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A la veille de la PASSION. Georges BERNANOS)

Il a aimé comme un homme, humainement; l'humble histoire de l'homme, son pauvre foyer, sa table, son pain et son vin - les routes grises, lorées par l'averse, les villages avec leurs fumées, les petites maisons dans les haies d'épines, la paix du soir qui tombe, et les enfants jouant sur le seuil. Il a aimé tout cela humainement, à la manière d'un homme, mais comme aucun homme ne l'avait jamais aimé, ne l'aimerait jamais. Si librement, si étroitement, avec ce coeur qu'il avait fait pour cela, de ses propres mains. Et la veille, îndis que les derniers disciples discutaient entre eux l'étape du lendemain, le gite et les vivres, ainsi que font les soldats avant une marche de nuit, - un peu honteux tout de même de laisser le Rabbi monter là-haut, presque seul - criant fort, exprès, de leurs grasses voix paysannes en se donnant des claques sur l'épaule, selon l'usage des bouviers et des maquignons, lui, cependant, bénissant les prémices de sa prochaine agonie, ainsi qu'il avait béni ce jour même la vigne et le froment, consacrant pour les siens, pour la douloureuse espèce, son oeuvre, le corps sacré, il l'offrit à tous les hommes, il l'éleva vers eux de ses mains saintes et vénérables, par-dessus la large terre endormie, dont il avait tant aimé les saisons. Il l'offrit une fois, une fois pour toutes encore dans l'éclat et la force de sa jeunesse, avant de le livrer à la peur, cette interminable nuit, jusqu'à la rémission du matin. 

 

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