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Nouvelle évangélisation, quelle mission pour les laics ? Date de mise en ligne : 1er novembre 2006 Date de publication : janvier 2003
Envoyer a un ami Version imprimable Télécharger Il sagit quand meme dune drôle dhistoire. Vous croyez peut-etre etre venus pour un congres tranquille et pour assister en ce moment a la conférence douverture, celle a laquelle on vient par politesse, en sachant bien que les mets les plus succulents viendront par la suite. Vous etes venus pour vous mettre en appétit et vous avez raison. Cependant, cette conférence nest pas une conférence douverture. Ce nest pas lheure de linauguration des chrysanthemes. Cette conférence nest pas une conférence douverture parce quil ny a rien a ouvrir ou a inaugurer. Ce congres, en effet, sinscrit dans une action permanente, dans une action qui continue, qui ne sarrete pas, qui soriente toujours davantage vers la réussite.
Extrait du Permanences N° 398-399
Car, bien sur, cest réussir que nous voulons.
Réussir, non pour nous dabord, mais pour le Christ ;
Réussir, non pour nous, mais pour lÉglise ;
Réussir, non pour nous, mais pour nos familles, nos métiers, nos entreprises, pour notre culture : chrétienne par son universalité, et française par son enracinement ;
Réussir, pour la revitalisation de nos petites patries comme de lEurope chrétienne ;
Réussir, enfin, pour voir refleurir les libertés essentielles des hommes ordinaires. Vous savez ceux qui ne cassent pas les voitures, qui ne se droguent pas, qui ne violent pas non plus, qui essayent déduquer leurs enfants, de bien faire leur travail et dont lexquise sensibilité, va jusqua dire bonjour a leur voisin ou a leur collegue de bureau. Ceux que jappelle les "Monsieur-tout-le-monde". Une expression qui me vaut, a chaque fois la question innocente de ma fille de six ans : "Mais Papa, cest qui "Monsieur-tout-le-monde"" ? Ce a quoi, mon autre fille, sa sour aînée, répond avec un peu dénervement dans la voix : "mais cest nous "Monsieur-tout-le-monde"".
Oui, nous voulons réussir pour "Monsieur tout le monde". Car si ce nétait le cas, si nous venions ici seulement pour nous retrouver entre nous, pour nous réchauffer devant lâtre de nos certitudes, pour entretenir des dialogues de reconquete qui se terminent pour le Journal de 20 heures, ou pire, si nous venions pour ressasser nos rancours, nos déceptions, nos haines recuites a force detre salivées ; alors, si par impossible, nous étions dans cet état desprit, il vaudrait mieux nous arreter tout de suite. Il vaudrait mieux reprendre notre sac de soucis et ne pas perdre notre journée a nous duper nous-memes sur notre volonté dagir pour le Christ-Roi.
Vous connaissez le mot de Charles Péguy : "demander la victoire et ne pas vouloir se battre, je trouve cela mal-élevé". Vous netes pas mal-élevés au moins ?
Je suis sur que non. Cest pourquoi, permettez-moi de vous demander, a tous et a chacun en particulier, au moment ou ce congres souvre, au moment ou votre attention est sollicitée, ou votre bonne volonté est la plus aiguisée, permettez-moi de vous demander clairement, en espérant une réponse tout aussi claire, non pas rentrée, mais une réponse vraiment exprimée, une réponse dite a voix haute, pour que vous ne puissiez plus revenir dessus, ou alors avec suffisamment de honte au front, pour vous cacher a jamais ; oui, permettez-moi de vous demander et de désirer entendre votre réponse : "etes-vous vraiment la pour réussir ?".
Ce congres se destine a répondre a une question : "Que faire ?". Que faire pour une renaissance chrétienne de la France ? Les différents intervenants qui vont se succéder ici vous apporteront des éléments de réflexion, des pistes daction, des idées. Mais la réponse, cest a vous de la donner. A vous de la donner et de lincarner la ou vous vous trouvez. Parce que les laics, cest vous, cest nous.
Nous devons réfléchir ensemble ce matin sur la promotion du laicat. Le terme aujourdhui fait un peu désuet. Il rappelle une histoire ancienne, les 24 heures du Mans des sigles, la course effrénée de la JOC, la JAC, lAC,... Temps ou il fallait rendre adultes les pauvres laics asservis par des siecles de cléricalisme. Ce qui, au passage, nétait pas completement faux. Époque aussi pendant laquelle devaient émerger une conscience nouvelle, une conscience historique comme on disait alors, la conscience de la nécessaire promotion du laicat.
Et le laicat a été promu. Officiellement. On ne lui a dailleurs pas demandé son avis. On lui a fait la cour. On la mis a la place dhonneur, pas sur un strapontin, mais sur un beau fauteuil. On a dit au laic que, puisquil était devenu adulte, des missions importantes lattendaient. On la mis au milieu du chour et il sest senti investi dune mission importante. Ce nétait plus lheure du Christ-Roi, mais celle du laic-Roi.
Seulement, comme dans le conte, le roi était nu. Nu et dépossédé. Le cléricalisme ancien lavait confiné dans des tâches subalternes, pour lesquelles le laic était aux ordres. Le cléricalisme nouveau lui a joué un bien plus mauvais tour. Il la mis a sa place dans le sanctuaire pendant quil était bien décidé a soccuper dorénavant des affaires temporelles. Cest une caricature, bien sur. Mais comme toute caricature, elle force le trait pour mieux faire ressortir la vérité.
Car dans cette histoire, on voit surtout le laicat rester prisonnier du cléricalisme, déviation dune juste compréhension du pouvoir spirituel. Or la vraie promotion du laicat - quand meme - consiste bien a laisser les laics soccuper du domaine quils connaissent, les affaires temporelles, les affaires du temps, celles qui exigent que lon mette la main dans la boue, que lon plonge dans le cambouis, que lon reçoive les éclaboussures. La vraie promotion du laicat, cest la promotion du pouvoir du laicat, dun pouvoir qui ne peut etre quun pouvoir temporel.
Je viens demployer le terme pouvoir. Est-ce que je vous ai surpris ? Est-ce que je vous ai choqués ? Non, bravo et tant mieux. Parce que dhabitude, cest un mot qui gene, qui embete, qui dérange. Cest la grande peur des bien-pensants le mot pouvoir. Il a des relents de dictature, de totalitarisme. Or, il faut le dégager de cette gangue, lui rendre sa noblesse, cest-a-dire la vérité de sa définition.
La mere de famille exerce un pouvoir temporel sur sa famille, ses enfants, et meme sur son mari.
Le journaliste exerce un pouvoir temporel sur lopinion.
Le responsable dun club de foot ou dune association familiale exerce un pouvoir temporel,
Le maire dans son village.
Le chef dentreprise sur son entreprise.
Le cadre sur son service.
Louvrier sur sa machine.
Quand un homme perd le pouvoir quil a sur son domaine de compétence ou sur sa petite parcelle, il perd sa dignité dhomme. Quand la machine impose son rythme a louvrier, quand les résultats financiers simposent aux cadres ou au chef dentreprise, ils finissent a terme par perdre leur dignité dhomme. Ils sont les nouveaux prolétaires, non par le manque dargent, mais au sens strict par le déracinement de leur communauté naturelle de base quest la famille. Demandez leurs avis aux cadres qui rentrent a 22 heures chaque soir ou qui sont absents la semaine entiere.
Je vais vous faire une confidence : je suis un Français de Normandie. Je suis normand. La Normandie a été rattachée a la France par le Traité de Saint-Clair sur Epte. Le duc Rollon devait se reconnaître vassal du roi de France. Mais il na pas accepté lhumiliation daller baiser le pied du roi. Aussi a-t-il envoyé un de ses soldats le faire. Lequel soldat navait vraiment pas envie de shumilier. Il sest baissé au niveau du pied royal et le portant a sa bouche la soulevé de toute sa force... Autant vous dire que dans les rangs francs on a été un peu surpris et inquiet. On a cru la partie perdue et lon simaginait déja tué par ces barbares du Nord. Mais un Viking a donné lexplication : "nous navons pas de maître, car chacun de nous est "sir de sei", "sire de soi" en français, car nous sommes égaux en pouvoir".
Il faut que les laics redeviennent "sir de sei", mais avec lonctuosité chrétienne et une plus grande humilité. Cest-a-dire quils exercent leur pouvoir, autrement dit leur responsabilité, qui consiste a répondre des actes quils posent, des engagements quils prennent, des oublis quils font, des échecs quils rencontrent, des réussites auxquelles ils parviennent.
La promotion des laics consiste donc a leur rendre le pouvoir temporel qui leur appartient, pour quils puissent exercer leur responsabilité concretement dans la société.
Je veux etre franc avec vous. La premiere a chose a faire, cest de ne pas mentir. Soljenitsyne la fait, il a érigé la vérité en regle daction et il a fait basculer, a lui tout seul ou presque, plus quun empire : la base de départ de la révolution communiste mondiale. Un homme, et un homme seul, disant la vérité, ne cédant aucune place au mensonge, dans sa vie individuelle comme sociale, dans sa vocation décrivain comme dans sa condition imposée de prisonnier du Goulag, a réussi ce tour de force. La vérité dabord et par-dessus tout.
Je ne vous cacherai donc pas la vérité : la réponse a la question de ce congres est une réponse de tous les jours, de tous les instants. Et cest quotidiennement une réponse difficile a donner. Mais notre temps lexige. Nous navons pas besoin de chrétiens tiedes - "Dieu vomit les tiedes", nous dit lApocalypse -, nous navons pas besoin de militants sur la base des 35 heures et des congés payés. Nous avons besoin pour réussir dhommes et de femmes de terrain, de tous les instants, mobilisés vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Pourquoi ? Le monde moderne dans lequel nous vivons est un monde du désenchantement, de la tristesse, de lennui, de la mort. Un monde petit bourgeois, du plaisir instantané, du plaisir kleenex, de la jouissance jetable. Il est ainsi, non par le fruit du hasard ; il est ainsi, non par effet dun progres continu et dune prise de conscience historique de la grandeur et de la dignité de lhomme.
Avez-vous remarqué ? Tout le monde parle aujourdhui de dignité de lhomme. Et cette dignité na jamais été autant bafouée :
dans les goulags communistes ou les camps hitlériens ;
derriere les camps de bambous chinois ou vietnamiens ;
dans lenfermement islamiste ;
mais aussi, dans la prison dorée de lOccident qui tue les vieillards et assassine les enfants non nés ;
la dignité de lhomme est sans cesse bafouée, ridiculisée, détournée pour des raisons mercantiles et jamais, lon na autant parlé delle. Mais comme le disait tres justement le philosophe canadien Charles De Koninck : "on peut parler de dignité humaine et etre en mauvaise compagnie". Oui, en mauvaise compagnie, car nous sommes placés devant le résultat de tout un processus.
Un processus de déchristianisation Ce processus, il nous faut le dépister dans les remous de lhistoire. Son origine profonde se trouve dans la révolte de lhomme et dans le péché originel. Il a subi, en fait, la plus terrible des défaites, lors de lIncarnation du Christ et surtout lors de sa mort sur la Croix, défaite qui a laissé les forces du mal déconcertées, désorientées, car, pour reprendre le mot de cet immense écrivain quest Chesterton, "ce ne fut pas au moment de la Crucifixion que le monde fut ébranlé, et le soleil effacé du Ciel, mais au moment ou partit de la croix le cri : le cri qui confessait que Dieu était abandonné de Dieu. (...) Dieu a semblé pour un instant, etre un athée". Dieu a prouvé son amour pour lhomme en prenant la condition de lhomme jusqua ce stade ultime.
Les deux étendards
Vous imaginez la déconfiture des forces du mal. Et depuis lors, le combat ne cesse pas entre ce que saint Ignace appelle les deux étendards, lun regroupant les forces derriere le Christ et lautre, derriere Satan. Seulement les premieres ont lespérance et les secondes la défaite au cour. Elles savent que la victoire est définitivement perdue. Elles lont perdue par ce cri du Christ sur la Croix, cri ou Dieu a semblé perdre foi en Dieu - "Mon Pere, pourquoi mavez-vous abandonné ?" -, mais cri dans lequel il sest finalement remis a Dieu qui reste tout puissant : "Pere, je remets mon esprit entre vos mains". Regroupées derriere létendard du mal, ces forces menent un combat darriere-garde, sachant tres bien que leur perte est assurée. Cest un combat dans le temps, qui sinscrit dans la durée, qui vise a retarder les effets de la Rédemption, a perdre le maximum dhommes.
Les exemples abondent. Il ne sagit pas seulement de messes noires. Il ne sagit pas seulement dactes de violence que nous découvrons dans nos journaux : un jeune irlandais crucifié récemment ; le phénomene, répandu dans nos banlieues, des tournantes, ces viols collectifs ; lassassinat gratuit dans un college des Etats-Unis de tous les éleves par quelques condisciples. Non, il ne sagit pas seulement de cela qui est déja horrible, mais aussi des législations de morts permettant lavortement ou leuthanasie, déstructurant la famille en permettant comme en Hollande ladoption par des couples homosexuels.
Le combat des forces du mal passe aujourdhui également par les institutions. Ce nest pas seulement Dieu qui est chassé, absent de la cité, cest Satan qui campe dans nos murs, sachant bien pourtant depuis la scene du Golgotha quil a perdu la partie. Mais ne perdons pas lespérance.
Apres que les Apôtres eurent évangélisé la terre alors connue, que les martyrs eurent servi de semence, que le nombre de chrétiens ait augmenté au point de devenir majoritaires, que lÉtat lui-meme baissa son joug devant la Croix avec Constantin dabord, puis avec Clovis, la civilisation chrétienne a pu éclore et sépanouir avec le rayonnement de sa jeune vitalité. La chrétienté était née.
La chrétienté ? Mot étrange, ancien, qui met mal a laise nombre de nos contemporains, a commencer par beaucoup de chrétiens. Le dictionnaire parle de la chrétienté comme de lensemble des peuples ou prédomine le christianisme. Lembetant avec les dictionnaires, cest que la plupart du temps, ils ne définissent pas, ils décrivent. Il faut aller plus loin que cette approche commune.
La chrétienté, cest "un tissu social ou la religion pénetre jusque dans les derniers replis de la vie temporelle (mours, usages, jeux et travaux...), une civilisation ou le temporel est sans cesse irrigué par léternel" [1].
Charles Péguy en a donné une définition plus ramassée, plus imagée aussi, une définition pour tout dire de soldat, presque de corps de garde : la chrétienté, cest quand "le spirituel couche dans le lit de camp du temporel". Limage est franche, mais elle est suggestive. Elle montre bien la profondeur de lunion quincarne la Chrétienté. Et ce nest pas une union pour de rire ! Cest une union féconde qui donne de beaux enfants, de solides enfants :
regardez nos cathédrales comme nos églises de campagnes. Rodin, dans son livre Les Cathédrales de France, livre des la premiere phrase le secret de la chrétienté : "Les cathédrales imposent le sentiment de la confiance, de lassurance, de la paix - comment ? Par lharmonie". Le fruit de la chrétienté porte le nom de paix ;
regardez nos poetes, nos écrivains : Péguy, Bernanos, Claudel, Chesterton, Eliot... ;
regardez nos soldats : Jeanne dArc, Bayard, Charrette, Sonis, Gérard de Cathelineau, cet ami de la Cité Catholique ;
regardez nos rois : Clovis, Charlemagne, saint Louis ;
Regardez nos saints : Benoît, Dominique, François, Vincent de Paul, Thérese ;
pensez a tous les humbles, aux petits, aux artisans, aux hommes de la terre, qui ont façonné la France et lEurope.
Il serait pourtant faux, utopique et anti-historique de croire que les hommes étaient meilleurs en chrétienté. Le régime chrétien nefface pas le péché originel. Il reconnaît seulement son existence. Il ne le nie pas. Il ne raconte pas quil sagit de fariboles de vieilles femmes. Et parce quil ne le nie pas, il le combat avec plus ou moins de force selon quil est plus ou moins chrétien.
Les deux pouvoirs : distinguer pour mieux unir
Il le combat sur le plan spirituel, mais aussi sur le plan temporel. Il le combat avec les armes de la priere, des sacrements, de lascese, de laumône, avec les ouvres de charité, les congrégations religieuses, les monasteres de moines et de moniales. Rôle du pouvoir spirituel.
Et il le combat en créant les conditions politiques pour que le mal prenne le moins possible racine dans la vie sociale. Rôle du pouvoir temporel.
Et cest le paradoxe - car comme la Croix, le christianisme est paradoxal- plus le pouvoir temporel est chrétien, moins il se laisse dicter dans les affaires temporelles sa conduite par le pouvoir spirituel. Le monde moderne bute sur ce paradoxe du christianisme et, de ce fait, il butte sur le paradoxe de la réalité du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel en chrétienté.
Le pouvoir temporel chrétien est assujetti au pouvoir spirituel chrétien en ce qui concerne la vérité de la foi et des mours. Autrement dit, il ne dit pas la vérité, il la sert.
Nous navons pas les lumieres suffisantes pour dire que Dieu est un en trois personnes, quil sest choisi un peuple, quil sest incarné au sein de cette nation, quil est né dune femme, a la fois mere et vierge, quil a vécu et souffert pour prendre sur Lui nos péchés. QuIl est mort et ressuscité le troisieme jour. Quil a institué la messe, les autres sacrements, que notre vie doit tendre vers Dieu et que ce faisant, elle tend au bonheur. Il nous manque les lumieres que seul Dieu peut donner et quil donne par son Église.
Il y a prééminence du spirituel sur le temporel. Mais le pouvoir temporel se distingue du pouvoir spirituel et garde sa liberté dagir - le respect de la doctrine étant sauve - dans son domaine daction, le temporel.
Le pouvoir spirituel na pas a simmiscer dans les affaires temporelles et doit laisser le pouvoir civil exercer son autorité. Mais si des actes de ce pouvoir civil nuisent a la fin de lÉglise ou bafouent le droit naturel, le pouvoir spirituel a le devoir de contraindre le temporel ou de lui rappeler les exigences de la vérité. LÉglise ne sort pas de sa mission quand elle dit aux États quune législation qui promeut lavortement est une législation homicide. Elle ne sort pas de sa mission quand elle rappelle la vérité sur lhomme qui fait que le bonheur ne se trouve pas au bout dune capote, mais dans lamour stable, fidele, de deux personnes de sexes opposés.
Elle sort de sa mission, en revanche, quand des hommes dÉglise imposent au nom de leur pouvoir de clerc un enseignement contraire a la foi dans les écoles catholiques, quand ils patronnent au moins par leur silence lutilisation de livres scolaires, faux historiquement ou pernicieux moralement ;
Elle sort de sa mission, quand des hommes dÉglise se servent indument de leur pouvoir de clerc pour faire de leurs églises, non plus des lieux de culte mais des lieux de réunions syndicales ou de rassemblement de pauvres gens manipulés par les officines trotskystes.
Elle sort de son rôle, quand des hommes dÉglise imposent aux laics de financer uniquement certaines associations caritatives.
Certes, dans la pratique, lincarnation de la doctrine na pas toujours été simple. Il y eut des abus, de part et dautre, des tentations hégémoniques, des décisions pratiques qui blessaient la doctrine, qui elle-meme sest construite dans le temps, au gré de lévolution de la société. On trouve pourtant des exemples de réaffirmations claires de la distinction des deux pouvoirs et de lautonomie du pouvoir temporel.
Prenons le cas de saint Louis. Il reçoit la vérité de lÉglise. Mais il ne va pas demander au pape ou a léveque ce quil doit faire pour gouverner ses États. Joinville, son fidele compagnon, rapporte plusieurs scenes dans ce sens. La position de saint Louis dans la lutte entre le pape innocentIV et lempereur FrédéricII est tres intéressante. Nous voyons saint Louis, fils soumis de lÉglise, soutenir FrédéricII. Il estime que lempereur ne doit etre soumis au pape que dans les affaires spirituelles. Pour le reste, le pape doit laisser gouverner lempereur et les rois dans la plus grande indépendance.
Mais saint Louis va plus loin. Et ce nest pas seulement de la sainteté, cest dabord de la bonne politique chrétienne. Il cherche a réconcilier le pape et lempereur. Malheureusement sans résultat. Il gravit encore une étape en proposant de protéger le pape si lempereur venait a menacer InnocentIV. On ne touche pas au pouvoir spirituel. Aucun des aspects de la doctrine de lÉglise sur les liens entre les deux pouvoirs nest mis de côté dans la pratique de charité politique de saint Louis.
Il y aura dautres cas ou saint Louis défendra lautonomie du pouvoir temporel. Lisez Joinville. Le roi critique vertement les éveques qui abusent de lexcommunication pour des questions temporelles ou qui au contraire veulent recourir au bras temporel pour régler des affaires spirituelles.
Dépassons lanecdote. Ce que réaffirme ici saint Louis, cest lautonomie du pouvoir temporel. Il y a les lois de lÉglise et il y a celles de la cité. Les jugements dÉglise concernant des problemes religieux ne peuvent devenir des jugements dÉtat. En fait, Église et État sont tous deux des sociétés parfaites, autrement dit des sociétés qui ont tout en elles pour atteindre leur fin. La réussite de la chrétienté, consiste a unir en les distinguant ces deux sociétés.
LAntiquité avait fondu le temporel dans le religieux ; la modernité a fondu le religieux dans le temporel. Seule la chrétienté a posé lunion distincte du spirituel et du temporel. Comme a pu lécrire Jacques Maritain, "lÉglise navait distingué que pour parvenir a une union plus féconde".
La Réforme : séparation du temporel et du spirituel
Le grand craquement va venir de la Réforme. De la querelle entre le Prince et léveque, entre le roi, lEmpereur et le Pape, on va passer a un stade beaucoup plus pernicieux, la remise en cause de la doctrine.
Sous prétexte de sauver lÉglise - cest le but affiché de la Réforme - on va finalement placer le pouvoir spirituel sous la domination du temporel. Quand la doctrine est mise en cause, cest le port qui devient impossible a trouver, le phare nest pas la, le brouillard remplit le jour, la nuit simpose aux sens et a lesprit.
Quest-ce qui dicte au prince chrétien la conduite quil doit avoir comme homme et comme gouvernant ? Quest-ce qui dicte au clerc la conduite quil doit avoir, la vérité quil doit répandre, laction quil doit mener ? Sa conscience ? Oui, bien sur, mais éclairée par quoi ? La Bible ? Mais interprétée comment et selon quel critere ? La nouveauté radicale du protestantisme, en tant quhérésie, nest pas quil est une hérésie. Il y en a eu beaucoup avant et de fort sérieuses. Ce nest meme pas quil soit une hérésie religieuse et sociale : le catharisme la été aussi. La nouveauté, ou lune des nouveautés de la Réforme, cest quelle nappelle plus a lautorité de lÉglise pour résoudre le conflit. Au sens strict des mots, elle a perdu foi dans lautorité de lÉglise. Elle nespere plus convertir a sa doctrine le pape ou le concile ou les éveques. Elle est décidée a sen passer. Elle sérige en mesure prochaine de la vérité. Non : elle érige le croyant, chaque croyant, en mesure prochaine de la vérité.
Luther cependant va beaucoup plus loin. Ses theses sinspirent notamment de Marsile de Padoue, qui voyait dans lÉglise un pouvoir essentiellement moral et non un corps juridictionnel. De ce fait, la force de coercition appartient en propre a lautorité séculiere. Luther reprend lidée dans son traité De lautorité temporelle et des limites de lobéissance quon lui doit. Le chrétien est sujet de deux regnes, le spirituel et le temporel. Mais selon lui, le pouvoir de lÉglise ne peut sexercer que par la persuasion, principalement par la prédication de la Parole de Dieu.
Son obsession est de purifier lÉglise de tout rapport avec le temporel. LÉglise doit abandonner toute idée dune législation propre - le droit canon - et des institutions comme les tribunaux ecclésiastiques. Ce faisant, Luther rompt avec la distinction entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel. Il crée une véritable séparation qui constitue comme lacte de naissance de lÉtat moderne.
Comme le note lessayiste américain William Cavanaugh, ce faisant, "Luther contribua a forger le mythe de lÉtat pacificateur, grâce auquel, progressivement, lÉglise allait etre évincée de la sphere publique" [2]. Et de fait, petit a petit, lÉglise se réserve les âmes et abandonne toute juridiction sur les sociétés. Elle se retranche dans le spirituel pur, dans un spirituel qui, au fil des siecles, sera de plus en plus désincarné.
LÉtat, pour sa part, devient lélément stabilisateur, le moteur de la paix, lhorizon indépassable de la vie humaine. En 1555, la paix dAugsbourg mit fin au conflit entre les princes luthériens et lEmpire autrichien et institua le célebre "Cujus regio, ejus religio" - "telle est la religion du Prince, telle est celle de son pays". Le temporel déterminait la vérité religieuse sur un territoire donné. LÉglise, elle, était priée de se contenter de la sphere privée. LÉtat moderne devenait lÉtat sauveur.
Fait révélateur : cest, a cette époque, semble-t-il, quapparaît lidée de religion comme un ensemble de croyances personnelles et privées. Une conception inconnue du moyen âge. Saint Thomas dAquin définit, en effet, la religion comme une vertu, une disposition qui nous ordonne habituellement vers Dieu comme vers notre fin.
Les Lumieres, la révolution en marche
Le processus de sécularisation est donc en marche. La religion est une affaire privée, une question de croyance. LÉtat prend toute la place et, de réalité, devient un mythe.
Cependant la religion catholique subsiste. Certes, elle sest retranchée dans le sanctuaire. Elle tente de préserver le spirituel et dinfluencer les esprits. Les colleges de Jésuites forment la jeunesse, inculquent non seulement la foi, mais une discipline et un art de vivre.
Pourtant, la aussi, le mal fait son ouvre. Lhistorien Jean de Viguerie a remarqué un curieux paradoxe en étudiant cette institution et son ouvre déducation. Des hommes comme Voltaire, Diderot, Malesherbes, Fontelles, dautres encore, furent des éleves des Jésuites. Jextrais ce passage dune excellente revue que vous connaissez bien puisquil sagit de Permanences [3] : "Depuis le milieu du XVIeme siecle, jusquen 1762, la Compagnie de Jésus gardienne de lorthodoxie, armée du pape, a enseigné environ la moitié des jeunes Français qui faisaient des études. Pendant ce temps, le déisme, le naturalisme se sont répandus en France, ont converti de nombreux esprits et ont finalement façonné la mentalité de presque tous les Français cultivés a partir de 1750. Dun côté, des éducateurs réputés tres chrétiens, de lautre, des élites et des notables formés par ces memes éducateurs et pourtant déistes quand ils ne sont pas athées". Pourquoi un tel paradoxe qui voit les cadres intellectuels de la Révolution sortir dune institution catholique ? Tout simplement parce que lenseignement des Jésuites a évacué saint Thomas au profit de Descartes qui écarte, lui, toute subordination a lenseignement de lÉglise. Les Jésuites ont, au fond, écarté lenseignement traditionnel au profit de la modernité.
On ne sétonne plus alors du constat de Paul Hazard, en tete de son livre La crise de la conscience européenne, a propos des hommes du XVIIeme et du XVIIIeme siecle : "La majorité des Français pensait comme Bossuet ; tout dun coup, les Français pensent comme Voltaire : cest une Révolution". Cette fois-ci, la religion nest plus simplement mise de côté, elle doit etre combattue. "Écrasons lInfâme", sécrie Voltaire. Oui, écrasons lInfâme, mais comment ?
1789 : de la culture a la politique
Cette Révolution dans les esprits, cette Révolution ténébreuse des Lumieres, prépare et conduit a la Révolution dans les institutions. Jusquici le pouvoir temporel a réduit le champ daction du pouvoir spirituel. Il la obligé a se contenter des âmes, des ouvres de charité. Il la parqué dans une réserve dIndiens. Certes, tout ne seffectue pas de maniere aussi visible. Le temps fait son ouvre, les hommes sont parfois ignorants des conséquences de leurs actes. Mais, il sagit dune ligne de fond.
Désormais, les erreurs portées par la Réforme, le Gallicanisme et le Jansénisme dont il aurait aussi fallu parler, par les Lumieres, aspirent a sincarner dans une structure politique. Le but : changer la maniere de vivre des hommes, donc les atteindre dans leur mode de pensée, leurs références, leur Credo.
Le but est spirituel ; le moyen sera politique. Les institutions ont cet immense mérite de multiplier par dix linfluence que lon veut faire passer. Dans lesprit de la grande majorité, ce qui est légal est moral.
La bataille de lavortement est tres révélatrice a ce sujet. Avant quil soit légalisé, lavortement est perçu par limmense majorité des Français comme un mal. Les enquetes de lépoque le montrent bien. Une minorité révolutionnaire occupe alors le devant de la scene et parvient a obtenir par le biais des institutions la légalisation de lavortement. En quelques années, lavortement passe du statut datteinte a la vie au rang de droit, alors meme que le texte de la loi qui lautorise le présente au moment de son adoption comme une exception permise pendant un certain laps de temps. Le légal est toujours perçu comme le moral, sauf pour une minorité.
Les Révolutionnaires de 1789 perçoivent cette force. Ils veulent que leur influence sorte des salons. Que les Lumieres brillent au-dehors. Ils ont une autre conception de lhomme que la conception chrétienne. Héritée de Descartes, cette conception est mécaniste. La femme nest rien, ne possede aucune dignité, elle nest quune enfant ou quune esclave. Il faut lire a ce sujet le travail lumineux - cest le cas de le dire - du professeur Xavier Martin.
Mais les Révolutionnaires sentent la résistance du peuple qui reste, dans lensemble, de mours chrétiennes. Prendre les institutions, cest semparer dun levier qui permettra de faire basculer tout un pays.
La monarchie ? Si elle consent a se moderniser, elle peut parfaitement faire laffaire. Si elle se défait du droit divin, si elle reconnaît que le pouvoir vient du peuple souverain ! Elle le fera dailleurs avec Napoléon et son Code qui institutionnalise la pensée des Lumieres sur lhomme.
Comme Louis XVI renonce a renoncer, on se passera de la monarchie pour établir la République qui, versant dans lanarchie, verra ses idées sauvées par un homme a poigne, par un génie de lorganisation, par un soldat formé par lAncien Régime et qui se servira intelligemment des institutions imitant celles dAncien Régime pour les mettre au service des idées nouvelles.
La Révolution française, qui sera portée a son paroxysme par la Révolution communiste, parvient a un renversement complet de léquilibre des deux pouvoirs dans la conception chrétienne.
Dans lAntiquité, le pouvoir temporel est absorbé par le pouvoir spirituel.
Pour la chrétienté, il y a une prééminence du pouvoir spirituel dans la mesure ou celui-ci est le garant de la vérité de la foi et des mours. Le pouvoir spirituel est distinct du pouvoir temporel. Il ny a ni confusion entre lun et lautre, ni séparation absolue entre lun et lautre. Lhomme dÉtat se doit detre chrétien et il existe ce que le Catéchisme de lEglise catholique appelle "le devoir social de religion". La royauté du Christ sétend sur les personnes comme sur les institutions.
La modernité renverse dans une premiere étape cette harmonie. Le pouvoir séculier écarte le pouvoir spirituel qui nest plus perçu comme une société parfaite, mais simplement comme un pouvoir moral. Le pouvoir spirituel voit son champ restreint au salut des âmes. La sécularisation commence.
La Révolution renverse encore davantage la situation. Le pouvoir spirituel perd toute légitimité, il est absorbé par le pouvoir temporel. Le communisme ne représente pas une situation nouvelle. Il nest que le développement, comme lont revendiqué Marx et Lénine, des semences de la Révolution française. Le pouvoir temporel a tellement absorbé le pouvoir spirituel quil devient a son tour une religion. Une tâche rendue dautant plus facile quen se repliant sur le spirituel les hommes dÉglise ont été amenés a considérer lhomme comme un etre désincarné, Désincarné comme si les hommes vivaient déja dans la condition detres rachetés. Ils nont plus besoin dinstitutions qui les aident a vivre. Ils nont plus besoin dintermédiaires ni pour leur vie surnaturelle - les sacrements, le sacerdoce - ni dans leur vie naturelle : la famille, les corps intermédiaires, lÉtat lui-meme. Si bien quaujourdhui, nous sommes dans la situation ou lenfant na plus besoin de ses parents pour grandir ; la famille ne peut plus sappuyer sur lécole pour laider dans léducation des enfants. Elle ne peut plus sappuyer sur des corps de métiers qui lui apportent les moyens matériels de vivre comme ils permettent a lhomme de développer ses potentialités. Il ne reste plus que lindividu et rien dautres. Et il reste lÉtat sauveur.
La sécularisation : lhomme sans horizon Tout le monde le reconnaît, nous sommes dans un état de sécularisation. Pour certains, ce processus a commencé véritablement a la fin du XIXeme et au début du XXeme siecle. Il sest accéléré depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, sous le coup des technologies modernes et de la quasiuniversalité de la démocratie.
Ce processus inquiete parfois : on parle de désenchantement du monde. Plus la sécularisation avance, plus, au plan général, lhumanité semble séloigner de la paix et plus, au plan personnel, les hommes semblent malheureux et sans espoir.
Dou la résurgence ou lémergence de phénomenes comme lislamisme qui répond, dans une confusion du spirituel et du temporel, aux attentes de lhomme.
Dou les fondamentalismes protestants, tres vivaces dans les pays anglo-saxons, aux Etats-Unis notamment, qui posent, eux aussi, un regard global, spirituel et temporel confondus, sur le monde.
Dou le succes de phénomenes multiformes comme le Nouvel Age, les religions ou les philosophies orientales qui, niant tout aspect temporel, se réfugient dans un certain spirituel qui nous fait penser au mot de Pascal : "Qui veut faire lange fait la bete".
Cest pourquoi certains observateurs nont pas hésité a tempérer lanalyse de sécularisation généralisée en la réservant a la vielle Europe. Et cest un fait que le Vieux Continent est le cas type du processus de sécularisation. Seulement, si on saccorde sur le constat, on est trop loin de saccorder sur les causes profondes de la sécularisation. Celle-ci ne vient pas de la propagation des techniques modernes, non quelles naient pas joué un rôle accélérateur. La sécularisation ne vient pas de luniversalisation de la démocratie, meme si elle a rempli un rôle moteur. Elle ne découle pas seulement du communisme ou de la Révolution de 1789, meme si ces révolutions ont agrandi la breche par laquelle elle sest enfournée. Elle nest pas seulement fille des Lumieres sans que lon puisse nier pourtant le rôle important joué par ce pseudo renouvellement de lesprit. Non, la sécularisation est fille de la modernité tout entiere, refus de la transcendance au profit de la pure immanence ; refus de la tradition, de lhéritage au profit de la subjectivité dont Marcel De Corte a tres bien vu les conséquences multiformes :
"La solitude du moi coupé de ses attaches a la réalité ; lintelligence submergée par limagination ; le repli de la conscience sur elle-meme dans la création dune pseudo-réalité de suppléance ; la projection de cette représentation mentale dans lunivers ; livresse de la volonté de puissance transformant la fiction en une "réalité" quelle dirige et domine a son gré ; la conviction de remplacer Dieu et le Créateur des mondes ; la certitude de ne plus etre ce quon est, de devenir toutes choses, detre un surhomme, de "changer en meme temps que lunivers"" [4].
On pourrait dailleurs continuer longtemps cette liste, en se demandant si finalement la modernité na pas transformé lhomme lui-meme ou, pour le moins, dénaturé. Il suffit de penser aux questions qui se posent aujourdhui dans le domaine de la bioéthique, des problemes soulevés par les expérimentations sur les embryons, la tentation du clonage.
Quoi quil en soit, la modernité est une réalité philosophique qui sest incarnée dans lhistoire. Elle a produit la sécularisation qui est le vrai défi auquel nous sommes confrontés aujourdhui. Létape actuelle de ce processus est aujourdhui ce que le philosophe italien Augusto Del Noce a appelé "la société opulente", reprenant les termes de Galbraith, mais en lui donnant une signification différente.
La société opulente a réussi, selon Del Noce, a résoudre le probleme du communisme et du réveil religieux, en rejetant le communisme au nom de la démocratie et la pensée religieuse au nom de la modernité. De ce double rejet est née la société que nous avons sous nos yeux depuis 1989. Ayant résolu le probleme du communisme, elle sest dégagée définitivement des valeurs traditionnelles quelle utilisait encore jusquici comme paravents commodes.
La société opulente est la société du bien-etre absolu, de lhorizontalité qui étend son hégémonie au plan mondial et qui représente le dernier état en date de la sécularisation.
La Nouvelle Evangélisation Face a cette réalité, brossée ici trop rapidement, que faire ? Cest la quarrive lappel de Jean-Paul II a la Nouvelle Évangélisation. La force de lanalyse de Del Noce, cest davoir vu létat de notre société au terme dune réflexion qui a émergé dans les années soixante. La force de Jean-PaulII, cest davoir perçu tres vite la dimension radicalement nouvelle de lopposition a Dieu.
Comme philosophe Del Noce expliquait, a ses lecteurs, que se contenter de dénoncer ou de combattre la sécularisation revenait a entrer dans le jeu de la modernité. Cest elle qui fixait les regles, qui prenait linitiative, déterminait le terrain daffrontement et qui se nourrissait meme de cet affrontement.
Jean-Paul II a saisi, lui, que le catholicisme ne pouvait rester dans un état de défense, que lurgence était celle-la meme des premiers siecles, lannonce de la radicale nouveauté du message du Christ.
Jean-Paul II emploie le terme de Nouvelle évangélisation la premiere fois, le 9 juin 1979, en Pologne, devant les ouvriers de Nowa Huta, lun des hauts lieux de résistance au communisme : "En ces temps nouveaux, en cette nouvelle condition de vie, lÉvangile est de nouveau annoncé. Une Nouvelle évangélisation est commencée, comme sil sagissait dune nouvelle annonce, bien quen réalité ce soit toujours la meme. La croix se tient debout sur le monde qui change".
Le catholicisme reprend linitiative. Et cest une bonne nouvelle car lEvangile reste inchangé : "la Croix se tient debout sur le monde qui change". Un peu rapidement, un peu sommairement, les observateurs de lextérieur, les sociologues ont vu dans le theme de la Nouvelle évangélisation le désir du pape de rassembler les troupes sous son autorité et doffrir un theme mobilisateur porté sur lextérieur pour cacher les difficultés internes.
Non, la Nouvelle évangélisation prechée par Jean-PaulII nest pas la derniere trouvaille pour masquer létat de délabrement de la maison. Non, il ne sagit pas de répondre a des considérations sordides de calculs politiciens ou dappétit de pouvoir. Non, il ne sagit pas dimposer un modele, une culture, des institutions sur un monde moderne qui shonore detre libéré de tous les freins a la liberté.
La Nouvelle évangélisation a laquelle appelle le pape Jean-Paul II consiste a annoncer a temps et a contretemps le Christ, et le Christ crucifié, mort et ressuscité pour le rachat de nos péchés. Il sagit de rendre le monde, et singulierement les pays de vieilles chrétientés, au Christ, pour quils soient délivrés du péché par les moyens des sacrements. La Nouvelle Évangélisation ne consiste pas seulement a répondre a la sécularisation, elle vise a offrir le Christ a un monde désenchanté.
Offrir le Christ cest-a-dire offrir une personne qui a un visage et un nom, une personne vivante, hier, aujourdhui et demain. Elle vise a offrir cette personne, non seulement aux personnes, mais aux familles, aux métiers, aux patries, aux institutions, a la culture. LIncarnation du Christ est lévénement central de lhistoire de lhumanité, a côté duquel la sécularisation nest quun épiphénomene, lié a un temps.
Dans le cadre de la Nouvelle Évangélisation, Jean-Paul II a appelé les laics a jouer un rôle essentiel, central. A jouer un rôle, en évitant deux écueils, quil a clairement expliqué dans lintroduction de Christifideles laici, véritable charte et vade-mecum du laicat chrétien : "La tentation de se consacrer avec un si vif intéret aux services et aux tâches dÉglise, quils arrivent parfois a se désengager pratiquement de leurs responsabilités spécifiques au plan professionnel, social, économique, culturel et politique ; (...) Et en sens inverse, la tentation de légitimer linjustifiable séparation entre la foi et la vie, entre laccueil de lÉvangile et laction concrete dans les domaines temporels et terrestres les plus divers" (n°2).
Ce danger a double face, qui consiste a se réfugier dans le spirituel ou séparer radicalement le temporel du spirituel, est une tentation interne au laicat chrétien. Jean-Paul II dans le meme texte pointe un autre danger, qui est celui des pays de vieille chrétienté et sur lequel nous avons donné quelques aperçus historiques.
Ce danger, cest celui de la sécularisation, pour lequel Jean-Paul II a des mots tres durs. Je vous renvoie au numéro 4 de Christifideles laici. Notons juste ceci : le "sécularisme actuel est en vérité un phénomene tres grave : il ne touche pas seulement les individus, mais en quelque façon des communautés entieres. (...) Le phénomene de la sécularisation frappe les peuples qui sont chrétiens de vielle date, et ce phénomene réclame sans plus de retard, une nouvelle évangélisation". Cette Nouvelle Évangélisation na donc pas quun caractere individuel. Elle a une résonance sociale, politique. Elle réclame tout simplement que les laics, enfin, exercent leur pouvoir temporel afin déviter les deux écueils pointés par le pape.
Aujourdhui, cest en effet le laicat chrétien qui est détenteur du pouvoir temporel. On peut le regretter. On peut estimer quil était plus simple, plus facile finalement, quun roi, quun empereur, incarne a lui tout seul ce pouvoir temporel. On peut regretter saint Louis et lépoque de saint Louis. Mais cela ne mene pas a grand chose, sauf si nous faisons leffort den tirer des leçons, dy puiser des exemples, des lignes de conduite.
Dans des sociétés démocratiques, ou le pouvoir est théoriquement exercé par le peuple, il est urgent et important que les laics chrétiens ne se laissent pas déposséder de ce pouvoir au profit de structures anonymes, internationales, mercantiles, humanitaires, religieuses ou autres.
Il est important, non pas seulement dentrer en résistance, non pas seulement detre rebelle a des modes de vie, mais il est important dexercer ce pouvoir temporel du laicat chrétien. Comment ? Cette journée vise a y répondre. Je voudrais seulement donner quelques pistes de réflexion.
Les devoirs détat
Il faut les exercer a la maniere de saint Louis. Quest-ce a dire ? Faut-il devenir saint pour pouvoir exercer une véritable influence sur la société ? Non et cest justement ce quil faut bien comprendre. Saint Louis nest devenu saint quen exerçant ses devoirs détat en conformité avec la doctrine catholique. Et ses devoirs détat comprenaient lexercice du pouvoir temporel. Il la exercé le plus possible en conformité avec la doctrine de lÉglise sur les relations entre pouvoir spirituel et pouvoir temporel, renvoyant les clercs a leurs occupations quand ils outrepassaient leurs domaines de compétence.
Ce qui au passage nous montre aussi que lon ne peut faire limpasse sur une véritable et solide formation doctrinale, qui partant dun enseignement de base doit toujours se perfectionner, sans jamais entrer dans la recherche de la seule érudition, sauf si notre devoir détat nous limpose.
Ce pouvoir temporel appartient aujourdhui - les termes sont encore plus forts quau temps de saint Louis - a la vocation du laicat chrétien. Ce nest pas moi qui le proclame du haut dune autorité que je ne possede pas. Cest le Catéchisme de lÉglise catholique qui lexplique : "il nappartient pas aux pasteurs de lÉglise dintervenir directement dans la construction politique et dans lorganisation de la vie sociale. Cette tâche fait partie de la vocation des fideles laics, agissant de leur propre initiative avec leurs concitoyens. Laction sociale peut impliquer une pluralité de voies concretes. Elle sera toujours en vue du bien commun et conforme au message évangélique et a lenseignement de lÉglise. Il revient aux fideles laics "danimer les réalités temporelles avec un zele chrétien et de sy conduire en artisans de paix et de justice"" (n° 2442).
Nous avons tendance ici a parler de mission politique des laics. Mais le Catéchisme va beaucoup plus loin. Il parle lui de vocation, un terme qui nest pas neutre dans le langage chrétien. Car la vocation nest rien dautre quun appel de Dieu. Il y a une vocation politique des laics qui passe par lexercice des devoirs détat, par lexercice des responsabilités au sein des institutions dans lesquelles nous sommes placés : famille, métier, collectivités locales, etc. Il ny a pas dautres fondements réels aux réseaux par état que le Centre vous propose.
Les institutions
Ce nest pas seulement une stratégie, ce nest pas seulement de lordre de la tactique, cest de lordre dune réelle harmonisation entre la doctrine et la pratique, entre notre vocation de laics et notre pratique de laics. Jean Ousset, sans lequel nous ne serions pas la aujourdhui, et qui est sans aucun doute lhomme du rétablissement du pouvoir temporel du laicat chrétien, a dégagé en trois points la conséquence pratique de cette vocation des laics :
travailler a la formation dun certain nombre dhommes qui,
agissant sur les institutions comme avec un levier, travailleront a linstauration dun ordre social chrétien pour que
soit rendue plus facile, plus féconde, laction spécifiquement apostolique.
Ou, traduit dans nos termes actuels, que soit rendue plus facile, plus féconde, la Nouvelle Évangélisation.
Dou limportance des institutions dont on néglige trop souvent linfluence quelles exercent. "De la forme donnée a la société, explique Pie XII, conforme ou non aux lois divines, dépend et découle le bien ou le mal des âmes, cest-a-dire le fait que les hommes, appelés tous a etre vivifiés par la grâce du Christ, respirent, dans les contingences terrestres du cours de la vie, lair sain et vivifiant de la vérité et des vertus morales ou, au contraire, le microbe morbide et souvent mortel de lerreur et de la dépravation".
Alors quil était encore syndicaliste, a la tete de Solidarnosc, Lech Walesa ne disait pas autre chose, en jugeant linfluence des institutions communistes dans son pays :
"On ne peut travailler contre lhomme. Regardez ou les orientations des 35 dernieres années nous ont conduits : on a fabriqué des petits malins, des tricheurs, des combinards. Prenez ce chef déquipe ou cet autre : sil est honnete, il vit mal. Cest ce désordre quil faut éliminer".Je ninsiste pas. Vous le verrez autour de vous.
Dou limportance dune bonne méthode pour pénétrer les institutions, a condition que cette méthode ne soit pas contraire a la doctrine, que la pratique ne contredise pas lenseignement.
Les méthodes daction préconisées par Jean Ousset depuis 1946 sont celles proposées par Jean-Paul II aujourdhui. Je ne voudrais pas entrer dans une revue de détail, mais me contenter de quelques exemples :
le préalable de la formation spirituelle qui conduit a une réforme morale et spirituelle, qui na pas a etre exercée par une ouvre laique. La Rue des Renaudes na cessé dencourager ses amis a effectuer des retraites annuelles, principalement par le biais des Exercices spirituels de saint Ignace. Jean-Paul II : "il nest pas douteux que la formation spirituelle ne doive occuper une place privilégiée dans la vie de chacun" [5].
le nécessaire travail de formation doctrinale, préconisée par la Rue des Renaudes par le biais des groupes de travail amicaux, par le travail en cercle ou en cellule. Jean-PaulII : "la formation doctrinale des fideles se révele de nos jours de plus en plus urgente" 5.
Mais quelle formation doctrinale, pour nous laics ? Réponse du pape : "il est tout a fait indispensable, en particulier, que les fideles laics, surtout ceux qui sont engagés de diverses façons sur le terrain social ou politique, aient une connaissance plus précise de la doctrine sociale de lÉglise" 5.
laction capillaire que Ousset définissait comme une action qui se diversifie au gré des multiples réseaux sociaux. Jean-Paul II : "lapostolat que chacun doit exercer personnellement et qui découle toujours dune vie vraiment chrétienne est le principe et la condition de tout apostolat des laics, meme collectif, et rien ne peut le remplacer. (...) Grâce a cette forme dapostolat, le rayonnement de lÉvangile peut sexercer dune façon tres capillaire, en atteignant tous les lieux et les milieux avec qui est en contact la vie quotidienne et concrete des laics" [6].
Les paroles du Pape sont claires, précises et nettes. Elles recoupent tout a fait la pratique de charité politique mise en ouvre par la Rue des Renaudes depuis ses origines.
Récemment, je suis allé a un dîner réunissant des journalistes, des chefs dentreprise, des hauts fonctionnaires, des cadres, des membres des professions libérales. Sachant que je prenais la parole aujourdhui, une personne est venu me voir - peut-etre est-elle dans la salle ? - et ma demandé : "mais finalement ça débouche sur quoi la Rue des Renaudes ? Quelle influence réelle exerce-t-elle ? Qui, ici, par exemple, en est issu". Jai regardé alors autour de moi et je lui ai répondu en désignant dans lassemblée une dizaine de personnes. Je voyais ses yeux souvrir, son visage témoignait quil restait interloqué par cette "révélation".
Vous-memes vous etes ici, savez-vous a qui vous le devez, a quelle action de départ vous le devez ? A un homme plutôt turbulent, égaré a mon sens dans lactivité politique et la formation doctrinale, a un homme qui voulait etre peintre, a un moment ou cela ne faisait pas sérieux. Pour payer ses études, il a du travailler en usine. Et en prenant le tramway, chaque matin, pour se rendre au travail, que voyait-il ? Une cellule communiste qui profitait du trajet jusqua lusine pour se réunir, se former, passer les consignes, préparer laction. Dans le meme temps - cétait avant guerre - il avait vu les grandes ligues de droite, ces grands mouvements qui mobilisaient alors plus de monde quaucun parti aujourdhui et qui étaient capables de faire descendre dans la rue des milliers de personnes ; il avait vu ces ligues interdites du jour au lendemain. Comme un ballon, leur action de masse se dégonflait, devenait caduque, nexistait plus. Devant une telle réalité, il y avait trois réactions possibles :
se lancer dans laction terroriste : ce fut la Cagoule ;
se contenter de la lecture des bons journaux : ce fut la réaction de la plupart.
Préparer un autre type daction. Une action non pas secrete, mais qui sappuie sur les réseaux naturels dans lesquels les personnes vivent, qui sappuie sur lamitié qui les réunit. Mais pas une amitié de salon, pas une amitié pour se faire plaisir, une amitié au service du vrai. Et cette action a commencé modestement, dans une cellule qui réunissait des amis a Montalzac, dans le Quercy. Elle a subi immédiatement un coup darret : Hitler avait dautres projets.
Et ce fut - de ce point de vue-la - un bien. Car le petit peintre - pas Hitler, lautre - devait rencontrer un pretre qui lui donnerait larmature spirituelle dont parle Jean-Paul II comme préalable nécessaire. Et apres guerre, dans le dénuement, la désolation, le doute, laction reprit, a partir dune cellule a nouveau, cette fois en région parisienne. Action modeste, dont on disait dans les salons déja : a quoi cela sert-il, est-ce que cest efficace ? est-ce que cela peut déboucher ? Mais cette action a grandi, au point détendre son influence dans plusieurs pays, de susciter dautres initiatives, de former des cadres pour nos pays, qui sans étiquettes, pouvaient jouer un rôle dans la société, pouvaient exercer le pouvoir temporel qui est le leur.
Action, qui apres la Cité Catholique, lOffice international, Ictus, apres les congres de Lausanne, de Paris, sappelle le Centre. Action civique et culturelle selon le droit naturel et chrétien ou tout nest pas parfait, mais ou la doctrine est catholique et les méthodes daction sont catholiques. Action qui vous réunit aujourdhui ici. Aussi lune des premieres choses que vous pouvez faire, cest prendre le livre de Raphaëlle de Neuville, Jean Ousset et la Cité Catholique, et le lire pour susciter au moins en vous le désir dagir. Le lire, non pas seul, mais réunis en groupe, en cellule, en cercle, quimporte le nom, pour puiser dans lexpérience de ceux qui nont pas abdiqué leur devoir dexercer ce fameux pouvoir temporel.
Et si lexemple meme de la Rue des Renaudes ne vous suffit pas, permettez-moi de vous en indiquer un autre. Celui dune douzaine dhommes, qui ont étudié pendant trois ans, qui ont travaillé dans leurs réseaux naturels, les uns étaient pécheurs, dautres collecteur dimpôts, ou exerçant dautres métiers. Ils ont travaillé dans la premiere cellule chrétienne ; ils ont agi dans les premiers réseaux chrétiens qui étaient encore une fois leurs réseaux naturels. Et cette douzaine damis a permis au christianisme de se répandre.
Jai été trop long. Avant de vous quitter cependant, permettez-moi un avertissement et une question.
On vous dira que refaire une société chrétienne, refaire une chrétienté, est une chose impossible. On vous dira, derriere Jacques Maritain, quil faut une nouvelle chrétienté ou les chrétiens se limitent a donner un supplément dâme a la société, quils agissent en chrétien et non plus en tant que chrétiens, quils se contentent detre une force morale. On vous dira que les retours en arriere sont impossibles. Ne rentrez pas dans ce jeu. Nous ne sommes pas tournés vers larriere, sauf pour en tirer des leçons et poser nos pieds sur le sol de la réalité. Nous ne pensons pas que la chrétienté est une chose limitée dans un temps et que lon range sous un verre pour ladmirer et empecher la poussiere de se déposer dessus.
Notre espérance est notre certitude. Et cette certitude, cest que la foi doit pénétrer, sanctifier, ennoblir toutes les activités humaines, a commencer par la plus importante, la politique. Notre certitude, cest que Dieu nest pas avare de ses dons a condition que nous ne soyions pas avares de notre peine. Cest la grande et belle leçon de sainte Thérese de lEnfant-Jésus, patronne de ce congres. Sa foi a été missionnaire alors quelle est restée enfermée dans son carmel. Sous des modalités nouvelles, en tenant compte des réalités de notre temps, nous devons ouvrer aux épousailles terrestres du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel, a lincarnation concrete de notre foi dans les institutions.
Tout simplement parce que nous sommes des hommes et que nous navons pas envie detre coupés en deux, un homme qui releverait du spirituel le dimanche ou lors de la priere du soir, et un homme du temporel le reste du temps. Parce quégalement dautres pouvoirs spirituels sont a louvre aujourdhui.
Tout simplement parce quaucun pouvoir temporel nexiste sans un pouvoir spirituel. Regardez les idéologies, regardez lislam, regardez la franc-maçonnerie, regardez le mondialisme. Oui, il faut rendre a César ce qui est a César et a Dieu ce qui est a Dieu comme nous lenseigne le Christ. Mais en noubliant pas que tout appartient a Dieu et que donc César lui-meme appartient a Dieu. Rendre a César ce qui appartient a César consiste a reconnaître lautonomie du pouvoir temporel et non pas a nier les liens quil doit entretenir avec le pouvoir spirituel.
Ma question est simple et elle attend une réponse, et une vraie réponse comme au début de cette conférence : etes-vous prets a rétablir le pouvoir temporel du laicat chrétien ? Etes-vous prets a lexercer, sans plus attendre, pour la plus grande gloire de Dieu et le salut des nations ?
[1] Gustave Thibon, préface a Demain la chrétienté de Dom Gérard, p. 11.
[2] Eucharistie et mondialisation, Ad Solem, p. 37.
[3] Numéro 62, aout-septembre 1969.
[4] Marcel De Corte, LIntelligence en péril de mort, p. 266.
[5] Christifideles Laici, n° 60.
[6] Christifideles laici, n° 28.
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