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La nouvelle Évangélisation
Joseph Cardinal Ratzinger
La vie humaine ne se réalise pas delle -meme. Notre vie est une question ouverte, un projet incomplet quil reste a achever et a réaliser. La question fondamentale de tout homme est : comment cela se réalise-t-il devenir un homme ? Comment apprend-t-on lart de vivre ? Quel est le chemin du bonheur ?
Évangéliser signifie : montrer ce chemin apprendre lart de vivre. Jésus a dit au début de sa vie publique : Je suis venu pour évangéliser les pauvres (Lc 4, 18) ; ce qui signifie : Jai la réponse a votre question fondamentale ; je vous montre le chemin de la vie, le chemin du bonheur mieux : je suis ce chemin. La pauvreté la plus profonde est lincapacité déprouve la joie, le dégout de la vie, considérée comme absurde et contradictoire. Cette pauvreté est aujourdhui tres répandue, sous diverses formes, tant dans les sociétés matériellement riches que dans les pays pauvres. Lincapacité de joie suppose et produit lincapacité daimer, elle produit lenvie, lavarice tous les vices qui dévastent la vie des individus et du monde. Cest pourquoi nous avons besoin dune nouvelle évangélisation si lart de vivre demeure inconnu, tout le reste ne fonctionne plus. Mais cet art nest pas un objet de la science cet art ne peut etre communiqué que par celui qui a la vie celui qui est lÉvangile en personne.
I. Structure et méthode de la nouvelle évangélisation
1. La structure
Avant de parler des contenus fondamentaux de la nouvelle évangélisation, je voudrais dire un mot a propos de sa structure et de la méthode appropriée. LÉglise évangélise toujours et na jamais interrompu le cours de lévangélisation. Elle célebre chaque jour le mystere eucharistique, administre les sacrements, annonce la parole de vie la parole de Dieu, sengage pour la justice et la charité. Et cette évangélisation porte ses fruits : elle donne la lumiere et la joie, elle donne un chemin de vie a tant de personnes ; et beaucoup dautres vivent, souvent meme sans le savoir, de la lumiere et de la chaleur resplendissantes de cette évangélisation permanente. Cependant, nous observons un processus progressif de déchristianisation et de perte des valeurs humaines essentielles qui est préoccupant. Une grande partie de lhumanité daujourdhui ne trouve plus, dans lévangélisation permanente de lÉglise, lÉvangile, cest-a-dire une réponse convaincante a la question : Comment vivre ?
Cest pourquoi nous cherchons, outre lévangélisation permanente, jamais interrompue, et a ne jamais interrompre, une nouvelle évangélisation, capable de se faire entendre de ce monde qui ne trouve pas lacces a lévangélisation "classique". Tous ont besoin de lÉvangile ; lÉvangile est destiné a tous, et pas seulement a un cercle déterminé, et nous sommes donc obligés de chercher de nouvelles voies pour porter lÉvangile a tous.
Mais ici se cache aussi une tentation la tentation de limpatience, la tentation de chercher tout de suite le grand succes, de chercher les grands nombres. Ce nest pas la méthode de Dieu. Pour le Royaume de Dieu, comme pour lévangélisation, instrument et véhicule du royaume de Dieu, est toujours valable la parabole du grain de sénevé (cf. Mc 4, 31 - 32). Le Royaume de Dieu recommence toujours de nouveau sous ce signe. La nouvelle évangélisation ne peut pas signifier : Attirer tout de suite par de nouvelles méthodes plus raffinées les grandes masses qui se sont éloignées de lÉglise. Non ce nest pas cela, la promesse de la nouvelle évangélisation. La nouvelle évangélisation signifie : ne pas se contenter du fait que du grain de sénevé a poussé le grand arbre de lÉglise universelle, ne pas penser que le fait que dans ses branches toutes sortes doiseaux peuvent y trouver place suffit mais oser de nouveau avec lhumilité du petit grain en laissant a Dieu, quand et comment il grandira (Mc 4, 26 - 29). Toutes les grandes choses commencent par un petit grain et les mouvements de masse sont toujours éphémeres. Dans sa vision du processus de lévolution, Teilhard de Chardin parle du "blanc des origines" : Le début des nouvelles especes est invisible et introuvable pour la recherche scientifique. Les sources sont cachées trop petites. Autrement dit : Les grandes réalités commencent dans lhumilité. Laissons de côté, si et jusqua quel point Teilhard a raison avec ses théories évolutionnistes ; la loi des origines invisibles dit une vérité une vérité présente précisément dans lagir de Dieu dans lhistoire : "Ce nest pas parce que tu es grand que je tai élu, bien au contraire tu es le plus petit des peuples ; je tai élu parce que je taime..." dit Dieu au peuple dIsraël dans lAncien Testament, et il exprime ainsi le paradoxe fondamental de lhistoire du salut : Certes, Dieu ne compte pas avec les grands nombres ; le pouvoir extérieur nest pas le signe de sa présence. Une grande partie des paraboles de Jésus indiquent cette structure de lagir divin et répondent ainsi aux préoccupations des disciples, qui attendaient du Messie bien dautres succes et signes des succes du genre de ceux offerts par Satan au Seigneur : Tout cela tous les royaumes du monde je te le donnerai... (Mt 4, 9). Certes, Paul a la fin de sa vie a eu limpression davoir porté lÉvangile jusquaux extrémités de la terre, mais les chrétiens étaient de petites communautés dispersées dans le monde, insignifiantes selon des criteres séculiers. En réalité, elles furent le levain qui pénetre de la pâte de lintérieur et porterent en elles lavenir du monde (cf. Mt 13, 33). Un vieux proverbe dit : "Le succes nest pas un nom de Dieu". La nouvelle évangélisation doit se soumettre au mystere du grain de sénevé, et ne doit pas prétendre produire tout de suite un grand arbre. Nous vivons tantôt dans la trop grande sécurité du grand arbre déja existant, tantôt dans limpatience davoir un arbre plus grand, plus vigoureux nous devons au contraire accepter le mystere que lÉglise est a la fois le grand arbre et le grain minuscule. Dans lhistoire du salut, cest toujours en meme temps Vendredi saint et Dimanche de Pâque...
2. La méthode
De cette structure de la nouvelle évangélisation découle aussi la méthode appropriée. Certes, nous devons utiliser de maniere raisonnable les méthodes modernes pour nous faire entendre mieux : pour rendre la voix du Seigneur accessible et compréhensible Nous ne cherchons pas seulement lécoute pour nous nous ne voulons pas augmenter le pouvoir et lextension de nos institutions, mais nous voulons nous mettre au service du bien des personnes et de lhumanité en faisant place a Celui qui est la Vie. Cette expropriation de soi-meme, en loffrant au Christ pour le salut des hommes, est la condition fondamentale dun authentique engagement pour lÉvangile. "Je suis venu au nom de mon Pere et vous ne maccueillez pas" ; quun autre vienne en son propre nom, celui-la vous laccueillez" dit le Seigneur (Jn 5, 43). Le signe distinctif de lAntéchrist est de parler en son nom propre. Le signe du Fils est sa communion avec le Pere. Le Fils nous introduit dans la communion trinitaire, dans le cercle de lamour éternel, dont les personnes sont des "relations pures", lacte pur de se donner et de se recevoir. Le dessein trinitaire visible dans le Fils, qui ne parle pas en son nom montre la forme de vie du véritable évangélisateur mieux encore, évangéliser nest pas uniquement une façon de parler, mais une façon de vivre : vivre dans lécoute et se faire la voix du Pere. "Car il ne parlera pas de lui-meme, mais ce quil entendra, il le dira" dit le Seigneur a propos de lEsprit saint (Jn 16, 13). Cette forme christologique et pneumatologique de lévangélisation est en meme temps une forme ecclésiologique : Le Seigneur et lEsprit construisent lÉglise, se communiquent dans lÉglise. Lannonce du Christ, lannonce du Royaume de Dieu suppose lécoute de sa voix dans la voix de lÉglise. "Ne pas parler en son propre nom" signifie : parler dans la mission de lÉglise...
De cette loi de lexpropriation découlent des conséquences tres pratiques. Toutes les méthodes raisonnables et moralement acceptables doivent etre étudiées cest un devoir duser de ces possibilités de communication. Mais les paroles et tout lart de la communication ne peuvent atteindre la personne humaine a la profondeur a laquelle doit arriver lÉvangile. Il y a quelques années, je lisais la biographie dun excellent pretre de notre siecle, Don Didimo, curé de Bassano del Grappa. Dans ses notes, on trouve des paroles précieuses, fruit dune vie de priere et de méditation. A ce propos, Don Didimo dit par exemple : "Jésus prechait le jour, la nuit il priait." Par cette breve remarque il voulait dire : Jésus devait acquérir ses disciples de Dieu. Cest toujours valable. Nous ne pouvons pas gagner, nous, les hommes. Nous devons les obtenir de Dieu pour Dieu. Toutes les méthodes sont vides sans le fondement de la priere. La parole de lannonce doit toujours baigner dans une intense vie de priere.
Nous devons y ajouter un pas supplémentaire. Jésus prechait le jour, la nuit il priait mais ce nest pas tout. Sa vie tout entiere fut comme le montre de façon tres belle lÉvangile de saint Luc un chemin vers la croix, une ascension vers Jérusalem. Jésus na pas rédimé le monde par de belles paroles, mais par sa souffrance et sa mort. Sa passion est une source de vie intarissable pour le monde ; sa passion donne force a sa parole.
Le Seigneur lui-meme en étendant et en élargissant la parabole du grain de sénevé a formulé cette loi de fécondité dans la parole du grain de blé qui meurt, tombé en terre (Jn 12, 24). Cette loi est valable elle aussi jusqua la fin du monde, et avec le mystere du grain de sénevé elle est fondamentale pour la nouvelle évangélisation. Toute lhistoire le prouve. Il serait facile de le démontrer dans lhistoire du christianisme. Je me bornerai a rappeler ici le début de lévangélisation dans la vie de saint Paul. Le succes de sa mission ne fut pas le fruit dune grande habileté rhétorique ou de la prudence pastorale ; sa fécondité fut liée a sa souffrance, a sa communion dans la passion avec le Christ (cf. 1 Co 2, 1 5 ; 2 Co 5, 7; 11, 10s; 11, 30 ; Ga 4, 12 - 14). "Il ne lui sera donné que le signe du prophete Jonas" a dit le Seigneur. Le signe de Jonas est le Christ crucifié ce sont les témoins, qui completent "ce qui manque aux tribulations du Christ" (Col 1, 24). Dans toutes les périodes de lhistoire, se sont chaque fois de nouveau confirmés ces mots de Tertullien : Le sang des martyrs est une semence.
Saint Augustin dit la meme chose dune façon plus belle, en interprétant Jn 21, ou la prophétie du martyre de Pierre et le mandat de paître les brebis, dans linstitution de son primat, sont intimement liés. Saint Augustin commente ainsi le texte Jn 21, 16 : "Pais mes brebis", cest-a-dire souffres pour mes brebis (Sermo Guelf. 32 PLS 2, 640). Une mere ne peut donner la vie a un enfant sans souffrir. Tout accouchement implique la souffrance, est souffrance, et le devenir chrétien est un accouchement. Ou pour le dire avec les paroles du Seigneur : le Royaume de Dieu souffre violence (Mt 11, 12 ; Lc 16, 16), mais la violence de Dieu est la souffrance, est la croix. Nous ne pouvons donner vie aux autres sans donner notre vie. Le processus dexpropriation cité plus haut est la façon concrete (exprimée sous tant de formes diverses) de donner sa propre vie. Rappelons-nous la parole du Sauveur : "...Qui perdra sa vie a cause de moi et de lÉvangile la sauvera..." (Mc 8, 35).
II. Les contenus essentiels de la nouvelle évangélisation
1. Conversion
Pour ce qui est des contenus de la nouvelle évangélisation, il faut avant tout garder a lesprit que lAncien et le Nouveau Testament sont inséparables. Le contenu fondamental de lAncien Testament est résumé dans le message de Jean Baptiste : µ???vo?A??, Convertissez-vous ! Il ny a pas dacces a Jésus sans le Baptise ; il nest pas possible darriver a Jésus sans avoir répondu a lappel de son précurseur, mieux encore : Jésus a fait sien le message de Jean dans la synthese de sa propre prédication : µ???vo?A?? ?? ????????? ¦v ?e ?U??????a (Mc 1, 15). Le mot grec pour se convertir signifie : repenser remettre en question son propre mode de vie et le mode de vie ordinaire ; laisser entrer Dieu dans les criteres de sa propre vie ; ne plus juger uniquement selon les opinions courantes. Se convertir signifie par conséquent : ne pas vivre comme tout le monde vit, ne pas faire ce que tout le monde fait, ne pas se sentir justifié devant des actions douteuses, ambiguës ou mauvaises par le fait que les autres font de meme ; commencer a regarder sa propre vie avec les yeux de Dieu ; chercher donc le bien, meme sil est dérangeant : ne pas sen remettre au jugement des multitudes, des hommes, mais au jugement de Dieu autrement dit : chercher un nouveau style de vie, une vie nouvelle. Tout cela nimplique pas de moralisme ; en réduisant le christianisme a la moralité, on perd de vue lessence du message du Christ : Le don dune nouvelle amitié, le don de la communion a Jésus, et par suite a Dieu. Celui qui se convertit au Christ nentend pas se créer une autarchie morale bien a lui, il ne prétend pas construire sa propre bonté par ses propres forces. La "Conversion" (métanoia) signifie précisément lopposé : sortir de lautosuffisance, découvrir et accepter son indigence une indigence des autres et de lAutre, de son pardon, de son amitié. La vie non-convertie est autojustification (je ne suis pas pire que les autres) ; la conversion est lhumilité de sen remettre a lamour de lAutre, un amour qui devient mesure et critere de ma propre vie.
Ici nous devons également garder a lesprit laspect social de la conversion. Certes, la conversion est avant tout un acte éminemment personnel, elle est personnalisation. Je me sépare de la formule "vivre comme tout le monde" (je ne me sens plus justifié par le fait que tous font ce que je fais) et je trouve devant Dieu mon propre moi, ma responsabilité personnelle. Mais la vraie personnalisation est toujours une nouvelle et plus profonde socialisation. Le moi souvre de nouveau au toi, dans toute sa profondeur, en donnant naissance a un nouveau Nous. Si le style de vie répandu dans le monde comporte un risque de dépersonnalisation, de vivre non pas ma propre vie, mais la vie de tous les autres, dans la conversion doit se réaliser le nouveau Nous du cheminement commun avec Dieu. En annonçant la conversion, nous devons aussi offrir un parcours de vie, un espace commun du nouveau style de vie. On ne peut pas évangéliser uniquement par des paroles ; lÉvangile crée la vie, il crée une communauté de parcours ; une conversion purement individuelle na pas de consistance
2. Le Royaume de Dieu
Dans lappel a la conversion est implicite cest meme sa condition fondamentale lannonce du Dieu vivant. Le théocentrisme est fondamental dans le message de Jésus, et il doit etre aussi au cour de la nouvelle évangélisation. La parole clef de lannonce de Jésus est : le Royaume de Dieu. Or le Royaume de Dieu nest pas une chose, une structure sociale ou politique, une utopie. Le Royaume de Dieu est Dieu. Le Royaume de Dieu signifie : Dieu existe. Dieu vit. Dieu est présent et agit dans le monde, dans notre vie dans ma vie. Dieu nest pas une lointaine "cause ultime", Dieu nest pas le "grand architecte" du déisme, qui a monté la machine du monde et qui se trouverait maintenant en dehors bien au contraire : Dieu est la réalité la plus présente et décisive dans chaque acte de ma vie, a chaque moment de lhistoire. Dans son discours dadieu, en quittant sa chaire a luniversité de Munster, le théologien J.B. Metz a dit des choses inattendues de sa part. Metz, dans le passé, nous avait appris lanthropocentrisme le véritable avenement du christianisme aurait été le tournant anthropologique, la sécularisation, la découverte de la sécularité du monde. Puis il nous a appris la théologie politique le caractere politique de la foi ; puis encore la "mémoire dangereuse" ; et enfin la théologie narrative. Apres ce cheminement long et ardu, il nous dit aujourdhui : le vrai probleme de notre temps est la "Crise de Dieu", labsence de Dieu camouflée par une religiosité vide. La théologie doit redevenir réellement théo-logia, un discours sur Dieu et avec Dieu. Metz a raison : Lunum necessarium pour lhomme est Dieu. Tout change, selon que Dieu existe ou quil nexiste pas. Mais hélas ! meme nous, les chrétiens, vivons souvent comme si Dieu nexistait pas (si Deus non daretur). Nous vivons selon le slogan : Dieu nexiste pas, et sil existe, il na rien a voir. Cest pourquoi lévangélisation doit avant tout parler de Dieu, annoncer lunique vrai Dieu : le Créateur le Sanctificateur Le Juge (cf. le Catéchisme de lÉglise catholique).
Encore une fois, il faut garder a lesprit laspect pratique. On ne peut pas faire connaître Dieu uniquement avec des paroles. On ne connaît pas une personne si on ne la connaît que par oui-dire. Annoncer Dieu est introduire a la relation a Dieu : Enseigner a prier. La priere est la foi en acte. Et ce nest que dans lexpérience de la vie avec Dieu quapparaît aussi lévidence de son existence. Cest pour cette raison que sont si importantes les écoles de priere, de communauté de priere. Il y a complémentarité entre la priere personnelle ("dans sa propre chambre", seul devant les yeux de Dieu), la priere commune "para-liturgique" ("religiosité populaire") et la priere liturgique. Oui, la liturgie est avant tout priere ; sa spécificité consiste dans le fait que son sujet primaire, ce nest pas nous (comme dans la priere privée ou dans la religiosité populaire), mais Dieu lui-meme la liturgie est actio divina, Dieu agit et nous répondons a laction divine.
Parler de Dieu et parler avec Dieu doivent toujours aller de pair. Lannonce de Dieu nous guide a la communion avec Dieu dans la communion fraternelle, fondée et vivifiée par Jésus-Christ. Cest pourquoi la liturgie (les sacrements) nest pas un theme secondaire par rapport a la prédication du Dieu vivant, mais la concrétisation de notre relation a Dieu. Dans ce contexte, quon me permette une observation générale sur la question liturgique. Notre maniere de célébrer la liturgie est souvent trop rationaliste. La liturgie devient enseignement, son critere est : se faire comprendre ce qui aboutit bien souvent a la banalisation du mystere, a la prévalence de nos paroles, a la répétition de phraséologies qui semblent plus accessibles et plus agréables aux gens. Mais il sagit dune erreur non seulement théologique, mais aussi psychologique et pastorale. La vague désotérisme, la diffusion des techniques asiatiques de relaxation et de vide mental montrent quil manque quelque chose dans nos liturgies. Cest justement dans notre monde daujourdhui que nous avons besoin du silence, du mystere supra-individuel, de la beauté. La liturgie nest pas linvention du pretre célébrant ou dun groupe de spécialistes ; la liturgie (le "rite") a grandi selon un processus organique au cours des siecles, elle porte en elle le fruit de lexpérience de foi de toutes les générations précédentes. Meme si les participants ne comprennent probablement pas toutes les paroles, ils perçoivent leur signification profonde, la présence du mystere qui transcende toutes les paroles. Le centre de laction liturgique nest pas le célébrant ; le célébrant nest pas devant le peuple en son nom propre il ne parle pas de lui-meme et pour lui-meme, mais in persona Cristi. Ce ne sont pas les capacités personnelles du célébrant qui comptent, mais uniquement sa foi, dans laquelle transparaît Jésus-Christ. "Il faut que lui grandisse et que moi je décroisse" (Jn 3, 30).
3. Jésus-Christ
Par cette réflexion, le theme de Dieu sest déja étendu, et il sest concrétisé dans le theme de Jésus-Christ : Cest seulement dans le Christ et par le Christ que le theme de Dieu devient réellement concret : le Christ est lEmmanuel, le Dieu-avec-nous la concrétisation du "Je suis", la réponse au déisme. AujourdHui la tentation est grande de réduire Jésus-Christ, le Fils de Dieu, a un simple Jésus historique, a un homme pur. On ne nie pas nécessairement la divinité de Jésus, mais au moyen de certaines méthodes on distille dans la Bible un Jésus a notre mesure, un Jésus possible et compréhensible dapres les parametres de notre historiographie. Mais ce "Jésus historique" est un artéfact, il est limage de ses auteurs, et pas limage du Dieu vivant (cf. 2 Co 4, 4s ; Col 1, 15). Ce nest pas le Christ de la foi qui est un mythe, mais le Jésus historique, qui est une figure mythologique auto-inventée par les divers interpretes. Les deux cents ans dhistoire du "Jésus historique" refletent fidelement lhistoire des philosophies et des idéologies de cette période.
Je ne peux pas, dans le cadre de cette conférence, développer les contenus de lannonce du Sauveur. Je voudrais seulement citer brievement deux aspects importants. Le premier est la suite du Christ le Christ soffre comme chemin de ma vie. La suite du Christ ne signifie pas : imiter lhomme Jésus. Une tentative de ce genre échoue nécessairement ce serait un anachronisme. La suite du Christ a un but beaucoup plus élevé : ne faire quun avec le Christ, et arriver ainsi a lunion a Dieu. Ce discours peut sembler étrange aux oreilles de lhomme moderne. Mais en réalité, nous avons tous soif dinfini : dune liberté infinie, dun bonheur sans limites. Toute lhistoire des révolutions des deux siecles passés ne sexplique que de cette façon. La drogue ne sexplique que de cette façon. Lhomme ne se contente pas de solutions en deça du niveau de la divinisation. Et tous les chemins proposés par le "serpent" (Gn 3, 5), cest-a-dire par le savoir mondain, échouent. Le seul chemin est la communion a Jésus-Christ, réalisable dans la vie sacramentelle. La suite du Christ nest pas une question de moralité, mais un theme "mystérique" un ensemble fait daction divine et de réponse de notre part.
Nous rencontrons ainsi, dans le theme de la suite, lautre centre de la christologie auquel je voulais faire allusion : le mystere pascal la croix et la résurrection. Dans les reconstructions du "Jésus historique", le theme de la croix est en général dépourvu de signification. Dans une interprétation "bourgeoise", cest un incident en soi évitable, sans valeur théologique ; dans une interprétation révolutionnaire, cest la mort héroique dun rebelle. La vérité est tout autre. La croix appartient au mystere divin elle est lexpression de son amour jusqua la fin (Jn 13, 1). La suite du Christ est participation a sa croix, union a son amour, a la transformation de notre vie, en donnant naissance a lhomme nouveau, créé selon Dieu (cf. Ep 4, 24). Celui qui omet la croix omet lessence du christianisme (cf. 1 Co 2, 2).
4. La vite éternelle
Le dernier élément central de toute véritable évangélisation est la vie éternelle. Aujourdhui nous devons annoncer notre foi avec une nouvelle vigueur, dans la vie quotidienne. Je me bornerai a citer ici un aspect de la prédication de Jésus, qui est souvent négligé aujourdhui : Lannonce du Royaume de Dieu est lannonce dun Dieu présent, dun Dieu qui nous connaît et nous écoute ; dun Dieu qui entre dans lhistoire pour faire justice. Cette prédication est donc aussi lannonce du jugement, lannonce de notre responsabilité. Lhomme ne peut pas faire ou ne pas faire ce quil veut. Il sera jugé. Il doit rendre compte. Cette certitude vaut pour les puissants comme pour les simples. Lorsquelle est honorée, les limites de tout pouvoir de ce monde sont tracées. Dieu fait justice, et lui seul peut la faire en dernier. Pour nous, cela se passera dautant mieux que nous serons capables de vivre sous le regard de Dieu et de communiquer au monde la vérité du jugement. Ainsi larticle de foi du jugement, sa puissance formatrice pour les consciences, est un contenu central de lÉvangile, qui est vraiment une bonne nouvelle. Cela lest pour tous ceux qui subissent linjustice du monde et cherchent la justice. De cette maniere, on comprend aussi la connexion entre le Royaume de Dieu et les "pauvres", ceux qui souffrent et tous ceux dont parlent les béatitudes du discours de la montagne. Ils sont protégés par la certitude du jugement, par la certitude quil y a une justice. Tel est le véritable contenu de larticule sur le jugement, sur Dieu juge : Il y a une justice. Les injustices du monde ne sont pas le dernier mot de lhistoire. Il y a une justice. Seul celui qui refuse quil y ait une justice peut sopposer a cette vérité. Si nous prenons au sérieux le jugement et la gravité de la responsabilité qui en découle pour nous, nous comprenons bien lautre aspect de cette annonce, a savoir la rédemption, le fait que par la croix, Jésus a assumé nos péchés ; que Dieu lui-meme, dans la passion de son Fils, se fait lavocat de nos péchés, en rendant ainsi possible la pénitence, lespérance pour le pécheur repenti, une espérance merveilleusement exprimée dans les paroles de saint Jean : Devant Dieu, nous réconforterons notre cour, quoi quil nous reproche. Dieu est plus grand que notre cour, et il connaît toute chose (1 Jn 3, 19s). La bonté de Dieu est infinie, mais nous ne devons pas réduire cette bonté a une mievrerie édulcorée et privée de vérité. Ce nest quen croyant au juste jugement de Dieu, en ayant faim et soif de la justice (cf. Mt 5, 6) que nous ouvrons notre cour et notre vie a la miséricorde divine. On le voit : la foi dans la vie éternelle ne rend pas la vie terrestre insignifiante. Bien au contraire : Ce nest que si la mesure de notre vie est léternité, que notre vie sur terre est grande elle aussi, et quelle a une valeur immense. Dieu nest pas le concurrent de notre vie, mais le garant de notre grandeur. Ainsi, nous revenons a notre point de départ : Dieu. Lorsque nous considérons bien le message chrétien, nous ne parlons pas de beaucoup de choses. Le message chrétien est en réalité tres simple. Nous parlons de Dieu et de lhomme, et ce faisant, nous disons tout. |
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