-même; on peut à son côté tomber en enfer,
comme le mauvais larron; et, comme ce malheureux, on peut aussi y tomber du haut de la croix Que sera-ce des états ou tout contribue a nous aveugler
et à nous perdre ?...
Le monde, avec ses maximes corrompues, les libertins avec leurs propos séducteurs, la chair avec ses convoitises, le démon avec ses ruses que de
pièges tendus à l'innocence, que d'obstacles pour le salut ! Hélas! mon Père, j'en suis saisie de crainte et d'épouvante à la vue de mes iniquités;....
j'aimerais mieux être frappée de mille foudres que d'éprouver jamais ce désespérant abandon de la part de mon Dieu J'en ai presque autant
d'horreur que de la réprobation éternelle, et il me serait presque aussi difficile de le supporter.
Et pourtant, ô mon Dieu ! j'ai tant mérité de l'éprouver, j'ai péché tant de fois, j'ai tant de fois eu le malheur de vous déplaire, que mon audace ne mérite rien de moins qu'un si terrible châtiment. Ah! Seigneur, regardez-moi en pitié; donnez-moi, je vous prie, la douleur que vous exigez des pécheurs pénitents; frappez-moi sans
(240-244)
égard, punissez-moi de toutes les manières, pourvu que vous ne me punissiez pas de votre abandon; je le crains plus que l'enfer même...
Mon Père, l'état de ces pécheurs abandonnés, de ces impies déclarés, Dieu me les fait voir sous la figure d'une médaille à deux faces ; je veux dire du côté du corps et du côté de l'âme, selon la nature et selon la grâce: du premier, ce n'est que bonheur, joie et prospérités temporelles; la fortune les favorise, le monde les loue, leur rit et leur tend les bras : tout leur réussit, tout se tourne à leur avantage, tout contribue à leur faire croire qu'ils sont heureux. Voilà le beau côté....
Mais si, tournant la médaille, et l'examinant à la lueur du flambeau de la foi, nous considérons l'état de ce prétendu heureux du siècle, par rapport à son âme, à son salut, quelle différence, quelle opposition entre l'un et l'autre de ces deux étais !. Hélas! mon Père , cette pauvre âme abandonnée à elle-
même et à tous les assauts de ses ennemis, comme à l'empire cruel de ses passions, Dieu me l'a fait voir comme immobile et sans aucun mouvement, couchée sur un lit de douleur, ou plutôt sur une croix infernale. Dépouillée
de tous les ornements de la grâce, ayant perdu toutes les vertus qui lui donnaient tant de ressemblance avec la divinité, elle ne ressemble plus qu'à un monstre, tant elle est défigurée, accablée de chaînes pesantes, qui l'empêchent de mouvoir en aucun sens. Couverte de plaies et de blessures, elle sert de jouet aux démons, qui la regardent comme une proie et la serrent et l'enlacent de toutes parts, de peur qu'elle ne leur échappe, c'est-à-dire qu'ils s'étudient à lui interdire toute lumière du ciel, tout moyen de conversion Ciel! quelle déplorable situation !
Crimes qui conduisent à cet affreux abandon de Dieu.
Je vois, mon Père, que, de tous les péchés, les plus insupportables aux yeux de Dieu, ceux qu'il punit avec plus de rigueur, et qui, par conséquent, conduisent plus infailliblement à cet affreux abandon, ce sont l'apostasie, le schisme, l'hérésie, la persécution de l'Église, fruits ordinaires de l'athéisme, de l'irréligion et d'un orgueil philosophique qui porte l'homme à se révolter contre l'autorité de Dieu lui-même, en essayant de secouer son joug si doux.
Oui, mon Père, je vois qu'il pardonne plutôt tout autre crime, quelque énorme qu'il soit : 1°. parce que tout autre crime n'a point ce degré de malice qui s'en prend à Dieu même, en attaquant sa religion et en combattant la vérité que l'évidence le force de reconnaître et d'avouer intérieurement; 2°. tout autre crime ne scandalise point autant les fidèles, n'occasionne point autant la perte des âmes, et ne fait pas autant de douleur et d'outrage à la sainte épouse de J. C. Semblable à une vipère, le schismatique déchire impitoyablement le sein charitable qui l'a porté. Non content de frapper une tendre mère qui le rappelle sans cesse, le monstre lui arrache encore les enfants qu'elle a mis au monde et qu'elle a engendrés à la grâce, pour les entraîner dans sa révolte et les précipiter dans le plus grand des malheurs....
Comment J. C. ne serait-il pas sensible à la peine et aux larmes de cette épouse désolée de leur perte? Comment ne vengerait-il pas ses affronts et
ses douleurs? Ah ! je vois que sa colère est implacable, et que les ennemis déclarés de l'Église n'ont point de grâces à attendre de lui; en se soulevant contre elle, ils l'ont attaqué lui-même, et sa justice a pris les armes contre eux pour défendre ses droits. Malheur, malheur, s'écrie-t-il, malheur à la
terre!. malheur à la mer et aux éléments, parce qu'ils sont infectés de crimes
!. Malheur à tous ceux qui commettent l'iniquité, qui ne font aucun cas de
ma parole, et qui se révoltent contre moi.
Dieu me fait comprendre, mon Père, que cette sentence formidable qu'il fulmine d'une manière si terrible contre tous les pécheurs de la terre, et qui
n'aura sa parfaite exécution qu'au jour ou tous les pécheurs seront jugés, condamnés et punis, où les éléments eux-mêmes seront purifiés de la souillure des péchés des hommes; Dieu, dis-je, me fait comprendre qu'elle doit s'appliquer spécialement à ceux qui divisent et combattent aujourd'hui son Élise, en y admettant des nouveautés impies et sacrilèges, sous prétexte de la rappeler à sa perfection par la réforme. Je vois que ces prétendus réformateurs ne sont encore ici que les agents du démon et de l'enfer : ils ont beaucoup de ressemblance avec les satellites qui crucifièrent J. C., et qui le saluaient comme roi des Juifs au même temps où ils le frappaient rudement et où ils travaillaient à sa mort. C'est ainsi que, dans la moderne synagogue, on affecte encore un grand respect pour lui et son Église, dans le temps qu'on les combat avec plus d'acharnement. C'est ce qu'on peut encore comparer au baiser de Judas; mais Dieu n'est pas dupe de l'hypocrisie de ses ennemis, il connaît mieux qu'eux-mêmes les motifs secrets qui les font agir, et J. C. peut demander
(245-249)
encore à chacun d'eux ce qu'il demandent au plus détestable de tous les traîtres : Ad quid venisti ?...
Deux sortes de persécuteurs de l'Église: endurcissement des uns, conversion des autres.
Oui, mon Père, le bon Dieu m'a fait connaître qu'il y en a parmi eux qui sont dans une disposition actuelle de le juger, de le condamner et de le crucifier de nouveau, s'il était dans leur pouvoir et qu'il pût mourir une deuxième fois; en cela, bien plus coupables que les juifs, qui ne l'eussent pas mis à mort s'ils l'avaient bien connu pour le fils de Dieu. Notre Seigneur m'a dit à ce propos que tous ceux qui se convertirent après sa résurrection, étaient précisément ceux-là même qui ne savaient ce qu'ils faisaient en le crucifiant, et qui ne l'auraient jamais crucifié s'ils l'avaient connu pour ce qu'il était. Ils étaient à son égard dans une certaine bonne foi qui les excusait en partie, et voilà pourquoi ils ouvrirent les yeux aux miracles de sa mort et de sa résurrection.
Mais ceux qui agissaient contre lui par haine et par fureur, par jalousie et par impiété, fermèrent volontairement les yeux aux prodiges de sa mort et de sa résurrection, comme ils les avaient fermés à ceux qu'ils avaient faits pendant sa vie; et loin de profiter du pardon qu'il leur offrait encore, ils ne firent qu'augmenter ses douleurs, en augmentant leur condamnation par leur endurcissement à sa voix et leur obstination volontaire à rejeter l'évidence que sa bonté leur mettait sous les yeux....
Il en sera de même de ceux qui apportent tant de trouble aujourd'hui dans l'Église. Il y en a un petit nombre qui, séduits par une certaine apparence de mieux, sont dans une certaine bonne foi, qui les rend aussi, jusqu'à un certain point, excusables devant Dieu. Ceux-là, mon Père, Dieu me fait connaître qu'ils seront frappés et effrayés du désordre; ils tâcheront de le réparer reviendront à l'Église, comme pour la consoler et la dédommager par leur pénitence, de ce qu'elle aura souffert de leur défection, plus imprudente que malintentionnée...
Ceux, au contraire, qui auront agi contre leur conscience, surtout par haine pour l'Église et pour J. C. , je vois et je conjecture que malheureusement ils ne reviendront jamais, quelque chose qui arrive, de leur défection, parce qu'ils sont décidés à tout. Ils ont pris hautement leur parti à l'égard de Dieu, et je crains bien pour eux que Dieu n'ait pris le sien à leur égard. Ces infortunés aveugles sont d'autant plus tranquilles sur toutes les suites, qu'ils ont plus lieu de trembler. Ils ont désiré, demandé et répandu le sang des prêtres de J. C., comme les juifs ont demandé et répandu celui de J. C. lui- même, et la mort des disciples aura le même sort et le même effet que celle du maître; leur sang répandu retombera aussi sur ceux qui l'ont versé, et les écrasera de son poids; je veux dire que par un juste et terrible jugement de Dieu il mettra le sceau à leur réprobation et à leur endurcissement, en mettant le comble à leurs forfaits. Ils seront eux-mêmes victimes du mal qu'ils auront fait, et n'en conviendront pas encore; parce que, complices en un sens du crime de la nation juive, il est juste qu'ils en partagent la punition, en tombant dans le même aveuglement....
J. C. veut que les enfants de son Église rompent tout commerce spirituel avec les apostats, les schismatiques, etc.
J. C. me charge de vous dire en ce moment qu'il veut que ses enfants rompent tout commerce spirituel avec les apostats, les schismatiques et les intrus, quelque proches qu'ils leur soient; jusque-là que, si une personne mariée donne dans l'erreur, il exige que celle qui lui est unie ne le soit plus
que de corps et de bien, et qu'elle en reste séparée pour tout le reste; qu'elle se garde bien de s'unir jamais à ses sentiments pervers et irréligieux, parce qu'il n'est aucune autorité qui puisse contrebalancer celle de Dieu et de son Église, et qu'il faut, au besoin, savoir tout sacrifier pour leur rester fidèle.
Que les jeunes personnes se gardent bien de s'unir jamais par le mariage à des apostats décidés, parce qu'elles ne doivent même sur ce point, aucune obéissance à leurs pères et mères; elles sont même étroitement obligées de leur désobéir, parce que J. C. et son Église sont incontestablement les premiers parents à qui tout chrétien se doit, et que tout ce qui contredit leurs lois contredit aussi ses premiers engagements, et par conséquent est en soi un mal, qu'il doit rejeter et éviter de toutes les manières possibles. « Veillez et priez , dit J. C. à tous ses enfants, tenez-vous sur vos gardes, parce que les jours sont mauvais et les temps orageux; tenez-vous à l'unité de ma Sainte- Église, ayez toujours à la main le flambeau de la foi allumé; que le saint se sanctifie encore; que le juste continue de le devenir; que celui qui est pur ne cesse de se purifier davantage; que le pécheur pénitent redouble sa pénitence, et que tous s'efforcent d'apaiser ma colère et de mériter les effets de ma protection. Amen.
(250-254)
Après avoir rendu compte de tout ce que j'avais reçu de la part de la Sœur, pendant mon séjour à Saint-Malo, et même des envois qu'elle m'avait faits précédemment, je dois, avant de parler de celui qui m'en fit sortir, revenir à certaines notes et avertissements qu'elle m'avait donnés de vive voix pendant que j'étais encore dans la Communauté. On verra que ces notes et avertissements ont beaucoup de rapports avec ce qu'elle a déjà dit sur les différentes causes de notre révolution, surtout celles qu'elle tire de la défection et infidélité de l'état religieux.
ARTICLE VII.
Sur le relâchement qui a causé la ruine des ordres religieux, et sur la manière dont J. C. veut qu'ils soient réformés.
Je vais, mon Père, vous dire maintenant, et c'est encore une obligation pour moi, ce qui m'est arrivé, il y a plus de vingt ans, au sujet que nous traitions dernièrement.
Saint François s'Assise se manifeste à la Sœur, et se plaint du relâchement qui s'est introduit dans son ordre.
Un jour que j'étais toute seule à genoux devant le Saint-Sacrement, je jetai, comme par hasard les yeux sur le tableau de notre père saint François, qui est encore dans notre chœur; en le regardant prosterné devant son crucifix, je sentis en moi une vive impression de la présence divine. Cette image me parut comme vivante et animée; il me semblait que je pénétrais dans l'intérieur de son âme, et que je voyais tout ce qui s'y passait.
J'entendais sa voix; je voyais non-seulement qu'il me regardait, mais encore j'observais jusqu'aux mouvements de ses lèvres et la couleur de son visage, tandis qu'il me parla.
Tout son discours roula sur les vœux, les règles et les statuts de son ordre, dont il déplora beaucoup la décadence et les infractions. Il paraissait triste et désolé, abattu et pénétré d'un saint zèle, qui le tirait, en quelque sorte, de sa douceur ordinaire, et le faisait éclater en plaintes amères Je ne reconnais
plus mon ordre, ni ma règle, me disait-il d'une voix lamentable. mes
enfants s'en sont écartés A cet esprit d'abnégation, d'humilité et de
souffrance, dont j'avais fait la base de mon édifice, ils ont substitué l'esprit du monde, à qui l'Évangile a déclaré la guerre. J.C. souffrant et crucifié n'est plus le modèle qu'ils se proposent : les fondements sont attaqués, l'ouvrage tombera. Depuis longtemps il menace ruine, et j'en suis pénétré de la plus vive douleur...
Il se servait quelquefois de paroles un peu enveloppées, comme des espèces d'énigmes ou paraboles, que Dieu m'a mieux fait comprendre, en me rappelant les mots et le sens de ses plaintes: « En abandonnant ma règle, au mépris de leurs vœux, s'écriait-il, ils ont secoué le joug du Seigneur; mais ils seront asservis et soumis par des ennemis qui leur imposeront un joug bien
plus pesant et plus rude... Ils ont déshonoré mon ordre, ils seront déshonorés;... ils ont méprisé » et abandonné Dieu, Dieu les méprisera et les abandonnera à leurs sens réprouvés et à toute la fureur de leurs ennemis. Ils courront aveuglément à leur confusion et à leur perte, comme des hommes sans chefs, sans conseils et sans guides; puisqu'ils se contredisent et se détruisent eux-mêmes, ils seront infailliblement détruits, etc., etc. »
Que je crains, mon Père, que tout ceci ne s'accomplisse à la lettre dans les circonstances malheureuses où nous touchons !. Mais notre Père continue:
« Par une espèce d'apostasie, ils se sont rapprochés des airs et des maximes du monde, dont ils devaient toujours se préserver. Ils ont imité la délicatesse et la sensualité des mondains dans leurs habits, dans leurs repas, et dans toutes leurs manières; ils se sont, comme eux, livrés aux festins, à la bonne chère, et quelquefois même ils n'ont pas eu honte d'enchérir sur eux, et de paraître plus mondains que les mondains eux-mêmes, à la honte de leur saint état....
» Ils m'ont renoncé pour leur père, et moi je ne les reconnais plus pour mes enfants : je deviendrai, s'ils continuent, leur accusateur auprès de Dieu, et je demanderai vengeance de leurs prévarications, sans me soucier de leurs nouveaux hommages que je déteste. Ils croient honorer leurs patrons en faisant, à leurs fêtes, des repas somptueux pour les gens du monde, et ne voient pas que c'est insulter à la sainte pauvreté de J. C. et de » leur fondateur, que pourtant ils ont juré d'observer, d'imiter et de suivre. »
Quoique je sois persuadée que cet avertissement de saint François regarde bien d'autres religieux que ceux de son ordre, cependant je vois qu'il tombait à plomb sur ses propres enfants, qui n'étaient pas non plus, à beaucoup près, tous exempts de reproche sur les points dont il s'agit. Je vous dirai même que j'en crains le juste accomplissement jusque sur notre Communauté. Si vous saviez, mon Père, combien il s'y est passé de choses contraires à la règle, il y a quinze ou vingt ans !...
(255-259)
Abus des repas dans les communautés religieuses.
II s'y faisait des repas somptueux et très recherchés à l'occasion des réceptions, et même des pensionnaires qui, outre la relation qu'elles entretenaient avec les personnes du dehors, mettaient, par leur dissipation, beaucoup d'obstacles au recueillement et à la perfection des religieuses. Les saints et saintes de l'ordre, surtout saint François et sainte Claire, étaient fêtés par de grands repas, où l'on invitait les gens du monde que l'on assemblait dans votre appartement. Bientôt, malgré la ressource des pensions, la maison se trouva endettée de plusieurs mille livres, ce qui faisait un grand dérangement....
Tout cela, mon Père, déplaisait considérablement à Dieu; il me chargea d'en avertir l'abbesse de ce temps ; et voyant qu'elle ne faisait pas toute l'attention qu'elle aurait dû aux charitables avertissements que je lui donnais sur ce point comme sur quelques autres de la règle, il me dit un jour qu'il allait se choisir une autre supérieure, qui rétablirait le bon ordre et remettrait tout sur un meilleur pied, ce qui ne tarda pas d'arriver.
Aussitôt les grands repas disparurent; on régla l'heure du lever et du coucher des pensionnaires; on interdit certaines visites ; l'obéissance prit la place de l'insubordination, la mortification et la sainte pauvreté succédèrent à tout ce qui satisfait la nature et flatte encore des passions, qui ne doivent plus vivre. Ainsi, par la grâce de Dieu, il y a longtemps que les choses ne vont plus sur le mauvais pied où elles étaient quand j'eus cette révélation ou cet entretien avec notre père saint François, auquel je reviens maintenant.
Les ordres religieux, source de grands biens ou de grands maux dans l'Église.
« Oui, ma fille, m'a dit sur cela J.C., les ordres religieux peuvent occasionner de grands biens ou de grands maux dans l'Église et dans le monde, suivant qu'ils seront fidèles ou infidèles à leurs vœux et à leurs obligations. Il n'est point de fléau, au spirituel ni au temporel, que leurs prières réunies ne puissent écarter, s'ils sont ce qu'ils doivent être; comme aussi il n'est point de fléau, de désastre, que leur conduite scandaleuse et déréglée ne puisse attirer, s'ils sont tièdes et vicieux, parce qu'au lieu d'arrêter les effets de ma colère, ils ne font que l'irriter. Non, ma fille, je le répète, rien n'est plus capable de m'exciter à la vengeance, que la lâcheté et les infidélités, plus encore les crimes des âmes qui me sont consacrées par des vœux solennels. Elles sont presque toujours la première cause des malheurs de mon Église et même du monde entier : la suppression des communautés, des ordres eux-mêmes, les révolutions funestes qui
bouleversent les royaumes et les provinces, et par conséquent la religion, l'Église et l'État, sont les suites de leurs manquements. Ils doivent conjurer la tempête; ils ne l'ont pas fait, que dis-je? ils l'ont eux-mêmes excitée et formée, ils en seront les premières victimes....
Ensuite, mon Père, la charité vraiment paternelle de notre bon Père saint François s'étendit jusqu'à moi, qui en avais plus besoin que personne; il m'adressa des reproches assez vifs sur mes infidélités, mes ingratitudes continuelles envers Dieu : « Souvenez-vous, ma fille, me disait-il avec » ardeur, que vous lui êtes plus redevable qu'aucun autre pour le grand amour qu'il vous a porté. Il vous a comblée de grâces signalées, de faveurs extraordinaires, dont vous devez bien craindre l'abus, puisqu'il vous en demandera un compte rigoureux et terrible, si vous n'y êtes pas bien fidèle. »
Il me recommanda, entre autres choses, une obéissance aveugle à la volonté de Dieu sur tout ce qu'il me ferait et m'avait déjà fait connaître pour sa gloire et le salut des âmes, et une grande soumission à mon abbesse et à mes supérieurs, surtout au directeur, à qui je devais rendre compte de tout ce qui se passerait en moi. Il me fit entrevoir les tentations et les épreuves que j'aurais à essuyer de la part du Démon sur bien des choses, par rapport à ma conscience et à mes obligations; il me précautionna contre les abus alors subsistants de ma communauté, et surtout contre mes propres défauts et mes faiblesses; il m'enjoignit de donner connaissance de ces abus à ma supérieure et même à Mgr. l'évêque de Rennes ; ce que j'exécutai dans le temps (1)
Oui, mon Père, la foi à la parole de Dieu et aux décisions de son Église, l'obéissance aveugle et le respect aux supérieurs ecclésiastiques doivent l'emporter sur tout. A ce propos, je vais vous raconter ce qui m'est arrivé il y a quelques années.
Un jeudi qu'on nous fit faire l'amende honorable au Très-Saint-Sacrement, le prêtre qui s'était chargé de la cérémonie apporta, suivant l'usage, le Saint- Ciboire à la grille de la communion, et nous parla ensuite. Pendant tout le temps que dura son exhortation et le reste, je vis un bel enfant environné d'une douce lumière; il me paraissait comme assis sur le Saint-Ciboire. Il tenait en main une croix
Des religieuses bien instruites, et la supérieure elle-même, m'ont fait entendre que la Sœur de la Nativité avait occasionné bien des réformes dans la communauté.
(260-264)
dont le bas descendait à ses pieds, et le haut s'élevait au-dessus, de sa tête; de l'autre main il bénissait les religieuses qui venaient tour-à-tour lui faire amende honorable et l'adorer. Mais, mon Père, ce qui me fit peine, ce fut de voir des larmes tomber de ses yeux. Après être rentrée en moi-même, pour bannir par la foi toute illusion du démon ou de mon imagination, j'osai ensuite lui demander la raison de son apparition et de sa peine. Ne savez- vous pas, ô mon Dieu! que je crois fermement votre présence réelle dans cet adorable Sacrement? « Je le sais, me répondit-il; mais je me rends sensible
pour en tirer ma gloire et pour le besoin des âmes. »
Alors il s'attrista davantage encore, et commença à se lamenter sur les mauvaises communautés, tandis qu'il donnait des éloges aux bonnes. J'eus la consolation de voir qu'il regardait d'un œil satisfait la cérémonie du jour et les religieuses qui s'en acquittaient. Il se plaignit grandement de certaines communautés de femmes, mais surtout de celles des hommes, qui, disait-il, avaient perdu jusqu'à l'habit et l'extérieur de leur état. Il les accusait d'avoir violé leurs vœux par l'esprit de propriété et de mondanité, et d'avoir scandalisé par une conduite déréglée ceux qu'ils n'auraient dû voir que pour les édifier, par le contraste d'une vie sainte et vraiment religieuse....
J. C. veut que les ordres religieux soient réformés par les premiers pasteurs de son Église, et soumis à la juridiction de l'évêque.
Mais il ajouta, et c'est ici, mon Père, le point qui me charge de vous faire écrire, pour que son Église en soit informée et agisse en conséquence; il dit que la source principale des malheurs de certaines communautés avait été de s'être soustraites à la juridiction des premiers pasteurs, pour se faire conduire par les chefs de leurs différents ordres, qui souvent n'avaient ni vigilance ni poids pour ces sortes de réformes, dont ils avaient quelquefois plus de besoin que leurs inférieurs, étant les premiers à donner l'exemple de l'infraction à la règle qu'ils auraient dû maintenir ; de là que de maux! et comment guérir un corps qui n'attend sa guérison que d'un chef plus infecté que lui-même? Ces prétendues exemptions sont du moins, pour la plupart, aussi contraires à tous
les intérêts qu'elles le sont à tous les droits. C'est une espèce d'apostasie, qui a insensiblement conduit à bien d'autres.
De l'apostasie des vœux religieux on a passé à celle de la religion même, et on est allé jusqu'à mépriser la foi, par le mépris de ceux qui en sont les dépositaires; et aussi, a-t-il ajouté, voyez où en sont aujourd'hui ces infidèles, et comme un abîme les a conduits dans un autre ! Je les avois plantés dans mon Église pour en être l'édification, l'ornement et l'appui; ils auraient dû être comme des lions pour la défendre, ils ont été comme des tigres pour la déchirer et pour l'affliger par le scandale de leur vie et de leur défection.
« Écrivez, me dit J. C., écrivez tout ceci à mes premiers pasteurs; dites- leur que je veux que ma vigne soit taillée et mieux cultivée; qu'ils coupent et qu'ils, détruisent tout ce qui la défigure et nuit à l'ordre que j'y ai établi en la plantant; mais cependant qu'en taillant cette vigne ils se souviennent de ne rien déraciner. C'est ma volonté que l'état des religieux subsiste; mais je veux de la réforme, et un meilleur ordre dans les communautés. Plus d'exemptions, s'il est possible; mais que tout soit soumis à la juridiction immédiate de l'évêque de chaque diocèse, parce que chaque évêque est personnellement chargé de son troupeau, dont il doit un jour me répondre. »
Voilà, mon Père, ce que j'ai cru entendre : s'il y a quelque chose qui paraisse nuire à quelques usages reçus, utiles et respectables, c'est à l'Église d'en décider, comme c'est à elle de se conduire par ses propres lois, dans tout ce qui concerne le spirituel dont il n'appartient qu'à elle seule de connaître et de juger...
C'est donc aux premiers pasteurs qu'il faut spécialement recourir pour régler les communautés religieuses ; comme c'est à eux qu'il faut avoir recours pour fixer les points de dogmes, de morale, de discipline, aussi bien que pour connaître le vrai sens des écritures; et la raison de cela, c'est que c'est eux que. J. C. a institués pour cela; c'est eux qu'il a établis chefs dans le gouvernement de son Église ; c'est à eux qu'il nous renvoie pour être conduits dans la voie du salut; c'est à eux qu'il a dit: » Qui vous écoute, m'écoute; qui vous honore, m'honore; qui vous méprise, me méprise, et méprise celui qui m'a envoyé. »
Quels motifs de respect et de confiance pour les décisions, la personne et l'autorité de ces premiers pasteurs ! En faudrait-il davantage pour nous porter à obéir aveuglément à tout ce que l'Église nous ordonne par leur bouche ? Mais aussi, mon Père, de quel insupportable orgueil, de quelle
affreuse révolte contre la personne et l'autorité de J. C. lui-même, ne se rendent pas coupables tous ceux qui n'ont que du mépris pour les lois de son Église, la personne et le caractère de ses premiers représentants? N'est-il pas évident que leur mépris ou leur indifférence retombe sur la personne adorable
(265-269)
qu'ils représentent, et qui ne manquera pas d'en tirer, comme il l'a promis, la vengeance qu'il doit aux siens, et qu'il se doit à lui-même?
L'obéissance et la pauvreté, points fondamentaux de la perfection religieuse.
Pour reprendre encore notre sujet et premier entretien, saint François me fit donc connaitre que l'obéissance et la sainte vertu de pauvreté étaient les deux points fondamentaux de sa règle, ceux qu'il avait le plus à cœur, et dont il craignait davantage l'infraction dans ses religieux, à cause des suites terribles qu'elle pouvait avoir pour l'ordre entier. « Qui observe ces deux points, disait-il, observe tous les autres, parce qu'ils y sont tous compris; mais aussi, qui se relâche sur ces deux points, se relâche sur tout le reste, et doit s'attendre aux plus funestes effets de son relâchement pour lui et pour bien d'autres. » Quelle prise ne donne-t-il pas au démon et à la nature, quand une fois il a détruit ces deux remparts de l'humilité chrétienne et religieuse
!.,. C'est alors que toutes les passions se déchaînent contre lui; elles se débordent comme un torrent qui a rompu ses digues. Il en devient le jouet, parce que, pour le punir, Dieu l'abandonne à son sens réprouvé. Il tombe incessamment dans la captivité de son propre jugement et de sa propre volonté; il devient le vil esclave des usages tyranniques, des maximes et des goûts dépravés, auxquels il avait renoncé, et auxquels pourtant il ne rougit pas de s'assujettir encore, en renonçant aux avantages et à la glorieuse liberté dont les enfants de Dieu jouissent dans le sein de la religion.,
Les vœux d'obéissance et de pauvreté, en détruisant jusqu'à la racine de l'orgueil et de l'attachement aux biens de la terre, préviennent toute cupidité, renversent tout obstacle, et établissent les fondements de la perfection sur les
ruines de tous les vices et sur la ressemblance que tout chrétien, doit avoir avec le divin modèle des prédestinés; ressemblance qui, par l'exercice des vertus claustrales, devient aussi parfaite qu'elle puisse l'être dans une créature; car jusqu'à quel point cet amour de l'obéissance et de la pauvreté, vouée à Dieu, n'imprime-t-il pas dans une âme toutes les vertus qui en sont inséparables! C'est cet amour qui, dégageant un cœur de l'affection des objets sensibles, épurant ses intentions et dirigeant vers le ciel tous ses mouvements, mine sourdement et détruit à petit feu toutes les saillies et les désirs de l'homme terrestre. Insensiblement la douceur, la patience, la charité, l'humilité de J. C. prennent la place des défauts de l'homme; toute affection humaine, tout sentiment naturel est converti et absorbé dans le seul amour de Dieu: l'homme ne vit plus de sa vie propre ; mais c'est J. C. qui vit en lui : c'est alors une vie divine....
Qui peut arrêter une âme consacrée à Dieu par le vœu solennel d'obéissance et d'abnégation? Qui peut l'arrêter encore dans la carrière de la perfection évangélique? Quelle considération, quelle position peut lui nuire, lorsqu'elle jette les yeux sur les différentes circonstances de la vie de son grand modèle, depuis sa naissance jusqu'à sa mort ? Elle y voit comme
d'un coup-d'œil, et le but qu'il lui propose, et la route qu'il lui a tracée pour y arriver après lui. Quel sacrifice pourrait-elle craindre encore après ceux qu'il a faits pour elle et ceux qu'elle a faits elle-même pour lui, en renonçant à sa volonté propre et à tout ce qui flatte la nature, pour se conformer à son Dieu?...
Plaintes de J. C. sur les mauvaises communautés.
Plus de ménagements, dit-elle, la victime est immolée par mon vœu; il faut de plus qu'elle soit mise en pièces et consumée du feu de l'amour. Dans cette sainte résolution, elle s'arme généreusement du glaive de la mortification et des retranchements; elle s'encourage à embrasser avec ardeur toutes les croix qui se présentent, à l'exemple de son divin maître; elle en vient jusqu'à les désirer et les rechercher avec empressement, jusqu'à trouver un plaisir incroyable dans les humiliations et les souffrances; parce qu'elle les regarde comme des portions de la croix de J. C, comme des gouttes précieuses échappées à son calice d'amertume, et dont l'amour a fait disparaître tout ce qu'il y avait de révoltant.
C'est ainsi qu'en contredisant, en combattant, en détruisant sans cesse les inclinations et les penchants de la nature corrompue, le divin législateur sait dédommager ceux qui lui appartiennent, des privations et des renoncements
qu'ils lui ont faits, pour se conformer à toute la sévérité de sa loi. Comment, après cela, peut-on ne pas aimer les humiliations et les souffrances ?
Comment ne pas préférer à tout les saintes rigueurs de l'Évangile, quand il y a tant d'intérêt à les rechercher?
Et cependant, ô mon divin maître! où sont vos disciples ? Dieu souffrant, où sont vos imitateurs parmi un monde esclave des sens et des passions, idolâtre des maximes que vous réprouvez? Un monde, qui n'a horreur que de votre croix, et qui ne connaît pas de plus grand malheur que de ressembler au Dieu qu'il adore ou dont il se dit encore l'adorateur?... Que de réflexions à faire !...
(270-274)
Saint François, vrai imitateur de J. C.
C'est ici, mon Père, que je reviens à notre saint fondateur, pour trouver ce vrai disciple, ce vrai imitateur de J. C., pauvre, souffrant, et humilié. Il l'a suivi pas à pas dans sa pauvreté, dans ses humiliations et ses souffrances; il l'a copié dans sa personne, et lui est devenu semblable, autant, du moins, qu'un pur homme puisse ressembler à un homme-dieu. Il s'est volontairement attaché à sa croix; et par le martyre volontaire et continuel de cette vie souffrante et crucifiée, il est devenu une des plus belles victimes de l'amour d'un dieu mourant. Quel modèle pour ses enfants! quel exemple pour tous les fidèles !....
Loin de rougir de la pauvreté de la croix et du nom de son divin maître, il s'en glorifiait comme l'apôtre; comme ce héros du Calvaire, il se réjouissait dans les souffrances et dans ses tribulations. Il en avait faim et soif: il recherchait avec plus d'avidité que les gens du monde n'en ont pour leurs satisfactions, toutes les occasions qui pouvaient satisfaire son désir de souffrir pour l'amour de son Dieu; et c'est cette ardeur séraphique qui a donné lieu a un grand mystère, qui n'est connu que de très peu de personnes je veux parler de la conformité, toute mystérieuse, qui s'est trouvée entre la personne de ce grand saint et la personne de J. C. lui-même; conformité,
non-seulement d'esprit et de cœur, mais encore qui a paru jusque sur le corps de ce prodige de sainteté, par les sacrées stigmates que l'amour y a gravées
en caractères de sang, pour représenter au naturel, autant que la chose était possible, les plaies sacrées de J. C. même... Quoi de plus grand et de plus glorieux que cette étroite ressemblance d'un homme avec son Sauveur et son Dieu !...
J. C. avait aimé la souffrance, l'obéissance, la pauvreté, l'humilité, saint François en fît son partage; il fut, ainsi que nous l'avons dit, humble, souffrant, pauvre, obéissant comme lui. J. C. ne posséda rien dans le monde, où il n'avait pas où reposer sa tête; il ne pensait qu'à la gloire de son père et au salut des âmes qu'il était venu racheter. C'est cette seule ambition qui, après l'avoir dépouillé de toutes, l'attacha nu sur la croix.
A son exemple, saint François consent non-seulement à être déshérité pour J. C., mais encore il quitte jusqu'à l'habit dont il est couvert, et le rend à celui de qui il l'avait reçu, charmé de n'avoir plus de père que dans le Ciel; il court alors se jeter aux pieds de son saint évêque, qui le reçoit dans ses bras et le presse tendrement sur son sein: symbole de l'union qu'il contractait avec
J. C., dont ce bon évêque lui tenait la place, en ce moment surtout.
Enfin, mon Père, que vous dirai-je? Ce même esprit de dépouillement et de souffrances, qui avait cloué le corps du maître nu sur la croix, a imprimé sur le corps du disciple les marques vivantes des plaies dont il avait été percé; et comme J. C. a porté jusqu'au haut du Ciel les preuves sanglantes de son amour pour nous, de même saint François y portera toujours les stigmates de ses plaies adorables, comme les preuves sanglantes de son amour pour les souffrances de J. C. Quel triomphe sur les grandeurs du
monde; mais quelle glorieuse conformité avec la personne du fils de Dieu !...
Peut-on lui ressembler plus parfaitement que notre père saint François?
Je sais, mon Père, qu'il n'est pas donné à tous d'atteindre à ce degré de perfection; mais il n'en est pas moins vrai que personne ne peut espérer le salut, sans passer par la voie des humiliations et des souffrances; sans la pénitence, la mortification des sens, le renoncement à soi-même et aux maximes du monde, dont nous avons fait le vœu sur les fonts du saint
baptême, en un mot sans cette conformité avec le divin modèle que nous y avons pris pour notre chef et notre partage; conformité à laquelle le salut est irrévocablement attaché.
Que les mondains voluptueux l'entendent maintenant comme il leur plaira, et tâchent, s'ils le peuvent, d'accommoder l'Évangile à leur goût et à leurs passions même; qu'ils se flattent, s'ils veulent, que Dieu doit se conformer à leur opinion arbitraire, et que leur façon de prendre les choses doit être la règle de ses jugements; qu'ils se fassent, pour aller au ciel, une route
nouvelle et parsemée de roses, en dépit des oracles de l'Évangile ; malgré tous leurs accommodements et tous les adoucissements qu'ils apportent à la loi, je leur dirai: Illusions! tromperies que tout cela! Non! non! il n'en va pas comme vous pensez; la conquête du ciel ne fut jamais un plaisir ni un amusement; jamais il ne s'est pris que par la violence; la route en fut toujours escarpée et difficile : les lâches n'y sauraient marcher, et il sera toujours vrai de dire qu'on n'y arrivera jamais que par le chemin étroit de la pénitence et de la croix, et en suivant les traces sanglantes d'un dieu crucifié...
J'ai attendu très longtemps, mon
(275-279)
Père, à vous parler de cette conversation avec notre père saint François, et peut-être ne l'aurais-je jamais fait, sans ce qui m'arriva dernièrement à la même place. Il y a quelques jours que jetant encore les yeux, sans dessein, sur le même tableau, je me sentis frappée intérieurement; et à la faveur de la lumière divine qui m'éclaira, l'esprit du Seigneur me rappela le souvenir de tout ce qui m'avait été représenté autrefois par ce même tableau, avec ordre de le faire mettre par écrit....
Ce n'est pas la seule circonstance de ma vie où Dieu m'ait instruite de cette manière, je veux dire par le moyen des figures peintes ou sculptées.
Ardent amour de J. C. pour nos âmes. Il s'est sacrifié tout entier pour elles.
Un jour, entre autres, je m'étais agenouillée pour adorer le Saint- Sacrement par la petite grille qui se trouve sur le chœur. Les espèces de volets qui, comme vous savez, servent à fermer cette grille au-dedans , étaient ouverts des deux côtés. Vous avez peut-être remarqué, en passant dans cet endroit, une image d'un pied de haut en papier, collée sur un des côtés du volet. Elle représente un crucifix environné de fleurs et de passages de l'Écriture-Sainte, qui ont rapport à la passion. Cette image, mon Père, il faut vous dire que c'est moi qui l'y ai mise. C'est à-peu-près tout ce que j'avais apporté du monde en le quittant. Elle m'avait coûté trois sous, qui étaient environ le prix d'une de mes journées de campagne : aussi j'étais fort
attachée à mon image, devant laquelle je faisais souvent mes prières. En entrant dans la communauté, je l'attachai moi-même à l'endroit que j'ai déjà dit, pour avoir encore le plaisir d'y jeter quelquefois les yeux en passant; ce qui me rappelait encore et me faisait toujours mieux sentir mon bonheur d'être religieuse. (1).
(1) L'image en question était dans le tiroir de mon armoire lorsqu'il m'a fallu quitter. J'ignore absolument ce qu'elle est devenue.
Voici donc, mon Père, ce qui m'arriva devant mon ancienne image : Je parlais à Dieu présent au Saint-Sacrement, où ma foi l'adorait; mais, dans un certain moment où je regardais l'objet sensible, il me semblait que, par une certaine attribution, je parlais aussi un peu à l'image dont la vue occasionnait ce que je pensais alors. Je disais donc à Dieu devant l'image: Mon Dieu ! j'ai travaillé un jour tout entier pour vous avoir à la sueur de mon front vous
m'avez coûté le prix d'une journée.....
Cette prière, ou représentation, toute risible qu'elle était en elle-même, donna lieu à une réponse que je n'oublierai jamais, tant elle renferme de sens, de force et de vérité : il me semble que J. C. permettait cette espèce d'extravagance de ma part, exprès pour avoir lieu de me donner une leçon de la plus haute sagesse, en me faisant le reproche le plus touchant; car il sait tirer parti de tout, et même des choses les plus indifférentes, pour mon instruction et mon profit. Dieu veuille que ce soit aussi pour le profit de plusieurs autres, comme j'ose l'espérer !....
A peine eus-je prononcé ces paroles en moi-même, ou peut-être de bouche; que j'entendis comme venant du Saint-Sacrement, ou de l'image, une voix très distincte qui frappa vivement les oreilles de l'entendement, si elle ne frappa pas celle du corps, ce que je ne puis bien affirmer. Et moi, ma
fille , j'ai travaillé plus de trente années pour le salut de ton âme; j'y ai sué sang et eau, et je n'ai rien épargné pour m'en assurer la conquête. Après une vie entière de souffrances, je suis mort pour te racheter de l'enfer, et je ne compte pas l'avoir fait à trop haut prix. Non, ma fille, tu ne me coûtes pas trop cher, pourvu que tu profites de ta rédemption. Que ne ferais-je pas encore pour te la procurer en t'assurant le bonheur que je t'ai acquis par tout mon sang répandu? Et crois-moi, ma fille, quand tu vivrais, quand tu travaillerais des millions d'années, ta vie entière ne suffirait pas pour reconnaître une seule de mes faveurs; et quelques bonnes œuvres que tu aies un jour pratiquées sur la terre si tu pourras dire encore que le ciel te sera donne pour rien; c'est-à-dire, sans que tu aies rien fait pour le mériter et t'en
rendre digne, par toi-même. Tout ce que l'homme vertueux peut faire ici-
bas ne peut avoir aucune proportion avec la moindre des récompenses qui l'attendent.
Vous devez bien penser, mon Père, combien, après une pareille réponse, je devais être honteuse et humiliée d'avoir pu regarder le prix d'une journée comme quelque chose, et mon image de trois sous comme un grand sacrifice dont Dieu devait me savoir gré; et cependant il veut bien le faire, et nous récompenser de moins encore. Quelle bonté! quelle condescendance de sa part !....
Ainsi, mon Père, à l'occasion de cette image, J. C. me fit faire les réflexions les plus importantes, et me grava plus profondément dans l'âme ces saintes impressions qu'il m'avait déjà données plus d'une fois. Tout ce que j'entendais ne paraissait point dit par manière de reproches, mais seulement
(280-284)
par manière d'instructions. Je ne remarquai aucun mouvement dans l'image; car je ne veux rien avancer dont je ne sois bien sûre: tout se passa comme je l'ai dit.
Lumière extraordinaire de foi qui éclairait la Sœur dans ses visions et apparitions intérieures dont elle était favorisée.
J'ai encore une petite observation à vous faire, mon Père, au sujet des visions et des apparitions intérieures, que je vous ai tant dit que Dieu m'avait accordées dès l'enfance. Je me rappelle très bien qu'étant encore toute enfant, j'étais surprise au dernier point, quand cette lumière extraordinaire venait tout-à-coup frapper mon esprit, mon cœur ou mon entendement. Sans violence elle s'imprimait dans l'âme. Je restais pensive, étonnée, et hors de moi-même, sans presque faire aucun usage de mes sens, n'agissant, pour ainsi dire, que machinalement dans tous les exercices ordinaires : ce qui m'est arrivé cent et cent fois depuis, et par la même raison.
Mes idées se développèrent à mesure que j'avançai en âge, et insensiblement j'appris à raisonner avec elle, par les réflexions qu'elle me
suggéra. Elle se fit donc connaître à moi par un certain langage qui lui est propre, et qu'aucun langage humain ne peut bien imiter, comme je vous l'ai expliqué ailleurs très au long....
Elle me fit donc entendre qu'elle était la lumière divine qui luit dans les ténèbres, et que les ténèbres ne sauraient comprendre : ou si vous l'aimez mieux, disait-elle, je suis le flambeau de la foi. Ceux qui me suivent ne marchent point dans les ténèbres ; mais ils sont des enfants de lumière, tandis que ceux qui ferment les yeux à mes rayons vivront dans l'obscurité et tomberont d'abîmes en abîmes.
Je connus que cette lumière était émanée de l'essence divine, et que sa vertu produisait dans les âmes une foi inébranlable dans les plus rudes épreuves et dans les dangers les plus évidents; que les tourments ni la mort n'étaient pas capables d'ébranler une âme de cette trempe, quand il s'agit de soutenir les vérités de la religion chrétienne et catholique, enfin tout ce que l'Église propose à la foi des fidèles....
Loin d'avoir besoin de l'entremise des sens, cette impression, pour être sentie, veut qu'on en rejette l'usage, parce que c'est là que le démon tend ses pièges, jette son appât et ses illusions; le plus souvent, parce que les sens lui sont beaucoup plus favorables; au lieu que l'opération de Dieu et de sa grâce ne devient ordinairement sensible que dans la lumière de la Foi La charité
est réglée et motivée par la foi; et la foi, aussi bien que toutes les bonnes œuvres, reçoit son prix de la charité. Examinez tout cela devant Dieu, mon
Père, pour voir s'il n'y aurait rien de contraire à la doctrine de l'Église. Consultez même, si vous le voulez, pourvu que ce soit des personnes sûres et bien instruites; car il y aura du choix à faire. J'abandonne tout à votre prudence, et suis, avec tout le respect possible, dans les sacrés cœurs de Jésus et de Marie, etc...
ARTICLE VIII.
Secret que J. C. veut qu'on observe par rapport à cet ouvrage, jusqu'au temps où il doit être publié et produire de grands fruits de salut.
Il y avait déjà huit ou dix jours que les notes étaient prises, et je m'occupais du plan de ma rédaction, lorsque la Sœur de la Nativité déclara à madame l'abbesse qu'elle avait encore quelque chose de particulier à me communiquer, et, sur la permission de sa supérieure, elle me demanda.
« Je dois, mon Père, me dit-elle, vous faire part de ce que Dieu m'a fait connaitre depuis très peu de temps, touchant l'écrit dont vous êtes le dépositaire : cet avis pourrait vous regarder plus directement que personne; aussi j'ai ordre de vous l'adresser. Voici, mon Père, de quoi il s'agit : Il y a quelques jours que notre mère me fit certaines questions relatives aux notes qu'elle n'ignore pas que je vous ai données sur les circonstances actuelles.
Elle eût bien désiré savoir si Dieu ne m'eût pas fait voir quelque chose de particulier sur le sort de l'Église et de notre communauté. Je me reprochai, en quelque sorte, de lui avoir tenu sur tout cela un silence trop rigoureux, d'autant plus que je la crois incapable d'abuser de la confiance...
Imprudence de la Sœur.
Je m'avançai donc jusqu'à lui avouer que J. C. m'avait fait comprendre que le démon était entré dans sa synagogue pour persécuter l'Église... ; qu'il m'avait montré la religion et les communautés sous la figure d'une vigne qui serait coupée et livrée au pillage, et comme foulée sous les pieds des passants... Je ne m'expliquai pas davantage; mais, hélas !.. il y en avait déjà trop de dit, puisque j'avais parlé contre la volonté divine, qui se fît sentir au fond de mon âme par un certain trouble qui me fit craindre d'avoir offensé Dieu. Qu'as-tu fait là, me cria ma conscience ? Est-ce là ce que tu avais
promis? et sur-le-champ la mémoire
(285-289)
me fut ôtée, sans que j'eusse pu en dire davantage, quand je l'aurais voulu. Je me contentai de recommander le silence à notre mère, sans rien lui faire entrevoir de mon trouble, qui pourtant m'a fort inquiétée pendant un jour entier. Enfin, le soir même, m'étant mise à genoux aux pieds de mon crucifix pour lui demander pardon de mon imprudence, voici, mon Père l'instruction
que J. C. m'a donnée sur cela, en se servant non de paroles, mais de la manière que je l'ai expliqué.
J.C. lui recommande le plus grand secret jusqu'au temps où ce qu'il lui fait connaître doit être publié. Effets et fruits de cette publication.
« Rappelle-toi, m'a-t-il dit, qu'il y a plus de vingt ans, je t'avais recommandé de mettre en un dépôt ce que je devais te taire connaître dans la suite. Or, ce dépôt dont je t'ai tant parlé, n'est autre chose que le secret inviolable dans lequel l'écrit doit être enfermé et comme gardé sous le sceau, jusqu'au temps où il doit en sortir et paraître en public. »
Dieu me fit voir, quoiqu'un peu confusément, que ce petit ouvrage, qui est le sien, doit être un jour reçu chez plus d'une nation et dans plus d'un royaume; qu'il doit suivre jusqu'à la fin le flambeau de la foi, avec ceux qui marcheront à sa lumière, sans que je puisse voir où il doit s'arrêter. Il sera lu jusqu'au dernier siècle du monde et jusqu'aux derniers temps de l'église de J. C.
C'est bien à présent surtout, mon Père, qu'on peut dire avec un prophète (1), que, dans les derniers âges, les enfants et les vieillards auront des songes mystérieux et prophétiques, et que Dieu fera prophétiser les jeunes gens et les vieux, pour combattre les faux prophètes de l'antéchrist Je puis dire, en
un sens, que je suis tout cela, mon Père; quelque âgée que je sois, je suis jeune à bien des égards, et je puis dire que, sur plus d'un point, j'ai toute l'ignorance et la simplicité d'un enfant. Si donc il est vrai que nous touchons aux derniers siècles de l'Église, on pourra trouver en moi seule l'accomplissement de la prophétie dans toute son étendue. Revenons à notre but....
Joël.
Temps où on pourra faire cette publication, et manière de la faire.
J. C. me fit donc voir, comme dans un certain éloignement, le moment qu'il réserve à sa connaissance, et où il donnera lui-même le signal pour tirer l'ouvrage du dépôt. Il faudra, dit-il, qu'auparavant le feu de la tribulation, qui afflige mon Église, soit éteint; il faut que l'esprit de Satan qui triomphe soit confondu; que sa synagogue soit dissipée, sa puissance infernale humiliée, et que l'Église soit rentrée dans tous ses droits. Alors, m'a-t-il dit, le dépositaire s'adressera à son évêque et aux premiers ministres; mais en attendant, qu'il
ne se trompe pas dans le choix de ceux qu'il consultera. C'est ici qu'il doit joindre la prudence du serpent avec la simplicité de la colombe. Qu'il se défie des faux amis, des faux frères, des faux pasteurs, des faux zélés, des faux juges! Qu'il soit en garde contre les sépulcres blanchis, les loups couverts de la peau de l'agneau, qui, par l'hypocrisie la plus détestable, ne sont entrés dans le bercail que pour satisfaire leur rage, en égorgeant le troupeau, sous prétexte de bienfaisance et d'humanité, comme si la qualité d'enfant de Dieu rendait ennemi de la patrie.
Malheurs qui seraient la suite d'une publication prématurée.
Alors, par une lumière intérieure J. C. me fit connaître les malheurs épouvantables qui, jusqu'à ce temps, pouvaient arriver à toute l'Église par une seule imprudence de notre part. Je vis, mon Père, et j'en frémis encore, je vis la fureur qui transporte Satan contre vous et moi, depuis qu'il a connu notre projet. Il n'ignore donc pas ce qui s'est passé entre nous, et, sur cela, il donnera une libre carrière à ses conjectures et à ses soupçons. Mais notre écrit, gardé sous le secret, est pour lui ce qu'est pour un voleur le trésor inestimable renfermé sous l'invincible serrure d'un coffre-fort. Dans l'impossibilité de s'en rendre maître, le ravisseur enrage de dépit, et se consume à chercher les moyens de forcer ce coffre, ou de l'ouvrir pour s'emparer de ce qu'il contient. Tel est, n'en doutez pas, le démon, notre ennemi, à l'égard du secret, qu'il veut éventer, pour empêcher l'effet du petit ouvrage que Dieu nous a fait entreprendre pour sa gloire et le salut des âmes....
Le grand désir du démon est d'en donner connaissance aux ennemis de la religion et de l'Église, dont la tyrannie servirait merveilleusement à ses desseins. Il cherche partout les moyens de les animer et de les armer contre nous. Il se flatte qu'il en viendra à bout, et promet depuis longtemps que nous serons les premières victimes d'une persécution que nous aurons excitée, et qui fera couler le sang des meilleurs chrétiens, et surtout des plus saints ministres de la religion.
Je me rappelle qu'autrefois il m'avait, par un ris méchant, indiqué jusqu'à la religieuse dont il devait se servir pour faire échouer le premier projet, et tout arriva comme il me l'avait annoncé. Ainsi, mon Père, jusqu'à ce que les
choses aient changé de face, comme le ciel paraît le faire espérer, il ne faut point penser à rien faire connaître à personne, surtout à rien publier, ni pendant ma vie, ni après ma mort.
(290-294)
Ce serait allumer une torche pour embraser l'Église et consumer les communautés. Mais si nous sommes fidèles à l'obéissance que Dieu exige, J.
C. m'assure qu'il soutiendra tout, qu'il défendra son ouvrage et saura confondre les efforts de ses ennemis. De quelle importance n'est-il donc pas de garder un secret de cette nature !. (1)
Revenons maintenant à ma retraite de Saint-Malo où la Sœur de la Nativité me fit adresser la lettre suivante, vers le commencement du mois de novembre 1791:
Lettre de la Sœur de la Nativité au Rédacteur. Nouvel avertissement de tenir l'ouvrage secret, à cause des nouveaux malheurs qui menacent l'Église.
« Mon Père, il y a plus de vingt ans, comme vous savez, que Dieu m'avait dit, à plusieurs reprises, que l'ouvrage
(1) Pour bien juger de tout ceci, il me paraît qu'on doit prendre les choses non pas au point où elles sont actuellement, mais plutôt au point où elles étaient au moment où la Sœur me parlait de la sorte; et on conviendra que tout est bien changé, et que, surtout depuis la mort de la Sœur, la plupart des malheurs qui étaient réellement à craindre alors, ne le sont plus, ou presque plus, aujourd'hui. Si le feu n'est pas encore éteint tout-à-fait, il paraît, grâces au ciel, s'éteindre de jour en jour.
en question devait être mis en dépôt pour y être conservé quelque temps. Je parlai alors de l'ouvrage et du dépôt à mon directeur, qui ne me parut pas beaucoup entendre ce que je voulais dire, et on ne peut pas lui en faire un crime; car en lui en parlant, je vous avoue que je ne m'entendais pas trop moi-même. Aujourd'hui, mon Père, Dieu se charge de m'expliquer nettement l'énigme, en me faisant connaître plus clairement encore que tout ce que je vous en avais dit d'abord de vive voix, que le moment est venu de mettre l'ouvrage en dépôt, jusqu'à ce qu'il avertisse quand il sera temps de l'en retirer.
» C'a été après une communion qu'il s'est expliqué sur ce point, et voici le résultat de ce qu'il m'en a fait comprendre : Il paraît que nous touchons à des malheurs plus à craindre encore que tout ce que nous avons éprouvé.
Depuis longtemps l'orage gronde, il doit enfin crever dans peu. La malice de l'enfer est bientôt à son comble, et je crains fort les derniers coups de ses
agents Ah ! mon Père, défions-nous de la tolérance perfide qu'on promet à
tous les partis, sous prétexte d'égalité, de paix et de cette liberté, qui font, disent-ils, les droits de l'homme !.. Ah! mon Père, si le ciel ne nous prête la main, pour déconcerter, comme je l'espère, le projet sanguinaire qu'on médite, nous serons infailliblement victimes de ces spécieuses apparences. Voilà le dernier piège que Satan nous dresse: c'est un calme trompeur, une paix dangereuse qui annonce une nouvelle tempête, et peut-être bien des naufrages; c'est par ce moyen qu'on se propose de rassembler les bons prêtres et les nobles, afin de les exterminer plus sûrement, et lever ainsi d'un seul coup le grand obstacle au complot de détruire la religion et l'État....
» J'espère de l'assistance divine que ce projet infernal n'aura pas son entière exécution; mais je vois en Dieu que les choses ne se rétabliront pas, sans qu'il y ait beaucoup de sang répandu; et je crains bien que ces respects apparents, qu'on a tant affectés pour les pasteurs du deuxième ordre, ne se terminent, comme le désir prétendu qu'avait Hérode d'adorer J. C., par le massacre que les coupables feront des innocents.
» Oui, mon Père, je le crains beaucoup pour tous en général; mais je le crains plus encore pour vous en particulier; car si l'enfer en veut à tous les ecclésiastiques de votre trempe, ne doutez pas qu'il n'ait un intérêt tout particulier à vous poursuivre, à cause du dépôt qu'il prévoit devoir lui être funeste. Il a comme juré votre perte; il s'y prendra de toutes les manières, il mettra tout en œuvre pour faire échouer votre dessein. Mais vous avez lieu de vous rassurer sur l'espérance d'une protection toute particulière de celui qui veut se servir de vous pour faire réussir l'œuvre dont vous êtes personnellement chargé. Mais comme il ne faut point tenter Dieu, vous
devez prendre tous les moyens qui sont en votre disposition.
Précautions que doit prendre le rédacteur pour mettre en sûreté sa personne et les cahiers dont il est le dépositaire.
» Je pense donc, mon Père, que vous feriez bien de mettre vos cahiers et votre personne plus en sûreté, en vous éloignant encore davantage pendant la crise qui se prépare ; car nous touchons à une explosion qui n'est pas si éloignée qu'on pourrait le croire sur les apparences du moment. C'est sur
cela que notre mère vous a envoyé votre boîte à papiers, avec l'argent et les petits effets dont vous aurez besoin. Il faut que vous passiez promptement à Jersey ou à Guernesey, et que vous y confériez avec quelques-uns de nos bons évêques persécutés pour la même cause que vous ; car Dieu me fait voir encore que c'est aux premiers pasteurs que vous devez d'abord vous adresser (1) ; vous direz de ma part à ces bons prélats que je condamne de tout mon cœur et sans aucune restriction tout ce qui serait contraire à la croyance de l'Église romaine, dans laquelle je veux vivre et mourir.
Elle m'avait spécialement indiqué de vive voix Mgr. l'évêque de Tréguier; et ce fut à lui que je m'adressai d'abord, comme on le verra bientôt.
(295-299)
» Vous comprenez, sans doute, mon Père, combien il doit nous en coûter de vous presser sans cesse de vous éloigner toujours davantage, nous qui désirons tant votre retour! Quel chagrin pour moi surtout, qui ne peux
qu'avec tant de peine ouvrir mon cœur à tout autre sur la conduite que Dieu tient à mon égard! Hélas! mon Père, il paraît que cette cruelle séparation est un sacrifice qu'il demande absolument, et que nous devons lui faire, sans savoir si ce sera pour toujours, ou seulement pour un certain temps. Adorons sa volonté sainte et obéissons aveuglément....
Confiance qu'il doit avoir en la Providence.
» J'avais pris la liberté de lui représenter combien il eût été plus commode et moins dispendieux pour vous de rester où vous êtes, que d'aller, par de nouvelles fatigues et de nouveaux dangers, traverser les mers pour aborder, presque sans ressource, dans un autre royaume, un pays inconnu A tout
cela notre Seigneur m'a répondu qu'il ne fallait que de la confiance et du Courage; qu'on ne devait pas le tenter en exigeant des miracles, au lieu des moyens ordinaires qu'il n'accorde que pour qu'on en puisse user. Joseph et Marie, m'a- t-il dit, avoient moins de ressource encore du côté des hommes, et cependant, sans attendre des miracles pour être délivrés de la fureur d'Hérode, ils partirent de nuit et au premier ordre, pour un pays étranger et inconnu, sans s'inquiéter des événements. C'est là aussi votre devoir, mon
Père, je n'en doute pas : voilà la conduite que vous devez tenir, et le modèle que vous devez imiter et suivre, pour sauver encore un enfant qui vient du ciel... (1)
Je puis attester, à la gloire de Dieu et de sa Servante, que je n'ai point manqué du nécessaire dans mon exil, et que, sans vouloir jamais prendre aucunes occupations que celles qui avaient rapport à mes petites études, et qui m'y ramenaient, j'ai eu plus d'une fois occasion d'admirer, même avec surprise, les soins d'une Providence toujours attentive à pourvoir à des besoins que souvent même je ne prévoyais pas d'avance.
Contradictions que doit éprouver cet ouvrage. Son triomphe et ses effets.
» Après avoir fait tous ses efforts pour l'empêcher de naître, je vois en Dieu que le démon redoublera sa rage pour l'étouffer dans son berceau aussitôt après sa naissance. Il lui suscitera partout des ennemis et des obstacles; on verra de faux savants s'armer de subtilités et de sophismes pour le réfuter, le décréditer, le défigurer et l'empêcher de se répandre; mais je vois aussi qu'il sera fortement soutenu par un parti opposé, qui, confondant leurs ouvrages, le fera triompher de tous leurs efforts. Il sera lu, recherché, et deviendra, comme l'Évangile même, l'occasion du salut et de la perte de plusieurs.
» Voilà, mon Père, ce que Dieu m'a fait voir sur tout cela. Je ne doute nullement; de votre disposition à lui obéir. Marquez-moi le parti que vous prendrez, et faites-moi le plaisir d'y ajouter quelques mots pour ma conscience, afin que vos solutions sur les inquiétudes dont je vous ai parlé, puissent me rassurer, même en cas de mort, si je n'ai pas le bonheur d'être assistée par vous, comme je le souhaite....
» Hélas! mon Père, nous ignorons si jamais nous pourrons vous revoir et vous entendre; mais, en quelque lieu que la sainte volonté de Dieu vous
conduise, n'oubliez jamais la pauvre Sœur de la Nativité. Priez pour moi et pour nous toutes, comme nous le faisons pour vous de notre côté. La foi, vous le savez, est le divin flambeau qui doit toujours nous conduire, comme la charité doit toujours nous animer. Oui, mon Père, la foi, l'espérance et la charité chrétienne, voilà la route que nous devons invariablement suivre; voilà sur quoi nous devons mettre toute notre confiance; j'ajoute l'obéissance à Dieu et à son Église pour la vie et pour la mort, qui est la vraie pierre de
touche par où la vérité sera toujours distinguée de l'erreur. Tels sont et seront toujours, par la grâce de J. C., les sentiments de votre fille en Dieu,
» Sœur de la Nativité.
» Recevez, je vous prie, avec mes respects, ceux de toute la communauté.
»
Le rédacteur quitte St-Malo pour se rendre à l'île de Jersey, en décembre 1791.
Après l'expérience du passé, il ne m'en fallait pas tant de la part de mon oracle pour me déterminer. À peine avais-je reçu ces derniers avis, que la seconde législation porta, coup sur coup, des décrets de sang et de carnage, dont l'injustice et la tyrannie ont révolté toutes les nations. Irrités, poussés à bout par la ferme résistance des vrais ministres des autels, les agents du despotisme et de l'irréligion exigèrent avec plus de fureur que jamais le serment horrible et scandaleux, et firent les derniers efforts pour consommer l'ouvrage de leurs prédécesseurs.
Contre tous les droits, et même contre les dispositions de la première législature, on refusa aux prêtres catholiques ce qu'on accordait aux ministres de toutes les sectes, les revenus temporels avec la liberté d'opinion religieuse. On leur défendit tout exercice, même secret, de leurs augustes fonctions. On proscrivit la catholicité dans un royaume où, depuis quatorze siècles, elle avait été la seule reconnue et la seule en pleine liberté; et les troubles qui devaient
(300-304)
nécessairement naître d'une pareille violence, on eut l'injuste cruauté d'en rendre responsables ceux même contre qui on l'exerçait. Telle a toujours été, quand ils ont été les plus forts, la tolérance civile de ceux qui nous reprochent de ne pas tolérer leurs erreurs....
Pendant que par des scènes d'horreur on se préparait ainsi à perdre ma triste patrie, je pris, les larmes aux yeux , le parti de m'en éloigner, pour n'être ni victime, ni témoin de ses derniers malheurs.
De Saint-Malo où, comme je l'ai dit, j'avais passé quatre mois, je m'embarquai pour l'île de Jersey, dépendante de l'Angleterre, où j'abordai le 6 décembre 1791. Et quelle fut ma surprise, quand des troubles d'un royaume encore catholique, je me vis tombé dans les ténèbres habituelles du schisme et de l'erreur! J'avoue que je n'eusse jamais pu croire que de nos villes frontières il ne m'eût fallu que quelques lieues de traversée, pour être témoin d'un contraste aussi révoltant; et, en voyant l'état spirituel où sont réduites ici tant de personnes honnêtes et sensibles , je ne pus m'empêcher de craindre encore plus, pour ma patrie affligée, la suite des révolutions qui séparent les royaumes du centre d'unité.
ARTICLE IX.
Instructions importantes sur la Sainte Communion, la Confession et la Contrition. Erreurs, illusions, défauts et abus qui se glissent dans la réception des Sacrements de Pénitence et d'Eucharistie.
Rédaction d'un autre envoi de la Sœur de la Nativité, commencé dans l'île de Jersey le 14 décembre 1791.
« Mon Père, il me reste encore plusieurs choses à vous dire, et plusieurs remarques à vous faire sur la plupart des matières que nous avons déjà traitées. Ce sont ou des omissions, ou de nouvelles lumières que Dieu veut encore que je vous communique.
Il s'agira beaucoup des dispositions aux sacrements de Pénitence et d'Eucharistie, des fautes qu'on y commet, ainsi que des effets bons ou mauvais de ces deux sacrements bien ou mal reçus. Puisse le Seigneur qui m'inspire en tirer sa gloire !. Je suis toujours très décidée à ne vous dire et
à ne vous faire écrire que ce que je verrai dans la lumière qui m'éclaire de sa part, sans me mettre en peine de la symétrie, qui n'est pas, à beaucoup près, ce qu'il y a d'essentiel sur ces points importants à notre salut éternel.
Grâce particulière attachée à une digne communion. Moyens de la conserver.
» D'abord, mon Père, à l'égard de la sainte Communion, N. S. m'a fait connaître qu'une âme qui communie dignement, c'est-a-dire avec les dispositions requises et convenables, reçoit par-là une grâce particulière, qui lui est comme imprimée, et qui y demeure même après la consommation des espèces sacramentelles.
» Je vois que cette grâce est très précieuse, fort délicate, et très-difficile à conserver. C'est comme une émanation du corps et du sang de J. C.; enfin c'est la grâce propre de ce sacrement adorable et divin. Tandis que l'âme est embellie et ornée de cette grâce précieuse, elle est l'objet des complaisances du ciel, et l'admiration de tous les bienheureux.
» Notre Seigneur m'a fait connaître que, pour la conserver, il était nécessaire d'une grande vigilance sur soi-même et sur tous ses sens intérieurs et extérieurs; mais surtout une haine habituelle, une vraie détestation de tout péché, qui aille jusqu'à faire éviter les fautes les plus légères. Oui, je vois qu'une faute vénielle, une offense légère commise avec réflexion et de propos délibéré, suffit pour ternir la beauté de cette grâce inestimable, et même pour la faire disparaître tout-à-fait, s'il y a eu quelque espèce de malice dans la volonté qui l'a commise.
Mal du péché véniel de propos délibéré.
» Ce n'est pas, mon Père, que le péché véniel puisse ôter absolument la grâce d'une âme, et la faire perdre, comme fait le péché mortel: à Dieu ne plaise que je l'avance jamais ! Mais voici ce que je vois en Dieu: La malheureuse et maudite volonté de commettre délibérément le péché véniel et la faute légère est dans notre âme une disposition meurtrière, et qui a toujours le glaive à la main pour frapper et détruire sans égards et presque sans modération. Si par le péché véniel elle ne tue pas tout-à-fait l'âme, elle s'y exerce du moins; agitant sans cesse son glaive à droite et à gauche, si cela peut se dire, elle lui fait autant de plaies, plus ou moins profondes, qu'elle commet de fautes vénielles, et par-là la rend difforme, infirme et hideuse, comme un corps humain qu'on aurait percé, mutilé et défiguré.
L'âme ainsi affaiblie devient nonchalante et paresseuse au service de Dieu et à la pratique des vertus. Elle tombe dans un engourdissement, ou elle ne va pas loin sans perdre la grâce, par des chutes et des infidélités considérables ; et si le péché véniel n'est pas mortel en lui-même, il ne l'est que trop dans ses suites, comme nous l'avons dit ailleurs.
Cette grâce particulière et propre d'une bonne communion, je la regarde, mon Père, comme une dernière touche que le Créateur donne à sa propre image pour se la rendre plus agréable; et cette touche est toujours plus ou moins forte, suivant que l'âme est plus
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ou moins préparée à la recevoir, plus ou moins avancée dans la perfection des vertus, plus ou moins bien disposée à communier.
Si cette disposition est aussi parfaite qu'elle puisse l'être, alors rien n'égale le vif éclat des couleurs dont cette image est retouchée par son auteur. Je dois encore me servir d'une autre comparaison : Représentez-vous une jeune princesse, qui va à la rencontre de son Seigneur et époux avec toute l'affection, et la préparation possible : son époux, charmé de ses grâces et de sa beauté, veut encore la rendre plus belle, et se complaît à augmenter ses
attraits; pour cela il lui ouvre son cœur et ses trésors, et la revêt d'une robe d'or et de soie, et de pierreries, qui relève infiniment ses grâces personnelles. Parée de ce précieux vêtement, elle devient aussi brillante et aussi agréable aux yeux de son époux, qu'elle l'était le jour de leurs noces, et rien ne peut ajouter à son bonheur.
Voilà, me dit J. C., de quelle manière je me comporte à l'égard de l'âme fidèle qui s'approche de mon sacrement avec les dispositions d'amour qu'il demande. En me donnant à elle, je ne lui donne pas une seule faveur, mais des faveurs à l'infini; je lui ouvre tous les trésors de ma Divinité, je prends soin de l'orner, de l'embellir de toutes mes grâces. Elle est par la communion revêtue de mes propres mérites, comme d'une robe éclatante, qui rend à ce
chef d'œuvre de ma main, et fait admirablement ressortir toute sa beauté primitive, surtout cette heureuse ressemblance avec son auteur, qui fait que Dieu ne peut alors se dispenser de la regarder d'un œil de complaisance et d'amour.
C'est alors qu'il lui adresse ces paroles de tendresse: Vous êtes belle, ma bienaimée, et je mets en vous toute ma complaisance et mon plaisir, parce que je n'y vois point de tache dont mes regards puissent être offensés.
Mais voici, mon Père, le trésor caché, le vrai secret du saint époux et de la sainte épouse; non content d'embellir cette âme, J. C. regrave, pour ainsi dire, en elle, la foi, l'espérance et la charité; il ajoute de plus, à chacune des vertus chrétiennes qu'elle possède, une grâce propre, une onction particulière, une surabondance de biens, un surcroît de bénédictions, qui en augmente le mérite et lui en facilite admirablement la pratique. C'est là, me dit J. C., le baiser de la bouche, la grâce la plus précieuse, la faveur la plus signalée du divin époux.....
Ce n'est pas sans doute, mon Père, que ces grâces et ces faveurs soient inamissibles, et qu'elles rendent l'homme impeccable; non, il peut malheureusement en déchoir et les perdre tout-à-fait, en abusant de son libre arbitre, parce qu'il n'est pas pour cela confirmé en grâce, comme les saints qui sont dans le ciel. Ce que je veux dire, mon Père, et ce que J. C. m'a fait connaître, c'est qu'il est bien plus difficile et bien plus rare de perdre des grâces de cette espèce, pour peu surtout que l'âme ait de fidélité à y correspondre, parce qu'elles sont moins fragiles et bien plus solidement
enracinées dans le cœur qui a le bonheur de les posséder.
Tous ceux qui communient ne reçoivent pas cette grâce spéciale. Pourquoi.
Mais il s'en faut beaucoup que tous ceux qui communient reçoivent ces grâces de prédilection, si rares et si précieuses; la raison, après ce que j'ai déjà dit, n'en est pas difficile à trouver. Il ne faut qu'une seule attache au péché véniel, une malheureuse inclination à la plus légère offense de propos délibéré, avec vue et réflexion, pour en empêcher la jouissance.
Que sera-ce donc, je vous le demande, de ces personnes qui, tous les jours, en approchent avec l'habitude et l'affection à mille fautes vénielles, dont elles seraient bien fâchées de se corriger? O qu'elles sont éloignées de recevoir cette grâce spéciale du divin sacrement! « Âmes indifférentes et infidèles, leur dit J. C., je vois que vous n'êtes à moi qu'imparfaitement et à demi !. Vous ne vous gênez en rien à mon service, et vous préférez vos
plaisirs à ma satisfaction; vous ne voulez faire aucun des sacrifices qu'exige mon amour; vous ne vous souciez pas de me plaire. Eh bien ! vous ne me plairez pas; mais vous en serez dupes; Ces grâces spéciales et précieuses que je réservais à votre fidélité, je les transporterai à des âmes plus fidèles et qui font tous leurs efforts pour se rendre agréables à mes yeux. Pour vous, je ne vous supporte déjà qu'avec peine; et cette tiédeur, qui est votre premier crime, sera bientôt votre premier châtiment, si j'use envers vous de la même
indifférence dont vous usez envers moi : c'est à quoi vous expose votre lâcheté. »
Cependant, mon Père, je vois en Dieu que les âmes qui communient en cet état, ne sont pas privées de toutes grâces; mais elles ne reçoivent que des grâces ordinaires, qui sont moins puissantes à proportion de leurs défauts et de l'affection qu'elles ont à leurs imperfections.
Confession de routine et d'habitude, sans douleur et sans bon propos. De là, abus de Sacrements.
Voici encore ce que Dieu m'a fait connaître, au sujet de ces âmes imparfaites : le démon leur persuade qu'il suffit, pour être en état de bien communier, de s'être confessé de ces sortes d'imperfections; qu'au reste il n'est pas possible à la fragilité humaine
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de les éviter. Ainsi, sans rien faire pour renoncer au goût et à l'inclination qu'on a à ces fautes, pour en combattre, du moins, la pente continuelle, il les entretient dans l'habitude de s'en, confesser, sans douleur et sans bon propos, mais seulement par routine, et, comme on dit, par manière d'acquit.
Illusion damnable, qui occasionne trop souvent l'abus des sacrements et de toutes les grâces! Il est vrai que la fragilité humaine ne saurait éviter toutes les fautes en général; mais il est vrai aussi qu'en particulier il n'est aucune de ces fautes qu'elle ne puisse éviter, si elle est fidèle à la grâce qui lui est offerte et accordée pour cela. C'est donc la pure faute des âmes tièdes, si elles ne les évitent pas; et pourtant ces sortes de personnes se croyant déchargées de leurs péchés, sont assez sujettes à une fausse paix de conscience, qui les aveugle et les jette dans de pitoyables écarts d'une dévotion bizarre, mal entendue, et quelquefois très superstitieuse. Elles
passeraient volontiers leur vie dans un cercle de confessions et de communions, qu'elles ne semblent faire que pour se donner plus de liberté surtout ce qui regarde le train ordinaire de leur conscience. Ces personnes, je les vois en très-grand danger pour leur salut; car le très grand nombre de leurs confessions et communions sont nulles, pour ne pas dire sacrilèges....
Mais j'en abandonne le jugement à Dieu, et j'avertis les directeurs qu'ils ne sauraient y faire trop d'attention, s'ils ne veulent en répondre eux-mêmes.
Contrition apparente et fausse.
Autre piège que le démon a coutume de tendre aux pécheurs d'habitude qui se disposent à approcher du sacré tribunal ; il consiste à leur faire prendre le change en fait de contrition. Ils se souviennent qu'il faut être contrit et pénitent pour obtenir le pardon des péchés qu'on a commis; sur cela, poussés par la ruse du démon, ils s'excitent à de grands efforts de contrition et de repentir de leurs fautes mortelles ou vénielles; ils pleurent et gémissent, ils sanglotent et se lamentent: ce qui arrive souvent au sexe le plus sensible. Enfin, ils se confessent, et jouent si bien la vraie contrition, la vraie douleur, le vrai repentir, qu'ils viennent très facilement à bout de tromper leurs confesseurs et de se tromper eux-mêmes; mais à quoi ils ne peuvent réussir, c'est à tromper celui dont le confesseur leur tient la place,
celui qui sonde les cœurs et les reins, ainsi que les intentions.
Ce juge incorruptible ne juge pas d'eux, ni de leurs dispositions, par ces spécieuses apparences, dont la suite fait toujours voir la fausseté. Car, qu'on les suive après leur confession, à peine sont-ils sortis du saint tribunal qu'on voit disparaître leurs prétendus bons propos; leur douleur s'envole aussi vite qu'elle était venue, et laisse ces pénitents prétendus dans les mêmes attaches, les mêmes habitudes et la même volonté de reprendre leur train ordinaire; ce qui ne manque jamais d'arriver à la première occasion qui se présente, même pendant le cours de la journée, où ils avaient promis de veiller pour n'y plus retomber.
Ces larmes, ces soupirs, ces gémissements que le démon opère, ne produisent donc que la présomption, la vaine gloire, avec une fausse sécurité, plus funeste que le crime même. De quoi t'inquiéterais-tu, dit ce
père du mensonge à cette âme qu'il a séduite d'une manière si déplorable ?...
Qui pourrait t'inspirer aucune frayeur, après la confession que tu as faite, et la vraie douleur dont elle a été accompagnée? Oui! oui! tes péchés te sont
pardonnés; il n'y a pas le moindre doute : ainsi reste tranquille sur tout le passé, et contente-toi de t'accuser de tes fautes ordinaires, qui te seront également pardonnées. Car, après tout, continue-t-il, il ne s'agit pas de grands crimes, mais uniquement de fautes légères, et le plus souvent de simples imperfections, que ta conscience timorée exagère de moitié. Ne crains rien tant que le trouble et le scrupule. Tu voudrais être parfaite, comme si les hommes étaient des anges sur la terre.
C'est ainsi que cet ennemi rusé parle à de faux dévots, surtout à de fausses dévotes, qu'il mène comme des moutons et fait tourner comme des girouettes; et c'est sur de pareilles suggestions qu'on se rassure et qu'on s'endort sur le bord du précipice, et dans un état où il y a tout à craindre pour le salut.
Illusions et défauts notables de la fausse dévotion.
De telles âmes sont encore grandement sujettes à la bizarrerie, suite naturelle des illusions en fait de piété. Ce ne sont que saillies, boutades et contradictions dans leur conduite; elles allient quelquefois les lumières extraordinaires, les voies sublimes et la tendresse de la dévotion, avec la tiédeur, la nonchalance et un grand dégoût des premiers devoirs du chrétien et des vertus qui lui sont les plus indispensables, comme la foi, l'espérance, la charité, l'humilité, l'obéissance et la soumission. Parlez leur de perfection et de mysticité dans tout ce qui ne fait qu'amuser l'esprit; mais ne leur parlez pas d'humiliations, de soumission d'esprit et de mortification des sens, ni de souffrances; les pratiques de pénitence ne sont pas de
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leur goût, à moins qu'elles ne soient de leur choix; autrement elles ne les recevraient qu'à contre-cœur. Les vertus qu'elles pratiquent ne sont guère que des vertus d'appareil, qui n'aboutissent qu'à leur enfler le cœur et a entretenir leur esprit dans une fausse paix, qui, d'une confession à l'autre, leur fait accumuler les fautes sans scrupule, sous prétexte qu'il n'en coûte pas plus d'en dire un peu plus qu'un peu moins.
C'est ainsi que passent leur vie la plupart des personnes du monde qui se piquent de dévotion et de régularité, sous prétexte d'éviter le scrupule, qui souvent n'est point à craindre pour elles. Elles s'exposent à donner dans l'excès contraire et à avaler l'iniquité comme l'eau ; elles se croient très- avancées dans la perfection, et elles n'y ont pas fait le premier pas. Se comparant fièrement à d'autres, qui peut-être valent mieux qu'elles au fond du cœur, elles se croient des saintes, tandis qu'elles ne sont que le triste jouet du démon, des hypocrites, trop semblables aux pharisiens de l'Évangile, des
sépulcres blanchis, des squelettes, peut-être, qui n'ont plus qu'une certaine apparence de vie; c'est-à-dire, qu'ils sont vivants aux yeux des hommes, tandis qu'ils sont morts aux yeux de Dieu: tout ce qu'on peut dire de moins, c'est qu'elles ont besoin d'une main habile pour être guéries.
Les grands pécheurs sont moins exposés à se faire illusion, et tirent plus de fruits su Sacrement de Pénitence.
Je vois, mon Père, qu'à bien des égards le démon ne joue pas si bien son rôle, quand il s'agit des pécheurs invétérés ; l'habitude et la volonté du péché mortel où ils croupissent, les empêchent au moins de se faire illusion sur l'état de leur conscience, et de la faire à leurs confesseurs. Il n'y a aucun danger que ceux-ci les admettent au pardon ni à la participation des saints mystères : ils ne peuvent que les examiner, les reprendre et les éprouver; leurs menaces terribles, leurs fortes exhortations, leurs vifs reproches, sont comme autant d'exorcismes qui donnent au démon des frayeurs mortelles; il craint an moins que le pouvoir de J. C. et de son ministre n'aille jusqu'à renverser son trône et son empire, et le chasser lui-même du cœur qu'il possède; et cela l'inquiète terriblement.
Aussi redouble-t-il ses efforts et ses précautions à l'approche du saint tribunal; il resserre de son mieux les liens de son esclave, de peur qu'il ne lui échappe; mais la grâce de J. C. ne laisse pas de tromper son attente cruelle, en rompant les fers d'un très grand nombre de pécheurs, par la force de ce sacrement divin. C'est à quoi les disposent, par avance, les remords de leur conscience, la crainte des jugements de Dieu et des peines de l'enfer, dont ne sont point frappés ceux qui vivent dans la tiédeur. Ainsi le démon a d'autant moins de facilité pour tromper les grands pécheurs, qu'il est plus facile à leurs confesseurs et à eux-mêmes de découvrir leur véritable état devant Dieu; tandis qu'à l'égard des autres, c'est précisément le contraire: le démon a d'autant plus de prises sur eux, qu'il est plus difficile aux directeurs et aux pénitents de découvrir ses tromperies.
Ces âmes trompées ont grand soin de rechercher et de choisir des confesseurs d'une morale conforme à leurs inclinations. Suite funeste de ce choix.
Une âme que le démon conduit, et à qui il suggère les sentiments d'une pénitence de sa façon, a grand soin d'examiner tous les confesseurs, et de choisir de préférence ceux qui sont de la trempe et du caractère qui lui convient. Il faut surtout qu'ils ne soient point trop rudes, comme on dit, trop
minutieux, trop regardant; qu'ils ne poursuivent pas de trop près sur les affaires de la conscience, qu'ils ne s'arrêtent pas à des vétilles, qu'ils n'aient pas une morale trop resserrée... Sans cela, ce ne seront que des scrupuleux en qui il leur sera impossible d'avoir de la confiance; et à vrai dire, mon Père, je vois que ces gens-là n'en ont guère en personne, parce qu'heureusement pour eux, il leur est rare d'en trouver qu'ils en jugent dignes. Ces pauvres aveugles écoutent avec dédain, ennui, dégoût, indifférence, quelquefois même avec murmure, ou du moins avec une certaine impatience intérieure, les avis charitables et les exhortations touchantes par où ces zélés confesseurs voudraient les l'appeler à l'obéissance, à l'humilité, et aux autres vertus les plus essentielles, comme aux devoirs de première obligation.
Si on leur prescrit des sacrifices coûteux à l'amour-propre, des satisfactions, des rétractations, des actes d'humiliation, des mortifications opposées à leur opinion, des moyens de perfection fondés, non sur leur façon de prendre les choses, mais sur les vraies règles de la morale; surtout si on veut leur retrancher les pratiques extérieures, en quoi elles font consister toute leur perfection, c'est alors qu'on les voit jeter feu et flamme, éclater et se révolter; ou si elles n'osent encore en venir jusqu'à une révolte ouverte et une désobéissance formelle et déclarée, elles disent du moins intérieurement, je n'en ferai rien, je n'obéirai pas. Le démon a grand soin de souffler que de tels directeurs ne les connaissent point, qu'ils ne discernent point l'attrait de la grâce par où Dieu les appelle à une perfection non commune; enfin, qu'ils ne sont pas faits pour les conduire.
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Elles prennent donc la résolution d'en changer, et d'en changer, jusqu'à ce qu'elles en aient trouvé un selon leur goût, à qui elles puissent donner une libre et entière confiance.
Or, mon Père, ce confesseur que cherchent avec tant de soin les pénitents et pénitentes, de cette trempe, et qu'on a enfin trouvé, Dieu me fait voir que c'est assez souvent un homme d'une morale relâchée, d'une douceur molle et condescendante, et quelquefois même d'une conduite éloignée de la voie étroite de l'Évangile; un homme qui, loin de les contrarier et de les reprendre, donne, soit par ignorance, soit par défaut de zèle, dans toutes les
bizarreries de leurs fausses dévotions; qui applaudit à leur façon de voir, leur parle de Dieu et de la perfection dans des termes relevés et sublimes; prend les illusions du démon pour des grâces particulières, des faveurs signalées, et l'opération de la nature pour l'opération de Dieu. Enfin, on les prend eux- mêmes pour les confesseurs qu'il faut précisément par la raison qu'ils sont ceux qu'il ne faut pas. Quelle grossière, mais quelle funeste méprise !....
Oui, mon Père, voilà, à les entendre, l'homme qu'il faut, et que Dieu leur destinait; c'est le directeur par excellence : aussi devient-il bientôt le directeur à la mode. Lui seul les connaît parfaitement et possède exclusivement l'art de les bien conduire; c'est à lui seul, par conséquent, qu'il faut donner une pleine et entière confiance, dont le démon ne tardera pas de profiter de plus d'une manière, pour le faire avancer plus promptement dans le grand chemin de la perdition, au lieu de celui de la perfection; c'est à quoi il faut s'attendre.
D'abord l'estime qu'il leur témoigne, la manière dont il leur parle des vertus qu'il croit apercevoir en ces âmes trompeuses et trompées, ne fait qu'enfler toujours davantage l'orgueil qui les élève jusqu'au troisième ciel.....
En outre, il entre dans tous leurs sentiments et dans toutes leurs vues; il n'a pour elles que des attentions, des soins et des égards. Il plie en leur faveur les règles de l'Évangile; enfin il est plutôt dirigé qu'il ne les dirige. Se peut-
il, ô mon Dieu ! qu'il se trouve des confesseurs de ce caractère que vous me tracez vous-même? Je vous avoue, mon Père, que malgré la lumière intérieure qui me le fait voir, je ne le pourrais croire encore, si l'Écriture- Sainte ne nous disait bien clairement qu'il se trouve de faux prophètes, qui mettent de petits coussins sous les coudes des pécheurs, au lieu de les mortifier; ce qu'on peut, je crois, appliquer aux directeurs relâchés dont nous parlons. Mais ce n'est pas tout, et le démon ne s'arrête pas en si beau chemin.
Attache trop naturelle pour le confesseur.
II ne manque jamais, cet ennemi rusé, d'attaquer d'une autre manière ces âmes avides de Dieu et remplies d'elles-mêmes, ces âmes aveuglées et par leur amour-propre, et par les complaisances d'un confesseur dont elles s'occupent sans cesse. Il leur rappelle continuellement et les soins qu'il s'est donnés pour leur conversion, et ceux qu'il se donne pour leur avancement et leur perfection; car elles se croient d'autant plus avancées et d'autant plus parfaites qu'elles le sont moins; et l'estime qu'il leur porte, pour ne rien dire de plus; et leurs paroles de douceur, et leur figure Que sais-je, mon
Père? Car jusqu'où ne peut pas se porter la malice de cet ennemi, déjà
maître d'une inclination toute naturelle qu'il favorise autant qu'il en est favorisé ?... Quelle carrière ne s'ouvre pas à ses prétentions ?....
Je veux dire, mon Père, que le démon ne manque jamais de réveiller leurs passions à l'occasion de celui qui devait les éteindre, et qu'il jette
infailliblement dans leur esprit et dans leur cœur des tentations qu'il n'est pas besoin d'expliquer ici, mais qui devraient au moins faire cesser l'illusion en découvrant l'opération du démon et de la nature corrompue qu'il fait agir.
C'est ce qui arriverait sans doute, si ces âmes étaient moins aveuglées par la bonne opinion qu'elles ont d'elles-mêmes et le sot orgueil qui les domine.
Je les compare à ces personnes mondaines et coquettes, qui n'ont de soin et d'occupation qu'à se bien parer, soit pour orner leur beauté naturelle, soit pour en suppléer les défauts, soit pour réparer le ravage du temps Elles
passent à ce frivole emploi la meilleure partie de leurs journées ; sans cesse elles y reviennent, sans pouvoir s'en distraire un seul moment. Vous les voyez se tourner et retourner devant un miroir de toilette pour examiner avec une attention scrupuleuse si tout est bien compassé dans leur parure; si rien ne manque à leur ajustement; si quelque négligence ne blesserait pas la vue et la délicatesse des personnes de goût qu'elles fréquentent, c'est-à-dire des personnes du beau monde, livrées tout entières aux mêmes frivolités, aux mêmes inutilités, où elles ne soupçonnent pas la moindre apparence de mal.
Voilà justement, mon Père, le portrait au naturel de ces âmes trompées en fait de dévotion. C'est une recherche continuelle, un amour de soi dont rien ne peut les distraire, et dont elles vivent
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sans même s'en apercevoir. C'est l'orgueil personnifié : oui, c'est l'orgueil en personne, s'il est permis de s'exprimer ainsi. Quel danger par conséquent!
D'où il faut conclure, mon Père, que sans la foi et l'obéissance à l'Église, sans une humilité profonde, jointe à l'amour de Dieu et du prochain, sans la haine du péché et la défiance de nous-mêmes, tout ce que nous faisons n'est qu'illusion, et les remèdes même peuvent se changer en poison pour nous donner la mort. Mais aussi avec les vertus fondamentales les sacrements reçus doivent toujours nous profiter. Le démon peut nous attaquer et jamais nous vaincre, si nous ne le voulons; parce que celui en qui nous mettons
notre confiance et sur qui nous nous reposons, ne permettra pas que nous devenions le jouet d'ennemis supérieurs en force et en adresse, pourvu surtout que nous joignions la prière à la vigilance, suivant le conseil de notre divin maître, et que, comme le veut l'apôtre, nous travaillions à notre salut avec crainte et tremblement.
Des deux sortes de Contrition parfaite. En quoi elle consiste.
Parlons maintenant, mon Père, de ce que Dieu me fait voir, touchant les deux contritions dont on nous instruit dès l'enfance. Quelle différence entre l'une et l'autre ! Je vois d'abord que la contrition parfaite émane du pur amour de Dieu, qu'elle prend immédiatement pour objet. Elle met, si on peut dire, tout le reste à côté, et s'oublie en quelque sorte elle-même pour ne penser qu'à Dieu et ne rechercher que Dieu, dont elle fait l'unique ou au moins le principal but de ses sentiments et de ses désirs, de ses espérances et de ses craintes, pour le temps et pour l'éternité : promesses et menaces, récompenses et châtiments , tout disparait aux yeux du pur amour, qui ne se propose que Dieu pour fin dernière, où du moins tout est absorbé par lui ; de manière que pour aimer Dieu de cet amour pur et désintéressé qui lui convient , il faut non-seulement que tout intérêt humain par rapport au corps et au présent, mais encore toute crainte, comme toute espérance, par rapport à l'âme et au salut, lui soient réellement subordonnés, au point qu'on puisse dire en un sens, qu'on ne fait attention ni au Paradis, ni à l'Enfer, et que toute autre considération a disparu devant cet amour pur et désintéressé qui a converti tout le reste en lui-même.
Grâce du pur amour, rare, excellente et plus précieuse que celle du martyre. Ses effets.
Quoiqu'il soit vrai que cette grâce, plus précieuse en un sens que celle du martyre, cette grâce du pur amour de Dieu, se soit trouvée dans les plus grands saints , et plus ou moins dans tous les vrais amis de Dieu, on peut dire cependant qu'elle n'est donnée dans sa plénitude qu'à un très petit nombre d'âmes choisies. Dieu, toujours maître de ses dons, n'accorde pas à tous le plus inestimable de ses trésors, celui de l'aimer jusqu'à ce point et de la même manière. En cela, il ne fait injure à personne, et personne n'a droit de trouver à redire à sa conduite.
J'ai dit, mon Père, que cette grâce est en un sens plus précieuse encore que la grâce du martyre. Oui, et je vois que le pur amour de Dieu renferme tout ce qu'il y a de plus excellent, de plus beau, de plus méritoire et de plus
héroïque dans le martyre, mais à un point qui ne peut s'exprimer. De manière que celui qui aime Dieu parfaitement, et de cet amour pur et désintéressé dont nous parlons, se sent le plus souvent et d'une manière extraordinaire dans la volonté et détermination de donner sa vie, non pas seulement pour ne pas renier sa foi et sa religion, mais encore plutôt que de commettre la plus légère offense de Dieu, dont il préfère infiniment l'amour à sa propre vie et à tout le reste. J'ai dit qu'une telle âme se sent le plus souvent et d'une manière extraordinaire dans l'état dont je viens de parler, parce que cet état où Dieu élève certaines âmes, n'est point un état ordinaire. Dieu ne l'accorde qu'à des temps plus ou moins longs.
Je vois plus encore; car, si par impossible on lui proposait ou de commettre cette légère offense, ou de brûler éternellement, je vois, dis-je, que son cœur, tout absorbé dans le plus pur amour de son auteur, consentirait a brûler, plutôt que de consentir à déplaire au cher objet de cet amour victorieux de tout, et descendrait tout vivant dans les brasiers éternels de l'enfer ; il ne balancerait pas à s'y jeter de lui-même, en bravant la fureur des démons et des flammes. Il est donc plus méritoire pour nous et plus glorieux pour Dieu, que nous l'aimions de la sorte, que de donner notre vie et de répandre notre sang pour la défense et la foi de J. C... C'est un martyre continuel et le plus agréable à Dieu de tous les martyrs, que celui du pur amour, à qui la plus glorieuse et la plus riche couronne est réservée dans le ciel pendant toute l'éternité....
Plusieurs degrés dans la contrition parfaite.
Comme il y a plusieurs degrés dans les mérites du martyre, je vois aussi différents degrés dans cette contrition parfaite qui vient du pur amour. Car, quoique tous ceux en qui elle se trouve tendent à la perfection de ce pur amour et de cette contrition parfaite, il s'en faut beaucoup qu'ils y soient également avancés; et Dieu me fait voir que le degré dont j'ai parlé est le plus parfait de tous, et que tous les autres lui
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sont inférieurs; mais cette différence n'empêche pas que la contrition qui en est produite, ne soit nommée parfaite, parce qu'elle est fondée sur les mêmes motifs de ce pur et parfait amour, qui lui donne son prix et sa dénomination : la nature étant la même, il n'y a que le plus ou le moins d'activité qui fait la différence.
Attrition. Ses différents degrés représentés sous la figure d'un escalier ou d'une échelle.
Quant à la contrition imparfaite, ou l'attrition, dont Dieu veut que je vous parle aussi, je vois une grande différence entre elle et la première, surtout par rapport à leurs motifs différents et leurs différents effets. Je vois encore une infinité de degrés entre le plus haut et le plus bas point de perfection de ceux en qui se trouve cette attrition; et ceux-ci sont d'autant plus nombreux, que ceux en qui se trouve la contrition parfaite sont malheureusement plus rares.
Pour mieux me faire comprendre, mon Père, je suppose un haut escalier composé d'un grand nombre de marches pour monter et descendre. Une infinité d'âmes sont placées sur ces différentes marches ou degrés, suivant leur plus ou moins de contrition imparfaite: l'âme la moins imparfaite de toutes est placée à l'avant-dernière marche du haut, et la plus imparfaite est à la dernière du bas; les autres occupent les différents degrés du milieu. Toutes sont dans une agitation continuelle, et tendent à monter plus ou moins vite, suivant que leurs désirs sont plus ou moins vifs et empressés. Il y en a qui montent très promptement, d'autres marchent lentement, et comme à pas comptés. Il s'en trouve qui s'arrêtent tout-à-fait; et, par malheur, c'est qu'aussitôt qu'ils se sont arrêtés, ils regardent derrière eux, et redescendent bien plus vite qu'ils n'étaient montés. On en voit qui retournent tellement en arrière , qu'ils sortent tout-à-fait du degré, et passent la dernière marche, après laquelle il n'y a plus du tout de contrition, mais un péril habituel de damnation éternelle.
À l'égard des âmes laborieuses qui, sans se rebuter, travaillent tout de bon à monter le degré. Dieu me fait comprendre qu'il voit avec complaisance leurs efforts, leur courage, leurs fatigues et leurs travaux continuels pour vaincre les obstacles que le démon, le monde et la chair leur suscitent pour les arrêter dans la voie de la perfection. Il les protège, les anime, les défend, et leur tend une main secourable, pour leur faire éviter les embûches et les précipices; et plus elles sont fidèles à ses grâces, plus il se plaît à leur en accorder de fortes et d'abondantes. Enfin il les perfectionne et les attire de degré en degré jusqu'à la seconde marche d'en haut. Je dis à la seconde et
non pas à la dernière; car Dieu me fait voir que les âmes ferventes étant arrivées à ce point de perfection et de vertu, il leur communique une surabondance de grâces, qui achèvent de les perfectionner et de les purifier par le feu de son amour, qui rend leur contrition parfaite et les place tout de suite au nombre de ceux dont j'ai parlé d'abord.
Dieu accorde quelquefois la contrition parfaite aux plus grands pécheurs.
Je vois encore que, maître de ses dons, qui sont toujours gratuits, Dieu peut accorder et accorde quelquefois aux plus grands pécheurs cette contrition parfaite, sans les faire passer par aucune épreuve. Ces âmes fortunées n'ont besoin que d'abandonner leur volonté et leur franc arbitre à la conduite de Dieu et à la véhémence du divin amour qui les y attire... Voilà donc, dira-t-on peut-être, des âmes devenues parfaites tout-à-coup, et à bien peu de frais, tandis que des milliers d'autres ont travaillé toute leur vie pour y parvenir. Oui, sans doute ; mais qu'il n'y ait ici ni mécontentement, ni jalousie.
Comme si Dieu n'était pas le maître de ses faveurs! comme s'il pouvait faire injure à personne ! Eh! quel téméraire osera lui demander compte de sa conduite ? Qui osera dire à la sagesse éternelle qui fait tout pour sa gloire
et notre salut : Pourquoi, Seigneur, faites-vous acheter si cher vos grâces à quelques-uns, tandis que vous les donnez presque pour rien à d'autres?
Insensé ! est-ce à toi de sonder la profondeur de ses décrets? N'est-il pas libre d'agir comme bon lui semble, et de faire pencher davantage, en faveur de ceux à qui il lui plaît, les mérites d'un sang répandu pour tous? Dieu a ses desseins de toute éternité, qui seront toujours pour nous des mystères impénétrables : tout ce que nous savons avec assurance, c'est qu'il ne peut jamais y avoir d'injustice en lui, et c'est à quoi nous devons nous en tenir.
Mais voici de quoi satisfaire les mécontents, s'il en peut être.
Je vois en Dieu que les âmes qui ont beaucoup travaillé avec le secours de la grâce, pour devenir parfaites, ont infiniment plus de mérites devant lui, que celles qui sont arrivées à la perfection, ou plutôt qu'il y a portées tout-à- coup par des faveurs spéciales. Les unes ont eu plus de bonheur, les autres plus de travail, et par conséquent plus de mérites. Dieu, qui a tout fait, saura distribuer les récompenses, comme il a donné les grâces, sans jamais blesser sa justice éternelle ni sa souveraine bonté. Peut-on mieux faire que de s'abandonner à sa volonté et de nous en rapporter à lui, de tout ce qui nous regarde?
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L'affaire de notre salut peut-elle être mieux placée qu'entre les mains de celui qui, loin de nous tromper en rien, ne fait, au contraire, rien qui ne soit pour notre intérêt, et qui ne tende à notre plus grand bonheur ?...
Pour la vie présente, il n'est pas douteux que les âmes qui ont été très tentées et très éprouvées sont moins sujettes à déchoir et moins susceptibles d'orgueil que celles qui ont été plus favorisées. Le souvenir du passé les tient toujours sur leurs gardes, et leur sert de préservatif contre les chutes, dont les âmes les plus avancées et les plus favorisées ne sont jamais parfaitement exemptes. Ainsi, comme le dit l'Écriture, que ceux qui sont debout craignent de tomber; que ceux qui sont saints se sanctifient encore; que les justes ne
cessent de se justifier; que les cœurs purs se purifient toujours davantage, et que tous s'efforcent, par leurs bonnes œuvres, d'assurer leur vocation au bonheur éternel.
La contrition, ou douleur du péché, essentiellement nécessaire au salut. De là effets de la contrition produite par l'amour. L'arme de la pénitence.
Vous serez peut-être surpris, mon Père, que je renferme toute la perfection et la spiritualité dans la seule contrition. C'est que je vois en Dieu qu'aucune âme raisonnable ne peut être sauvée que par la contrition ou douleur du péché, dont par conséquent aucun adulte ne peut être exempt; et cela est si vrai, qu'en supposant une âme assez fidèle pour n'avoir jamais enfreint la loi de Dieu, ni les vœux de son baptême, par une seule faute vénielle, je vois que pour aller au ciel il faudrait à cette âme, je ne dis pas avoir fait une pénitence corporelle et effective; mais je vois qu'il lui faudrait avoir une véritable et sincère douleur de tous les péchés commis.
Ceci, je le répète, surprendra peut-être, et pourtant ne devrait pas surprendre. La raison en est bien simple: point de salut sans amour de Dieu, point d'amour de Dieu sans haine du péché partout où il se trouve; et cette haine générale et absolue du péché pris en soi, produit nécessairement la douleur de l'offense divine dans nous et dans tous les autres, ne fût-ce que du
péché originel; car, quoiqu'il soit pardonné par le baptême, de manière même à n'exiger aucune réparation effective, ni pénitence corporelle, il n'en est pas moins vrai que Dieu en a été offensé, et que, s'il nous le pardonne si généreusement, ce n'est qu'à sa grande bonté et miséricorde que nous en sommes redevables, aussi bien que des péchés que nous ne commettons pas, et que nous eussions infailliblement commis sans une grâce prévenante.
Par où vous voyez, mon Père, que la haine du péché étant essentiellement renfermée dans l'amour qu'on doit à Dieu sous peine de damnation, personne, comme je l'avais dit, ne peut être exempt de contrition, pas même les âmes innocentes, si vous en exceptez celles qui sont privées de raison.
Mais cette contrition produite par le divin amour n'est jamais oisive dans les saints ; elle y produit les vertus les plus sublimes, et s'étend sur tous les péchés possibles, pour les haïr et les détester tous, en commençant par les plus proches. C'est un feu consumant qui ne se répand sur les péchés et les imperfections des autres, qu'après avoir détruit et consumé les péchés et les imperfections de l'âme où il réside. Elle voudrait, cette âme, pouvoir exterminer tous les crimes du genre humain, et pour cela il n'est ni bien, ni vie, qu'elle ne fût prête à sacrifier; sans cesse elle se lamente sur ses péchés propres. J'ai donc offensé mon Dieu, s'écrie-t-elle... ; j'ai donc outragé l'objet de mon amour; j'ai abandonné le Dieu de mon cœur. Ah ! périsse à jamais le temps malheureux où le péché m'a séparée de lui !. Que les jours où j'ai pu
consentir à lui déplaire, que le temps où j'ai pu le haïr, soient retranchés de ma vie, et puissé-je la donner mille fois pour en effacer le souvenir!...
L'espérance a beau se faire entendre, et lui dire : ne t'afflige pas, tes péchés te sont pardonnés; Dieu les a mis en oubli, jamais ils ne paraîtront devant sa face. ces consolantes paroles ne font, en quelque sorte,
qu'augmenter sa douleur. Comment, dit-elle, ne pas m'affliger, quand je
pense que j'ai pu offenser un Dieu qui m'aime jusqu'à ce point, et qui me pardonne avec tant de bonté. un Dieu, cependant, qu'on méconnaît et qu'on
outrage avec tant de cruauté et d'ingratitude de toutes parts ? Ah ! si je
n'en sentais pas de la douleur, les pierres prendraient la parole pour m'accuser d'une monstrueuse insensibilité envers un Dieu qui m'a comblée de tant de biens!
Oui, je le dis, et je le promets, ce Dieu de bonté aura beau me pardonner mes fautes et mes offenses, je ne me les pardonnerai jamais à moi-même; elles seront toujours aussi vivantes dans ma mémoire qu'elles sont mortes dans mon cœur et dans ma volonté. Jamais je ne cesserai de les détruire par la pénitence, et je les haïrai jusqu'au dernier soupir. Maudit péché, que ne
puis-je t'exterminer par toute la terre, et venger mon Dieu des outrages que tu lui fais !....
Ce sont là, mon Père, comme autant de traits décochés par le bras puissant du divin amour, qui produit l'assurance du pardon par la douleur du
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repentir, et qui se plaît à recevoir les soupirs et les gémissements qu'il forme lui-même dans un cœur. Le cœur qu'il a blessé de ses flèches ne peut plus suffire à l'ardeur qui le consume; il conjure toutes les créatures de prendre part à sa douleur et de pleurer avec lui l'offense d'un Dieu si bon, et la déplorable insolence d'un ver de terre qui ose se révolter contre lui.
Quelle véhémence de contrition !. Il semble que tous les crimes du
monde se réunissent pour former dans le cœur de ce vrai pénitent, de ce parfait amant de son Dieu, un océan d'amertume et de douleur, au point qu'il en perdrait la vie, si Dieu ne faisait une espèce de miracle continuel pour la lui conserver et le soutenir fortement contre les assauts redoublés du divin amour.
Représentez-vous, mon Père, les vapeurs que les rayons cuisants du soleil élèvent pendant l'ardeur de la canicule et les chaleurs de l'été; parvenues et accumulées dans la moyenne région de l'air, les vapeurs se condensent, se dilatent ensuite par la chaleur, et retombent en pluie abondante qui échauffe et fertilise les campagnes desséchées. Image naturelle de ce que le pur amour opère dans les âmes qu'il perce de son glaive, et qu'il fait, pour ainsi dire, fondre et se dissoudre en larmes de pénitence et de repentir de l'offense de Dieu...
C'est ce qu'ont éprouvé les David, les Saint Pierre, les Madeleine, les Augustin, et tant d'autres heureuses victimes d'un saint et salutaire repentir; mais jamais la force de cet amour victorieux ne s'est fait sentir comme dans le jardin des Olives. C'est là, mon Père, que par un dernier et plus puissant effort, il a bandé son arc et épuisé ses flèches sur le cœur très pur, l'âme et l'humanité sainte de notre divin Rédempteur.
Ce pur amour était si vif en lui pour la gloire de Dieu et le salut des âmes, qu'on peut dire en un sens, qu'il devint cruel, féroce et sanguinaire. Non
content de faire couler des larmes d'eau, il pressa si fortement son cœur sacré, qu'il en fit sortir un déluge de sang. Il peignit aux yeux de son humanité la majesté de Dieu son père outragée, déshonorée par le péché; mais il lui peignit en même temps l'énormité du crime avec des couleurs si vives, qu'il ne put résister à sa terreur. J. C. tomba dans une défaillance totale de ses sens, dans une agonie mortelle, ou la nature succomba, et où il lui fallut le secours de sa divinité pour prendre le dessus. Oui, mon Père, la frayeur fut telle, que, dans un moment, son divin corps fut trempé de la plus étonnante sueur qui fût jamais. Sueur précieuse!... larmes puissantes! vous désarmez la colère divine; vous nous avez mérité les larmes de douleur qui lavent les souillures de nos consciences; ces larmes, plus salutaires à l'âme qui les répand, que la pluie qui, à l'approche de la belle saison, tombe du ciel sur le terrain desséché qu'elle arrose et fertilise.
Ainsi, mon Père, tel qu'au retour du printemps on voit tout fructifier et renaître dans la nature; de même, dans le cœur fidèle où est tombée cette rosée bienfaisante, je vois germer les fleurs et les fruits, avancer et mûrir la moisson de toutes les vertus chrétiennes.
Ce n'est pas, comme on voit, la terre qui, d'elle-même, se couvre d'une si riche et si abondante récolte; elle ne la produit que par la vertu du pur amour, qui en est le maître et le cultivateur : c'est un apanage qui lui appartient en fonds. Voilà pourquoi il se plaît à l'orner, pour en faire un lieu de délices et de plaisance. C'est le jardin fermé du saint époux et de la sainte épouse; c'est le paradis terrestre. Voilà, mon Père, suivant ce que je vois
en Dieu, ce que fait le divin amour dans un cœur qu'il possède; voilà ce que produisent les larmes de la contrition, qu'il lui fait répandre sur les péchés commis.
Funestes effets des larmes produites par l'amour désordonné de la créature.
Mais que vois-je? mon Père, et sur quel autre objet mon esprit est-il transporté?
Quel affligeant contraste ! Ce sont aussi des larmes que je vois couler; ce sont aussi des soupirs que j'entends; mais ce sont les larmes et les soupirs de l'infâme et criminelle Babylone, qui gémit, se lamente et se déchire, pour des biens temporels qui lui sont échappés, des amitiés qui l'ont trahie, ou des passions qui la tourmentent Tandis que ses yeux se fondent en eau, et que
sa bouche exhale ou l'amertume de ses regrets, ou l'ardeur de ses feux
illégitimes, Dieu me fait voir que des larmes de cette espèce ressemblent à la pluie d'hiver, qui porte partout un froid glacial. C'est presque toujours l'effet d'une passion criminelle, plus criminelle quelquefois que la passion même dont il est produit. Oui, mon Père, et soyez-en sûr, il y a infiniment plus de différence entre les larmes que le divin amour fait couler d'un cœur qu'il anime, et celles que produit l'amour désordonné de la créature, qu'il n'y en a entre le printemps et l'hiver, l'aquilon et le zéphir, le jour et la nuit. Le verglas et la froidure ne font que détruire, geler et brûler tout ce que la belle saison avait produit dans les champs : ainsi les larmes produites par l'affection à la créature, et surtout par les passions déréglées, brûlent, gèlent et détruisent
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tous les bons désirs, tous les bons mouvements du cœur vers Dieu, toutes les bonnes dispositions que l'âme avait à la vertu. Elles font un ravage affreux dans le champ de l'esprit saint; elles y font périr généralement tout ce que le beau printemps de la grâce y avait fait naître de fleurs et de fruits; et les larmes que fait couler le souffle empoisonné du serpent infernal, lui sont aussi funestes que les larmes de l'amour divin lui avaient été favorables.
Que vous dirai-je, mon Père? Ces larmes meurtrières et destructives sont comme un déluge infernal, qui pénètre l'âme jusque dans la moelle des os, s'il est permis de parler ainsi; elles vont jusqu'au fond du cœur chercher la moindre vertu, pour en dessécher la racine; elles font de chaque passion une idole, dont le cœur devient esclave; elles y rétablissent le règne du démon, des passions et des maximes du monde, sur les ruines de l'innocence et du règne de J. C. (1).
(1) Quœ enim secundùm Deum trittitia est, pœnitentiam in salutem stabilem operatur; sœculi autem tristitia mortem operatur. (2. Cor. 7,10).
De là le goût décidé pour la mondanité, et cette aversion insurmontable pour tout ce qui s'appelle exercices de pénitence et de mortification; en un mot, pour tout ce qui captive les sens et mortifie la nature corrompue. Ce
sont des âmes vides de Dieu et remplies d'elles-mêmes; des âmes où la grâce est morte et le péché vivant; des âmes, en un mot, qui, dans toutes leurs actions, ne suivent plus que les mouvements de la nature et les différentes passions dont elles sont les esclaves, qui les tourmentent et les déchirent, comme autant d'ennemis acharnés et de tigres insatiables. Voilà ce que sont aux yeux de Dieu les amateurs du monde et de ses vanités, qui s'attachent si passionnément à une créature, qu'ils en font une divinité qu'ils préfèrent à Dieu même. Quel affreux désordre !....
Échelle du salut et de la perfection ou différents degrés de la contrition. Diverses âmes qui montent cette échelle.
Revenons encore un moment au degré ou escalier dont j'ai déjà parlé, et qui n'est autre chose que la voie de la perfection et du salut, par où passent tous les élus et ceux qui ont à cœur de sauver leur âme. Continuellement cette voie m'est présentée comme une échelle perpendiculaire, dont le pied est placé sur la terre, et dont le sommet est élevé si haut, qu'il semble passer la moitié de la région de l'air. Faut-il s'étonner si on le perd de vue?....
Comme cette échelle est placée à pied droit, on ne la peut monter qu'avec bien de la fatigue. Je vois des personnes, si fatiguées dans cette voie pénible, qu'elles s'y traînent, pour ainsi dire, sur leurs genoux et sur leurs mains : j'en vois d'autres qui s'épuisent en efforts et marchent précipitamment pour arriver plus vite au terme de leurs désirs. Mais comme elles mettent trop de la nature, et qu'elles vont plus promptement que Dieu ne demande, elles reculent plus qu'elles n'avancent, parce qu'elles ne comptent guère que sur leurs propres forces, sans consulter la grâce du Seigneur, ni les moyens qu'elles devancent et qu'il leur destinait.
On les voit s'agiter et s'empresser à droite et à gauche, pour pratiquer toutes les vertus les plus sublimes, pour embrasser toutes sortes de dévotions et de pénitences, quelquefois les plus indiscrètes et les plus bizarres, sans consulter Dieu ni les personnes qui doivent les conduire de sa part. Elles ne suivent donc que leurs inclinations propres et une certaine vivacité naturelle; et comme la nature est toujours faible et inconstante, presque tout ce qu'elles font n'aboutit à rien ou à très peu de chose. Cependant leur volonté est
bonne, leurs désirs sont ordinairement sincères, quelquefois très vifs; voilà pourquoi Dieu ne les laisse pas périr. Il leur tend la main pour les relever et les encourager. Je veux dire qu'il leur ménage des grâces de ressource, des revers heureux qui leur font ouvrir les yeux et voir tôt ou tard combien elles
se sont trompées jusque dans leurs moyens de perfection. Je vois qu'à l'égard de plusieurs, les tentations, les rudes combats qu'ils éprouvent ne sont que la suite des habitudes déréglées auxquelles ils s'étaient livrés. Dieu leur rend guerre pour guerre en les permettant. Leurs plaisirs passés se changent ainsi en pénitence, et la justice divine est vengée; mais Dieu veut les punir et non les perdre. Il ne permet pas que la tentation excède jamais la grâce qu'ils ont pour y résister. Si malgré leurs bonnes résolutions, ils cessent quelquefois d'y être fidèles ; s'ils sont rentraînés par la faiblesse de leur nature vers l'attrait qui les tente, Dieu ne les abandonne pas pour cela, pourvu qu'ils se relèvent, embrassent la pénitence, fassent des résolutions plus fermes. Alors leurs rechutes même tournent à leur avantage, en les rendant plus vigilants et plus circonspects.
Il paraît à ces âmes craintives qu'elles ne font aucun progrès dans la vertu; qu'elles n'avancent point dans la voie du salut, tandis qu'elles y avancent toujours à grands pas. Je vois que Dieu les regarde d'un œil de complaisance et de bonté, et qu'il leur réserve pour l'heure de la mort des grâces de prédilection qui achèvent de les purifier
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et de les lui rendre agréables; de saintes dispositions pour recevoir les derniers sacrements; et pour sanctifier leur maladie, une augmentation d'amour de Dieu, une grande confiance en sa miséricorde, un généreux et entier sacrifice de leur vie en union avec la mort de J. C., autant de grâces précieuses qui souvent leur font terminer leur purgatoire avant de sortir du monde.
Âmes qui tombent dans le chemin de la perdition, en sortant des degrés de l'échelle.
J'en vois d'autres monter ce degré avec une aisance et une certaine allégresse qui les fait surmonter tous les obstacles que le démon ou la nature peuvent leur susciter. Elles ont pris en tout pour règle ou pour motif la sainte volonté divine : marchant toujours par cette voie, d'un pas uniforme, qui n'est ni trop lent, ni trop précipité, tout se tourne à leur profit, tout leur devient avantageux : elles font en peu de temps des progrès étonnants ; et,
sans s'agiter davantage, elles arrivent promptement à l'heureux terme de leurs désirs.
À l'égard des âmes qui regardent derrière elles et retournent sur leurs pas, jusqu'à passer la dernière marche; comme nous l'avons dit ci-dessus, Dieu me fait voir qu'en sortant des degrés elles tombent dans le grand chemin de la perdition, d'où il n'y a plus qu'un pas à faire pour tomber en enfer. Leur salut est dans un danger éminent; en voici la raison : Ce sont pour la plupart des personnes qui ont eu de grandes attaches à leurs passions et à leurs plaisirs criminels. Or, comme je l'ai dit et vu, Dieu permet presque toujours que les mêmes tentations reviennent après la conversion du pécheur, et cela pour éprouver ses résolutions, le fortifier dans son propos en le tenant en garde contre lui-même et contre la surprise du démon, enfin pour le purifier et le punir; mais comme ceux-ci ne sont pas fermes dans le combat, ils soutiennent mal l'épreuve et sont vaincus presque dès le premier choc.
Ils commencent par perdre de vue leurs résolutions et leurs promesses. L'attrait du plaisir qui les tente les rentraîne à leurs premiers dérèglements, auxquels ils deviennent plus ardents que jamais. Ils y livrent leur cœur et leur volonté toute entière; leur conversion devient infiniment plus difficile, il faut un miracle pour l'opérer. On peut dire qu'ils ne sont plus dans la voie du salut, du moins quant à l'état de leur conscience et à leur conduite, qui sont très opposés à l'Évangile. C'est ce que j'ai compris en les voyant non seulement redescendre le degré, mais en sortir tout-à-fait, et passer la dernière marche d'en bas, après laquelle il n'y a plus que chutes et perdition. L'escalier, ou degré, étant la seule voie de la grâce et du salut, toute autre voie ne peut être que la voie de la nature, des passions et de l'enfer. Ceci, mon Père, devrait faire trembler les pécheurs de rechute. Puissent-ils en
profiter pour ouvrir les yeux sur le malheureux sort, où doit comme nécessairement aboutir l'état affreux où ils croupissent volontairement! Puissent-ils user de la grâce que Dieu leur offre encore, pour en sortir une bonne fois et pour toujours!
Assurance du salut pour ceux qui sont sur quelque degré, même le plus bas de l'échelle.
Une circonstance bien frappante, à l'égard de toutes les âmes en général placées sur les différentes marches du même degré, c'est qu'après quelques moments d'efforts je voyais chacune d'elles disparaître, et une autre arrivait qui prenait sa place; et cela, tantôt pour l'une, tantôt pour l'autre,
alternativement pour toutes. À quelque degré que chacune fût placée, le moment arrivait de céder sa place à une autre et de disparaître à mes yeux. Je demandai la raison de cette mutation perpétuelle, et Dieu me répondit que cette échelle étant la voie de la perfection et du salut, ne pouvait avoir lieu que pendant la vie présente, où bientôt la mort vient enlever chacun de nous, à quelque point que nous en soyons pour notre salut, et à quelque degré de perfection ou d'imperfection que nous nous trouvions placés. La cruelle frappe brusquement et sans égards : il faut disparaître et céder sa place à un autre.
C'est ainsi que les hommes se succèdent, et que le monde entier passe de génération en génération. J. C. m'a fait aussi comprendre que ceux que je voyais arriver et disparaître sur la première marche d'en bas, étaient des pécheurs dont la malice et l'aveuglement n'avaient jamais été portés à leur comble ; que la vue de la mort, en les effrayant, les rappelait à eux-mêmes, ranimait leur foi, leur espérance et leur amour, avec le sentiment d'une véritable douleur d'avoir offensé Dieu. Sur cela ils meurent au premier degré de leur conversion; ils y auraient été plus avancés sans doute, si la mort leur eût permis d'aller plus loin, s'ils avaient eu quelques années, quelques semaines, ou au moins quelques jours de plus. Comme les autres, ils auraient disparu sur une marche supérieure plus ou moins élevée, suivant la longueur du temps, la vivacité de leur amour et la ferveur de leur pénitence. Mais enfin ils sont morts dans la voie du salut, c'est là le point essentiel ; car Dieu me fait voir que toutes les âmes qui font leur salut et doivent un jour le posséder, sont alors renfermées dans cet escalier comme dans l'arche de Noé; et qu'à quelque degré qu'on y
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mourût, on était pour le ciel, parce qu'on mourait dans la grâce.
J'ai dit, mon Père, que du bas de cette échelle mystérieuse on n'en pouvait voir le sommet qui se perdait dans les nues, ou plutôt beaucoup au-dessus; mais Dieu m'y a conduite en esprit, et m'y a fait voir ce que je vais vous rapporter.
Au haut de l'échelle est un petit sentier qui conduit au sommet de la
montagne du Triomphe de l'amour.
Du haut de cette échelle il est bien impossible d'en voir le bas, puisqu'on a perdu la terre de vue. Le sommet de ce degré est appuyé contre la base d'une haute montagne, qui s'élève beaucoup au-dessus. En sortant du degré, on trouve, au pied de la haute montagne, un petit sentier qui conduit jusqu'au sommet; ce petit sentier est très étroit et guère battu, parce que très peu de personnes y passent. Le haut de la montagne fournit une demeure très agréable à l'esprit de la foi et de la charité; aussi , cette montagne s'appelle la montagne du Triomphe de l'amour, ainsi que J. C. me l'a dit lui-même.
C'est le plus charmant séjour qu'il soit possible d'imaginer; l'air y est pur et serein; les fruits y sont abondants et délicieux; la terre y est couverte de moissons et de toutes les richesses de l'automne, quoiqu'un printemps perpétuel entretienne dans les prairies la verdure du gazon avec l'éclat des différentes fleurs dont il est émaillé. L'air y est embaumé de la suavité de leur odeur ; le repos n'y est troublé que par le doux murmure des eaux qui du sommet coulent sur le penchant de la colline, ou par le chant mélodieux des oiseaux, qui, perchés sur les rameaux des arbres, semblent se joindre aux concerts des amants et des amantes de l'époux. En un mot, mon Père, on y jouit de tout ce que la nature peut produire de plus agréable et de plus avantageux.
S'il est ici permis de se servir d'expressions un peu triviales, on pourrait dire que cette heureuse demeure, qu'habitent les âmes conduites par le pur amour, est comme le faubourg ou l'antichambre du séjour des bienheureux. C'est le vrai paradis terrestre, où l'amour de Dieu triomphe en tout; et partout on loue, on bénit, on adore Dieu dans son pur amour, et pour son pur amour, à-peu-près comme les bienheureux le font dans le ciel, où tout autre amour, tout autre intérêt se trouve absorbé dans le seul amour de Dieu, lui est rapporté et subordonné, comme le moyen à sa fin. Les entretiens, les actions, les pensées, les désirs sont autant d'actes du pur et parfait amour. L'âme ne respire qu'amour et ne vit que du pur amour. Quelle suavité, quels délices, quel parfait bonheur.!... Laissons-les s'y livrer, mon Père, et revenons encore un moment au degré par où elles y sont parvenues.
J'étais très réjouie en voyant une si grande multitude de personnes marcher ainsi dans la voie de la perfection; mais Notre-Seigneur a rabattu ma joie en me faisant observer, 1°. que le nombre n'était presque rien , en comparaison du nombre innombrable des réprouvés qui se perdent par une pure malice de leur esprit et une pure perversité de leur cœur profondément enraciné dans le mal; 2°. que tous ceux que je voyais dans la voie ne seraient
pas encore compris au nombre des élus et des prédestinés, mais seulement ceux qui, par leur fidélité au vœu de leur baptême et à la grâce de leur vocation, auraient mérité celle de la persévérance; qui se relèvent de leurs chutes, et font de dignes fruits de pénitence, fondant ainsi leur pardon sur l'infinie miséricorde de Dieu. Car ceux, ajouta-t-il, qui retournent en arrière, ne sont pas prédestinés à un bonheur dont ils s'excluent eux-mêmes.
Au reste, mon Père, Dieu ne m'a donné aucune marque, aucun signe, pour discerner les prédestinés de ceux qui ne le sont pas, et j'eusse été bien fâchée de lui en demander, voyant surtout dans sa volonté que c'est un secret qu'il se réserve à lui seul, et qui ne doit être dévoilé qu'au dernier jour; mais j'ai connu clairement qu'à ce terme fatal il n'y aura pas un seul réprouvé qui ne rende justice à la grâce prévenante de J. C. , en confessant que, s'il est perdu, c'est à lui-même, et à lui seul, qu'il doit s'en prendre.
Petit nombre de ceux qui ont la vraie contrition.
Disons encore quelque chose, mon Père, sur les avantages et les défauts de cette contrition, dont nous avons déjà tant parlé; car on ne finirait point s'il fallait tout, dire sur un point de cette importance. Pourquoi la vraie contrition est-elle si rare? Parce qu'on néglige de réfléchir sur les vœux du baptême, les fins dernières, sur l'amour gratuit, prévenant et inconcevable, d'un Dieu pour nous, tout ce qui pourrait nous y porter ; enfin, on perd de vue les objets de la foi. Mais, qu'un cœur qui s'y est familiarisé par la méditation des vérités saintes et terribles, conçoit facilement cette bonne contrition, que Dieu ne manque jamais d'accorder à ceux qui la lui demandent par des prières ferventes et des désirs enflammés!
Que sincère est sa douleur, que vif est son repentir, quand il se rappelle son ingratitude envers un Dieu qui l'a comblé de bienfaits, et ne lui demande, pour toute reconnaissance, que la fidélité de son amour !... Cette heureuse créature est pénétrée sans doute de la terreur des jugements d'un Dieu vengeur;
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mais elle y joint l'amour d'un Dieu bon, et ce dernier sentiment est celui qui l'emporte dans son cœur; et comme il est le plus noble et le plus agréable à celui qui en est l'objet, il communique sa nature à tout le reste et devient le motif dominant.
Il n'est, je le vois, mon Père, ni plaisir, ni attache, ni occasion, ni volonté, rien, enfin, qu'un cœur ainsi disposé ne soit prêt à sacrifier pour venger Dieu contre soi-même. Il s'applique le sang de J. C. par le sacrement de pénitence, et le ciel triomphe et se réjouit de la conversion de ce pécheur : l'habitude est vaincue; il ne succombe plus que par une pure faiblesse, et pour une chute de fragilité il remporte vingt ou trente victoires sur ses passions. Loin d'en être arrêté dans sa route, il tirera parti de ses chutes même pour mieux vaincre ses ennemis; il sera ferme et constant jusqu'à la mort dans le sentiment et la résolution de ne plus pécher et d'être toujours fidèle à son Dieu.
Mais, mon Père, ah! qu'il est petit le nombre des pénitents de cette espèce! je le répète encore, ah ! qu'il est petit!.. Je n'ose presque vous dire ce que Dieu m'en fait voir... Sur cent... que dis-je? il ne s'en trouve peut-être pas un seul entre mille !... J'en frémis! Que d'abus de grâces par conséquent! que de profanations, que de sacrilèges commis par ces pécheurs d'habitude, qui se disent et même qui se croient convertis! que de personnes qui se perdent, que d'âmes qui vont en enfer précisément par les moyens qui doivent les en préserver Cela n'est-il pas capable de faire trembler?... Eh! mon dieu, que deviendra donc le pauvre genre humain?....
Ruses du démon pour empêcher la vraie conversion du cœur.
Combien d'artifices, de tromperies, le démon n'emploie-t-il pas pour les séduire ! D'abord, pour les entretenir dans leur négligence et leur paresse spirituelle, il leur fait entendre que le temps de leur conversion n'est pas encore venu; que, pour vaincre l'habitude de leurs passions, il leur faut une grâce victorieuse que Dieu donnera quand il le jugera bon; qu'en attendant, il serait inutile de rien tenter avec des grâces trop faibles, leur dit-il, pour y réussir. Sur cela, ils croupissent dans un état de mort, malgré les remords de leur conscience et tous les efforts du ciel pour les en retirer : sermons, lectures, instructions, bons mouvements, tout est négligé, méprisé, foulé aux pieds. Ce n'est point ici la grâce qu'il te faut, dit le démon: Dieu a son temps; son heure n'est pas arrivée; il faut prendre le parti de l'attendre avec foi et résignation : peut-être et il est vraisemblable qu'il te la réserve pour l'heure de la mort, prenons patience et ne précipitons rien; les choses n'en iraient pas mieux ; il faut que tout se fasse dans l'ordre, et rien à contre-temps.
Ah! mon Père, que je vois d'âmes tomber en enfer, sur cette espérance trompeuse d'un bon peccavi à l'heure de la mort! car alors, au lieu de recevoir les grâces extraordinaires sur lesquelles ils avaient si témérairement compté, ils n'en reçoivent pas même d'ordinaires, ou du moins ils en abusent jusqu'au bout, et meurent comme ils ont vécu.
Oui, mon Père, ces infortunés meurent comme ils ont vécu; car je vois que leur esprit se trouble et que leur cœur s'endurcit; ils ne voient plus que des ombres de mort, des gouffres et des précipices. C'est alors que le démon
change de langage, et qu'il met en œuvre sa dernière batterie pour le dernier assaut qu'il leur livre : il leur fait donc alors envisager leurs péchés comme impardonnables et leur salut comme impossible. Vous avez, leur dit-il, méprisé Dieu et sa grâce pendant la vie, il est juste qu'il vous méprise à la mort; c'est la suite inévitable de la présomption qui l'offense, et de l'ingratitude dont vous avez usé jusqu'ici... Ainsi., du faîte de la fausse sécurité où il les avait entretenues jusque-là, il les fait tomber dans l'abîme du désespoir, où, pour l'ordinaire, ils finissent leurs malheureux jours. Quelle mort, mon Père! devaient-ils naître pour mourir ainsi ! et n'eût-il pas mille fois mieux valu, pour eux, qu'ils ne fussent jamais sortis du néant, que d'avoir une fin si déplorable et suivie d'un si triste sort !....
Je vois, mon Père, qu'il y a d'autres pécheurs qui se confessent, et même qui se convertissent tout de bon pendant leur vie; mais cette conversion n'est pas de longue durée. Le démon ranime si violemment leurs passions, que bientôt ils y succombent, soit par faiblesse, soit par habitude : alors ils éprouvent un abattement qui les engourdit, les épuise et les décourage; leur âme est comme paralytique et ne peut presque faire un seul mouvement vers Dieu. Cependant ils approchent encore quelquefois des sacrements, mais par manière d'acquit, et par une certaine habitude qui ne change rien à leur conduite. S'agit-il de se préparer à approcher du saint tribunal, ils pensent à former une bonne résolution de ne plus retomber. Tout beau, leur dit le
démon, n'allez pas promettre plus que vos forces ne vous permettront d'exécuter! Eh! ne savez-vous pas que tout homme est homme? il est impossible
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que vous ne retombiez pas tôt ou tard, et n'attendez pas autre chose. Il suffît, pour votre sûreté, que vous vous proposiez de vous amender quelque peu pendant le temps nécessaire pour recevoir les sacrements; mais quelle folie de vouloir renoncer pour toujours à telle et telle satisfaction ! croyez-moi, vous ne tiendriez jamais cette promesse; et il vaut mieux ne pas la faire, que de s'exposer à devenir plus coupable par des promesses imprudentes et à contre-temps.
Sur cela, le prétendu pénitent se tranquillise d'autant mieux qu'il trouve cette décision plus commode et plus conforme à sa façon d'en juger, comme à tout ce qu'il prévoit intérieurement devoir arriver. Il se dit donc à lui-même
: Et dans le fait, cela ne peut être autrement; et c'est le parti le plus sage et le plus prudent à tous égards. Il fait donc comme un pacte ou accord avec sa conscience, d'après lequel, à chaque fois qu'il veut aller à confesse, il use d'un peu de retenue dans ses passions; il se corrige même, pour quelques jours, sur quelque chose d'accidentel; il va jusqu'à éviter quelques occasions, ne fût-ce que pour ne pas essuyer un refus de la part de son confesseur. Il se soutient encore quelque temps après son absolution, et le démon a trop d'intérêt à le tromper, pour ne pas lui laisser cette fausse lueur de conversion qui le rassure; mais bientôt il reprend son train ordinaire, et se donne encore toute liberté de pécher, jusqu'au temps où il a coutume et où il se propose de se confesser : de sorte que, passant ainsi dans un cercle de conversions et de rechutes, il ne trouve au bout de sa carrière qu'un amas de crimes et de sacrilèges qui le précipitent dans l'abîme. Mais, mon Père, voici peut-être
la ruse la plus subtile du démon, pour aveugler ces prétendus pénitents en les rassurant sur des dispositions illusoires qu'il sait adroitement mettre à la place de celles que Dieu demande.
Lorsque la grâce poursuit un pécheur, que sa conscience le bourrèle, qu'un bon directeur le frappe de la crainte des jugements de Dieu, pour le forcer d'en venir enfin à un vrai changement de vie, soit à Pâques, soit dans une bonne retraite spirituelle, ou dans quelques circonstances approchantes, Dieu me fait voir que le démon redouble alors ses efforts pour retenir sa proie, à proportion qu'on en fait pour la lui arracher. Il représente vivement à son imagination et à ses sens les objets des passions qui lui procurent plus de plaisir, et auxquelles il a des attaches et des inclinations plus fortes et plus sensibles Vas-tu donc m'abandonner après tant de bienfaits et de douces
jouissances, lui dit la volupté en lui tendant les bras ? Reviens à moi, ne me quitte pas, et je continuerai de te rendre heureux. Eh ! pourrais-tu vivre sans les plaisirs que je procure? L'homme peut-il méconnaître ce qu'il est et renoncer à soi-même ? ne se rendrait-il pas coupable de sa mort par une
impardonnable cruauté ? lien est ainsi de l'orgueil, de l'avarice, de la
gourmandise, et de tous les autres tyrans de son âme. Chacun d'eux, Dieu me le fait voir, lui tient un langage de séduction qui lui est propre, et auquel il lui est très difficile de résister, vu surtout la force qu'il a laissé prendre à sa mauvaise habitude et à la pente qu'il y a contractée....
Le pécheur se trouve donc très fortement combattu entre deux partis, qui se le disputent tout entier : d'un côté sa conscience lui dit qu'il faut se rendre à la grâce et obéir à Dieu; de l'autre, sa passion réclame sur son cœur des droits prétendus. Que fait le démon? Il se donne bien de garde de faire pencher totalement la balance du côté des passions; ce parti serait trop grossier, et pourrait dessiller les yeux de ceux dont l'aveuglement n'est pas encore à son comble. Que fait-il donc ? le voici: par un raffinement de tromperies dignes de lui, il trouve encore ici le moyen de tout accommoder par transaction si on peut le dire, en accordant un peu à chacun des deux partis; comme si on pouvait servir deux maîtres si opposés; comme si le moindre ménagement pour la nature ne nous donnait pas tout à elle.
Tais-toi, dit alors le pécheur à sa passion, laisse-moi tranquille, il faut céder pour un temps; mais je ne te dis pas adieu pour toujours, nous nous reverrons Je vois en Dieu, mon Père, que cet accord se passe si finement
et si secrètement dans le cœur du pécheur, que le pécheur lui-même a peine à s'en apercevoir, et peut-être même ne s'en aperçoit-il pas. C'est comme deux amis intimes qu'on force de se séparer, et qui, en cédant à la violence qu'on leur fait, conviennent de se rejoindre; mais ils en conviennent d'un petit
coup-d'œil, ou par quelque autre signe dont personne ne s'est aperçu quoiqu'ils se soient parfaitement compris et entendus l'un et l'autre. Oui, voilà, mon Père, comme se sépare de sa passion dominante le pécheur qui y reste toujours attaché. Il est bien satisfait d'avoir trouvé un pareil expédient pour se tromper soi-même, en trompant son guide spirituel. Le démon est très content de sa réussite, la passion doit être également satisfaite; il n'y a que Dieu qui ne l'est pas, et qui condamne du haut du ciel
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une absolution qui, n'étant qu'un vrai sacrilège, n'aboutit qu'à aveugler davantage l'esprit de celui qui la reçoit, en le rassurant mal-à-propos contre
des péchés qui ne sont pas pardonnés, et dont pourtant il perd jusqu'au souvenir.
Aveugle, il croit être fort avancé en perfection, parce qu'il n'est pas aussi pervers qu'il pourrait l'être, et qu'il se corrige de certains défauts; mais la passion dominante vit toujours, et la volonté de faire le mal ne meurt point en lui; il a tout à craindre qu'elle n'y meure jamais. Voilà pourtant l'état malheureux où cet infortuné passe sa vie, et où, pour l'ordinaire, il la finit. Ce n'est pas qu'il ne puisse encore se convertir; mais, mon Père, qu'une telle conversion est rare!. Qu'est-ce que la contrition et la conversion, si l'amour
de Dieu ne l'emporte sur le nôtre propre ? Je vois qu'elle servirait plutôt à condamner le pécheur qu'à le justifier devant Dieu.
Le démon s'occupe donc beaucoup à jeter des motifs humains dans l'esprit et le cœur de ceux qu'il voit se disposer à la confession. Mais si leur contrition est parfaite et fondée sur le pur amour de Dieu, qui domine et l'emporte sur tout autre motif, c'est alors un mur inaccessible à tous les efforts. Il ne peut que grincer les dents contre cet obstacle invincible, qui le fait enrager de dépit Il faudrait, mon Père, des gros volumes pour vous
exposer les tromperies, les illusions, les ruses innombrables qu'il met en œuvre pour séduire les pécheurs d'habitude par l'apparence même d'une contrition qu'ils n'ont point, ou qui n'est que de sa façon.
Moyens d'éviter les pièges du démon.
La prière assidue, humble, fervente et animée, est le premier moyen que l'âme ait entre les mains pour prévenir déconcerter les différents pièges de l'esprit de mensonge. C'est elle qui excite la foi, nourrit l'espérance et allume la charité; elle, enfin, qui obtient toutes les vertus qui mettent en fuite l'esprit tentateur.
Il faut donc prier avec foi et confiance dans les mérites du Sauveur, qui donnent tout le poids à nos prières, comme à notre contrition et à nos vertus. Il faut donc lui demander sans cesse son divin amour, les heureux effets de ses miséricordes, et cette contrition véritable et sincère, sans laquelle les péchés ne sont jamais pardonnés Il faut considérer ensuite les différents
motifs que la foi nous propose, pour nous exciter à cette contrition, se considérer soi-même à la lueur du flambeau qui éclairera le fond de nos consciences au jugement que nous subirons après la mort Parmi les motifs
que la foi nous propose, ceux qui sont tirés de nos propres intérêts, quoique moins nobles en eux-mêmes, peuvent très bien entrer pour quelque chose dans la vraie contrition, pourvu que l'amour de Dieu domine, et que son
intérêt l'emporte sur tout autre; mais c'est en quoi on prend encore grossièrement le change, et ce qui cause la perte de plusieurs, suivant ce que Dieu m'en a fait voir.
Crainte excessive de l'enfer, inspirée par le démon.
Oui, mon Père, et c'est ce que j'ai connu distinctement, lorsqu'un pécheur touché de la grâce prend devant Dieu la résolution de se convertir, le démon considère attentivement quel motif domine dans cette résolution ; s'il voit que c'est la crainte de l'enfer, aussitôt il s'applique à l'augmenter encore davantage : il trouble tellement l'esprit et l'imagination par cette frayeur excessive, qu'il en ferme l'entrée à l'espérance du pardon, et surtout aux doux sentiments de la confiance et de l'amour. La miséricorde a beau se faire entendre, le pécheur ferme l'oreille à sa voix et n'écoute que celle d'un juge outragé. Malheureusement, ce n'est point ici cette crainte filiale et salutaire, toujours dictée par la sagesse; c'est une crainte purement servile, qui n'ôte point la volonté de pécher, et qui, par conséquent, exclut l'amour de Dieu; au lieu que dans les âmes bien disposées, c'est cette crainte-là même qui est exclue par l'amour (1).
(1) Timor non est in charitate , sed perfecta charitas feras mittittimorem. ( I. Joan. ch. 4 ; 18. ).
Il est incontestable, mon Père, que Dieu veut le salut de tous les hommes; mais aussi il n'est pas moins certain que Dieu ne nous sauvera pas sans nous, c'est-à-dire, sans que nous correspondions aux secours qu'il nous accorde pour cela. Voilà pourquoi, après bien des infidélités, la grâce se retire, et le pécheur reste sans presque aucune ressource. Le démon alors s'empare sans résistance de sa volonté, qu'il fixe dans le mal; il se sert de la passion dominante pour gouverner et conduire toutes les autres. C'est de là qu'il le fait agir ou se taire, suivant l'intérêt du moment.
S'agit-il d'une circonstance où l'usage veut qu'on s'approche des sacrements, alors il impose silence aux passions, ou fait prendre les mouvements de la nature pour des mouvements de la grâce. On approche avec les plus belles apparences; mais bientôt après, la conduite et les rechutes font voir ce qu'on en devait penser. Sur cela, on prend le parti d'attendre à se convertir à la mort, parce qu'on désespère d'y réussir avant ce temps; c'est précisément ce que le démon s'était proposé. La dernière maladie arrive; alors le pécheur paraît
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touché comme il ne l'avait encore jamais été. À la bonne heure; mais c'est ici le repentir d'un criminel qu'où mène au supplice, et que la frayeur glace jusque dans la moelle des os. Beaucoup de crainte et point d'amour. C'est la pénitence de Caïn, de Judas, d'Antiochus; elle sera suivie de leur châtiment.
Mort affreuse d'un pécheur désespéré.
Qui ne gémirait, mon Père, ah! qui ne gémirait sur le sort de ce pauvre infortuné, qui n'a plus pour partage que la frayeur et le désespoir ? Dieu des miséricordes, laissez-vous fléchir, attendrissez-vous en sa faveur Non,
mon Père, non, un prêtre arrive; mais le ministre de la réconciliation, dont la vue est si consolante pour le juste mourant, ne lui offre à lui qu'un objet accablant et insupportable. Le prêtre, pourtant, travaille de tout son pouvoir à lui procurer une sainte mort : il l'exhorte à la confiance filiale dans les bontés d'un Dieu toujours miséricordieux; il tâche par tous les moyens de réveiller en lui son espérance avec sa foi, et de lui inspirer les sentiments d'un sincère repentir, d'une vraie douleur de ses péchés...
Que faites-vous, ministre du Seigneur? prêtre zélé, que faites-vous? ah! vous parlez à un réprouvé qui n'a plus à attendre que l'arrêt de sa condamnation. Sa conscience l'accuse déjà par avance, et les démons dont il est esclave commencent déjà à exécuter contre lui la sentence que lui prépare le Dieu qu'il offense encore, et qui va bientôt le juger. Feux
dévorants, lui crient les démons, réprobation éternelle, voilà ton partage. C'est au fond des enfers que nous allons précipiter ton âme, après l'avoir traînée au tribunal de son juge.
Cette âme infortunée entre dans une angoisse et un saisissement inconcevables; elle entend gronder la foudre, elle sent les coups de la justice divine, elle voit le bras de Dieu levé pour la frapper. O frayeur! ô
désespoir! ô perte irréparable! ô tourment sans fin! Abandonnée de Dieu et des hommes, elle devient le jouet des démons et la proie des flammes éternelles. Ainsi, prêtres de J. C., redoublez de zèle, tant qu'il vous plaira, vous vous épuisez en vain; vos soins sont inutiles, et tous vos efforts
superflus. Peut-être, hélas! ne ferez-vous que rendre plus coupable celui qui devait en profiter!...
Je vois en Dieu que, pendant les dernières angoisses de ce pécheur mourant, le démon exerce plus que jamais tout le pouvoir qu'il a sur cette âme, tantôt en donnant plus d'activité aux passions les plus violentes, tantôt, et c'est l'ordinaire, en les faisant toutes céder à la tentation du désespoir. Il agit quelquefois si violemment sur elle; il frappe si vivement son imagination et sa partie inférieure de crainte et de frayeur; il lui présente les feux de l'enfer avec tant de force, qu'elle croit déjà les ressentir... Oui, elle croit déjà brûler, et effectivement elle ne se trompe pas; car autant qu'il en a le pouvoir, cet esprit infernal lui lâche les vapeurs ardentes de son souffle embrasé, qu'on peut appeler les premières touches de l'enfer.
Voilà, mon Père, suivant que Dieu me l'a fait voir et comprendre, ce qui se passe d'ordinaire dans l'intérieur du pécheur aux abois, tandis qu'un prêtre l'assiste pour l'administrer. Il lui dit qu'il se repent d'avoir offensé Dieu; oui, il s'en repent en effet, mais c'est purement et uniquement par la crainte de l'enfer; cette crainte d'une esclave toujours rebelle sous les coups, ne peut jamais le justifier. Il voudrait être un saint, non pas pour que Dieu en fût loué et glorifié, mais purement et uniquement par la frayeur d'être un réprouvé et d'en subir le funeste sort. Les derniers sacrements qu'il reçoit dans cette disposition malheureuse ne servent qu'à mettre le comble à ses sacrilèges et le dernier sceau à sa réprobation....
Terrible position d'où Dieu, je le sais, peut encore absolument retirer un pécheur, mais d'où il ne le retirera jamais que par un miracle plus fort, si on peut le dire, que celui qui fit sortir Lazare du tombeau. Quel téméraire osera compter sur une pareille faveur? Ah! mon Père, qu'il y aurait de témérité! une telle présomption ne serait-elle pas un crime affreux!. Dieu avait tout
fait pour cette ingrate Babylone; mais inutilement : sa patience est à bout, il va l'abandonner enfin à son malheureux sort; il va venger par-là ses grâces méprisées, et se rire à son tour de celui qui s'est tant moqué de lui Fatal
dénouement, position la plus affreuse qu'il serait possible d'imaginer, et à laquelle pourtant on arrive tous les jours sans y avoir pensé!....
Mort différente des différents pécheurs.
Je vois, mon Père, qu'il y a autant de différence entre la mort des pécheurs différents, qu'il y en a entre leur vie, leurs passions, leurs crimes, et les différents degrés de leur malice. Ainsi Dieu peut avoir plus ou moins d'égards pour certaines vertus morales qu'ils auront exercées pendant leur
vie, surtout la droiture, l'équité naturelle, la compassion pour la misère des pauvres, le support des défauts d'autrui, et la charité envers le prochain. D'où il arrive que Dieu épanche quelquefois plus abondamment sur certains les mérites du sang de J. C., et les arrache à l'enfer,
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tandis que mille autres y tombent. Ce sont les effets d'une volonté toujours aussi libre que juste dans ses jugements et dans toute sa conduite. Il suit de là que les ministres des derniers sacrements de l'Église ne doivent jamais négliger leur devoir, ni rien omettre de ce qui peut contribuer à ce grand effort de l'amour divin. Que le moribond en dût profiter ou non, c'est ce qu'il appartient à Dieu de décider; pour eux, ils en auront le même mérite et la même récompense devant lui.
Par une juste punition, ceux qui négligent les Sacrements meurent souvent sans Sacrement.
Il arrive souvent, mon Père, que des personnes meurent sans sacrement par un effet de la vengeance divine, qui punit ainsi ou l'abus qu'ils en ont fait, ou la négligence où ils ont vécu à cet égard. Car combien de personnes vivent dans une tiédeur, une insouciance coupable, disons mieux dans une aversion habituelle, une secrète horreur du Tribunal et de la Sainte Table, où le démon a grand soin de les entretenir! Ils craignent extrêmement d'en abuser, disent-ils, et de se rendre plus coupables: mais s'ils y faisaient bien attention, ils verraient qu'ils craignent encore plus la gêne que l'abus. Quand l'intention est droite, et qu'on veut tout de bon prendre les moyens de se sauver, la crainte alors fait qu'on se prépare mieux, et non pas qu'on s'abstienne. Pour bien s'en approcher, il faut travailler à s'en rendre digne; or, il en coûte à la nature, et voilà précisément ce qu'on craint, ou du moins ce qu'on craint beaucoup plus que tout le reste, et pourquoi on reste quelquefois des années sans penser à la sainte communion, ni au Tribunal, et sans rien faire pour le ciel. Loin d'avancer dans la perfection, on croit être arrêté par le respect, et on ne l'est que par l'engourdissement spirituel et la lâcheté. Or,
je vous le demande, quel compte à rendre que cette seule inutilité, cette
paresse criminelle, où tant de personnes passent pourtant la meilleure partie de leur vie!....
Fausses accusations au tribunal de la pénitence, surtout de la part des fausses dévotes, que les confesseurs doivent renvoyer.
Que n'aurais-je point à dire, mon Père, si je voulais entrer dans le détail des fautes que le tentateur fait commettre dans l'examen et dans l'accusation
! Il obscurcit de ténèbres l'esprit du pénitent pour lui dérober ses péchés; ensuite il le porte à s'étudier lui-même, pour ne point se faire connaître à son confesseur. Il cherche les termes les plus radoucis, les expressions les plus propres à faire disparaître toute la honte du péché et toute l'énormité de la chute. On ne remonte point au principe ni aux vrais motifs de l'action; on tait les occasions, les habitudes; on ne montre qu'à son propre avantage tous les points douteux de la morale. Enfin, on fait si bien qu'on réussit à se faire méconnaître du juge qui doit en décider; et c'est sur ce jugement, ainsi surpris et extorqué, qu'on se rassure....
La honte ferme la bouche sur les impuretés; la crainte de restituer la ferme sur les injustices; l'orgueil fait qu'on rejette sur les autres toute la faute de ce qu'on déclare, ou qu'on cherche à l'amoindrir par les circonstances où l'on s'est trouvé. On dirait qu'on va à confesse pour s'excuser, et non pas pour s'accuser. Si le confesseur veut sur tout cela le juste point à quoi s'en tenir, on dit qu'il est prévenu, qu'il est de mauvaise humeur, qu'il n'est pas commode, et on finit par le quitter, pour en chercher ailleurs un qui soit plus doux, plus complaisant et moins instruit, enfin un confesseur tel qu'on le désire; un confesseur qu'on recherche souvent d'une affection trop naturelle : c'est plutôt à l'homme qu'on se confesse qu'à celui dont l'homme tient la place.
Écueil d'autant plus à craindre, mon Père, qu'il est plus commun, surtout parmi les fausses dévotes dont je vous ai déjà parlé, et sur le compte desquelles on ne finirait pas, s'il fallait tout dire; s'il fallait, par exemple, dévoiler tous les détours de leur hypocrisie et de leur amour-propre, montrer combien, dans leurs narrations et leurs longs détails, elles sont adroites à tromper leur directeur, à se tromper elles-mêmes; combien elles dissimulent leurs défauts et exagèrent leurs prétendues vertus et bonnes œuvres; avec quelle subtilité elles lui présentent les faits et cas douteux, de manière à ne les lui faire envisager que du seul côté qui leur est favorable. De sorte
qu'il faudrait au confesseur la plus grande attention, jointe à l'expérience la plus consommée, pour les apprécier au juste.
Le démon qui leur conduit la langue, et qui les fait parler ou se taire comme il le veut, est tantôt un démon muet, tantôt un démon parleur; et presque toujours il est muet, malgré toutes les paroles qu'il dit ou fait dire, parce qu'il ne dit jamais ce qu'il faudrait. Il suscite à ces fausses dévotes un grand désir pour les actions d'éclat, et pour toutes les bonnes œuvres d'appareil une grande faim de la sainte communion, qui fait qu'elles voudraient bien communier sans cesse et sans beaucoup s'embarrasser des vertus ni du genre de vie qu'exige la communion fréquente. Leurs confessions sont réitérées, pour avoir occasion de parler souvent à celui qui les dirige, et elles sont d'ordinaire fort longues, pour pouvoir lui parler plus longtemps. Enfin, elles tâchent de le voir et de l'entretenir souvent, elles y pensent bien plus souvent encore. Je vois en Dieu, mon Père, qu'il y
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en a qui seraient pour leurs confesseurs des serpents infernaux qu'ils seraient obligés de fuir et de chasser, sitôt qu'ils se seraient aperçus de la trempe de leur caractère et de la tournure de leur dévotion.....
Je ne parle pas ici, mon Père, et à Dieu ne plaise ! de quantité d'âmes affligées de scrupules ou peines d'esprit sur la validité de leurs confessions, etc., ou de tentations importunes, qu'elles s'appliquent à combattre. Le confesseur doit les instruire, les rassurer, les consoler, leur aidera supporter leur triste situation. Il faut qu'il souffre leur importunité, et qu'il prenne garde, en les rebutant, d'augmenter leurs maux. Je ne parle donc pas de ces âmes éprouvées, mais uniquement de ces fausses dévotes que le démon conduit, et qui, prenant la dévotion pour voile et pour prétexte, s'imaginent chercher Dieu, tandis qu'elles ne cherchent que son ministre. Oh ! pour celles-là, mon Père, point de miséricorde, croyez-moi; il n'y a point à délibérer avec elles; mais il faut les renvoyer sans égards, et sans écouter davantage des explications qu'elles n'ont déjà que trop données ou reçues.
Manière dont les confesseurs doivent instruire et tranquilliser les bonnes âmes affligées et peinées.
Quant aux âmes affligées et éprouvées dont nous venons de parler, voici ce que le confesseur leur dira pour les tranquilliser, autant qu'il est possible, sur leurs dispositions en approchant du confessionnal et de la Sainte Table: Êtes-vous résolues, avec le secours de la grâce, de vous corriger des péchés dont vous allez vous confesser, ou dont vous vous êtes confessées? Votre volonté est-elle détachée de tout plaisir du péché ? Si cela est, soyez tranquilles, vous avez la contrition, quoique vous n'en ayez pas le sentiment. Les troubles qui vous agitent ne peuvent venir que du démon ; c'est la conduite qui prouve tout ici. Ainsi, si vous êtes fermes à résister et à fuir, rassurez-vous sur vos dispositions; ne cherchez point tant ce que Dieu vous a donné, je veux dire la contrition : appliquez-vous plutôt à être fidèle à la grâce, et fortifiez-vous de plus en plus dans la haine du péché et la crainte de le commettre; car c'est en cela que consiste le caractère d'une bonne contrition, qui ne peut être que l'ouvrage du Saint-Esprit.
Combien de bonnes âmes que Dieu n'éprouve de la sorte que pour les tenir dans l'humilité et dans une crainte salutaire! C'est par là qu'il les soutient contre des tentations importunes, qui ne servent qu'à les purifier en leur procurant des victoires. Oui, les craintes, les troubles, les agitations d'une conscience timorée, les doutes, les perplexités sur l'incertitude du salut, sur l'état où l'on est devant Dieu, sur les confessions qu'on a faites et les sacrements qu'on a reçus autant de purgatoires pour une âme fidèle;
ce sont des tempêtes contre lesquelles elle doit lutter, en s'attachant à la foi, à l'espérance et à la charité.
Sur le péché de rechute, et ses suites.
Sur le péché de rechute, mon Père, J. C. me fait connaître que quand il dit dans l'évangile, que le démon chassé d'une âme prend avec lui sept autres démons plus méchants que lui, il ne faut pas prendre cette expression à la lettre, comme s'ils se rendaient au nombre de huit esprits malins pour faire des attaques à cette âme : cela, m'a-t-il dit, signifie qu'il revient à la charge après sa défaite, mais avec une fureur sept fois plus considérable, de sorte qu'il est bien plus difficile de soutenir ce second assaut. Mais aussi, mon Père, je vois que la grâce est plus forte à proportion du danger. Le démon, furieux, commence par s'emparer de la partie inférieure de l'âme, des sens et de l'imagination; il redouble ses efforts, il rappelle tout le plaisir de l'habitude et des temps passés. Inutilement il déploie tout ce qu'il a de forces, de ruses et d'artifices; inutilement il déchaîne tout l'enfer: si l'âme ne perd point de vue ce qu'elle a promis à Dieu, si elle est fidèle à la grâce qui la soutient, elle est sûre de la victoire, et le démon sera confondu. Mais si, par
malheur, elle vient à céder et à lâcher prise; si elle fait encore alliance avec la maudite habitude et la volonté de faire le mal ; si elle consent encore au plaisir criminel, tout est perdu.
L'Esprit Saint ensuite se retire de son cœur, et le démon y rentre en triomphe; c'est alors que l'état de ce malheureux devient pire qu'il n'a jamais été. Il faut cependant bien distinguer la rechute dans le péché, d'avec la rechute dans l'habitude du péché; comme aussi les rechutes de fragilité, qui peuvent arriver même après une bonne confession, d'avec les rechutes de malice, qui supposent toujours que le pécheur n'était point converti, surtout si elles suivent de près sa prétendue conversion.
Avantages de la perte des consolations sensibles. Vigilance de la vraie épouse de J.-C.
J'entends des âmes qui, pour être constamment fidèles, voudraient que Dieu les soutînt toujours par des grâces et des consolations sensibles; mais où seraient leurs mérites ? Quelle idée aurait-on d'une épouse qui ne penserait à son époux, pour lui être fidèle, que lorsqu'elle le verrait sensiblement, et qui croirait pouvoir lui manquer en toute autre rencontre ? Ne serait-ce pas une épouse infidèle, une vraie adultère?
Ces consolations sensibles, je vois que Dieu les retire pour l'ordinaire
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aux âmes sensuelles, parce qu'il sait et voit qu'elles ne sont que trop disposées à donner dans les pièges que le démon en prend occasion de leur tendre, pour les attirer à la sensualité de la nature par l'attrait de ces consolations, et à gagner ainsi leur volonté, sans laquelle tous les efforts de l'enfer ne peuvent nous nuire. Oui, Mon Père, et je le vois, notre méchante volonté est plus à craindre pour nous que la malice de tous les démons à-la- fois, et voilà pourquoi, comme nous l'avons vu ailleurs, la sainte épouse ne se contente pas de bien fermer en dedans et en dehors les portes de l'appartement où elle est entrée seule avec son époux, elle met encore au dehors des gardes et des sentinelles, avec une armée rangée en bataille, pour être plus en sûreté.
Image de la vigilance avec laquelle nous devons veiller sur nos sens extérieurs, pour empêcher que l'ennemi n'en profite pour s'insinuer et pénétrer dans l'intérieur de notre âme et séduire notre cœur. Telle est la
fidèle épouse de J. C. dans l'appartement de son divin époux. On ne la verra point, comme ces vierges folles, ces épouses infidèles et prostituées, mettre la tête à la fenêtre au moindre bruit pour voir et être vue, pour s'informer de ce qui se passe et juger des événements ; on la verra encore moins descendre dans les appartements inférieurs, je veux dire dans les sens extérieurs, sortir ainsi dans les rues, si on peut le dire, pour discourir avec les passants, c'est- à-dire avec les plaisirs et les satisfactions du monde, afin de s'instruire comme tout y va. Non, elle est morte à tout autre objet qu'à son divin époux, qui fait l'unique objet de ses soins. Heureuse disposition qui fait trouver le paradis ici-bas!...
Château du divin amour, élevé dans le cœur de l'Épouse fidèle.
Sur cela, Mon Père, je vous dirai tout ce que j'ai vu, car J. C. m'a fait entrer dans le château mystérieux de son divin amour. Venez, m'a-t-il dit,
venez voir tous les appartements de ma bien-aimée, pour que vous puissiez rendre témoignage à la pureté de son amour. Après cette invitation, nous sommes entrés par l'appartement le plus voisin du monde et de la créature, ce sont les sens extérieurs; mais j'ai remarqué, dès l'entrée, qu'il n'y avait plus rien de vil, d'abject, de terrestre, je dirais presque d'humain, dans le premier appartement de l'âme fidèle et bien-aimée de son Dieu. Tout y est purifié et sanctifié par la fidélité et ses soins assidus.
Ensuite, mon Père, j'ai été éclairée et conduite dans tous les appartements intérieurs, que j'ai trouvés ornés et embellis au-dessus de tout ce qu'on peut dire et imaginer, par la grâce de J. C. et par son divin amour, surtout l'appartement des puissances de cette belle âme, le plus voisin de l'appartement de son céleste époux J'ai remarqué que tout était bien fermé
dans les différents appartements, qui sont en grand nombre, et je n'ai vu au- dehors aucune créature, que les sentinelles et la garde pour défendre le château; et encore cette garde était du ciel et non de la terre.
Alors, mon Père, Notre-Seigneur se tournant vers moi, me dit d'un air de satisfaction et de complaisance pour son épouse : « Regarde, ma fille, la fidélité, le soin, le tendre amour et la pureté d'intention de ma fidèle épouse; vois comme tout est en ordre chez elle, et comme elle a bien fait toutes choses.
Ah ! mon Père, que de sens je reconnus dans ces simples paroles de J. C.: elle a bien fait toutes choses !. . . Elles contiennent de quoi faire un gros volume sur les moyens de perfection. Ah ! je le compris, ce n'est point la grande action, mais le grand amour et la grande pureté d'intention, qui font qu'une chose est grande devant Dieu. Tout est grand quand on l'aime beaucoup, et les plus petites choses sont d'un prix infini, quand l'intention lui est agréable.
Jésus-Christ me dit, en finissant, que tout ce que j'avais vu n'était rien en comparaison de ce qu'il préparait à l'âme fidèle pour l'éternité. En disant ces mots, il me fit apercevoir, à la faveur d'une lumière admirable, les différentes demeures des esprits bienheureux, leurs trônes, leurs diadèmes, leurs royaumes, le tout orné et brillant des mérites de J. C. Il m'est
impossible de rien dire qui en approche, il n'est pas donné à l'homme de l'entendre, ni au langage humain de l'expliquer. Ce royaume de l'âme
bienheureuse n'est autre chose que celui de Dieu même qui est au-dedans d'elle; et le château de cette âme dont je viens de parler, n'est qu'un emblème ou figure dont je me suis servie pour faire comprendre ce que Dieu m'a révélé de l'intérieur de l'âme qui l'aime et lui est bien fidèle.
Assauts du démon contre l'Épouse fidèle. Son triomphe par J.-C.
Tout cela, mon Père, s'était passé en mon esprit dans un seul instant et il me vint ensuite à a la pensée, que cette âme fidèle ne devait jamais être troublée par aucune tentation, parce que, disais-je, le démon n'oserait l'attaquer. Attendez un peu, me dit alors J. C. qui prévint ma pensée, vous allez être témoin de ses combats et de la manière dont je combats pour elle. A l'instant je vois Satan avec toutes les puissances des ténèbres accourir vers elle d'un air furieux et menaçant C'est, me dit J. C., le fort
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armé qui vient livrer un assaut à la j forteresse d'Israël. Soyez attentive. Aussitôt je vis l'épouse fidèle épouvantée se jeter dans les bras de son divin époux; je veux dire que cette âme craintive, à la vue d'un seul danger, appela
J. C. à son secours et chercha un asile dans le sein de son Dieu.
Tout-à-coup une lumière divine me laissa apercevoir dans l'intérieur de l'époux une sainte indignation, une colère vive et animée, causée par un amour tendre et jaloux pour cette épouse fidèle. Son cœur me parut enflammé contre l'attentat de cet audacieux sur la fidélité de sa bien-aimée. Il les regarde d'un air étincelant, lève le bras pour les exterminer, et d'un souffle de sa bouche qui lança des malédictions, il les précipita jusqu'au fond de l'abîme d'où ils étaient sortis. Ainsi se termina en un clin-d'œil cette attaque furieuse qui ne fit qu'augmenter le triomphe de l'amour.
Complaisances que prend l'Époux céleste dans le cœur de son épouse.
Le vainqueur me dit alors d'un air satisfait : Venez maintenant, entrez plus avant dans l'intérieur de ma bien-aimée, et vous allez voir les plaisirs purs, les délices ineffables que je prends dans son cœur, dans ce jardin fermé de l'épouse, où jamais n'entre que le divin époux O mon Père, l'agréable et
heureux séjour que ce jardin délicieux !. Les rayons bienfaisants d'un soleil
tempéré y entretiennent une verdure continuelle; les arbres y sont chargés et couronnés de fleurs et de fruits, qui sont l'assemblage des vertus dont l'épouse est ornée, et des bonnes œuvres qui sont liées à leur pratique constante: car la grâce n'est jamais inutile en elle; c'est la grâce qui fait valoir ses talents et ses charmes, dont le prix est infini aux yeux du divin époux, qui ne cesse de soupirer après elle. On y respire l'air atmosphérique et suave qu'exhalent au loin l'assemblage de ses aimables vertus et tout l'ensemble de sa conduite admirable; et dans la demeure qu'elle habite, on ne respire que l'amour divin Quelle a été ma surprise, mon Père, quand j'ai appris de la
bouche de J. C. même, que personne n'était exclu de ce degré de perfection; que les plus grands pécheurs eux-mêmes pouvaient espérer d'y arriver avec la grâce, et qu'il ne se ressouviendrait plus des péchés passés, que pour rappeler les glorieux efforts par où ils en auraient triomphé. La vie n'y est comptée que du moment de la parfaite conversion Mon Père, qui ne fera
des efforts pour arriver à cet état désirable, et pour avoir le bonheur d'y vivre, d'y persévérer et d'y mourir!....
Admirons la complaisance que J. C. prend dans le cœur d'une âme juste qui l'aime et s'efforce de lui plaire. « Le cœur de ma bien-aimée, me dit-il,
est semblable à un parterre rempli et émaillé de toutes sortes de fleurs odorantes, dont l'éclat est éblouissant; son aspect me ravit; je ne me lasse point d'y promener mes regards. Son humilité est comme la violette qui naît sous les pas du voyageur. Son aimable pudeur ressemble aux lis des campagnes, et la vivacité de son amour a tout l'éclat de la rose au lever du soleil dans un beau jour de printemps. Son détachement de tout objet créé, la
pureté d'intention avec laquelle elle me rapporte toute sa conduite sa vigilance sur elle-même, pour ne rien faire ou penser qui pût me déplaire; ses soins pour se conserver dans ma grâce et mon amour ; son attachement, sa confiance, son entier abandon... tout cela et mille autres vertus qui en sont les suites, tout cet assemblage, dis-je, est pour moi un bouquet d'une odeur la plus agréable, et de l'aspect le plus charmant.
» C'est d'où vient que ses démarches sont si belles à mes yeux, et que tout en elle a pour moi tant d'appas. D'un seul coup-d'œil elle a blessé mon cœur; c'est ma bien-aimée choisie entre mille; je la prends sous ma protection, d'une main toute spéciale, parce qu'elle me préfère à tout. Les faveurs signalées que je lui accorde si libéralement, sont dues au choix qu'elle a fait de moi pour son époux, à la fidélité qu'elle me témoigne sans cesse, enfin à l'ardeur dont elle brûle incessamment pour moi. Je suis maître absolu de son cœur, de son franc-arbitre, et de toutes ses puissances; elle n'a rien qui ne soit à moi; il faut aussi qu'elle éprouve tous mes bienfaits et ne soit privée d'aucune de mes faveurs. »
De là, mon Père, naissent ces colloques amoureux, ces tendresses réciproques, ces transports, ces épanchements d'amour entre le saint époux et la sainte épouse. « Autrefois je vous aimais gratuitement, dit l'époux, maintenant je vous aime par une sorte de justice et de reconnaissance, en échange de ce que vous m'accordez. Je vous rends un cœur que vous avez blessé, comme le prix de votre victoire. » Quel échange, mon Père, et
quelle récompense pour une créature, que le cœur d'un Dieu qui l'aime à ce point, et qui lui assure qu'elle est dans sa grâce et dans son amour !. Ah!
c'est alors que cette âme fortunée s'écrie : Mon bien-aimé est tout à moi, et je suis toute à lui.... Mais ils ne se parlent plus que cœur à cœur. O qu'il y a
de grâces et de mystères dans cette effusion toute spirituelle
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entre l'âme et son Dieu, la sainte épouse et son divin époux !....
Ces faveurs de l'amour divin sont plus particulièrement réservées aux âmes consacrées à Dieu. Avantages de la continence.
Mon Père, quoique tout ce que je vous ai dit du château de l'âme parfaite et du commerce du divin amour puisse s'entendre en général de toute âme qui, dans son état, tend à la sainteté et à la perfection évangélique, cependant
J. C. me fait voir que cela doit plus spécialement s'appliquer aux âmes fidèles à une vocation plus parfaite; celles entre autres qui lui sont
consacrées, ou par l'ordination, comme les ecclésiastiques, ou par des vœux solennels, comme les religieux et religieuses; toutes les personnes vouées à l'obéissance, à la pauvreté, la clôture, et surtout la continence et la pureté.
Oui, mon Père, je vois que le célibat voué à Dieu et gardé pour son amour, lui est très agréable et donne une grande facilité pour les autres vertus; mais je vois aussi qu'il faut, sur ce point délicat, une grande attention sur soi- même; car la moindre faute deviendrait sérieuse après le vœu fait, et déplairait autant à Dieu, que la vigilance et la fidélité lui sont plus agréables.
Avec quelles précautions les prêtres et les religieux doivent veiller à la conservation de la pureté.
A quels dangers, par conséquent, les personnes d'Église et les religieux ne sont-ils pas exposés dans le monde, s'ils ne observent pas avec le plus grand soin, surtout quand ils se trouvent, sans nécessité, fréquemment, avec des personnes qui regardent les précautions comme des scrupules et des imbécillités ; des personnes conduites par l'esprit du monde, qui tiennent pour bagatelles et amusements permis, des libertés condamnées dans l'évangile; des personnes, enfin, accoutumées à ne rougir de rien, surtout si ce sont des personnes d'un sexe différent! O ciel ! comment une âme consacrée à Dieu et vouée à la continence peut-elle se trouver dans leur compagnie, surtout converser seule à seule, et s'apprivoiser avec de pareils serpents ? Quelle témérité!
Voici, mon Père, un avertissement que je leur donnerai de la part de Dieu, et auquel elles doivent faire attention, si elles ne veulent périr sans ressource. Les démons enragent de dépit et de jalousie, en général, contre toutes les personnes vouées à la continence, mais surtout contre les ministres du seigneur. Ils saisissent toutes les occasions qui se présentent, pour tendre des pièges à leur chasteté, et comptent entre leurs plus belles victoires les moindres avantages qu'ils remportent sur eux de ce côté-là: aussi leur
livrent-ils des attaques continuelles; et je vois que plus on a de confiance sur ce point, plus on a lieu de craindre et de trembler. Je puis ajouter que tous
ceux qui méprisent, comme puériles, les saintes précautions des âmes chastes, seraient beaucoup moins tranquilles sur ce point délicat, et changeraient bientôt de langage, si Dieu permettait qu'ils fussent une seule fois témoins de ce qu'il m'a fait voir, il y a comme une trentaine d'années. Cette vision m'a beaucoup frappée, et j'en ai toujours gardé le secret le plus profond. Il faut que je parle aujourd'hui.
Dangers des rapports et des entretiens entre des personnes pieuses de différent sexe. Artifices du démon pour leur faire perdre la chasteté.
Je vis des esprits malins venir en foule se mêler à une troupe d'ecclésiastiques et de religieux et religieuses, qui paraissaient s'amuser ensemble avec la plus grande décence et retenue; je voyais l'immodestie de gestes, j'entendais l'indécence des paroles, et ces esprits méchants et pervers qui ne s'étudiaient qu'à tout gâter et à tout corrompre par leurs infâmes suggestions. Représentez-vous, mon Père, une troupe de libertins qui, par leurs discours empestés, empoisonnent les conversations les plus innocentes
; qui, jaloux que les autres soient meilleurs qu'eux, prennent à tâche de faire passer dans tous les cœurs tout le venin qui les brûle, ou qui, ne pouvant réussir à leur gré, s'en consolent en calomniant les intentions, la conduite des gens de bien, et en supposant, surtout dans les personnes d'Église, toutes les dispositions perverses et les sentiments dépravés qu'ils trouvent en eux- mêmes. Ce sont autant de suppôts du démon qui imitent assez bien celui dont ils sont les organes ; et comme, en général, la bouche parle de
l'abondance du cœur, ici, surtout, le cœur et la langue suivent l'impression de l'esprit qui les meut et les gouverne.
Je voyais donc, mon Père, ces démons souffler aux oreilles des uns et des autres, dans la compagnie, des conseils propres à les jeter dans l'illusion ou dans la tentation, et je voyais qu'ils s'y prenaient avec une ruse et une adresse étonnantes, comme des filous ou d'adroits escamoteurs qui s'exercent à leur métier de tromper et de faire illusion par leurs tours de passepasse. C'est une personne très pieuse, disaient-ils à un prêtre; c'est une bonne religieuse, c'est une sainte; il n'y a pas le moindre danger avec une âme de ce caractère. Que pourriez-vous craindre, disaient-ils à une religieuse? Ce sont ici des prêtres, des religieux, des hommes très retenus et très mortifiés; ils ont tous fait le même vœu que vous, et ainsi il n'y a pas lieu de s'alarmer dans une pareille société.
Sur cela, je remarquai plus de gaieté et de familiarité dans les personnes; c'étaient des manières plus enjouées, des souris, des coups-d'œil, des airs de confiance, et quelquefois de petits jeux de mains. Chaque fois qu'il arrivait
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quelque chose de semblable, je voyais les démons éclater de rire et témoigner, en mille manières, leur satisfaction et l'espérance qu'ils avaient qu'on n'en resterait pas là. Et effectivement, je remarquais que tout ce qu'ils avaient prévu et annoncé ne manquait jamais d'arriver. Il est bien difficile que cela arrive autrement en pareille circonstance. Tout ce que le démon peut faire de moins, c'est de troubler l'esprit et la chair par des représentations sales, comme l'expérience l'a toujours prouvé à tous ceux et celles qui y ont donné lieu par leur imprudence et leur témérité à s'exposer au danger, quelquefois même à l'égard des personnes les plus saintes (1).
(1) Si le démon trouve tant à gagner dans les amusements des personnes les plus pieuses et les plus réservées, quel profit ne fera-t-il pas dans les danses, dans les bals, dans les particularités, aux spectacles et en mille autres circonstances que le monde autorise ? Il s'en trouvera cependant qui croiront volontiers tout ce que la Sœur dit ici par rapport aux personnes consacrées à Dieu, et ne croiront pas que cela puisse s'appliquer aux gens du monde. Il n'y a de mal que dans la religion, et de danger que pour les dévots ! Mais quoi ! est-ce que le démon n'oserait pas tenter les autres, surtout quand les occasions sont si belles ? Supposerait-on la chose inutile a leur égard, vu que leurs dispositions habituelles ne lui en laisseraient pas la peine? C'est au monde a choisir...
De la grande retenue que doivent avoir les confesseurs, sur tout à l'égard des fausses dévotes. La vigilance rend les bons prêtres invincibles.
Les prêtres et surtout les confesseurs ne peuvent donc avoir trop de retenue, surtout vis-à-vis de ces prétendues dévotes dont la confiance excessive et équivoque tout à la fois dégénérerait si facilement en licence, ils doivent éviter avec elles les particularités, les coups d'œil, les souris, les tête- à-tête, et surtout les jeux de main, quelque légers qu'ils soient; autrement ils
se rendraient coupables des troubles d'esprit, comme de toute autre révolte qui en pourrait être la suite. J'ai connu que toutes ces familiarités, quelque nom qu'on leur donne, ou de quelque prétexte qu'on les colore, déplaisent autant à Dieu qu'elles sont agréables au démon; et j'ai eu occasion plus d'une fois d'éprouver par moi-même combien il faut peu de chose pour donner lieu à la tentation, surtout dans un point aussi délicat.
Que de pièges, par conséquent, et combien de sujets de trembler pour ces religieuses tièdes, et sur-out pour ces prêtres inattentifs et inappliqués, qui, peu soigneux de tendre à la perfection, se sont fait une règle de mépriser ce qu'on appelle les petits moyens et les petites choses! Mais, mon Père, je le vois, autant que ceux-ci sont exposés, autant les prêtres laborieux, vigilants et exemplaires, sont difficiles à vaincre, parce qu'ils ont plus de moyens et de grâces pour résister au démon et vaincre la nature. Dieu les assiste d'une manière toute spéciale. Pour m'en convaincre, il m'en a fait voir un, entre autres, si occupé, que le tentateur n'avait pas même d'accès auprès de lui.
Plusieurs démons se réunirent pour le faire succomber, mais inutilement: un autre arrive, leur reprochant leur peu de zèle et d'habileté, en se flattant d'en avoir tout seul la victoire. Il bande un arc avec force, et décoche avec fureur sur cet ecclésiastique laborieux et vigilant une flèche qui, au lieu de le frapper, retourne vers celui qui l'avait décochée; plusieurs autres démons lui lancèrent aussi des flèches qui retournèrent toujours en arrière, et l'ecclésiastique continua d'exercer ses fondions sans même s'en être aperçu.
Vaincus et confondus, ses ennemis se retirèrent, menaçant de revenir en force dans un moment plus favorable pour eux : preuve que sur ce point nous devons craindre en tout temps, en tout lieu, de la part des autres et de nous-mêmes; avoir recours, entre autres avis, à la vigilance et à la prière, et que les religieuses doivent regarder la grille et le parloir comme un lieu très- dangereux pour elles; ce que Dieu m'a fait voir à plusieurs reprises.
Danger d'un simple regard de curiosité.
À ce propos, mon Père, il faut que je vous dise ce qui m'est arrivé dernièrement. Ayant jeté les yeux deux ou trois fois, avec quelque réflexion et remords de conscience, sur des soldats que je voyais par ma fenêtre faire leurs exercices dans les champs voisins, Dieu m'en reprit durement, comme d'une grande imprudence et même d'une grande infidélité : pour mieux me faire voir à quoi je m'étais exposée, il a permis au démon de me tenter à cette occasion d'une manière très importune.
Ce n'est pas, mon Père, la première fois qu'il a permis ces sortes de tentations pour punir mes lâchetés, mes infidélités dans les circonstances où il eût fallu, pour son amour, sacrifier la curiosité et la satisfaction personnelle. Ces petits sacrifices qu'on a continuellement occasion de lui faire, il me marque qu'ils lui sont très agréables, et que les manquements où nous tombons sur tous ces points lui déplaisent et nous nuisent beaucoup plus qu'on ne pense communément.
Ce mépris interprétatif que nous faisons de ses grâces, nous en attire à coup sûr une soustraction plus ou moins considérable, et qui est d'ordinaire la cause des chutes les plus lourdes. Hélas ! que de péchés commis pour n'avoir pas détourné la vue et retenu une parole, réglé son imagination, rejeté une pensée, évité une occasion, fait ou omis une petite démarche, réprimé une vivacité ou autre mouvement trop naturel! Il en eût coûté si peu pour gagner beaucoup ! La cause n'était rien, l'effet est un monstre qui a épouvanté, et souvent un précipice qui a englouti. Que d'exemples ne pourrait-on pas en citer, si tous les hommes
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n'en portaient pas la preuve, et s'il ne suffisait pas à chacun de rentrer en soi- même pour en être convaincu!
ARTICLE X.
Sur les amitiés particulières et sur le mariage.
Rédaction faite à Jersey au mois de janvier 1792.
Vous vous rappelez sans doute, mon Père, ce que je vous ai fait écrire touchant la différence qui se trouve entre l'amour de Dieu et celui de la créature, ainsi que leurs différents effets. Dieu m'ordonne de revenir un peu
à cette matière, que d'autres objets nous avaient fait quitter un peu trop tôt peut-être; car il est si difficile de lier tant d'idées si disparates, sans en laisser échapper d'essentielles, comme d'y mettre l'ordre et la suite qu il faudrait!
Mais encore une fois, ce n'est pas de la symétrie qu'il s'agit dans tout ce que je vous dis, mais de la volonté divine et des moyens d'être utile aux autres. Parlons donc maintenant des amitiés particulières dont notre Seigneur m'a fait tant de plaintes par le passé, et qui, dans tous les états, sont si funestes à la vertu.
Effets funestes d'une amitié trop naturelle. — Outrage qu'elle fait à Dieu, surtout dans les âmes qui lui sont consacrées.
La première année de ma profession, j'entendis un jour quelques religieuses parler, en récréation, de 1'amitié extraordinaire qu'avaient entre elles deux personnes du monde. Cette amitié excessive les portait, disait-on, aux plus petits soins; à s'inquiéter sans cesse l'une pour l'autre, et à ne point vivre si elles n'étaient ensemble. Moi, tout de bon, je n'y comprenais rien, je ne savais ce que voulaient dire ces inquiétudes d'amitié, ni ces petits soins réciproques, ni comment l'amour des créatures pouvait aller jusqu'à rendre la vie à charge, si l'on n'avait la personne que l'on aime. La confidence que me fit quelques jours après une personne de la maison, ne fit qu'augmenter ma surprise sur tout cela; elle me lut en particulier, et presque malgré moi, la lettre qu'elle venait de recevoir d'une personne avec laquelle elle avait été très liée autrefois : c'était une demoiselle qui lui marquait combien elle souffrait de son absence et de sa séparation; combien elle l'aimait toujours; combien elle pensait à elle jour et nuit Cela allait, mon Père, à un point
qu'on ne peut dire, jusqu'à en éprouver des palpitations et des espèces de défaillance et de pamoison. En outre, il y avait dans la lettre certains petits termes mignards, certaines petites expressions de tendresse et de cajolerie qui me déplaisaient souverainement, et qui devaient aussi déplaire beaucoup à la religieuse qui me faisait cette confidence.
La peine que j'en reçus fit que, dès le moment d'après, j'allai au pied de l'autel en faire ma plainte, ou plutôt une espèce d'amende honorable à J.-C. Mon Dieu, lui disais-je, est-il bien possible, et comment peut-il se faire que l'amour que se portent des créatures, aille jusqu'à de pareilles impressions, jusqu'à leur faire oublier tout le reste, au mépris de l'amour de préférence qu'elles vous doivent à vous-même?.....
« Oui, mon enfant, me répondit J. C., la chose est possible, et n'est, comme tu le vois, que trop vraie. Pour n'avoir pas veillé sur soi-même, afin
d'arrêter, et de régler les premiers mouvements du cœur, les affections naturelles s'échauffent et s'allument jusqu'à ce point et au-delà: c'est cet amour purement naturel et sensible de la créature, qui entraîne toujours, quand il n'est pas réprimé, les suites les plus fâcheuses pour le salut; il aveugle les hommes charnels jusqu'à leur faire oublier tous les principes, et les conduit quelquefois jusqu'à la brutalité, sans qu'ils s'en aperçoivent eux- mêmes : alors, ils n'ont plus d'entendement que pour l'objet de leurs passions, et ne rougissent point de faire consister la vertu et la perfection dans ce qui favorise leur goût dépravé et la honteuse inclination qui les domine. »
Les amitiés particulières sont opposées à l'amour de Dieu, et une sorte d'adultère spirituel.
« Ainsi, au mépris du grand commandement qui ordonne de m'aimer de préférence à tout, ces chrétiens sensuels et infidèles mettent dans leurs cœurs des idoles de chair à ma place; ils leur prostituent leurs adorations et leurs encens, et leur rendent un culte qui n'est dû qu'à moi. Quel outrage à ma divinité! Mais, ajouta-t-il, si cet affront m'est si insupportable par rapport aux simples fidèles, que sera-ce donc par rapport aux personnes qui me sont consacrées par le vœu solennel d'une fidélité perpétuelle ! La préférence
qu'elles donneraient dans leurs cœurs à toute autre chose qu'à moi, à toute espèce de créatures, sur l'amour qu'elles me doivent exclusivement, ne serait-elle pas une espèce de profanation et d'adultère? et outre l'affront général que je reçois de tous les crimes en ce genre, ne faut-il pas convenir que celui-ci porte un caractère d'ingratitude et d'infidélité qui lui est propre, et qui en augmente considérablement la noirceur?
» Ah ! malheur, malheur aux épouses adultères et infidèles, superbes et audacieuses, qui se moquent de mes recherches et de mes faveurs, pour prostituer leur affection et leur cœur à la créature. Je suis un époux jaloux, et je m'en vengerai par un divorce éclatant: alors elles me demanderont des consolations, et alors je les enverrai à ceux qu'elles me préfèrent. Je ne vous connais point, épouses adultères, leur dirai-je, dans
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ma fureur : retirez-vous; car tous ceux qui crient vers moi n'entreront pas pour cela dans ma gloire... »
Oui, mon Père, j'ai vu en Dieu que ceux qui, après le vœu de chasteté, s'attachent d'affection sensible à la créature, commettent un sacrilège et un adultère spirituel, plus ou moins injurieux à Dieu, suivant le point de l'affection qu'ils portent aux créatures, au préjudice de leur vœu; et cet adultère se commet sans même qu'on s'en aperçoive bien.
» Quelle différence, dit J. C., entre l'amour qu'ont pour moi les âmes tièdes, lâches et indifférentes, et celui qu'ont pour la créature les trop sensibles partisans du monde corrompu !... Quand on aime la créature,on étudie, comme vous voyez, scrupuleusement tous les moyens de lui plaire, et l'on craint de la désobliger en quoi que ce soit; ou y pense nuit et jour, on souffre d'en être éloigné; ce sont des soins empressés, des attentions continuelles, des souvenirs dont rien ne peut distraire. Où sont ceux qui en fassent autant pour moi, qui suis pourtant digne de tous les soins, de toutes les attentions et de tous les cœurs? S'il se trouve quelque chose d'approchant dans mes vraies épouses, que de froideur, d'indifférence et de lâcheté dans les autres !....
» Combien d'épouses infidèles qui m'abandonnent à la moindre épreuve! Eh! c'est qu'en se donnant à moi, elles avaient plus cherché mes faveurs et mes consolations que moi-même ! Mes vraies amantes, il est vrai, ne me perdent guères de vue; par une disposition de prières et d'union continuelle, elles m'offrent sans cesse leurs moindres actions, et sont à moi au milieu des occupations les plus dissipantes; mais les autres, au contraire, par une disposition de dissipations habituelles, m'enlèvent leurs meilleures actions, et sont au monde et à la créature jusques dans leurs exercices de piété. J'ai beau les rappeler sans cesse, elles me tournent le dos et ne font pas semblant de m'entendre; si je les afflige, elles vont chercher leurs consolations parmi les créatures, au lieu de s'adresser à moi.
Facilité et moyens de se concilier l'amitié de J.-C.
« Les amitiés particulières, continue J. C., sont donc opposées à mon amour et mettent un très grand obstacle à la perfection d'une âme. Ce n'est pas, ajouta-t-il que je condamne une amitié sainte et chrétienne, qui consiste à s'aider, en vue de Dieu, à pratiquer la vertu et à faire le bien. Non, ces sortes d'amitiés particulières me sont très agréables, étant dans l'ordre et le vrai sens de mon amour même, pourvu toutefois, qu'on n'y mêle point quelque chose de trop humain, comme il arrive trop souvent. Je ne refuse
jamais ceux qui ont l'intention de tout faire pour me plaire et pour m'honorer... Eh bien, ma fille, me dit-il, veux-tu être à moi tout de bon ? Combien de facilité n'as-tu pas pour cela? Tu n'auras aucune peine à me trouver pour jouir de ma conversation; il ne te faudra ni lettres, ni commissionnaire, comme il en faut pour entretenir les amitiés du monde. Je serai partout à ta portée et avec toi. Tu me trouveras en tout lieu et à tout moment, par le souvenir de ma présence et par les affections de ton cœur, sans l'entremise d'aucun confident.
« Mon amour, qui animera tous tes travaux, te les rendra tous méritoires et donnera du prix à chacune de tes actions. Il n'y en aura pas une seule qui ne te soit comptée pour quelque chose et ne t'acquière un nouveau degré de mérite devant moi. Quel intérêt n'as-la donc pas à cultiver une amitié si précieuse et si commode; une amitié qui, sans gêne et sans aucun embarras, peut te valoir une moisson de récompenses qui ne se peut ni définir ni apprécier ! ...
« Moyennant ta fidélité à correspondre à mes prévenances, moyennant quelques petites visites bien plus agréables que gênantes, que tu me feras devant mes autels, tout ira à ton profit, et rien à ta perte; tu jouiras avec délices de ma plus tendre conversation, de mes plus signalées faveurs. Je serai ton défenseur et ton appui contre tous les ennemis qui t'environnent; je serai ton père, ton époux, ton ami, ton Dieu, et ta grande récompense pour l'éternité. Ces avantages, ma fille, valent-ils bien ceux dont tu te priveras pour mon amour? Ah ! crois-moi, et tu seras, dès cette vie même, bien dédommagée des sacrifices que tu m'auras faits et des violences que tu te seras faites à toi-même pour me plaire et pour m'obéir : au lieu des retours fâcheux et des trahisons fréquentes; au lieu de ces craintes, de ces troubles, de ces frayeurs qui, dans certains moments, déchirent le cœur des amateurs du monde, tu ressentiras une douce consolation qui sera un avant-goût de la béatitude éternelle que je te prépare et où te doit conduire mon amour. »
O mon Dieu! m'écriai-je, confuse et pénétrée de la profondeur de mon néant et de mon indignité, mon Dieu, que suis-je, pour que vous daigniez me chercher ainsi, comme si votre bonheur dépendait du mien, et que vous ne puissiez être heureux, sans que je le fusse moi-même ! Oui, sans balancer, je me donne à vous et je ne veux aimer
(420-424)
jamais que vous seul dans le temps et dans l'éternité.
Suites funestes de ces amitiés dans le monde même et dans le mariage. Horribles abus de ce sacrement.
Ces suites funestes de l'amour des créatures et des amitiés particulières, on s'imaginera peut-être qu'elles n'ont lieu qu'à l'égard des personnes consacrées à Dieu, ou qui sont d'un certain état dans le monde ; mais qu'elles ne regardent pas, celles qui se destinent à l'état du mariage : qu'on se détrompe encore sur ce point, et que, pour y réussir, on apprenne ce que le Seigneur me force de dire sur un état qui m'est absolument étranger, et sur lequel je voudrais pouvoir garder un profond silence.
J'ai vu tomber en enfer une infinité de personnes mariées, et J. C. m'a fait connaître la principale raison de leur perte éternelle. Voyant surtout que c'était par le péché d'impureté, je me suis écriée : O mon Dieu! comment voulez-vous que je touche une matière aussi infecte et que je remue un pareil bourbier? Comment voulez-vous que je parle d'un vice aussi contraire à mon vœu et à la perfection de mon état ?...
« Ne craignez rien, m'a-t-il dit, je me charge des inconvénients qui pourront en résulter par rapport à vous comme à tous ceux qui ont un vrai intérêt à lire, écrire, examiner dans la bonne foi ce que je vais vous dire pour ma gloire et le salut des âmes. Ce sont des choses infâmes, il est vrai; mais je vais les envelopper sous des figures qui vous préserveront de toute souillure. Tout ce qui vient de moi est pur, et souvenez-vous que les rayons du soleil éclairent un cloaque infect, sans contracter aucune infection. »
Aussi, mon Père, j'ai tout vu sans rien voir, et j'ai tout compris sans y prendre aucune part. Oui, j'ai aperçu les excès conjugaux, les différents abus d'un sacrement très saint, dont on profane si souvent la sainteté; un sacrement qu'on fait servir à la seule passion, à la brutalité même, et qu'on va jusqu'à souiller quelquefois par des abominations contraires aux fins qu'on doit s'y proposer, des horreurs qui dégradent la nature et la font rougir. Je l'ai vu, et je n'en ai senti que des mouvements d'indignation et d'horreur (1). Je me suis écriée eu frémissant : Dieu saint, comment le souffrez-vous?...
Comment permettez-vous de pareils excès dans des créatures faites à votre image, et qui sont autant de membres de votre divin corps? Quel
renversement ! quels désordres!... Mais, mon Père, voici le détail de ma vision. Vous en jugerez mieux par le simple récit.
(1) Parmi les examinateurs du manuscrit, il s'en est trouvé un ou deux, au plus, qui m'ont paru désirer que la Sœur n'eût point touché cette matière délicate dont, ont-ils dit, il ne convenait point à une religieuse de parler. Mais, en vérité, quelque porté que je fusse à déférer à leur opinion, je n'ai pu, ni bien d'autres, m'y rendre sur ce point, ni goûter le raisonnement sur lequel ils l'appuyaient; car, outre qu'ici ce serait à Dieu et non à la Sœur qu'il faudrait s'en prendre, il s'ensuivrait qu'il faudrait proscrire, avec plusieurs livres des saintes écritures, toutes les meilleures explications que nous ayons sur le sixième précepte, qui n'ont été faites que par des saints voués, comme la Sœur, à la vertu de chasteté. Qu'on ne s'y trompe pas, ce n'est qu'à de telles âmes qu'il appartient d'en écrire et d'en parler. Je sais qu'il se trouve des lecteurs malheureusement disposés à tourner en poison jusqu'aux remèdes qu'on leur présente; mais qu'en conclura-t-on ? qu'il ne faut plus parler de l'impureté pour en inspirer de l'horreur : c'est précisément ce que le monde corrompu demande; mais la religion pense bien différemment. Oui, à entendre les mondains, rien de plus dangereux que les sermons et les livres de théologie sur cet article. Cela ne peut que souiller l'imagination des jeunes gens, et ces moralistes si sévères ne trouvent rien que d'innocent dans la lecture des romans les plus dangereux à l'innocence, dans les spectacles, les danses, les tableaux où le vice infâme est représenté de la manière la plus séduisante; c'est-à-dire; qu'il en faut parler et écrire pour le faire aimer, mais jamais pour le faire haïr et détester. Ainsi, ce vice affreux se fait, de la honte qui lui est due, un rempart sous lequel il se met à couvert et prétend jouir de l'impunité : Dieu n'est pas dupe de cette duplicité, que la conscience désavoue et que la raison rejette de concert avec la religion.
Le mariage est représenté sous la figure d'un grand fleuve.
D'abord, j'ai vu couler sous mes yeux un fleuve large. et très profond, dont le cours était si rapide, qu'il fallait une force et une adresse étonnante, et encore le secours d'un bon guide, pour le passer sans être submergé. Ce qui me frappait le plus, c'était de voir une multitude innombrable de personnes des deux sexes et de tous les états qui couraient s'y précipiter avec un aveuglement qui tenait de la fureur, de sorte que le fleuve roulait presque tout le genre humain dans son cours.
Épouvantée de tant de naufrages, surprise et hors de moi de tout ce que je voyais, je plaignais les victimes infortunées, dont les visages étaient couverts. Quel est ce fleuve terrible, demandai-je, et que peut-il signifier ?... C'est l'état du mariage, me fut-il répondu; tous y courent, comme vous voyez, parce que tous suivent l'inclination de la nature. Faut-il s'étonner que tant de personnes y périssent ! Ne cherchant que les satisfactions grossières que l'Évangile condamne, on se laisse aller à la pente naturelle, et l'on est emporté par la rapidité de son cours: c'est là précisément le torrent, le
gouffre qui engloutit presque tous les hommes, parce que presque personne n'a l'art d'éviter les écueils dont il est rempli.
Mauvaises disposition et dépravations de ceux qui se marient. — Petit nombre de ceux qui vivent saintement dans le mariage.
Il est vrai que l'état du mariage est nécessaire pour la propagation de l'espèce humaine; mais, hélas ! cette source de la reproduction du genre humain est presque universellement empoisonnée
(425-429)
par les mauvaises dispositions de ceux qui s'y enrôlent. Le sacrement suppléerait, sans doute, mais il faudrait en faire un meilleur usage, s'y préparer davantage, et surtout ne pas commencer par le profaner en le recevant : car, de cette manière, loin d'en être sanctifié dans son principe, cette source de la reproduction des hommes ne s'en trouve que plus corrompue, parce qu'on ajoute le sacrilège à la dépravation; ce qui fait qu'on peut bien dire de nos jours, comme du temps de Noé, que l'iniquité est à son comble, et que toute chair a corrompu ses voies.
Première source de la perversité des hommes; car quels fruits peuvent produire des arbres de cette espèce, surtout quand on leur donne une culture, je veux dire une éducation conforme à leur origine? « Il est vrai, m'a dit Dieu, qu'il y a encore et qu'il y aura toujours des familles prédestinées, où la bénédiction céleste se répand de génération en génération : ce sont celles où la sagesse parait héréditaire et passe des pères aux enfants, où la crainte de Dieu fait le partage du fils, comme elle a fait le partage du père. Le fruit et l'arbre sont également bénis par celui qui a tout planté, et qui donne à tout l'accroissement. Voilà d'ordinaire l'origine des élus du Seigneur. Par leurs dispositions ils se rapprochent de l'état où étaient Ève et Adam avant leur chute; ou du moins la grâce du sacrement affaiblissant en eux les mauvais effets du péché de leurs premiers parents, leur tient, en quelque sorte, lieu de la grâce première dont ils étaient prévenus.
Excès qui se commettent avant et après le mariage.
Mais, mon Père, pour une famille de ce caractère, ah! combien d'autres où l'on n'a pas même la moindre idée de la sainteté de cet état, où l'on ne s'y propose qu'une satisfaction purement animale, un plaisir sensuel et brutal; où l'on va tout-à-la-fois contre la dignité du sacrement et contre le vœu de la nature qui tend à la propagation !... Pour de pareils monstres il faudrait des foudres et non pas des paroles; c'est déshonorer, c'est avilir, c'est dégrader la qualité d'homme. Que deviendra donc le caractère et la qualité de chrétien?...
Je ne parle pas, mon Père, des libertés prématurées, des familiarités, des licences criminelles qui trop souvent préviennent le sacrement et en font profaner la réception. L'obstacle que cette profanation met à la grâce propre du mariage, est la cause la plus ordinaire des malheurs et des tentations qu'on éprouve dans ce saint état. Je parle, non de ceux qui pensent à y entrer, mais de ceux qui y sont actuellement et qui font un usage criminel du sacrement qu'ils ont reçu. Combien qui, par cet usage criant et abusif, ne trouvent dans un état si saint que des sujets, des matières de crimes, des occasions de damnation !....
L'Écriture nous dit que les premiers maris de la femme du jeune Tobie avaient été étouffés par le démon la première nuit de leur mariage, pour punir leur emportement et leur brutalité. Eh bien ! mon Père, Dieu me fait connaître que la même circonstance des nouveaux mariés, parmi les chrétiens, n'était pas moins funeste à leurs âmes, qu'elle l'était au corps de ces infidèles, et que la fosse qu'on faisait d'avance pour eux était la figure de l'abîme où les mêmes excès, les mêmes licences, les mêmes emportements, plongent encore tous les jours les nouveaux mariés. Quel déplorable aveuglement!
Obligation d'instruire les nouveaux mariés sur leurs devoirs.
Que de jeunes mariés se croient tout permis, croupissent et meurent dans des habitudes abominables, sans rien faire pour en sortir, sans penser même à s'en corriger !. Que de gens qui s'imaginent user de leurs droits, quand ils
insultent le sacrement qu'ils ont reçu pour le respecter et non pour l'outrager! Malheur! ah! malheur à eux !. Malheur aux directeurs ignorants ou lâches,
qui, par une cruauté révoltante ou une délicatesse mal entendue, refusent de les instruire sur un devoir de cette importance, ou qui les absolvent sans les corriger! ils sont cause du mal qu'ils laissent commettre. Malheur à ceux qui n'instruisent pas décemment les futurs époux, avant de les unir par ce lien sacré! ils les envoient au combat sans armes, et les précipitent dans le fleuve
sans aucune précaution. Quel sujet de trembler pour ces ministres prévaricateurs !
Les péchés qu'on commet lors du mariage font horreur; on s'en relève quelquefois, parce qu'il n'y a rien alors qui puisse rassurer tant soit peu celui qui s'en est rendu coupable; mais ceux qu'on commet, dans le mariage sont comme fixes et incorrigibles, parce qu'on ne pense pas même à s'en repentir ni à changer. Sous le spécieux prétexte du sacrement qu'on a reçu, on s'aveugle soi-même jusqu'à n'avoir ni aucune retenue, ni aucun remords de ce qui pourtant devrait bien en faire naître.
Ah ! mon Père, je frémis encore du nombre des victimes qui vont s'abîmer dans le torrent, où j'aurais infailliblement péri moi-même, vu surtout les mauvaises inclinations de ma jeunesse, si Dieu, par une miséricorde purement gratuite, ne m'en eût préservée par une autre vocation. Quelle grâce que celle du célibat! Ah ! c'est à présent plus que jamais que j'en sens tout le prix et
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à quelle reconnaissance cette grâce m'oblige.....
ARTICLE XI.
Sur la grâce du martyre; sur les effets que produisait dans la Sœur la lumière de la foi qui l'éclairait; et sur la vraie humilité, fondement de toutes les vertus.
Rédaction du dernier envoi de la Sœur de la Nativité, commencée dans l'île de Jersey, le 18 janvier 1792. Ne pas craindre ceux qui ne peuvent tuer que le corps.
Mon Père, il y a peu de jours que, dans ma prière, je demandai à Dieu, pour moi et pour toute la communauté, aussi bien que pour tous les fidèles persécutés, la force de souffrir, le courage et la persévérance dans leurs maux; et voici ce que notre Seigneur me dit à cette occasion : « Pourquoi tant craindre ceux qui n'ont aucun pouvoir sur l'âme des miens? vous donner la mort temporelle, voilà tout ce que peut leur fureur; car elle ne saurait aller plus loin, et leurs flèches n'atteignent point au-delà du trépas; leurs coupables efforts n'aboutissent donc qu'à dégager de son corps une âme qui m'appartient, et à la mettre en liberté de retourner à son auteur.
» Alors, je m'en ressaisirai avec plus d'empressement que n'en a un avare qui dérobe son trésor aux recherches de ceux qui veulent le lui ravir. Pourquoi donc tant s'en inquiéter? Abandonnez, s'il le faut, à leur rage ce corps de boue, qui, d'ailleurs, ne tardera pas d'y retourner; qu'ils le mettent en pièces, qu'ils emploient le fer et le feu pour le dissoudre: ils ne pourront jamais l'anéantir à mes yeux; j'en suivrai toutes les parties, et malgré eux je saurai tout rejoindre et tout ressusciter au dernier jour.
» Par-là, ma fille, l'attente de mes ennemis sera bien frustrée et leur surprise bien grande, quand ils en seront témoins, quand, à la crainte des tourments, qui est si naturelle à l'homme, ils verront se joindre la vengeance que je tirerai de tout ce qu'ils auront fait souffrir aux miens, par le triomphe que je leur accorderai.
Grâce de force que J. C. donne aux martyrs. Fruit de sa passion.
» N'oubliez pas, m'ajouta-t-il, que quand j'appelle quelqu'un a la grâce du martyre, j'environne son âme, son cœur et son courage, d'une cuirasse de fin or et de diamants, qui le rend comme inaccessible à tous les traits enflammés de l'enfer et à toute la malice des démons. C'est la foi et la charité la plus pure qui composent cette cuirasse impénétrable; et si je n'exempte pas mes confesseurs de toute espèce de crainte, ni même de sensibilité à la douleur, soyez sûre que je suis engagé et comme obligé de les soutenir, puisque c'est pour ma cause qu'ils combattent. Bien certainement je ne les abandonnerai jamais à des épreuves qui seraient au-dessus de leurs forces: une grâce suppléera encore à la faiblesse de la nature; et, quand il le faudra, le dernier des miens montrera plus d'intrépidité et de force que tous les héros de la profane antiquité n'en ont jamais fait paraître.
» Cette force surprenante de mes serviteurs et de mes servantes, je l'ai méritée pour eux par ma résignation aux approches de la mort, ma patience et mon courage dans les souffrances de ma passion, mon âme fut alors
inondée des douleurs qui, comme un torrent, se débordèrent sur moi et engloutirent mon humanité sainte. Je fus réduit à l'agonie dans le jardin des Olives, rassasié d'opprobres devant mes juges, et abandonné sur la croix, pour mériter à tous la grâce de supporter un pareil traitement, s'il est nécessaire que vous l'enduriez pour la défense de ma religion et de ma divinité.
Vous ne pouvez donc mieux faire que d'unir d'avance vos souffrances à celles de ma passion : ce sera un excellent moyen de l'honorer et de me plaire, en vous préparant à tout événement que Dieu pourrait permettre.
Cette disposition au martyre m'est aussi agréable, en un sens, que le martyre même : ainsi, vous en tirerez un grand mérite et une source inépuisable de consolations. La vie est courte et l'éternité ne finit point; les souffrances de ce monde ne sont rien en comparaison du bonheur dont elles sont suivies, si on sait porter saintement les croix qui doivent le faire mériter. Ceux qui auront part à ma résurrection dans le ciel, regretteront-ils d'avoir eu part à mes souffrances sur la terre ? Voilà, mon Père, l'avertissement charitable que
J. C. m'a donné dans cette circonstance, en y joignant d'autres avis dont nous pourrons parler dans peu.
Effet que produit en la Sœur la lumière qui l'éclaire en Dieu.
Cette lumière qui m'éclaire en Dieu, et dont je vous ai parlé tant de fois, m'a fait contracter dès l'enfance une habitude dont, je crois, il me serait impossible de me changer : c'est de comparer en moi-même tout ce que je vois, tout ce que j'entends, tout ce que je lis ou j'examine, à la volonté de Dieu, qu'elle me présente sans cesse comme la règle infaillible de mes jugements, aussi bien que de ma conduite. Je me trouve ainsi portée à approuver ou à condamner tout ce qui se présente à mon esprit, suivant que cette lumière m'y découvre de conformité ou d'opposition avec la volonté divine. Je ne sais, mon Père, si je me fais entendre; mais je pense que, pour avoir une juste idée de ce que je veux dire, il faut l'avoir expérimenté : c'est comme un miroir toujours présent aux yeux de mon esprit, qui lui montre les choses telles qu'elles sont, par rapport à Dieu, et ne lui permet pas d'en
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juger autrement dans aucune circonstance.
Quand j'étais encore enfant, et que mon père et ma mère me menaient à la messe, je trouvais un singulier plaisir d'entendre M. le recteur ou son vicaire nous expliquer l'Évangile, faire des exhortations à la vertu, et menacer des jugements de Dieu ceux qui s'abandonnent au vice et au péché. J'aimais surtout qu'ils parlassent des vertus de J. C. et des saints; je voyais dès lors, par cette lumière, que tout cela était conforme à la volonté divine et à la vérité de l'Évangile. Mais une chose bien surprenante, c'est que, s'il eût échappé à ces messieurs, par mégarde ou autrement, quelque proposition contraire à la vraie foi, ou quelque chose d'opposé à la vraie croyance des fidèles, comme à la morale chrétienne, je voyais tout de suite que cela n'était pas dans l'ordre ni dans le sens de la volonté divine. La lumière m'en faisait voir la difformité, au point que j'eusse été contrainte de sortir, si un prêtre avait soutenu fermement quelque erreur condamnée par l'Église ; je n'eusse pu même souffrir la vue d'un hérétique déclaré, tandis que j'éprouvais, pour un prêtre parlant au nom et dans le sens de J. C. et de son Église, un respect et une vénération qui me faisaient comme apercevoir J. C. même dans sa personne.
Avec cette lumière, elle porte son jugement sur les sermons, les livres, etc.
Disposition que j'ai éprouvée dans tout le cours de ma vie. Que j'entende un sermon, une conférence, un catéchisme, ou une lecture, je m'applique à suivre mot pour mot le sens de ce qu'on dit. La lumière de Dieu me fait voir avec plaisir toutes les vérités d'évidence; mais tout ce qui serait douteux ou suspect me fait éprouver une certaine peine proportionnée à l'opposition que j'y vois avec la lumière céleste : je suis obligée de rejeter promptement tout ce qui combat l'éternelle vérité.
C'est par le secours de cette lumière que j'ai souvent condamné, comme malgré moi, certains livres qui me tombaient sous les mains, ou qu'on me donnait à lire pour en juger, sans pouvoir bien motiver mes jugements, ni rendre raison de la condamnation que j'en faisais. Je me sentais animée d'une indignation qui me forçait à fermer le livre, et quelquefois à le jeter loin de moi, parce qu'en y lisant des choses qui pouvaient paraître indifférentes, quelquefois même bonnes et très bien dites, j'y reconnaissais toute la malice de Satan, et tout le venin renfermé dans l'esprit de l'auteur et dans le but qu'il
s'était proposé, d'ébranler la foi ou les mœurs. Alors je regardais le livre comme une production infernale qu'il m'était impossible de souffrir.
Je me rappelle entre autres qu'il y a plusieurs années que notre mère me remit un livre qu'elle avait surpris à une pensionnaire de la maison, pour que je lui eusse à dire si je le trouvais bon ou mauvais, n'ayant pas le temps de s'en instruire par elle-même. J'en parcourus quelque chose, et je ne tardai pas à y découvrir, sous de beaux dehors et un style agréable, une doctrine perverse et toute anti-chrétienne; je connus même qu'en peu cette méchante doctrine, malheureusement trop accréditée, allait faire éclater une révolution la plus désastreuse, qui ne serait que la juste punition des partisans de l'impiété. Tout épouvantée, je rendis ce livre à notre mère, qui Ie rendit à la personne avec ordre de le faire voir à son confesseur. Le confesseur le mît au feu.
Il m'est aussi arrivé quelquefois de désapprouver dans des lectures certains traits d'histoire inventés par une piété, je pense, assez mal entendue, et par un zèle que je ne croyais pas suivant la science ni la prudence chrétienne; comme aussi certains traits d'une obéissance religieuse , non pas que l'obéissance religieuse ne soit très bonne en elle-même, nécessaire même dans toute communauté; mais c'était une obéissance si aveugle, qu'elle allait évidemment contre celle qu'on doit à l'Église, contre les commandements de Dieu, et quelquefois même contre les premiers principes de la loi naturelle; ainsi j'en avais une espèce d'horreur.
Dans cette lumière, elle répond avec fermeté aux officiers municipaux, connaît et prédit plusieurs événements.
C'est en suivant le sens de cette lumière, que je répondis fermement aux officiers municipaux qui venaient nous solliciter à profiter des décrets de l'assemblée, pour sortir de notre communauté et rentrer dans le monde. Je leur dis ma façon de penser sur cela avec tant de force et de liberté, que celui que je fixais en changea de couleur, et qu'il prit mon parti contre son compagnon, en lui disant qu'il fallait me laisser suivre mes résolutions et mes
vœux, et que j'avais raison de m'y tenir. Dieu me fit comprendre alors que celui-là même ouvrirait les yeux et renoncerait au mauvais parti; ce qui est arrivé.
C'est encore par cette lumière que j'ai prévu et annoncé tant de choses, dont je vous ai parlé autrefois; c'est par là, mon Père, que je savais que vous deviez remplacer M. Laisné, sans vous avoir jamais vu, et sans qu'il y eût
même aucune apparence que la chose dût arriver ainsi; c'est par là que j'ai donné quelquefois des avertissements à mes supérieurs, et que je vous
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en ai quelquefois donné à vous-même, dans certains momens, que vous pouvez vous rappeler (1).
(1) On a dû remarquer que la Sœur m'avait averti d'avance que je serais obligé de fuir, et qu'il faudrait me dérober aux poursuites, et ensuite qu'elle voyait en Dieu que je ne serais point saisi ni emprisonné. On a vu de plus que j'ai été averti par elle du temps où il fallait sortir du royaume, et tout cela antérieurement aux décrets qui ont enfin forcé tous les prêtres non conformistes à prendre le même parti, et même longtemps avant le massacre de Paris. Mais, outre ces avertissements de précautions pour ma sûreté personnelle, combien ne m'en a-t-elle pas donné pour le gouvernement spirituel des religieuses? En voici un trait qui se présente, entre plusieurs, à mon souvenir:
Deux religieuses m'avaient, au parloir, demandé permission de pouvoir se rendre mutuellement compte de leurs fautes journalières et de leurs victoires, comme aussi de leurs pratiques particulières de dévotion. Frappé au premier coup-d'œil de leur désir d'une plus grande perfection, je n'avais ni permis ni défendu, et je m'étais contenté de m'en rapporter sur cela au jugement de madame la supérieure, qui, de son côté, se contentait de tolérer tacitement. La Sœur de la Nativité vint me trouver un jour à cette occasion, et me parla à-peu-près de la sorte:
Vous savez peut-être, mon Père, que nos Sœurs N. et N. ont formé entre elles une certaine association particulière de pratiques extérieures et de confidences réciproques. Les deux pauvres filles n'ont que de bonnes intentions, et n'ont garde de prévoir tous les inconvénients qui peuvent en résulter par le moyen du démon, qui ne manquerait pas d'en tirer parti pour son avantage ; car je vois qu'il a dessein de leur tendre des pièges à cette occasion; il en a trompé un grand nombre sous l'apparence d'une plus grande perfection. Mon Père, soyez bien persuadé que, surtout en communauté, tout ce qui s'écarte de la règle générale pour donner dans des dévotions particulières, est suspect et très sujet à l'illusion. L'esprit tentateur qui va jusqu'à se transformer en ange de lumières pour mieux tromper, ne manque jamais, autant qu'il le peut, de jeter la zizanie dans le bon grain. Le moins qu'il puisse faire ici, et je vois qu'il n'y manquera pas, ce sera de faire naître entre ces
deux bonnes religieuses une amitié particulière, très contraire à la charité générale qu'elles doivent à toutes les sœurs, sans exception, sans partage, sans différence, sans exclusion quelconque; un esprit de présomption et d'estime d'elles-mêmes, qui peut-être dégénérerait bientôt en orgueil. Si cela n'arrivait pas, du moins on ne peut en nier la possibilité. Je vous avoue que je n'aime pas la dévotion qui s'affiche par des manières extraordinaires, à moins qu'elle ne soit bien autorisée du ciel. Allons à Dieu sans compter nos démarches et nos bonnes œuvres; car ce que la présomption compte pour beaucoup, est toujours compté pour peu, et quelquefois pour moins que rien, devant Dieu. Ce n'est pas un extérieur pharisaïque qui fait la bonne
religieuse, mais la simplicité et la droiture de cœur et d'intention jointe à l'esprit intérieur, à l'obéissance humble, et la vraie charité qui ne connaît point de différence entre les personnes qu'on doit aimer.
Sans cela, mon Père, on aura beau parler de haute perfection, de contemplation, de pratiques extérieures et de vie mystique ou intuitive, on n'en serait pas moins une hypocrite, et souvent un sépulcre blanchi. À Dieu ne plaise, mon Père, que je veuille appliquer rien de cela à aucune de mes sœurs, qui sans doute valent beaucoup mieux que moi devant Dieu; mais il peut arriver quelquefois que leur zèle ne soit pas bien éclairé, ni bien agréable à Dieu, et assurément il ne l'est pas en ce moment. C'est Dieu lui-même qui me charge de vous en avertir, afin que vous y mettiez ordre, et que vous preniez garde d'y donner votre consentement, ni à rien de semblable : c'est à quoi un directeur ne saurait faire trop d'attention. Croyez-moi : en toutes ces petites exceptions, la nature se recherche, et le démon s'en mêle beaucoup plus qu'on ne pourrait penser. Je vous prie, mon Père, de me pardonner la liberté et la confiance avec laquelle je me suis acquittée de ma commission.
On verra dans sa vie intérieure les avertissements qu'elle a donnés, de la part de Dieu, aux supérieures, et même à monseigneur l'évêque de Rennes, et les réformes qu'elle a occasionnées. Je l'envoyai faire la même commission à son abbesse, qui mit ordre à la chose.
Mon Père, en consultant la volonté de Dieu sur des choses qui paraissent très indifférentes, soit en elles-mêmes, soit pour l'ordre et le temps de les faire, je me suis souvent trouvée fortement portée à l'une plutôt qu'à l'autre, sans pouvoir me rendre raison de cette impression secrète, et presque toujours la suite m'a fait découvrir les desseins qu'avait Dieu en me les imprimant. Je me rappelle entre autres qu'une fois, consultant la volonté divine et la suivant, j'ai découvert un feu qui couvait dans un des appartements de la communauté, et qui l'aurait probablement consumée, si je n'étais accourue l'éteindre au moment où il allait prendre dans un bois de lit et dans la rampe d'un escalier.
Une autre fois une religieuse, ancienne et infirme, était tombée sur le visage, et allait s'étouffer, si je n'eusse connu dans la volonté divine, que je consultais alors, qu'il fallait laisser ce que je faisais pour courir bien vite à
l'infirmerie voir si quelqu'un n'aurait pas besoin de mon secours. J'y courus bien vite, et j'arrivai justement à temps pour l'empêcher de mourir en cet état. Combien de traits semblables ne pourrais-je pas vous citer, et combien d'actions de grâces ne dois-je point à cette volonté sainte et adorable, qui, dès mon enfance, m'a conduite comme par la main à travers mille écueils, qui, sans son secours, m'eussent été inévitables ! De combien de fâcheuses rencontres ne m'a-t-elle pas préservée? Après m'avoir enlevé mes parents, cette volonté sainte m'a prise sous sa tutelle, si on peut le dire, et m'a tenu lieu de tout. Par quelles voies secrètes et par quels détours inconnus ne m'a- t-elle pas conduite dans le sein de la religion, en triomphant de tous les obstacles qui s'opposaient à la vocation qu'elle avait mise en moi, pour ainsi dire à mon insu, et à laquelle une pauvre villageoise comme moi ne devait pas naturellement aspirer! Pauvre, ignorante, remplie de défauts, et n'ayant presque aucune des vertus d'un si saint état, je me trouvai pourtant enrôlée dans la sainte religion, et sans comprendre qu'en cela j'exécutais le plan de la volonté divine, qui avait
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tout conduit, tout cautionné, tout fait.
Je fus donc admise aux quatre vœux de religion, et il paraît surtout que la volonté divine qui m'y appelait, voulait faire de moi une victime d'obéissance. C'est par-là qu'elle m'a toujours conduite; elle m'a tellement imprimé l'obligation d'obéir en vue de Dieu, qu'avec sa grâce j'aimerais mieux souffrir la mort que de ne pas obéir à mes supérieurs légitimes, qui me parlent au nom de Dieu et conformément à ma règle. Oui, mon Père, le fer, le feu, les chevalets, rien ne pourrait m'épouvanter : quelquefois même il me semble que je ne serais pas trop maîtresse de ma volonté sur ce point, et qu'il me serait comme impossible de ne pas obéir.
Cela n'empêche pas, mon Père, que je ne sente quelquefois la nature se plaindre et murmurer un peu contre moi à ce sujet; mais je ne fais pas plus de cas de ses plaintes que des pleurs d'un enfant indocile qui se fâche mal-à- propos. Je ranime donc mon courage, et je cours à l'obéissance en foulant la nature aux pieds; c'est le parti à suivre.
Ici comme ailleurs, mon Père, l'opération du démon ou de la nature se discerne de l'opération de Dieu, par les différents effets de paix ou de trouble, d'orgueil ou d'humilité, de sensualité ou de mortification, qu'elle produit dans une âme. Le démon et la nature agissent toujours avec passion, vivacité, précipitation, impétuosité; ce qui produit le trouble, l'agitation, le désordre de l'esprit et des sens. La grâce, au contraire, agit toujours avec modération, ordre et réflexion, et, si l'on peut le dire, avec une sage lenteur qui laisse dans l'âme et les sens la paix, le calme des passions, la plus douce tranquillité. Aussi, mon Père, l'erreur se trouve toujours d'un côté, et la vérité de l'autre.
Avantages de cette divine lumière. Il faut peu de chose pour l'affaiblir, ou même l'éteindre.
Cette lumière douce et tranquille inspire une grande paix au fond de l'âme; son essence consiste dans l'union de la charité envers Dieu et le prochain; elle porte l'âme droit à Dieu, en la dégageant de tout ce qui n'est pas lui et pourrait mettre obstacle à la pureté de son amour. L'attrait de celle lumière est le recueillement intérieur en la présence de Dieu; la mortification des sens et des passions, surtout la parfaite humilité et la pureté de cœur sont ses vertus favorites. Il ne faut quelquefois qu'une parole inconsidérée, une dissipation trop grande, un soin trop empressé, une négligence volontaire, surtout un mouvement d'orgueil et d'impureté, pour ternir cette lumière, ou même pour l'éteindre tout-à-fait, comme je l'ai éprouvé tant de fois par mes infidélités fréquentes, et surtout par les péchés que j'ai eu le malheur de commettre.
L'attrait de cette lumière la porte à méditer sur les sept dons du Saint- Esprit. — Avantage de la dévotion au Saint-Esprit.
Il y a quelque temps que je fus conduite par l'attrait de cette lumière à faire oraison sur les sept dons du Saint-Esprit, en prenant pour autant de matières d'oraison chacun de ses dons ineffables. Mon dessein en cela était d'honorer et de glorifier l'adorable trinité des personnes divines. Je voyais en Dieu que le Saint-Esprit a présidé à toutes les œuvres de la divinité, et que c'est en lui, et par lui, que les deux autres personnes ont tout fait; c'est par lui que le Père a créé le monde, comme c'est par lui que le Fils l'a racheté; c'est par la sagesse de cet esprit modérateur que la divine providence a gouverné et ne cessera de gouverner l'Église et le monde entier : unité d'essence divine entre les trois personnes. Je ne voyais partout que l'opération de cet esprit
adorable. Le Saint-Esprit est l'amour du Père, le Saint-Esprit est l'amour du Fils, le Saint-Esprit est l'amour substantiel de lui-même; de sorte que je le voyais dans le Père et dans le Fils, auxquels il est indivisiblement uni, au point qu'on ne peut honorer le Saint-Esprit sans honorer les deux autres personnes. Ainsi je voyais dans la lumière que le culte et la dévotion aux sept dons du Saint-Esprit étaient très agréables à la très sainte Trinité, qui m'en fit une obligation pour la suite et pour les fins que je dirai bientôt.
Le fruit de mes sept méditations fut de faire sept communions pour honorer le Saint-Esprit, pour le triomphe de la religion, pour le bien spirituel et temporel de l'église et du royaume; pour la conservation des bons prêtres... je les ai répétées pour différents autres sujets du même genre, et j'en suis aujourd'hui à demander au Saint-Esprit la conversion des pécheurs, et surtout des ennemis de son église.
Le jour que je communie, je fais mon oraison du matin sur un des sept dons du Saint-Esprit, et je la commence par un Veni, Creator, pour implorer les lumières et les grâces de ce divin Esprit. J'ai trouvé beaucoup de consolation dans cet exercice en l'honneur de l'esprit consolateur, depuis surtout que la lumière m'a fait voir qu'il est très agréable à Dieu, et qu'il répandrait ses bénédictions sur tous ceux qui en feraient usage, pour obtenir des grâces dans l'ordre du salut, mais surtout pour les besoins de l'église, afin qu'il fasse cesser ses combats et ses persécutions. Cette dévotion, mon Père, est très propre à arrêter le courroux céleste, à augmenter la foi, détruire les hérésies, ramener à la voie du salut ceux qui s'en
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écartent, en un mot, contre tous les ennemis de la foi.
Elle entre dans la connaissance de son néant.
Ces méditations m'ont insensiblement reconduite au grand vide dont nous avons tant parlé autrefois, je veux dire le parfait néant de la créature devant la hauteur et la majesté de l'être divin. D'un côté, les grandeurs de Dieu, de l'autre les misères de tout être créé; quel contraste! et que j'en fus vivement frappée un jour à l'occasion de la cérémonie des Cendres! Je vis toutes les
créatures s'anéantir devant Dieu pour rendre hommage à la souveraineté de son être. Le corps humain tomba en poussière sous mes yeux, et fut contraint d'humilier jusque-là son orgueil devant celui dont il avait voulu usurper la gloire; mais Dieu ne triompha pas seulement de cet orgueil, il triompha encore de la mort qui en avait détruit l'instrument, et du néant même qui paraissait s'en être emparé.
Je vis donc, par une résurrection prompte et parfaite, restituer ce corps dans son premier état; et cet homme; ainsi détruit et restitué, rendit, par ces deux états si différents, un égal hommage au maître absolu de l'être et du néant, celui seul qui paraît grand jusque dans la faiblesse de sa créature...
Tout passe, tout finit, tout disparaît dans ce monde, parce que tout a commencé; Dieu seul subsiste sans changer, parce qu'il n'a point eu de commencement, et qu'il ne peut jamais subir aucune variation. Quel fond d'idées et de pensées sublimes!
Pendant que je m'y livrais, il me fut dit: Vous ferez votre demeure dans le rien, et vous établirez votre règne sur le néant Que de réflexions à faire,
mon Père, sur ces paroles qui m'avaient déjà été adressées il y a vingt ans, comme je vous l'ai dit! Mais le sens ne m'en avait pas été si bien développé que ces jours passés. Sachez, m'a-t-on dit, que toute créature n'est rien qu'un pur néant devant celui qui est. Eh ! quel besoin n'a-t-elle pas sans cesse de son auteur, pour ne pas retomber dans ce néant de son origine? jouit-elle d'une seule faculté du corps ou de l'âme, qui ne soit un présent de sa main libérale, une grâce, une faveur, un nouveau bienfait? Qu'il est donc juste, ô mon Dieu, de faire ma demeure dans le néant, moi qui n'ai point d'existence propre, qui ne suis qu'un pur néant devant vous; malheureusement encore, un néant révolté contre vous, qui êtes l'être par excellence, celui par qui tout existe, et sans lequel rien ne peut exister. Quels motifs de m'anéantir toujours davantage! et quel serait mon aveuglement, si je ne sentais mon néant au milieu de tant de preuves qui m'environnent? Il n'est pas difficile de persuader qu'il est pauvre et misérable à celui qui se voit réduit à la dernière extrémité, il le sent trop pour en pouvoir douter; mais quelle serait sa folie, si, obligé de mendier son pain de porte en porte, il se croyait dans l'abondance et très opulent?
Intelligences célestes anéanties devant Dieu. Extravagance de l'orgueil.
Quand Dieu me fait considérer les intelligences célestes, les saints du premier ordre prosternes en adoration et comme anéantis devant lui, quand il me montre ces esprits glorieux, transportés du zèle et de l'intérêt de sa gloire,
et tout consumés du feu de son plus pur amour, sans aucun retour sur eux- mêmes, je me trouve saisi de honte et de confusion, en voyant en nous, et surtout en moi-même, des dispositions si différentes, et d'autant plus, surprenantes qu'elles doivent moins s'y trouver.
Quoi ! l'ange s'abaisse, s'oublie, s'anéantit dans le ciel; et nous, vers de terre que nous sommes, enveloppés dans la fange, le limon et la saleté de notre nature, nous refusons de nous humilier, nous nous élevons sans cesse, nous nous regardons comme des petits demi-dieux : quelle étrange extravagance! quel insupportable orgueil !. Du moins, si, comme le paon,
nous regardions quelquefois nos pieds, nous verrions que nous touchons à la terre; et alors, loin de vouloir dérober à Dieu sa gloire, ne nous attribuant les talents et les qualités qu'il ne nous a donnés que pour lui faire hommage en les lui rapportant, nous serions tout honteux de la bassesse de notre origine : restant sans cesse dans le fond de notre néant, nous verrions sous nous une terre où nous rampons, et qui menace incessamment de s'entre ouvrir sous nos pas pour nous engloutir, et faire dévorer par les serpents et les vers ce corps que nous idolâtrons.
« Malheur aux orgueilleux, dit le Seigneur; fussent-ils aussi hauts que les nues, je saurais les faire descendre et les humilier; et s'ils ne rendent hommage à ma grandeur suprême pendant la vie, ils seront forcés de le faire pendant l'éternité; ils connaîtront, aux coups de ma colère, ce qu'ils sont et ce que je suis.
Se rendre semblable à un enfant ; descendre et s'abaisser toujours. Deux visions de la Sœur, qui lui impriment cette leçon.
» Ainsi, m'a-t-il dit, devenez semblable à un petit enfant, si vous voulez obtenir miséricorde, car je me plais à confondre les superbes et à donner ma grâce aux humbles. Étudiez donc, afin de bien l'imiter, ce caractère d'un enfant, sa pureté, son innocence, son petit-cœur candide, rempli de douceur et de simplicité, sans détour, sans malice, sans aucune fourberie ni duplicité, susceptible de crainte et d'amour, et capable de toutes les impressions de la vertu; à son exemple, soyez docile
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à mes leçons, craignez mes jugements, redoutez ma justice, réglez votre
cœur sur la tendresse du mien, soyez bien petite à vos yeux, parce que j'aime les petits et les humbles de cœur. C'est une leçon que vous ne devez jamais oublier, que plus vous serez petite à vos propres yeux, plus vous serez grande aux miens et élevée dans mon royaume; plus vous vous croirez indigne de mes faveurs, plus vous en serez reconnaissante, et plus aussi je les répandrai abondamment sur vous. »
Sur cela, mon Père, J. C. m'a rappelé une vision qu'il me donna, il y a plusieurs années. C'était un petit enfant de quatre ou cinq ans qui courait vers notre Seigneur de toutes ses forces, en lui tendant ses bras; notre Seigneur avait aussi les bras ouverts, et montrait beaucoup d'empressement de le recevoir; mais étant arrivé à lui, au lieu de se jeter dans ses bras, l'enfant se prosterna à ses pieds et se mit le visage contre terre pour l'adorer.
J. C. le releva à plusieurs reprises; plusieurs fois il voulut le chérir et le caresser; mais toujours ce petit tâchait de se dégager, et aussitôt devenu confus et craintif des faveurs qu'il recevait, il se jetait à genoux, tenant les yeux baissés et les mains jointes, et se prosternait jusqu'à terre, dans un respectueux silence; son humilité était comme un poids qui le portait toujours vers la terre, qu'il regardait comme son centre; mais plus il s'y portait, plus J. C. s'abaissait vers lui pour le relever. On eût dit que la résistance de cet enfant faisait violence à l'amour de son cœur paternel.
Enfin, mon Père, l'enfant fut victorieux dans ce combat admirable, J. C. lui céda la victoire, et il ne parut tranquille et à sa place, que quand il fut libre de rester à ses pieds pour l'adorer en esprit et en vérité. Le divin Sauveur fut donc ainsi vaincu; mais cette victoire que l'enfant remporta lui parut infiniment agréable, et je compris que le créateur n'avait pas d'autre moyen de remporter sur lui, que l'anéantissement et l'humilité.
Ceci, mon Père, Dieu me l'a mieux encore fait comprendre par une autre vision relative à moi-même. Je me figurais voir J. C. dans un lointain.
Aussitôt que je l'aperçus, je fis des efforts pour le joindre. Il fallait pour cela m'élever en l'air, ce que je faisais en esprit; mais plus j'approchais de lui, et plus il s'éloignait de moi, de sorte que j'allais le perdre de vue, lorsque, désespérant de l'aborder et m'en jugeant indigne, je pris, quoique à regret, le parti de redescendre vers la terre: ce que je fis; mais je ne tardai pas à m'apercevoir avec une agréable surprise, que plus je m'éloignais de lui par crainte et par respect, plus il descendait promptement et gagnait de l'espace pour s'approcher de moi et me joindre; je faisais quelques pas pour l'attendre, mais alors il s'arrêtait et ne poursuivait sa course que lorsque j'avais recommencé à descendre. Par-là, je compris que pour l'attirer il fallait
descendre promptement, ce que je fis, et je n'eus le bonheur de le voir que quand j'eus mis le pied sur la terre.
Travailler sans cesse et de tout son pouvoir à acquérir l'humilité. Son importance.
D'où il faut conclure, mon Père, que pour trouver ce précieux trésor, il ne s'agit point pour nous de monter dans les airs, mais de creuser dans les entrailles de la terre, pour parler ainsi, en détruisant toute idée d'élévation et de grandeur. Il faut y travailler sans perdre courage, c'est l'ouvrage de toute la vie; il faut par conséquent avoir toujours la bêche en main, parce qu'il faut creuser sans cesse pour arriver au royaume des cieux, chose qui paraîtra étrange, et cependant de toute vérité. Dieu ne saurait monter plus haut, et nous ne saurions descendre trop has pour le trouver, parce que le néant est notre partage, comme l'élévation est le sien. Ce sont les deux extrêmes dont seul il remplit l'intervalle. Il nous veut à la place qui nous convient, pour que tout soit selon qu'il doit l'être.
Oui, mon Père, et n'oublions jamais que l'orgueil une fois chassé du ciel n'y doit jamais rentrer, et que, par conséquent, il ne nous reste que la crainte et l'humilité pour en faire la conquête. Voulons-nous être grands, riches et puissants dans l'ordre du salut, abaissons-nous, anéantissons-nous, mourons au monde et à nous-mêmes, et nous vivrons en Dieu. Établissons le règne de Dieu sur les ruines de nos passions. Triomphons de notre orgueil et nous serons plus grands que les conquérants de la terre; plus riches, plus puissants que tous les empereurs et les rois; car vaincre les peuples n'est rien, en comparaison de se vaincre soi-même. Mais cette victoire sur soi-même n'est rien encore, en comparaison de la connaissance de Dieu, qui ne s'acquiert que par la connaissance de nous-mêmes et par la parfaite humilité. O mon Père! c'est ici la vraie sagesse et le plus important de tous les conseils, le vrai bonheur de l'homme et le vrai point de sa grandeur, qui ne consiste et ne se trouve que dans son parfait anéantissement devant Dieu. Oui, c'est là sa place la plus honorable et qui lui convient jusqu'à la mort. Mais quiconque s'y trouvera à ce dernier passage est sûr que le maître l'en tirera pour le
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faire mouler plus haut, comme il fera descendre quiconque aura cherché à s'élever. Je voudrais que cette grande et importante idée ne s'effaçât jamais de l'esprit des hommes.
L'humilité, base de toutes les vertus. Profondeur de l'humilité de Marie et de J.-C.
Ah ! mon Père, si vous saviez combien de fois et avec quel intérêt cette pratique m'a été recommandée par J. C. !... Il m'en a parlé comme de la chose la plus importante à mon salut; il me l'a donnée comme le seul moyen de mettre mon âme en sûreté et ma conscience en repos. « Avec l'humilité, m'a-t-il dit, tout vous deviendra profitable; sans elle, vos sacrifices les plus coûteux seront de nulle valeur. L'humilité est la base de toutes les vertus, comme l'amour en est l'âme et la vie. L'humilité de ma mère n'a pas moins contribué à me faire descendre en elle que sa pureté angélique et son ardente charité. C'est par l'ensemble de ces belles vertus qu'elle m'a plu, qu'elle m'a attiré, qu'elle m'a conçu et enfanté... »
N'en doutons pas, mon Père, la divine mère du verbe incarné devait être humble autant qu'elle était pure et privilégiée. Son humilité devait être proportionnée à la sublimité de ses vertus comme à l'éminence de ses prérogatives, afin de leur servir de contrepoids et la rendre inaccessible au poison de l'orgueil, et même aux atteintes de l'amour-propre.
C'est donc par-là, surtout, que le verbe divin s'est fait petit enfant, qu'il s'est anéanti, pour ainsi dire, afin d'entrer dans le sein de la plus humble créature comme de la plus chaste des Vierges. C'est par-là qu'il a choisi l'humilité pour en faire sa vertu favorite, qui l'a constamment accompagné dans tout le cours de sa vie mortelle. Il en fait son char de triomphe pour confondre, abattre et renverser le colosse de la superbe et de l'orgueil. C'est l'humilité qui a été la base de sa douceur, de sa patience, de sa pureté, de son amour pour les souffrances, de son ardente charité et de toutes ses autres vertus dont il nous a donné l'exemple dans sa personne divine. Comment donc pourrions-nous espérer de lui ressembler et de lui plaire, sans la pratique de cette belle et excellente vertu d'humilité?....
J'ai dit son amour pour les souffrances, car il en avait faim et soif par rapport à notre salut qu'il voulait nous procurer, et à la justice de son Père qu'il voulait désarmer, et à sa gloire, qu'il voulait procurer. C'est pour cela encore qu'il s'anéantit tous les jours dans l'Eucharistie, où il demeure encore sans action, comme dans le sein de sa mère, où il était prisonnier et captif; esclave volontaire de son amour pour nous; bien différent des autres enfants,
qui y sont sans le savoir et sans aucune affection ni souffrance, parce qu'ils n'ont ni raison, ni usage de leurs sens; mais il n'en est pas ainsi de la sagesse éternelle. Que n'a-t-il donc pas eu à souffrir dans tous les instants de son existence, celui qui n'avait pris un corps qu'afin de satisfaire à la justice, en souffrant pour les péchés dont il s'était chargé? Que n'a-t-il pas eu à souffrir dans le sein de sa mère, dans sa rigoureuse naissance, dans sa douloureuse circoncision, dans les travaux de sa jeunesse dans tout le cours de sa vie, pendant laquelle sa charité lui fit entreprendre tant de choses et de fatigues; mais surtout dans les opprobres et les tourments par où il permit à la mort de le soumettre à son empire.....
Quelle humiliation pour un Dieu d'être mis à mort et enseveli, de descendre dans l'horreur d'un tombeau, après avoir enduré tout ce que le trépas d'un criminel a de plus dur et de plus humiliant! Voilà pourtant ce
que l'amour lui fait entreprendre et exécuter pour nous, suivant qu'il m'a été montré dans les méditations sur les sept dons du Saint-Esprit, et surtout par celui de science, dont j'ai tiré presque tout ce que je viens de vous dire; et malgré tout cela nous ne pourrons nous résoudre à nous humilier ni à souffrir quelque chose pour son amour !. Qui pourra jamais comprendre notre
aveugle insensibilité, notre orgueilleuse petitesse? Je finis cet article, mon
Père, en vous disant que la vraie vertu d'humilité est aussi nécessaire au salut qu'il est rare de l'avoir, et difficile de la conserver. Croire seulement la posséder, c'est la faire disparaître. Veillons et prions, et nous serons
d'autant plus humbles que nous n'apercevrons jamais en nous que des raisons de nous humilier toujours davantage, à l'exemple de tous les Saints.
ARTICLE XII.
Sur la dignité de nos âmes, l'amour de Dieu pour elles, et l'énormité du péché.
Mon Père, un de ses jours passés que je réfléchissais sur l'angoisse et l'agonie de J. C. en Croix, et sur la plaie sacrée de son divin cœur, je ne savais que dire ni que faire pour le consoler de tant de peines. Tout d'un coup il me vint en la pensée qu'il fallait lui offrir l'amour, les complaisances, la félicité, les délices, et toutes les béatitudes qu'il avait prises et prenait sans
cesse comme verbe éternel dans le sein du père qui l'engendra et dans l'union des personnes adorables de l'incompréhensible Trinité.
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Offrande intérieure très méritoire et très agréable à la Sainte-Trinité.
Je lui offris donc cet amour réciproque, cette jouissance ineffable dans la contemplation des perfections infinies et des attributs qui font l'essence de la divinité; et J. C. m'en parut si content, qu'il m'assura qu'il n'y avait pas de dévotion qui lui plût davantage, et qu'il recevait la communion que je faisais à cette intention, comme si elle eût été faite dans le moment même où son
cœur souffrait cette agonie dans le jardin ou sur la croix; qu'il en était beaucoup soulagé dans ses souffrances, et qu'il fallait l'offrir à la très-Sainte- Trinité pour la dédommager des outrages que; le péché lui faisait sans cesse; que sa gloire en serait beaucoup réparée et sa justice satisfaite; que cette offrande serait un bon moyen d'obtenir miséricorde, ainsi que des torrents de grâces par les mérites du rédempteur.
Il ajouta que ce serait aussi une excellente action de grâces pour les bienfaits reçus dans la création, la rédemption et sanctification du genre humain, ainsi que dans toutes les victoires et les triomphes de l'Église de J.
C. Par la grâce et la vertu de l'Esprit-Saint, Dieu promet encore des bénédictions et des grâces spéciales à tous ceux qui pratiqueront cette dévotion, dont ils pourront appliquer les mérites aux vivants et aux trépassés, ainsi qu'à eux-mêmes, suivant toujours le sens de l'Église catholique, sans s'en écarter jamais.
Prix et dignité de l'âme.
La volonté de Dieu, mon Père, est que je vous dise maintenant quelque chose de ce que je vois en la lumière divine, touchant le prix et la dignité de l'âme, qu'il a créée à son image et rachetée au prix de tout son sang. Quelle faveur ne lui a pas accordée, quel présent ne lui a pas fait cette Trinité adorable, qui l'a aimée de toute éternité !. De quelle faculté sublime ne l'a-
t-elle pas ornée en la tirant du néant!. 1°. Dieu l'a créée simple, libre, toute
spirituelle, toute parfaite et sans aucun défaut ; 2°. Il l'a créée indestructible
de sa nature et rendue éternelle comme lui. Elle vivra tant que Dieu sera Dieu, c'est-à-dire que, comme lui, elle ne cessera jamais d'exister.
Non! l'âme humaine n'aura jamais de fin ; et s'il est vrai de dire qu'elle a eu un commencement par rapport à elle-même, on peut dire aussi qu'elle n'en a point eu par rapport à Dieu, puisqu'elle existait pour lui de toute éternité, et qu'elle a été l'éternel objet de son amour. Elle était donc vivante en Dieu : car tout est vivant à ses yeux et en lui, tout existe par rapport à lui. 3°. On peut dire qu'il en a fait une Trinité en petit, puisqu'il l'a douée de trois facultés distinctes qui pourtant ne forment substantiellement qu'une seule et même âme, comme les trois personnes divines ne forment ensemble qu'une seule et même divinité. N'est-ce pas là une image ressemblante de ce grand mystère par où Dieu a voulu tirer la plus parfaite copie de lui-même dans le chef-d'œuvre de ses mains? faut-il s'étonner qu'il en soit si jaloux ?....
Nos âmes ont donc toujours existé dans les décrets éternels et dans la présence divine. Oui, elles y ont existé, non pas confusément, ni seulement par une connaissance générale de tous les êtres possibles, mais très distinctement, et chacune en particulier a été connue de Dieu et appelée par son nom pour être tirée du néant au moment désigné pour son existence. Ah! mon Père, qu'il est grand, qu'il est agréable, qu'il est beau d'entretenir des idées si sublimes et si propres, en nous montrant la dignité de notre âme, à augmenter ou à faire naître l'amour et la reconnaissance que nous devons à un être si grand, et dont la prévision nous a prévenus de tant de manières!....
Qu'il est beau, qu'il est agréable, qu'il est doux de contempler tant de perfection et d'amabilités que la méditation nous découvre dans cet être divin!
Voir des yeux de l'esprit des millions de millions de créatures existantes de toute éternité et vivantes dans l'amour de leur Dieu, avant d'être tirées du néant qui devaient être des créatures spirituelles et raisonnables, capables de le connaître et de l'aimer, et qui dès lors occupaient un Dieu! elles étaient l'objet des pensées de son esprit et des tendresses de son cœur paternel! O ciel! quel fonds de réflexions, quel puissant motif de reconnaissance et d'amour!
Mais de toutes ses facultés admirables, celle qui l'approche le plus de son auteur, c'est le vrai arbitre dont il l'a ornée, et par lequel il en fait une souveraine qu'il destine à régner avec lui dans son royaume éternel. Quelle élévation ! quelle dignité ! une pure créature peut-elle être élevée plus haut! peut-elle approcher plus près de son auteur! L'âme humaine, qui use bien de son franc-arbitre, règne sur elle-même et sur son corps pendant le temps, en attendant qu'elle règne dans le ciel pendant l'éternité. Son corps est le petit
royaume qui lui a été donné pour exercer son talent et remplir sa destination pendant le temps de sa vie temporelle. Ce petit royaume qui lui appartient, et où elle est placée, est un monde entier qui, pour être bien régi, lui donne occasion de déployer toutes ses facultés spirituelles. Sa récompense dans le ciel sera, comme l'étendue de son royaume, proportionnée à la fidélité de
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son administration, et au bon usage qu'elle aura fait du franc-arbitre, de toutes ses puissances, dans son premier gouvernement. Après la nature angélique, l'âme humaine est, sans contredit, la plus noble, la plus belle, la plus excellente des créatures sorties des mains du Créateur. On peut dire même dans un sens, qu'elle l'emporte sur l'ange même, et cela deviendra incontestable, si l'on fait attention au prix de sa rançon. C'est le vrai chef- d'œuvre de la divinité qui l'estime, la respecte, si on peut le dire, l'aime jusqu'à la jalousie, jusqu'à une espèce d'excès, et fait de sa contemplation, et de la complaisance qu'il prend en elle, un point de sa béatitude, du moins extérieure et accidentelle. Voilà les titres de noblesse, les raisons de son excellence et de sa grandeur. C'est par là qu'il faut juger de son prix et de
sa dignité, comme de l'importance de son éternelle félicité.
Manière dont l'âme a été créée.
Pour former une créature aussi excellente, l'adorable Trinité entra dans son conseil privé, si je puis m'exprimer ainsi. Là, elle recueillit sa sagesse profonde avant de mettre la dernière main à son œuvre, par la production de la pièce principale, le vrai chef-d'œuvre qui devait mettre le complément et la dernière perfection à l'ouvrage des six jours. Jusqu'ici, si l'on peut dire, elle n'avait produit que des ébauches, de faibles essais de sa toute-puissance; mais ici elle se considère elle-même comme un habile peintre qui va tirer son propre portrait et se représenter lui-même d'après nature.
Je l'entends se consulter elle-même. Faisons l'homme, dit-elle, à notre image et ressemblance. Or, mon Père, ce n'est certainement pas du côté du corps que l'homme est semblable à Dieu. Donnons à son âme une vraie ressemblance avec nos facultés spirituelles. Donnons-lui un libre arbitre qui,
la faisant maîtresse de ses actions, la rende encore plus semblable à nous par la libre détermination de sa volonté: qu'elle règne sur elle-même, qu'elle soit entièrement libre de vouloir ou de ne pas vouloir, d'agir ou de ne pas agir quand elle le voudra, afin que nous soyons honorés par son choix et par la liberté de ses adorations et de ses hommages; tout autre hommage serait indigne de nous....
Impuissance de la créature pour reconnaître l'immense amour que Dieu a pour elle. Manière dont elle peut y suppléer.
Mon Père, il y a quarante ans que les réflexions que nous venons de faire me causèrent bien du chagrin. Je vis, à différentes reprises, la grandeur et la dignité des âmes qui existaient éternellement en Dieu, par la prescience, sans que l'amour par où Dieu les portait en son sein, fût aucunement reconnu, ni dédommagé par ces belles et excellentes créatures qui n'existaient pas encore en elles-mêmes, mais uniquement dans la prévision de Dieu. Par une certaine attribution fautive, ce déficit de la créature qui m'occupait jour et nuit, me faisait paraître comme un grand vide dans la divinité, que je ne pouvais définir, et qui me gênait grandement. Quelquefois je m'en plaignais à mon confesseur, sans pouvoir me faire comprendre. Mon Père, lui disais-je un jour, je vois en Dieu un certain vide qui me fait bien de la peine et que je voudrais qui fût rempli ; mais quelque fût son motif, il ne me répondit rien sur cet article, et il passa outre, sans me permettre de m'en expliquer davantage. Mais Dieu vient d'y suppléer, à ma grande consolation, en me donnant sur tout cela le développement qu'aucun autre n'eût pu me donner.
C'est dans l'éternité bienheureuse, m'a-t-il dit, que les âmes perdues et absorbées dans l'immensité de l'amour divin rempliront ce vide, en réparant, par la vivacité de leur ardeur et de leur reconnaissance, le déficit de leur part, et suppléeront à ce qu'elles n'auront pu faire plutôt. Leur amour, immense dans son étendue, embrassera par le désir tous les points de l'éternité; et joignant ensemble tous les extrêmes, ces âmes bienheureuses m'aimeront tout-à-la-fois pour le passé, le présent et l'avenir. Ainsi ce vide si pénible et si difforme sera parfaitement rempli; il n'y aura plus de défaut d'aucun côté.
Cette réponse satisfaisante et cette explication que Dieu voulut bien me donner sur ce point important, devaient finir l'inquiétude et le chagrin que la vision m'avait fait naître; mais il en restait un autre dont j'ai encore pris la liberté de lui demander l'explication. Mon Dieu, lui ai-je dit, tout cela est vrai à l'égard des âmes qui doivent vous louer et vous bénir dans l'éternité; mais à l'égard de celles qui tomberont en enfer, qui remplira le vide de
l'amour que vous leur portez et que vous leur aviez porté dans toute la longueur de votre éternelle durée?... J'y saurai suppléer, m'a-t-il répondu, par la surabondance de mes mérites, par la gloire que je tirerai de toutes mes autres créatures, et par la victoire que je remporterai sur le péché, le démon, l'enfer et tous mes ennemis, que je confondrai au dernier jour. Ainsi ma justice, pleinement satisfaite, prendra la place de leur amour pour combler le vide que ferait à mon égard leur éternelle ingratitude.
Plaintes touchantes de J.-C. sur la perte des âmes. Énormité du péché.
Qui pourrait, mon Père, vous exprimer les lamentations touchantes que J.
C. m'a fait entendre pendant trois jours, sur la perte irréparable de ces âmes infortunées qui lui sont enlevées par le péché; qui, entraînées au mal
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par la pente malheureuse de la nature corrompue, se laissent malheureusement aller à satisfaire leurs passions brutales et déréglées?... Qu'est devenue, s'écriait-il, la charmante fille de Sion? Je l'ai considérée; elle n'a plus aucun trait de ressemblance avec moi, qui suis son auteur et qui devais être son modèle comme son centre et sa fin. Elle n'a plus rien de sa première beauté. Je l'avais créée toute spirituelle, et maintenant elle est toute chamelle, matérielle et terrestre; c'est une créature purement animale que je ne reconnais plus. Je lui avais donné l'immortalité, et maintenant elle est morte à ma grâce et à mon amour. Je l'avais douée de mille perfections, de
mille qualités brillantes qui étaient autant de dons de ma grâce et de mon amour : elle n'en conserve plus aucun; elle a tout perdu; elle ne présente plus à mes yeux que les blessures mortelles qui la défigurent : qui pourrait la reconnaître?
Quelle pitié, mon Père, et quelle déplorable perspective pour un esprit qui réfléchit! Quoi! tandis que les âmes n'existaient point encore, elles étaient
vivantes dans le cœur de Dieu; mais depuis qu'elles ont cédé et consenti à la tentation, depuis qu'elles se sont déshonorées en commettant le péché, elles sont mortes devant lui; et si la mort temporelle les sépare de leurs corps, elles deviennent aussitôt les objets, malheureux de sa colère par une
éternelle réprobation. Celles qui devaient régner dans le ciel, seront, dans les enfers, asservies aux démons pour l'avoir été à leurs désirs déréglés. Les épouses de J. C. seront punies d'un abandon éternel pour lui avoir été infidèles; elles seront d'autant plus punies qu'elles avaient été plus favorisées.
Qui pourrait vous peindre, mon Père, la laideur, la difformité horrible d'une âme qui s'est séparée de Dieu par le péché? Jugez-en par le changement qui s'est fait en Lucifer depuis sa révolte. L'âme criminelle est semblable au démon. Le péché en a fait un monstre infernal digne de la haine de toutes les créatures et de toute la malédiction du Créateur. C'est ce maudit péché qui est le vrai vide qui nous sépare de Dieu, le vrai néant, parce qu'il est opposé à toute espèce de bien qu'il détruit, et surtout à Dieu qui est l'être par excellence et la source véritable de tous les biens.
C'est l'unique mal de ce Dieu qu'il outrage et de la créature qu'il expose au plus grand des malheurs, celui d'être maudite et séparée pour toujours de son Dieu. Le péché est le père de la mort qu'il a engendrée et introduite dans le monde, et tous les fruits de ce méchant et maudit arbre sont des fruits de mort et de malédiction. Tout ce qui n'est point péché est vivant devant Dieu; le péché seul est sans vie. Il est enfoncé dans l'abîme du néant qui est ce vide affreux, si opposé à l'existence divine comme à toutes les œuvres qu'il a produites. Ce monstre affreux est enfin l'éternel et l'irréconciliable ennemi que Dieu a frappé de son éternelle malédiction.
Ah! mon Père, qu'une volonté perverse et déterminée à commettre le péché doit être un objet abominable et détestable aux yeux de Dieu! Et comment une âme pourrait-elle s'enorgueillir de ses belles qualités, en pensant qu'elle a été et qu'elle peut devenir cet objet d'abomination?... Non, rien, à mon avis n'est plus capable de nous faire rentrer en nous-mêmes et de nous tenir toujours dans ce grand vide, dans ce néant de la créature dont je vous ai parlé tant de fois, dans cet oubli du monde, par où j'ai commencé et par où je prévois qu'il faudra bientôt finir, que la laideur et l'énormité du péché, l'effrayant et incompréhensible tableau de l'offense de Dieu, qu'on ne devrait jamais envisager sans trembler.
Je dis l'incompréhensible tableau de l'offense de Dieu, parce que, pour le comprendre, il faudrait comprendre Dieu lui-même. Oui, c'est dans cet affreux et trop véridique miroir que l'homme devrait toujours se considérer, pour se tenir dans la place qui lui convient et n'avoir jamais que des sentiments conformes à sa vraie situation. Si la créature est si petite et si méprisable par rapport à la nature divine, que serait-ce si on la considérait sous le coup-d'œil du péché qu'elle a commis et qu'elle peut commettre?
Pour être forcée de se rendre justice sur ce point, ne suffirait-il pas que chacun rentrât dans son propre cœur?... Hélas! mon Père, je suis obligée de le confesser, moi qui donne aux autres ces avertissements, ah! sur tout cela j'ai plus lieu de rougir et de trembler que personne.
Connaissance que Dieu donne à la Sœur du nombre de ses péchés.
Il y a quelques années que je repassais les péchés de ma misérable vie, péchés de pensées, péchés de paroles, péchés d'actions et péchés d'omissions; péchés contre Dieu, contre le prochain et contre moi-même; péchés commis dans le monde, péchés commis dans la religion. Il m'était impossible de tout rappeler; mais je voyais qu'à peu près le nombre de ces péchés les plus marqués pouvait aller à cinq millions, et je m'en accusai sur ce pied-là et d'après ce calcul, que je détaillai le mieux qu'il me fut possible dans une confession générale.
Cinq millions de péchés dans la vie d'une misérable créature !. On croira
sans doute que j'avais beaucoup exagéré dans mon accusation, et que, pour plus
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grande sûreté, j'avais considérablement enflé mon compte; dans un certain sens, j'eusse été tentée de le croire moi-même: quelle fut ma surprise quand Dieu me fit connaître que je pouvais, sans rien craindre, doubler mon calcul, et qu'il n'irait pas encore au juste point... Dix millions de péchés! O ciel ! cela serait-il bien possible? Oui, et très possible, me fût-il répondu; et pour m'en convaincre, on me fit examiner par le même détail de chaque péché que nous commettons en particulier, mais en le considérant dans toutes ses circonstances, surtout par rapport à nos obligations spéciales et à la grâce qui nous est donnée pour l'éviter. Ce fut une anticipation du jugement particulier.
Je vis donc, mon Père, par cette lumière qui m'éclairait en Dieu, je vis que jamais un péché ne va seul, mais qu'il est toujours accompagné et suivi de plusieurs autres; non-seulement il offense Dieu, mais encore il porte un coup à chacun de ses attributs, et le contre-coup en rejaillit toujours sur l'attribut
du divin amour qui correspond à tous les autres et s'y trouve renfermé. Par- là, chaque péché ne manque jamais de blesser directement le commandement que Dieu nous fait de l'amour, puisqu'il est par lui-même une vraie infraction de cette loi générale qui contient tous les autres points de ses commandements: principe incontestable dont on doit faire l'application à chaque péché en particulier. Quelle accablante perspective pour celui qui s'examine sérieusement! D'après cela, mon Père, qui peut sonder la profondeur de nos plaies et pénétrer la perversité du cœur humain?... Non, je suis très persuadée qu'une âme, une pauvre créature, pour peu qu'elle ait vécu quelques années sur la terre, ne peut se connaître, s'approfondir, ni savoir au juste ce qu'elle est devant Dieu; il lui est impossible de savoir au juste le nombre de ses fautes, ni d'en comprendre la grièveté. J'en étais hors de moi, et ne savais plus que devenir. Je me lamentais à la vue de ce tableau désespérant, où mes péchés semblaient renaître et se multiplier pour m'accabler de leur poids. J. C. me rassura, en me disant : « Ne compte plus, ton esprit ne pourrait y suffire : c'est assez que tu les enfermes, par la douleur et le bon propos, sous la sentence qui doit t'en absoudre... »
Impressions que la Sœur éprouve à la vue de ses péchés.
Voici maintenant les différentes impressions que m'a fait éprouver la vue de ce tableau de mes offenses, ou plutôt la grâce de Dieu, qui s'en est servi pour les faire éprouver: 1°. Cette vue de mes péchés passés m'a rempli d'une confusion salutaire et d'une frayeur qui m'a comme enveloppée dans l'idée de la grandeur de Dieu et de mon néant propre. 2°. J'ai ressenti au fond de mon âme une vive douleur d'avoir tant offensé un Dieu si bon, et je l'ai ressentie par rapport à tous ses attributs divins et à toutes ses perfections infinies, surtout à cause de sa bonté et de son amour. 3°. J'ai ressenti au fond de mon cœur une grande détestation, une haine implacable pour toute espèce de péché, de quelque nature qu'il soit; mais surtout j'ai juré une irréconciliable aversion à la maudite volonté de le commettre, que je regarde comme plus détestable encore que tous les crimes, puisqu'elle en est la mère trop féconde. C'est par la haine que j'ai vouée à cette malheureuse volonté de faire le mal, que j'ai promis à Dieu, de l'avis de mon confesseur, de ne jamais commettre aucun péché de propos délibéré, quelque léger qu'il paraisse en lui-même, disposition où je suis résolue de mourir, moyennant la grâce divine. 4°. Je ressens jour et nuit comme un fardeau qui m'accable; c'est la vue de mes péchés, c'est cet épouvantable poids qui ne s'efface point de mon esprit, tant il m'a frappée vivement, et tant il pèse sur ma conscience. 5°.
Non seulement la vue de ce tableau m'a fait descendre dans mon néant, il m'a fait descendre encore jusqu'au fond de l'enfer, que j'appellerais mon néant criminel, et où j'ai mérité de tomber plus que bien d'autres qui s'y trouvent et qui n'en sortiront jamais; gouffres affreux où la miséricorde divine m'a fait descendre pendant la vie, afin de ne pas y descendre à la mort. J'y ai vu les tourments affreux qui seraient actuellement mon partage, si Dieu m'avait jugée à la rigueur, ou plutôt s'il m'eût rendu justice comme il l'a rendue à tant de malheureux; car, je dois l'avouer à sa gloire comme à ma confusion, si je ne suis pas livrée en proie à la fureur des démons et des flammes, c'est en vérité à sa pure miséricorde que j'en suis redevable. Oui, mon Dieu, je vous le confesse avec reconnaissance, humilité et douleur, si vous m'aviez appelée à votre jugement il y a trente ou quarante ans, ah! j'y serais tombée pour toujours dans ces profonds abîmes, et vous n'en seriez ni moins bon, ni moins miséricordieux, ni moins aimable. Quel sujet pour moi de reconnaissance et d'amour envers vous!
Grande confiance que le plus grand pécheur doit avoir dans les mérites de J.-C.
La dernière impression que m'a causée la vue de mes crimes, c'est une disposition de confiance dans la volonté de Dieu et les mérites de J. C, qui va en quelque sorte jusqu'à bannir toute crainte, quand je réfléchis à ces mérites et à cette bonté de mon Dieu. Oui, mon Père, je vois dans la lumière
(485-489)
que ni le nombre, ni l'énormité de mes péchés ne doit me désespérer, parce que j'ai un sûr garant dans le cautionnement du Rédempteur.
Quant au lieu de dix j'aurais commis vingt millions de crimes, et même vingt millions de fois davantage; quand un homme tout seul en aurait commis autant que tous les autres à-la-fois, pourvu qu'il détestât sincèrement ces crimes, et surtout qu'il renonçât pour toujours à la malheureuse volonté de les commettre, et que, dans une sincère douleur, il s'en accusât, son pardon est assuré, parce qu'il est fondé sur la médiation du Sauveur. Il n'aurait donc plus rien à craindre; J. C. s'étant une fois chargé de répondre
pour tous, ne peut jamais manquer de volonté, ni de pouvoir. Quelle bonté dans ce puissant médiateur! et qui ne ferait pas fond sur la vérité d'un tel garant? Douter seulement de sa parole, ne serait-ce pas tout à la fois faire injure à la puissance de sa médiation, et outrager la bonté de son cœur?...
Ah! mon Père, il faut que je vous en fasse l'aveu, voilà tout ce qui me rassure contre mes craintes et mes remords; voilà tout ce que j'ai de solide à opposer à toutes les frayeurs que l'enfer tâche toujours de m'inspirer, car j'ai à vous dire, en finissant, que le démon vient encore de me livrer une furieuse attaque, touchant les choses que je vous ai fait écrire; mais j'ai eu recours à la foi et à l'obéissance qui ont toujours été mes guides. J. C. m'a dit qu'il fallait m'en tenir là et le laisser aboyer, ce démon qui ne peut rien faire de plus que d'aboyer.
Conclusion de la Sœur; sa profession de foi et son entière soumission de l'Église.
Hélas ! je n'ignore pas, et je le vois même dans la lumière qui me conduit, que plusieurs qui valaient mille fois mieux que moi ont quelquefois été le jouet des illusions de cet esprit méchant, et cela dans le temps peut-être qu'ils se flattaient sur ce point. Quoi qu'il en soit, mon Père, je ne puis me persuader que Dieu ait permis ni qu'il ait pu permettre qu'une âme dans la bonne foi et ne cherchant que lui seul dans la meilleure intention du monde, ait été aussi profondément et aussi constamment séduite par le démon que je l'ai été, et que je le suis encore, s'il est vrai que je suis dans l'erreur (1). C'est, mon Père, ce que je vous prie encore de bien examiner devant Dieu et avec plus de soin que jamais; et je vous prie non-seulement de l'examiner par vous-même, mais encore par les premiers ministres de l'Église, autant que la chose vous sera possible : c'est la volonté de Dieu, je vous le répète encore; et, comme je vous l'ai déjà dit tant de fois, c'est à l'Église seule que je veux, m'en rapporter pour éviter l'erreur que je crains, et pour trouver la vérité que je cherche, et que j'aime uniquement; elle a toujours été mon but.
(1) À mon avis, le raisonnement de la Sœur est incontestable. La supposition qu'une âme de sa trempe fût constamment dans l'illusion du démon, est incompatible avec la bonté divine; et certainement on n'en trouvera point d'exemples.
Vous direz donc de ma part à ces bons prélats et autres ministres de la sainte Église, en qui je respecte la personne et l'autorité de J. C., que je n'ai
rien dit de moi-même, ni d'après aucun livre que j'aurais lu, mais que j'ai tout vu ce que j'ai dit, dans la lumière qui m'a conduite et montré ce que j'ai tâché d'expliquer (1); mais reconnaissant dans la sincérité de mon âme que de moi- même je ne suis capable que de nuire à l'œuvre de Dieu et de la gâter tout-à- fait, je ne peux mieux faire que de suivre l'ordre du ciel et de m'en rapporter absolument à la vraie pierre de touche, qui est le jugement irréformable de la sainte Église romains, sur tout ce que j'ai dit et sur la manière dont je l'ai dit, qui doit être bien chétive et bien défectueuse.
(1) Notum facio vobis... quià, quod evangelisatum est à me, non est secudùm hominem, neque enim ego ab homine accepi illud, neque didici, sed per revelationem
Jesu-Christi.
Galap., ch. 1er, v. 11 et 12.
Je ratifie donc de tout mon cœur tout ce que l'Église décidera sur tout cela comme sur tout le reste, condamnant par avance tout ce qu'elle y trouverait de condamnable, si par malheur il s'en trouvait, ce que je ne pense pas, à moins que ce ne fût dans les termes. Quoi qu'il en soit, je le condamne avec elle sans restriction ni équivoque dans le sens où elle l'aurait condamné, aimant mieux mourir que de rien avancer contre sa foi ou son autorité.....
Encore un coup, quand il n'y aurait jamais eu d'Écriture sainte au monde, je n'en aurais pas moins dit tout ce que vous avez entendu, parce qu'il m'a été montré dans la lumière qui m'a dirigée; mais s'il s'y trouvait quelque chose de contraire à quelque endroit de la sainte Écriture, je le désavoue et le déteste également, parce que cette étoile qui a guidé mes pas m'a fait comprendre que l'Écriture sainte est la pure parole de Dieu, dont la parfaite intelligence a été accordée à la sainte Église de J. C., hors de laquelle il n'y a ni foi ni salut, à espérer, et que par conséquent on ne peut, sans un danger évident de périr sans ressource, s'écarter tant soit peu du vrai sens de cette divine Écriture, ni de l'autorité de la seule Église qui
(490-494)
doit nous tracer la règle de notre foi et de nos maux, et qui nous l'a toujours tracée par une tradition également sûre et constante.
Hélas ! mon Père, cette étoile miraculeuse qui m'a guidée, cette divine lumière où j'ai vu tant de choses si surprenantes! j'aperçois qu'elle m'abandonne et qu'elle s'éteint... Chose étonnante!. Je voudrais en vain
repasser sur les détails intéressants que je vous ai fait écrire, je ne puis pas même en rappeler le souvenir, et je prévois qu'en peu de temps j'en aurai entièrement perdu la mémoire. Je désirerais bien d'être à portée de vous parler sur bien des choses; mais si ce n'est pas la volonté divine, il ne faut pas même le désirer, mais se soumettre en tout à elle.
Semblable à l'écho, la Sœur rentre dans son néant, par rapport à tout ce qu'elle a fait écrire.
Vous savez, mon Père, qu'en commençant à écrire, le bon Dieu m'avait comparée à un écho qui répète ce qu'on lui fait dire, et rien de plus. C'était la disposition qu'il demandait de moi, et j'ai tâché de m'y conformer. J'ai
répété comme l'écho tout ce que j'ai entendu tandis que la voix s'est fait entendre; mais quand la voix cesse de parler, l'écho doit se taire; et il le faut bien, puisque, ne pouvant répéter, il est impossible qu'il ne cesse de parler avec la voix dont il n'est que la répétition.
Telle est, je le vois bien, la situation où je me trouve. Je vous l'annonce donc, mon Père, ma tâche est finie. Je n'ai plus qu'à vous remercier de vos soins et à me recommander à vos prières, sur lesquelles je compte beaucoup, d'après notre convention. Puisse J. C. vous récompenser un jour des peines et des travaux que je vous ai occasionnés et que je vous occasionnerai ! Pour moi, je rentre dans mon néant, d'où je désire ne jamais sortir, par rapport au souvenir des hommes, à qui je ne demande que le suffrage de leurs prières et de leurs charités, sans prétendre à rien de plus. Pénétrée de mon indignité et effrayée de mes crimes, je me jette à corps perdu dans la miséricorde divine et dans les mérites du sang de J. C., qui fait toute ma sûreté et ma consolation. Ainsi soit-il.
Fini dans l'île de Jersey, le 26 janvier 1792.
NOTE SUR LA SANTÉ ET LES DISPOSITIONS DE LA SOEUR DE LA NATIVITÉ EN 1797.
Au mois d'Octobre 1797, je reçus à Londres une réponse de madame la supérieure, qui me disait entre autres choses : « La Sœur de la Nativité vous présente ses respects et ses remerciements pour tous les soins que vous vous êtes donnés, dont elle est très reconnaissante. La pauvre Sœur, ajouta-t-elle, ne vit que comme par miracle, car elle est attaquée d'une hydropisie de poitrine qui fait tout craindre pour elle. Cependant je pense que le bon Dieu ne veut pas qu'elle meure avant votre retour, et malheureusement les apparences ne sont pas belles pour cela. Il ne faut pas vous presser. Plus
bas :
» La Sœur de la Nativité est infirme et très résignée, elle n'a manqué, grâce à Dieu, ni du spirituel ni du temporel; elle m'a même avoué qu'elle avait reçu de Dieu des grâces et des faveurs si signalées depuis la révolution, qu'elle en était toute dans l'admiration et la surprise : elle a bien des choses à vous dire, et moi j'en aurai beaucoup à vous communiquer de sa part, quand Dieu le permettra; mais je vois qu'il faut attendre un moment plus favorable
..... »
Cette lettre, en date du mois précédent, m'annonçait la mort de sept ou huit de ces bonnes religieuses depuis mon départ, et la demeure et destination des autres. La supérieure y répondait à la dernière que je lui avais écrite, et dans laquelle j'avais plus spécialement renfermé quelques mots pour la Sœur de la Nativité.
Trois ou quatre mois après, je reçus une lettre d'une autre religieuse, sœur converse, qui me disait que la Sœur de la Nativité se trouvait très bien et que son hydropisie de poitrine avait disparu tout-à-coup; ce qu'on avait pris pour l'effet d'une sueur abondante; qu'elle se trouvait si bien, que si elle eût été sûre de la volonté divine, elle n'eût pas balancé de passer la mer pour venir me trouver, afin de me faire part des nouvelles choses qu'elle avait à me dire.
L'envie d'avoir ces nouvelles choses m'a fait écrire plusieurs fois sans avoir pu recevoir une seule réponse depuis ce temps; ce qui m'a fait prendre le parti d'attendre le temps et les moyens de la Providence, sans les exposer à être compromises inutilement.
Fin de la seconde partie des Révélations de la Sœur de la Nativité, et du second volume.
(495-499)
TABLE DES MATIÈRES
contenues dans le second Volume.
Avertissement préliminaire Pag. 1
Article Ier. Détails et développements sur les souffrances de l'Église dans les der-
niers temps 3
Article II. Triomphe de J. C. dans son
Église 40
§. Ier. Triomphes de J.C. dans sa naissance
et dans sa mort ibid.
§. II. Triomphes de J. C. dans tous les temps de son Église, et surtout dans les der-
niers 75
Article III. Diverses apparitions et instruc- tions, particulièrement sur l'amour de
J. C. dans la Sainte Eucharistie, sur ses divins attributs, sur la vraie charité envers le prochain, et sur les differents effets de
la communion 85
Article IV. Sur l'Octave du Saint-Sacrement. 134
§. Ier. Outrages faits à J. C. dans le sacre- ment de son amour pendant cette sainte
Octave ibid.
§. II. Pompeux appareil des processions du Saint-Sacrement. Faveurs singulières que
J. C. répand sur les enfants de son Église. 151
Avertissement préliminaire 167
Article V. Instructions sur la pureté de conscience et la fidélité à la grâce. Dan- gers des fautes légères, et suites terribles
de la tiédeur 169
Article VI. Pourquoi il y a tant de fausses religions et tant de scandales dans le monde. Aveuglement volontaire des im-
pies, et leur châtiment 218
Article VII. Sur le relâchement qui a causé la ruine des ordres religieux, et sur la ma-
nière dont J. C. veut qu'ils soient réformés ibid.
Article VIII. Secret que J. C. veut qu'on observe par rapport à cet ouvrage, jus- qu'au temps où il doit être publié et pro
duire de grands fruits de salut. 283
Article IX. Instructions importantes sur la Sainte Communion, la Confession et la Contrition. Erreurs, illusions, défauts et abus qui se glissent dans la réception des
Sacrements de Pénitence et d'Eucharistie. 301
Article X. Sur les amitiés particulières et
sur le mariage. 410
Article XI. Sur la grâce du martyre; sur les effets que produisait dans la Sœur la lu-
mière de la foi qui l'éclairait; et sur la vraie humilité, fondement de toutes les
vertus 430
Article XII. Sur la dignité de nos âmes, l'amour de Dieu pour elles, et l'énormité
du péché 464
Fin de la Table du second Volume.
Nota. La Table générale se trouve à la fin du quatrième volume.