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« Marchons dans la joie et pensons a notre sauveur » Regards sur litinérance dominicaine
Mes chers freres et sours en saint Dominique,
est un peu tremblant que je vous écris. Tout dabord, pour prendre courage, une confidence. Récemment jai relu et médité les messages que les quatre derniers Maîtres ont adressés a lOrdre. Quatre, pour ne citer que ceux que la Providence a mis au service de la Famille dominicaine depuis lépoque du Concile Vatican II jusqua 2001. Je ne peux que mexclamer : quelle richesse ! quelle profondeur dans la parole de ceux qui nous ont preché avec tant de générosité et de dévouement ! Face a pareils écrits voici la confidence fraternelle , quil est difficile décrire une lettre a lOrdre ! Il semble que tout ait déja été dit ! Que pourrais-je bien dire de neuf a mes freres et sours en saint Dominique ? En meme temps, je constate avec tristesse que dans bien des communautés je parle plus particulierement des freres , cest a peine si lon connaît les Actes des derniers Chapitres généraux, alors que ces textes sont de véritables programmes de vie dominicaine pour notre temps ! Enfin, comme cela arrive a beaucoup, et pas seulement dans lOrdre, jai le sentiment de me trouver devant une « inflation » de documents, de textes, de messages, de lettres touchant aux themes les plus variés (mais quon na jamais le temps de lire avec profit avant larrivée du suivant).
DIFFERENTES EXPERIENCES DES SIX DERNIERES ANNEES
1. Voici quelque temps, un frere provincial sentretenait avec moi de maniere informelle sur la situation de sa Province. Pensant a haute voix, il se plaignait, non sans un certain découragement : « dans ma Province, je ne peux faire aucune assignation ». Ces mots mont beaucoup impressionné. Jy pense constamment, et a ce quils impliquent.
Ces dernieres années, ce nest un secret pour personne, jai vécu deux expériences fort différentes. La tâche de Procurateur général, poste « sédentaire » comme il y en a peu, ma pourtant mis au contact de maintes situations délicates pour la vie dominicaine et religieuse de nombreux freres et sours. A présent, dans lexercice dun ministere bien plus « nomade », en visitant les communautés des différents pays, je découvre sous un autre angle la « symphonie polychromatique » de lOrdre dans lÉglise et dans le monde. Les deux perspectives mont néanmoins conduit a une meme intuition. Elles mont fait découvrir quil y a vraiment quelque chose qui « bloque », menaçant les racines de notre vocation et de notre mission dans lÉglise et dans le monde : une certaine immobilité. Linertie provoque une sorte de paralysie (« on sinstalle »), qui finit par blesser a mort les énergies les plus généreuses de notre existence et de notre vie de fils et de filles de saint Dominique.
2. Une des caractéristiques que Dominique de Caleruega incarna a limage des apôtres, et que nous avons héritée en tant que ses disciples, est litinérance évangélique. Pour le dire en image, par la grâce de Dieu, il a fait éclater les frontieres dun schéma « géographique » qui basait essentiellement le fonctionnement et la vie de lÉglise sur lorganisation diocésaine dune part, et pour ce qui est de la vie religieuse sur la structure de la vie monastique et des chanoines réguliers dautre part. Lhistoire de lÉglise missionnaire ne commence certes pas avec lOrdre des Precheurs : combien de moines missionnaires, par exemple, ont évangélisé combien de régions dEurope ! Mais Dominique voulut fonder, in medio Ecclesia, un Ordre qui serait fait et appelé de precheurs.
« EN CE TEMPS-LA » - SE METTRE EN CHEMIN CHANGE LA VIE !
3. Enfants, nous nous délections a lécoute et la lecture dhistoires réelles ou imaginaires. Beaucoup commençaient par le traditionnel « Il était une fois ». Toutes proportions gardées, lorsquon proclame lÉvangile, suivant Jésus sur son Chemin, on commence généralement la lecture par « En ce temps-la »
Avec la fraîcheur du disciple, comme pour nous ramener a lamour des origines, le fr. Jourdain écrit dans son Libellus :
« Il arriva donc en ce temps que le roi Alphonse de Castille conçut le désir de marier son fils Ferdinand a une fille noble des Marches. Il vint trouver léveque dOsma et lui demanda detre son procureur en cette affaire. Léveque acquiesça aux prieres du roi. Et bientôt, ( ) prenant également avec lui lhomme de Dieu Dominique, sous-prieur de son Église, il prit la route et parvint a Toulouse. »
4. Dans son « Histoire de saint Dominique », recoupant divers points historiques, Marie-Humbert Vicaire rapporte que cette invitation dAlphonse VIII a léveque dOsma fut lancée a la mi-mai 1203. Le célebre biographe français conclut a la suite de Jourdain : « Léveque ne tarda pas a se mettre en route, emmenant avec lui Dominique. Cétait vers le milieu doctobre 1203 » . Il y a de cela 800 ans !
Ce nest ni lheure ni lendroit dentrer dans les détails, ou de nous étendre en une analyse historique et chronologique exhaustive. Mais ce que nous savons avec certitude, cest que ce voyage allait changer pour toujours la vie des deux amis. En effet, a peine eurent-ils passé les Pyrénées que les deux hommes de Dieu purent constater de leurs yeux un fait quils ne connaissaient jusque la que par oui-dire : le défi du dualisme dorigine manichéenne, profondément enraciné dans cette région parmi différents groupes et sectes. Comme exemple éloquent de limpact queut cette nouvelle réalité sur nos deux voyageurs, Jourdain raconte le célebre épisode de lhôte :
« Au cours de la nuit meme ou ils logerent dans la cité, le sous-prieur attaqua avec force et chaleur lhôte hérétique de la maison, multipliant les discussions et les arguments propres a le persuader. Lhérétique ne pouvait résister a la sagesse et a lesprit qui sexprimaient : par lintervention de lEsprit divin, Dominique le réduisit a la foi. »
La « mission matrimoniale », on le sait, allait exiger un autre voyage avant de finir tristement. Un échec ? Mais rempli dune vie nouvelle ! Voici comment le raconte Jourdain de Saxe :
« Dieu disposait ainsi des causes du voyage dans ses vues salutaires, préludant a loccasion de cette course a des noces autrement précieuses entre Dieu et les âmes, quil entendait ramener de par toute lÉglise, et de beaucoup derreurs et de péchés, aux épousailles du salut éternel. L'événement le prouva dans la suite. »
5. Une mission diplomatique au nom du Roi changement de programme imprévu dans la vie de Diego et de Dominique est loccasion qui apporte en fin de compte une teinte différente a leur histoire, illuminée par la lumiere rénovatrice de la grâce. Un éveque et le sous-prieur dun chapitre de cathédrale étaient appelés a croître et a donner des fruits entre les murs du petit jardin dOsma, et les voici devant un panorama ecclésial et historique totalement différent. Certes, ils connaissaient les conséquences des hérésies au-dela des Pyrénées, mais seulement par oui-dire. Cest une situation analogue a celle de Job le Juste qui, a la fin de sa difficile expérience de la vie, sexclame dans un dialogue ouvert avec Dieu : « Je ne te connaissais que par oui-dire, mais maintenant mes yeux tont vu » .
En effet, Dieu appelait Diego et Dominique a commencer en terre étrangere une nouvelle évangélisation, qui sétendrait avec le temps a des horizons universels. Marcher loin des reperes connus leur ouvrit les yeux de lâme. Ils ne furent plus jamais les memes. Les deux voyages diplomatiques (1203 et 1205) eurent des conséquences « vocationnelles » pour lun comme pour lautre mais ce nest pas la vocation diplomatique quils découvrirent !
Diego dOsma demanderait (en 1206 ?) au pape Innocent III de lui faire la grâce daccepter sa démission de lépiscopat : il chérissait le projet de consacrer toutes ses forces a la conversion des Cumans, peuple paien de lEst de la Hongrie. Le pape, on le sait, refusa sa démission. Plus tard, léveque prit lhabit de Cîteaux ; il conseilla les légats du pape concernant la prédication de la foi contre les Albigeois ; il sengagea sérieusement dans cette mission itinérante pendant deux ans ; puis il décida de rentrer au siege dOsma ; quelques jours plus tard il tomba malade et mourut fin 1207.
Nous connaissons plus en détails la vie de Dominique. Depuis le voyage dans les Marches jusqua sa mort, il menera la vie dun apôtre itinérant. A partir de ce huitieme centenaire du premier voyage missionnaire de Dominique, pourquoi ne pas commencer a célébrer joyeusement dautres octo-centenaires dune beauté et dune importance extraordinaires pour toute la Famille dominicaine, parmi laquelle on compte la fondation de Prouilhe, toujours considérée comme la premiere communauté de lOrdre !
LITINERANCE DANS LE COUR ET LESPRIT DE TOUS LES DOMINICAINS
6. Le fr. Paul de Venise, un des témoins au proces de canonisation de saint Dominique, raconte que « Maître Dominique » lui disait, ainsi quaux autres qui le suivaient : « Marchez, pensons a notre Sauveur ». Il témoigne aussi : « Ou quil se trouvât, Dominique parlait toujours de Dieu ou avec Dieu » ; et il reconnaît : « Jamais je ne le vis irrité, agité ou troublé, ni par la fatigue du voyage, ni par nulle autre cause. Il était au contraire toujours joyeux dans les tribulations et patient dans les adversités ».
7. Alors, une lettre a lOrdre sur litinérance ? Ce que vous avez entre les mains, le texte que vous lirez et je lespere méditerez en votre cour, individuellement et en communauté, est le fruit dune réflexion au sein du Conseil généralice. Lorsque jai commencé a penser au theme de litinérance dans la vie dominicaine, nous avons préparé une réunion du Conseil généralice au complet. Jy invitai aussi le fr. Manuel Merten, Promoteur général pour les moniales. Chaque frere avait préparé un bref exposé sur les divers aspects de litinérance dans notre « sequela Dominici » : itinérance et vie spirituelle ; itinérance, cheminement intellectuel et formation ; itinérance et chacun des voux religieux ; itinérance et vie commune ; itinérance et vie contemplative ; itinérance et gouvernement dominicain ; itinérance et inculturation ; itinérance et phénomene de la mobilité humaine ; itinérance et mission ; etc. Lors dune rencontre de trois jours hors de Rome, chacun a présenté son theme et nous avons tous discuté ces aspects et dautres de notre itinérance dominicaine.
Je lavoue, la qualité des réflexions fut telle que, a la fin, je ne me sentais plus capable décrire sur la question une lettre qui put embrasser tant de richesses : léventail des themes a traiter était tellement large ! Mais dun autre côté, il nétait pas possible non plus de publier tels quels les 15 textes préparés loin de nous la prétention de publier une « encyclopédie » ou un « dictionnaire » sur le sujet !
Dans un second temps, nous avons tenté de méditer sur quelques themes centraux, autour desquels sen articulent dautres, également étudiés ensemble. Pour cela jai prié quatre freres de présenter une synthese élaborée a partir de ce que nous avions échangé en communauté. Ce que je vous présente aujourdhui est donc le résultat de notre travail. Le fr. Roger Houngbedji (du Vicariat dAfrique de lOuest, Province de France, Socius pour lAfrique) écrit sur litinérance dans la Bible. Le fr. Manuel Merten (Province de Teutonie, Promoteur général pour les moniales) nous offre sa réflexion sur litinérance et la vie contemplative. Le fr. Wojciech Giertych (Province de Pologne, Socius pour la vie intellectuelle) traite de litinérance dans le cheminement intellectuel et la formation. Enfin, le fr. Chrys McVey (Vice-province du Pakistan, Socius pour la vie apostolique et Promoteur général de la Famille dominicaine) nous preche sur litinérance et la mission.
Le mot iter itineris (du grec hodos) signifie « chemin, voyage, marche, trajet » : mettons-nous en route et parcourons ensemble ce paysage intérieur dominicain !
I - LITINERANCE DANS LA BIBLE
8. Litinérance apparaît comme un theme dominant dans la Bible. Le peuple de la Bible se définit principalement en effet comme un peuple en pérégrination. Le mot « hébreu », par lequel il est désigné vient de « ibrî » (dérivé de « eber » qui veut dire « lautre côté » dune limite) et évoque lidée démigration. Le peuple hébreu est donc un peuple foncierement en migration, un peuple nomade. Cest dans cette optique que les grands croyants de lAncien Testament (notamment les Patriarches) vont se considérer comme des « étrangers » (xénoi), du fait quils nont pu obtenir (mais ont vu seulement de loin) lobjet des promesses que Yahvé leur a faites (cf. Gn 23, 4 ; Ex 2, 22 ; 1 Ch 29, 15 ; Ps 39, 13 ; Lv 25, 23). Toute lhistoire du Peuple dIsraël sera donc comprise comme une longue marche vers laccomplissement des promesses de Dieu en son Fils Jésus.
La communauté chrétienne (le nouveau Peuple de Dieu) sera elle aussi appelée « la Voie » (cf. Ac 9, 2 ; 18, 25 ; 19, 9.23, 22, 4 ; 24, 14.22), ce qui souligne bien lidée de marche ou ditinérance. Dans cette perspective, lauteur de lépître aux Hébreux présentera la communauté chrétienne comme une communauté de pelerins sur la terre (He 11, 13), en marche vers la cité future solidement bâtie (He 13, 14). Les chrétiens vivent donc ici-bas comme des « déracinés » mais « enracinés » la-haut, la cité céleste : le but ultime de leur marche. Saint Pierre dans son épître (1 P 1, 17) montrera que du moment ou les chrétiens nappartiennent qua Dieu, ils doivent considérer leur passage sur terre comme un séjour transitoire, sans aucune attache avec ce bas-monde. Le terme technique utilisé par le Nouveau Testament pour exprimer cette situation passagere du chrétien dans ce monde est parepidemos qui désigne létranger non établi, le voyageur, et soppose a létranger résidant en permanence.
Il apparaît donc que dans la mentalité biblique, toute la vie du croyant, son rapport a Dieu est polarisé par lidée de la marche, du chemin, de litinérance. La question est de savoir en quoi consiste cette itinérance ou quest-ce qui la caractérise ? Une vue densemble permet de dégager trois grands traits caractéristiques de litinérance biblique.
ITINERANCE COMME EXODE
Déplacement spatial
9. Le chemin de Dieu (hodos) se définit ici comme un départ, une sortie, un exode. Le croyant est appelé a sarracher a un lieu déterminé, a rompre avec son attachement a un monde physique ou géographique pour se mettre en route et partir ailleurs. Litinérance est prise ici dans son acception géographique, physique. Cest dans ce sens quon peut comprendre litinérance dAbraham qui doit partir de sa terre pour saventurer dans un pays étranger (Gn 12, 1-9). La Parole de Dieu qui lui est adressée amene le patriarche a opérer une rupture totale avec sa patrie et toutes les attaches humaines pour se lancer sur une route ou seule la foi est déterminante. La foi du patriarche consiste précisément en une réponse inconditionnelle qui lamene a sengager sur un chemin dont Dieu seul connaît lissue. Il en est de meme pour le prophete Élie qui se mettra en route jusqua lHoreb ou Dieu, a travers une brise légere, va se révéler a lui (1 R 19, 4-8). Litinérance exige donc ici un saut dans linconnu qui est le lieu de la foi.
Par ailleurs, le peuple élu dans son ensemble est aussi marqué par lexpérience de lExode hors dÉgypte, une expérience qui va déterminer toute sa vie. Guidé par Dieu et par Moise, le peuple est appelé a sengager sur une voie longue et difficile ou a travers mille épreuves il parviendra a connaître son Dieu et a faire son entrée dans la terre promise. A cause de ses nombreux péchés, le peuple sera de nouveau exilé en Babylone ou il va douloureusement faire lexpérience de sa condition de « pérégrinant » en se considérant comme un groupe de réfugiés ou dexilés en territoire étranger (cf. Ps 137). A sa libération, il sera de nouveau appelé a se lancer dans un nouvel exode, signe de la libération quaccomplira le Serviteur de Yahvé dont la mission consiste a faire sortir de lesclavage plus profond constitué par le péché (Is 42, 1-9 ; 53, 5-12).
Dans le Nouveau Testament Jésus sera présenté aussi comme un grand itinérant. Dans les évangiles il apparaît en effet comme un grand voyageur, toujours en chemin (cf. Lc 9, 57 ; 13, 33 ; Mc 6, 6b), passant de la Samarie en Galilée ou faisant route vers Jérusalem (Lc 9, 51). Lui-meme se présente comme le Fils de lhomme nayant pas dendroit ou reposer sa tete (Lc 9, 58). Il enverra aussi ses disciples sur la route (Lc 10, 1-9 ; Mt 10, 5-15) et indiquera la condition du disciple comme un engagement a sa suite (Lc 9, 59-62 ; Mc 2, 13-14 ; Jn 1, 43). Toute la mission des apôtres apres la mort de Jésus seffectuera dans la perspective dune grande itinérance (cf. Ac 16, 1-10 ; 2 Co 11, 23-28).
Il en ressort que litinérance dans la Bible est dabord et avant tout géographique/spatial dans le sens de passage dun lieu a lautre le mot passage signifiant aussi la Pâques, lExode (Jésus accomplit sa Pâques en passant de ce monde a son Pere : Jn 13, 1). Il est a remarquer que le déplacement spatial vise toujours une mission.
Déplacement spatial en vue dune mission
10. Dans la perspective biblique, les déplacements qui sont faits dans le cadre dun commandement ou dune obéissance visent le plus souvent une mission : un message a donner, une action a faire. Cest le cas de Moise par exemple dont la rencontre avec Yahvé (Ex 3, 1-6) sera le début de sa mission : alors quantérieurement, par peur de la police, Moise a du fuir lÉgypte (2, 15), a la demande de Dieu, il y retourne pour libérer le peuple. Au cours de cette mission il recevra fréquemment des demandes de la part de Yahvé pour rencontrer Pharaon et emmener le peuple au désert, pour recevoir la Loi et la donner au peuple. En fait, tout le livre de lExode se présente comme une itinérance vécue comme obéissance a Dieu.
Il en est de meme dans les livres prophétiques. Le prophete est en effet pris par Dieu dans la situation qui est la sienne pour remplir une mission. Le plus souvent cette mission lamene a se confronter au roi ou aux autorités religieuses, a risquer sa propre vie. Cest dire que lobéissance demandée suppose non seulement un déplacement mais aussi un risque a prendre. La mission nest pas sans danger, comme Élie, type du prophete, en fait lexpérience : il doit fuir son pays pour assurer le succes futur de sa mission (1 R 17, 3.9), revenir affronter Achab pour lui donner le message dicté par Dieu (1 R 18, 1 ; 21, 18-19) et abandonner le lieu de la rencontre avec Dieu pour continuer sa mission (1 R 19, 15-16). On a comme un résumé de ce schéma lorsque le prophete demande a un simple croyant detre son intermédiaire : le commandement ordonne un déplacement en vue dun message a donner, mais il y a un risque et donc raison davoir peur (1 R 18, 7-16).
Dans le Nouveau Testament, le commandement qui exige un déplacement est toujours associé a la prédication du Royaume, du temps de Jésus (cf. Lc 9, 2) ou a la mission apres sa résurrection (Mt 28, 19-20). Les conditions en sont précisées : il sagit de voyager sans bagages encombrants et sans moyens particuliers. Notons quil peut y avoir des échecs a lappel, par refus de litinérance (Mt 19, 16-22 ; Lc 18, 18-23 ; Mc 10, 17-22).
ITINERANCE COMME CONVERSION
11. A litinérance géographique/spatiale est liée litinérance spirituelle qui apparaît comme le lieu dune conversion, entendue comme metanoia (changement radical desprit, de mentalité). En effet, dans la Bible, litinérance géographique saccompagne toujours de litinérance spirituelle : le détachement dun lieu a un autre est en vue du détachement de soi-meme pour nappartenir qua Dieu. Le terme biblique utilisé pour manifester ce lien entre les deux types ditinérance est « dérék » (chemin), dérivé de « darak » (marcher), qui désigne le chemin spirituel a entreprendre pour correspondre a la volonté et au plan de Dieu. Dans la mentalité dIsraël, lhomme, du fait de ses péchés et de son refus de réaliser les desseins de Dieu, doit en effet conformer son mode dexistence, ses faits et gestes, a la volonté divine (Mi 6, 8 ; Is 30, 21, Os 14, 10, Ps 119, 1). Cest la condition pour lui de parvenir a la vraie vie (Pr 2, 19 ; 5, 6 ; 6, 23 ; Dt 30, 15 ; Jr 21, 8). La conversion consiste en tout le processus spirituel (litinérance spirituelle) a entreprendre pour correspondre a la volonté de Dieu. Cest dans cette perspective quon peut comprendre tout le changement qui sopere dans la vie du prophete qui reçoit une mission spécifique de Dieu. Lappel de Dieu le saisit et affecte profondément son statut social, son mode de vie en meme temps quil lui demande de remplir une mission qui entraîne un déplacement, une itinérance (cf. Os 1, 2 ; Jon 1, 2 ; 3, 2). Le déplacement ici nest pas seulement spatial mais aussi symbolique dans la mesure ou il touche a la fois la vie du prophete et celle du peuple, dans son rapport a la Loi.
Cette meme idée est reprise dans le Nouveau Testament a travers le terme « hodos » qui désigne la voie (Ac 18, 26) que les disciples doivent entreprendre pour parvenir a la vie (Mt 7, 13-14). Cest dans cette perspective que sinscrivent les conditions posées par Jésus pour entrer dans le Royaume (Mc 1, 15) et celles qui sont exigées des disciples qui veulent sengager a sa suite (Mc 8, 34-35). Suivre le Christ ici conduit le disciple a un renoncement radical a soi-meme et a toutes ses tendances égoistes afin de faire dépendre sa vie uniquement de lui seul. La suite du Christ (litinérance géographique) est ainsi conditionnée par le renoncement radical, comme lieu de conversion (itinérance spirituelle). Litinérance spirituelle se présente ici comme le lieu dune identification au Christ.
ITINERANCE COMME IDENTIFICATION AU CHRIST
Le Christ comme chemin
12. La grande innovation du Nouveau Testament est lidentification du chemin avec le Christ : le Christ lui-meme se présente comme la voie vivante qui mene au ciel et donne acces au Pere (Jn 14, 6). Cette identification du Christ au chemin montre que la route a entreprendre (quelle soit physique ou spirituelle) nest pas un ensemble de lois ou dattitudes mais la Personne du Christ, la seule voie a laquelle le disciple doit sidentifier pour avoir acces a Dieu le Pere. Toute la démarche du chrétien (son itinérance) va donc consister a sidentifier au Christ par sa vie de foi. Croire au Christ consiste donc a aller et a sunir a lui (sengager existentiellement vis-a-vis de lui), de façon a sapproprier ses dons et richesses, condition pour atteindre Dieu.
Lidentification au Christ (le chemin menant au Pere) se présente ici comme ce qui donne au chrétien la consistance, la stabilité lui permettant de poursuivre la route malgré les difficultés et les épreuves du chemin. Autrement dit, sidentifier au Christ lieu dune vie de foi et denracinement en sa Personne cest ce qui donne au disciple lélan pour une vraie itinérance. Il ny a donc pas de vraie itinérance sans la recherche dune certaine fixité ou stabilité en Christ.
Obéissance et itinérance dans lOrdre
13. La question didentification au Christ lieu dune conformité a sa volonté et de lobéissance a un lien tres fort avec litinérance dans lOrdre. En effet, dans la tradition dominicaine litinérance du fait de lobéissance est lorigine meme de lOrdre ou plutôt de son développement spectaculaire hors de la région toulousaine. Saint Dominique disperse les freres deux par deux (Libellus 47), probablement en pensant a laction identique de Jésus envoyant ses disciples deux par deux. Il sagit dune obéissance qui exclut la discussion (cf. Déposition du fr. Jean dEspagne, Déposition de Bologne, 26) et qui est maintenue malgré lopposition des freres et des autorités civiles et religieuses amies de saint Dominique. Les fruits seront le développement magnifique de lOrdre. La encore il sagit dune dispersion en vue dune mission, celle de la prédication et de la propagation de la vie apostolique selon le modele imaginé et voulu par saint Dominique. Les dépositions au proces de canonisation de Maître Dominique montrent que les freres voyageaient beaucoup dun lieu a lautre en fonction des besoins. Un exemple de cette mobilité est lassignation du Bx Reginald a Paris alors quil faisait merveille a Bologne (Libellus 61-62).
Lobéissance religieuse nest pas un but en soi. Elle est au service de la mission de lOrdre, telle quelle est définie par les Chapitres généraux et provinciaux, et elle assure a lOrdre la liberté nécessaire a son action (Bologne 33). Elle est un moyen pour que les freres, comme corps constitué, répondent aux exigences du bien commun a atteindre ensemble puisquil a été discerné ensemble. Lobéissance nest donc pas lexpression du caprice du supérieur ou du Chapitre, mais lexpression personnalisée de leffort qui est demandé a tous en vue de la mission ou du bien de lOrdre dans des circonstances particulieres. Comme celles-ci sont par nature changeantes, il convient que les freres acceptent de changer aussi afin de répondre au mieux a la mission. La mobilité intellectuelle, apostolique des charges, des lieux, est donc la conséquence de la mission évaluée et voulue en commun. Tant limmobilisme que lexcessive mobilité sont des évasions par rapport a la mission. Lobéissance est un moyen pour réguler la mobilité en vue de la mission, de provoquer litinérance afin de répondre aux nécessités imposées par les circonstances ou voulues par un Chapitre. Évidemment, pour rejoindre ce que la Bible nous enseigne, litinérance voulue et acceptée dans le cadre de lobéissance religieuse suppose la foi, dune part en la capacité de linstitution a discerner le bien commun et, dautre part, en Dieu, puisque cest son Évangile qui est a lorigine de notre présence dans lOrdre et la mission confiée par lÉglise que nous servons du mieux possible. En ce sens, pour nous, lobéissance religieuse et litinérance qui peut en résulter sont intimement liées a notre vie religieuse, puisque celle-ci est en vue de la prédication de lÉvangile. Ce nest pas pour rien que le seul vou que nous exprimons publiquement est celui de lobéissance.
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