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APPRENDRE LA JOIE.(Georges BERNANOS)

" Réjouissez-vous parce que vos noms sont inscrits dans les cieux. »

Je vais te définir un peuple chrétien par un contraire. Le contraire d'un peuple chrétien c'est un peuple triste, un peuple de vieux. Tu vois que ma définition n'est pas trop théologique. Mais elle a de quoi faire réfléchir les chrétiens qui bâillent à la messe du dimanche. Ils bâillent! Tu ne voudrais pas qu'en une demi-heure par semaine, l'Eglise puisse leur apprendre la joie! Et même s'ils savaient par coeur le catéchisme du Concile de Trente, ils n'en seraient probablement pas plus gais.

D'où vient que le temps de notre petite enfance nous apparaît si doux, si rayonnant? Un gosse a des peines comme tout le monde, et il est, en somme, si désarmé contre la douleur, la maladie! L'enfance et l'extrême vieillesse devraient être les deux grandes épreuves de l'homme. Mais c'est du sentiment de sa propre impuissance que l'enfant tire humblement le principe même de sa joie. Il s'en rapporte à sa mère, comprends-tu? Présent, passé, avenir, toute sa vie, la vie entière tient dans un regard, et ce regard est un sourire. Eh bien, mon garçon, si l'on nous avait laissé faire, nous autres, l'Eglise eût donné aux hommes cette espèce de sécurité souveraine. Retiens que chacun n'en aurait pas moins eu sa part d'embêtements. La faim, la soif, la pauvreté, la jalousie, nous ne serons jamais assez forts pour mettre le diable dans notre poche, tu penses! Mais l'homme se serait su le fils de Dieu, voilà le miracle! Il aurait vécu, il serait mort avec cette idée dans la caboche - et non pas une idée apprise seulement dans les livres - non. Parce qu'elle eût inspiré, grâce à nous, les moeurs, les coutumes, les distractions, les plaisirs et jusqu'aux plus humbles nécessités. Cela n'aurait pas empêché l'ouvrier de gratter la terre, le savant de piocher sa table de logarithmes ou même l'ingénieur de construire ses joujoux pour grandes personnes. Seulement nous aurions aboli, nous aurions arraché du coeur d'Adam le sentiment de sa solitude... Hors l'Eglise, un peuple sera toujours un peuple de bâtards, un peuple d'enfants trouvés. Eh bien, l'Eglise a été chargée par le bon Dieu de maintenir dans le monde cet esprit d'enfance, cette ingénuité, cette fraîcheur. Le paganisme n'était pas l'ennemi de la nature, mais le christianisme seul l'agrandit, l'exalte, la met à la mesure de l'homme, du rêve de l'homme... L'Eglise dispose de la joie, de toute la part de joie réservée à ce triste monde. Rien que la joie...

 

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