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ORTHODOXIE 1959, 1961, 1962

Du Cardinal Siri

Archevêque de Gênes

« Nous devons donner aux fidèles la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, comme elle est dans le mandat divin, et nous devons la donner avec toute la clarté et la fermeté avec lesquelles Jésus-Christ l’a donnée, nous sacrifiant pour trouver les moyens les mieux adaptés, mais jamais en passant sous silence, ou en réduisant, ou en plaçant sous une lumière différente le contenu de la Révélation. Nous devons la donner, enfin, avec cette richesse juste et contrôlée qu’elle a su tirer d’elle-même au cours des siècles. »

 

Table des matières :

 

ORTHODOXIE, ERREURS ET DANGERS

Instruction de S. Em. Le Cardinal Siri, Archevêque de Gênes, au clergé, 1er août 1959

 

Trois zones d’erreurs : littéraire, politique, soi-disant sociale :

 

I

PREMIÈRE ERREUR :

 

LE CHRISTIANISME SE DÉSINTÉRESSE

DE L’ORDRE NATUREL

 

Critique.

L’ordre de la grâce élève tout.

Le christianisme, âme de l’histoire.

La loi chrétienne régulatrice, même du bien terrestre.

L’Église, guide des hommes dans toutes leurs actions.

Nécessité de la Grâce et de l’Église dans l’ordre humain.

 

CONCLUSION : Équivoque de « l’humanisme » social et politique.

 

II

SECONDE ERREUR :

 

L’ÉGLISE NE DOIT PAS S’OCCUPER DES DOCTRINES

ET DES QUESTIONS POLITIQUES ET SOCIALES

 

Critique

CONCLUSION :

Séparation contre nature.

L’Église n’est pas seulement « culturelle et intérieure ».

 

III

TROISIÈME ERREUR :

RENOVER QUELQUE CHOSE DANS L’ÉGLISE

 

Il faut rénover quelque chose dans l’Église.

Effets nocifs.

Points d’application.

 

CRITIQUE.

 

A. – OBSERVATIONS DE CARACTÈRE GÉNÉRAL.

L’Église propose des choses nouvelles.

 

B. – OBSERVATIONS SUR CHAQUE POINT.

 

1. Élargissement de la discipline ecclésiastique pour être plus près des fidèles.

 

Normes immuables, changements de détail.

Précéder le peuple ou le suivre ?

Les vraies demandes du peuple.

 

2. Atténuation de l’esprit de la Croix.

 

3. Acceptation de certains principes marxistes par une fausse charité envers les frères.

 

4. Substitution d’un critère éducatif qui cède tout à la personnalité. Atténuation du principe d’obéissance. Prédominance de l’auto-contrôle sur la discipline.

 

Pas d’éducation sans ordre.

Obéissance et personnalité.

Auto-contrôle et discipline.

 

5. Démocratisations de l’Église, augmentation des fonctions des laïcs, limites imposées à la hiérarchie.

 

Origines de cet esprit de « démocratisation ».

Nuances de cette erreur.

Accroître la charge des laïcs ?

L’Église n’est pas l’État laïque.

 

6. Dernière proposition : réformer la liturgie et abolir le latin.

 

Mentalité réformatrice et intolérance.

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ORTHODOXIE, FLÉCHISSEMENTS, COMPROMIS

Lettre pastorale de S. Em. Le Cardinal Siri à son clergé,

le 7 juillet 1961, en la fête de saint Cyr,

Archevêque de Gênes.

 

 

Infiltrations perfides.

Vraie et fausse modernité.

I

L’OPPOSITION À LA TRADITION DIVINE

 

Théologie, prédication, catéchèse kérygmatiques.

Sens favorable – Sens inacceptable.

 

Qu’est-ce que la Tradition ?

Un nouveau modernisme.

La Révélation a un contenu objectif certain.

Révélation et philosophie.

Philosophie éternelle et philosophies particulières.

Théologie et philosophie thomistes.

II

LA CULTURE

 

1. – Qu’est-ce donc que la culture ?

Sens subjectif.

Sens objectif.

 

2. ­– Les confusions sur le mot « culture ».

La culture et les modes.

Idéalisme, marxisme, existentialisme.

L’évolution universelle, la science imaginaire.

Abolition de Dieu et de tout absolu.

Rationalisme.

Culture technique.

CONCLUSION 

 

3. – La véritable interprétation historique de ce qu’aujourd’hui on appelle « culture ».

Renaissance.

Protestantisme et laïcisme.

Lutte entre le Christ et le monde.

 

4. – Culture et technique.

Caractère partiel des notions scientifiques.

 

5. – Rapports entre la foi catholique et la « culture ».

 

6. – Conclusions : motifs de cet examen.

Rapprocher l’Église de la « culture » moderne ?

Jeunesse de l’Église.

Quel genre d’ « évolution » propose-t-on à l’Église ?

Vers les fausses liberté et démocratie.

Diminution de la Vérité pour plaire aux artistes et gens de lettres.

Les maximes erronées à la mode.

« La philosophie doit être originale. Les répétitions ne sont pas admises »

« La problématique et la critique ont des droits illimités ».

« La démolition du passé et de toute tradition fait partie du renouvellement de l’esprit humain ».

 

III

L’INFILTRATION PROTESTANTE

PARMI LES CATHOLIQUES

 

Le climat protestant imprègne l’histoire moderne.

 

1. – Critère théologique.

2. – L’attaque contre l’Église.

Unité hiérarchique de l’Église.

On ne peut séparer Jésus-Christ de l’Église.

Propositions insinuées à propos de l’Église.

« L’Église n’a rien à voir avec l’ordre temporel »

« L’Église est chose indifférente pour l’État, lequel et donc, à ce point de vue, essentiellement laïque par nature ».

« En aucune circonstance l’Église n’a le droit de donner aux catholiques des conseils ou des injonctions qui ne concernent pas les faits religieux.

Un certain concept « communautaire ».

 

3. – Le rationalisme historique.

Partialité du rationalisme à l’égard de l’Église et du surnaturel.

 

4. – L’usage de l’Écriture Sainte.

Le libre examen.

La Bible à la fois exaltée et dévalorisée.

Le magistère ecclésiastique, interprète infaillible de la tradition divine.

 

5. – La spoliation de tout.

Spoliations contre le jour du Seigneur.

Spoliations contre la pénitence et la prière.

Spoliations contre l’art liturgique.

« Le critère suprême de l’architecture du XXe siècle est l’usine ».

« L’artiste est complètement libre à l’égard de la nature, et ne peut être jugé qu’au point de vue de sa propre personnalité ».

« Les principes de la déclaration des Droits de l’homme et du citoyen autorisent l’artiste à manifester librement ses opinions ».

 

IV

CELUI QUI CRIE FORT N’A PAS RAISON

PAR LE SEUL FAIT DE CRIER FORT

 

En face du monde qui « crie fort ».

Ne pas s’exagérer l’importance de ce monde.

Quelques effets de la « grosse voix » :

1er effet : L’imitation.

2er effet : L’inhibition.

 

CONCLUSION

 

*

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ORTHODOXIE, ÉGLISE, FIDÈLES, MONDE

 

Lettre pastorale au clergé de Gênes le 5 août 1962,

fête de la Sainte Vierge en la fête de Saint-Marie-aux-Neiges,

par le Cardinal Joseph Siri,

archevêque de Gênes.

 

 

 

 

ORTHODOXIE,

ERREURS ET DANGERS

 

INSTRUCTIONS DE S.EM ;

LE CARDINAL Joseph SIRI

Archevêque de Gênes,

Au clergé, 1eraoût 1959

 

 

Chers confrères,

 

La vérité, toute vérité a son fondement en Dieu et c’est pourquoi toute erreur est tôt ou tard cause de trouble dans les rapports avec Dieu.

 

Donc on doit défendre la vérité, surtout celle que Dieu a révélée aux hommes, celle dont l’Église est la gardienne authentique.

 

La vérité peut être attaquée par des propositions ouvertement contraires, ce qui provoque aussitôt les réactions requises. Mais bien plus souvent elle est menacée par des affirmations inexactes ou impropres liées à des problèmes ou à des doutes qui résultent de vues erronées, de manières de penser vagues et insaisissables, d’états d’âme, et de préoccupations imaginaires et d’ordre littéraire. Dans ces cas-là, la réaction est difficile, parce qu’elle exige généralement une profonde et vaste culture théologique. Ce sont précisément ces cas dont nous nous préoccupons, impressionnés que nous sommes par la confusion mentale et les défauts qui se manifestent ainsi et dont nous chercherons à recueillir les éléments principaux et les plus symptomatiques.

 

En effet, sous la deuxième forme indiquée, il existe en Italie une véritable pullulation d’erreurs.

 

Nous devons donc élever la voix.

 

Trois zones d’erreurs : littéraire, politique, soi-disant sociale

 

Commençons d’abord par regarder d’où vient tout cela. On peut distinguer trois zones. Le lecteur nous excusera de ne citer aucun écrit, aucun fait, aucun nom. Ici, nous n’avons pas à faire de la polémique, mais seulement à mettre en garde. Il est bien facile de comprendre que la polémique ne nous convient pas.

 

I. – La première zone est celle où prédomine la tendance littéraire au détriment de la théologie.

 

Il existe en effet un genre de production dans lequel il est clair que la théologie fait les frais de la fantaisie littéraire.

 

Donnons un exemple. Ainsi l’esprit littéraire tend à dramatiser ; sur le terrain des idées, le drame se crée avec des problèmes accablants, des doutes mortels, des questions tragiques, des états d’âme ardents et frémissants. C’est alors qu’on imagine des perspectives et qu’on cherche des raccourcis intellectuels propres à lancer les esprits dans une recherche anxieuse, là ou il est inutile de chercher par le fait qu’on a déjà trouvé. Ainsi on se demande, par exemple, comment concilier l’humanisme et la grâce, soit l’amour du monde et l’amour de Dieu. Est-ce là un a été donnée très clairement il y a vingt siècles. Mais si on reconnaît cela, on ne peut plus alors présenter les drames chers à la manie littéraire ; on ne peut plus agoniser à la manière existentialiste aux abords d’une vérité insaisissable !

 

II. – La deuxième zone se trouve sur le terrain de la politique.

 

Il faut le dire franchement. Il existe en Italie des publications correspondant à des courants politiques qui, pour des visées purement politiques, donnent lieu à des états d’esprit et à des affirmations difficilement conciliables avec l’orthodoxie catholique.

 

III. – La troisième zone se tient sur le terrain soi-disant social.

 

Nous avons dit intentionnellement « soi-disant social ». Nous ne serons jamais d’accord avec eux qui prétendent faire le bonheur du peuple, en ruinant, avant tout, ce qui permet d’assurer le bien du peuple, c’est-à-dire un régime de vraie liberté et un ordre économiquement solide. Il n’est pas nécessaire d’être très intelligent pour comprendre que, quand on annonce des donations ou des distributions générales aux moins fortunés, dont on s’assure ainsi les sympathies, mais qu’on forge lentement la conjuration contre la liberté et l’ordre économique, on agit en conjuration contre la liberté et l’ordre social. Le jour où nous aurons fait de magnifiques contrats de travail et où nous les aurons fermement défendus, mais où nous aurons ruiné le travail en détruisant ou en réduisant les possibilités économiques indispensables qui le procurent, nous aurons fait là quelque chose de plus grave qu’une mauvaise plaisanterie. Et quand, montés sur le dernier rempart pour sauver encore cette possibilité, nous arriverions à supposer une planification dans le fol espoir que cette planification deviendra une source, une mine, un puits de Saint Patrice, etc., tout en détruisant la liberté, nous serons comme des assassins de ceux qui ont mis en nous leur espoir et leur confiance.

 

C’est à cette redoutable équivoque que se rattache la zone que nous appelons franchement « soi-disant sociale ». Eh bien ! C’est un milieu où l’on dit parfois des choses qui peuvent sembler n’être pas hérétiques et qui sont en fait une somme d’hérésie.

 

Nous avons nettement conscience de rendre un grand service en défendant la vérité, coûte que coûte. En effet, tôt ou tard, le vrai bien ne peut jamais être sauvegardé dans la voie de l’erreur.

 

Pour plus de clarté, nous indiquerons les erreurs insidieuses sous forme de propositions précises et claires, tout en avertissant que rarement les erreurs sont exprimées sous une forme aussi catégorique, mais que leur substance est dangereusement voilée sous des apparences mensongères.

I

 

PREMIÈRE ERREUR :

 

LE CHRISTIANISME SE DÉSINTÉRESSE

DE L’ORDRE NATUREL

 

« Le christianisme n’est pas pleinement outillé pour réaliser un ordre purement terrestre de complet bien-être et de ferme ordre civil. C’est parce que Dieu a voulu, par lui, pourvoir à la vie éternelle en se désintéressant de ce qui était assuré par l’ordre naturel. Par conséquent le christianisme doit laisser le champ libre aux initiatives humaines les plus capables de pourvoir mieux et plus directement au bien-être et à l’ordre terrestre. L’Église doit agir en conséquence. »

 

Cette proposition est le fondement réel d’affirmations imprécises et pudiquement réservées, d’allusions, de probabilités, de sympathies, d’états d’âme réactionnaires et violents. Il faut avoir le ferme courage de la voir là où elle est. Il faut dire clairement à certains hommes, même s’ils se mentent à eux-mêmes, qu’ils acceptent et vivent cette proposition ou, tout au moins, qu’ils se comportent comme s’ils la tenaient pour vraie et sûre.

 

Critique

 

Eh bien : une telle proposition, d’une manière ou d’une autre, inclut une interprétation générale de la révélation divine qui est erronée : de plus elle inclut explicitement ou implicitement ou virtuellement des erreurs incompatibles avec des propositions théologiques qui sont certaines. C’est ce que nous devons voir en procédant par ordre.

 

L’ordre de la grâce élève tout

 

1. – La proposition dont nous nous occupons implique formellement la négation de cette autre proposition : « L’ordre surnaturel élève tout l’ordre naturel, soit par la destination de l’homme à la vie éternelle, soit par son élévation à la grâce » :

 

En effet, l’ordre de la grâce élève tout, atteint tout et ne laisse rien hors de son rayonnement. Donc, dire qu’il existe un ordre naturel existant pour son compte à côté d’un ordre surnaturel, constituant ainsi un couple de parallèles qui ne se rencontrent pas, c’est une opposition à toute la révélation divine.

 

Le christianisme, âme de l’histoire

 

2. – Ensuite, la susdite proposition est directement contraire à cette autre : « Jésus-Christ, Verbe de Dieu, est Celui en qui toutes choses ont été faites, en qui tout a été restauré, en sorte que devant Lui s’inclinent toutes les réalités, au ciel, sur terre et dans les enfers et qu’il est juge de toute l’histoire, même simplement terrestre, juge définitif, non selon un code de lois naturelles mais selon la loi évangélique. En effet, au jugement universel, le monde sera jugé, avant tout, sur la charité, qui est la loi typiquement évangélique. Pour tous ces motifs, Jésus-Christ n’est pas un bien valable seulement pour les âmes qui doivent être sauvées, mais Il est le Seigneur, le Rédempteur, le Législateur en face de toute réalité terrestre. Celle-ci doit choisir entre Lui et ce qui n’est pas Lui, mais en faisant ce choix, elle choisit entre sa propre vie et sa propre mort, comme l’adit le vieillard Siméon, devant Lui petit enfant ».

 

Le christianisme n’est pas parallèle à l’histoire, il est l’âme de l’histoire. Jésus-Christ n’est pas sur terre un divin touriste incognito, qui s’intéresse en secret aux âmes et à leur destinée éternelle ; Il est homme lui-même, Fils de l’Homme et Seigneur des hommes qui ne peuvent l’ignorer que fautivement, et qui, pour Le suivre, doivent renoncer à toutes choses, même à leur père et à leur mère, même aux biens terrestres, même à la vie.

 

La Loi du Christ régulatrice, même du bien terrestre

 

3. – La proposition examinée est absolument inconciliable avec la suivante qui résume une doctrine certaine : « soit en confirmant, soit en perfectionnant l’ancienne loi morale, Jésus-Christ a donné une loi complète pour conduire méritoirement tous les hommes à la vie éternelle. »

 

En effet, en ordonnant tout acte humain, cette loi ordonne toutes les situations possibles de l’homme, en toute son histoire concrète. En outre, elle ordonne cette histoire d’une façon exclusive, car aucune autre loi ne peut être acceptée en opposition avec celle-ci. Le fait que cette loi « ordonne » signifie que par la volonté divine elle dirige les hommes vers le maximum de perfection possible, soit par rapport à la nature, soit par rapport au cosmos, soit par rapport à tous les possibles contingents. C’est un caractère inaliénable de la loi divine d’être, en vertu de l’unité divine elle-même, conforme à tout ce que Dieu fait, donc conforme à tout ce qui existe. Cela suffit pour conclure que la loi chrétienne, basée sur la révélation, représente la régulation la plus haute à tous points de vue, même pour le bien-être terrestre vrai et durable.

 

Qu’on le note bien, une telle conclusion met en jeu des principes suprêmes et indiscutables, qui sont pour elle une garantie décisive. En réalité, la proposition erronée, soumise à notre examen, résulte d’une très coupable confusion à l’égard des principes suprêmes et, en outre, d’une mutilation essentielle de la révélation.

 

Si ceux qui se laissent influencer par elle, soit par ignorance de la théologie, soit par manque de base logique, réfléchissaient bien, ils seraient horrifiés du massacre qu’ils font d’une vérité suprême, massacre qui équivaut à une négation de Jésus-Christ. En effet, ils croient, ou ils voudraient croire en Jésus-Christ divin touriste passant incognito dans ce monde, pour ne pas troubler la superbe et la légèreté humaines.

 

L’Église, guide des hommes dans toutes leurs actions

 

4. – La dite proposition est inconciliable avec la suivante :

 

« L’Église est une vraie société, parfaite, visible, hiérarchique ». Tous ces termes, qui nous sont clairement donnés dans l’Évangile, mettent bien l’Église « au milieu des événements humains » avec la fonction de guider les hommes en ce qui représente pour eux l’élément le plus important de ces faits, c’est-à-dire ce vers quoi ils tendent directement ou indirectement, et la possibilité de les ordonner à la fin suprême de l’homme.

 

Cette fonction de « guide » que l’Église a certainement dans l’aspect le plus important des faits humains, permet difficilement de penser au développement d’un humanisme entièrement autonome qui reste sage et salutaire aux hommes. Il ne faut pas oublier que l’ordre économique, l’ordre social et l’ordre politique restent pleinement assujettis à la loi divine. C’est le devoir de l’Église d’affirmer et d’enseigner cette doctrine.

 

Nécessité de la Grâce et de l’Église dans l’ordre humain

 

5. – La proposition critiquée suppose – ou, du moins, elle entraîne une légitime suspicion en ce sens – que soit vraie la proposition suivante : « L’homme, ou la société formée par les hommes, à l’aide des dons et des forces qui résultent purement de la nature humaine, peut constituer un ordre humain suffisamment parfait et durable, sans aucune nécessité absolue de secours d’ordre supérieur ».

 

Cette proposition est à l’origine de déclarations atténués et malsaines, répandues en diverses publications. Or, c’est là une affirmation de saveur pélagienne, puisque, d’une manière ou de l’autre, elle nie la nécessité de la grâce. Avec beaucoup d’indulgence on pourra discuter pour savoir si elle équivaut, au moins partiellement, à la grande thèse de Pélage. Personne ne pourra nier à bon droit, qu’elle ne s’y rattache, au moins partiellement.

 

En effet, puisque le principal élément constitutif d’un véritable ordre humain, – donc créé par des hommes libres – est leur perfection morale ; pour qu’on puisse supposer qu’un tel ordre soit durable grâce aux seules forces naturelles, il faut supposer que les hommes atteignent, ou qu’ils puissent atteindre, avec les seules forces naturelles, une perfection morale suffisante.

 

Or, nous savons bien que cela est impossible ; car c’est une vérité théologiquement certaine que l’homme ne peut pas « sans la grâce, observer pensant longtemps toute la loi ». En effet, sa nature reste marquée de l’infirmité provenant du péché originel et aussi de celle que beaucoup d’autres péchés ont bien souvent accumulée. C’est là une vérité évidente, même indépendamment de la théologie. Il est ridicule de supposer que soit possible aux hommes une perfection moyenne avec leurs seules forces, quand on considère ce qui se produit alors qu’ils ont la grâce à leur disposition. Il est difficile de penser que, pour les hommes réduits à leurs propres forces, la perfection possible ne soit pas purement platonique et en opposition avec la plus simple expérience.

 

Quant à penser qu’un ordre humain durable puisse être établi, sans une perfection suffisante dans la moyenne des hommes, c’est la même chose que croire possible parmi des hommes libres un ordre sans esprit intérieur, sans convictions, sans justice et sans vérité.

 

Il faut encore supposer que certains croient qu’un ordre purement humain soit possible avec l’aide de la grâce à chacun, mais sans le concours de l’Église. De fait certains pensent ainsi. Mais qu’ils se détrompent, l’ordre de la grâce ne se sépare pas du cadre dans lequel Jésus-Christ l’a placé. Il a fait de l’Église une société nécessaire. Celle-ci est donc aussi condition de la grâce, en sorte que si l’on supprime l’Église (sauf bénéfice de l’ignorance non coupable), on supprime aussi l’amitié avec Jésus-Christ.

 

Concluons.

 

CONCLUSION : Équivoques de « l’humanisme » social et politique

 

La vérité est que le christianisme n’a pas pour fin dernière de procurer aux hommes plus de commodités en ce monde, car son but est dans l’éternité.

 

Cependant, il n’en est pas moins certain qu’en les ordonnant à la vie éternelle, il offre le meilleur ordre pensable, même pour la vie terrestre. En effet, il procure la plus haute perfection de leurs actions, les motifs les plus élevés pour les stimuler et les animer en toute droiture, les plus hautes vérités pour donner à ces actions une sécurité inébranlable et un contrôle efficace, les secours les plus fructueux pour réduire et vaincre les faiblesses de la nature, les meilleurs points de référence à ce qui est au-delà de l’humaine sagesse, la plus complète vision d’une vie contingente et éphémère qui, à ce titre même, n’a en elle-même rien de plein et de concluant.

 

Le christianisme n’est pas un système économique ou politique, il laisse aux hommes la liberté de jouir de façons diverses de leurs propres moyens intellectuels et volontaires ; mais aucun système économique ou politique ne pourra se réaliser de manière satisfaisante s’il ne s’accorde pas avec la norme suprême dont le christianisme seul a été constitué par Dieu le gardien. Bien plus, aucun système ne pourra être vraiment avantageux si ce n’est en s’inspirant directement et avec confiance de tout ce que formule et propose la doctrine chrétienne. En effet, il n’est pas possible qu’existent deux vérités ou deux ordres indépendants, pas plus qu’il ne peut exister deux dieux.

 

Tout ce qui vient d’être dit sert à maintenir en garde contre l’équivoque perpétuelle, parfois involontaire, mais toujours dangereuse, qui se produit quand on parle d’ « humanisme » au sens social et politique. Peu nous importe le mot « humanisme » si l’on entend ainsi un mouvement littéraire et artistique qui a eu sa fonction historique ; mais ici il nous intéresse en raison des constantes insinuations faites aujourd’hui, sur le terrain social politique, juridique et religieux, d’affirmations confuses, désordonnées, aux nuances changeantes qui peuvent à tout instant se changer en erreurs formelles ou en complète apostasie, comme il a été établi plus haut.

 

Qu’on ne dise pas qu’il faut encourager le bien partout où il se trouve, qu’il ne faut pas fuir loin de ce monde où nous sommes contraints de vivre, qu’il faut faire bon accueil à ceux qui sont éloignés du Christ, qu’il ne faut pas jouer le rôle des beaux-pères avares et des précepteurs ennuyeux. Tout cela peut avoir aussi un sens légitime. Mais cela ne légitime pas le fait de mettre en doute la vérité du péché originel (en revenant à Luther), ni la vérité de la nécessité de la grâce (en revenant à Pélage), ni la vérité de la dépendance de toutes choses par rapport à un principe unique (en retournant à la gnose et au manichéisme). Sourions certes, à toutes les belles choses que Dieu a mises généreusement même en ce monde ; encourageons toujours tous nos semblables ; mais gardons-nous de devenir inconsidérés au point de ruiner les fondements de la vérité par laquelle ils seront sauvés en cette vie et en l’autre. Certes, soyons généreux en tout ce qui est nôtre, mais ne dissipons pas le patrimoine de Dieu !

 

 

II

SECONDE ERREUR

 

L’ÉGLISE NE DOIT PAS S’OCCUPER DES DOCTRINES

ET DES QUESTIONS POLITIQUES ET SOCIALES

 

Voici une deuxième proposition que l’on est contraint d’entendre çà et là :

 

« L’Église – donc l’autorité ecclésiastique – ne doit Pas se mêler des affaires terrestres : notamment, elle ne doit pas s’occuper des doctrines : notamment, elle ne doit pas s’occuper des doctrines et questions politiques et sociales. Elle doit penser uniquement aux âmes. »

 

Cette proposition, comme nous allons le démontrer, contient un peu de vrai et beaucoup de faux. Il en usent et en abusent ceux qui ne veulent pas être inquiétés dans leurs plans et dans leurs intérêts, ceux qui ne veulent pas rencontrer dans leurs voies détournées quelqu’un qui puisse les arrêter dans une mauvaise direction, au nom d’une vérité supérieure et d’une justice certaine.

 

Critique

 

Disons d’abord ce qu’il y a de vrai. En soi, l’Église a un but éternel, non un but terrestre, et selon sa constitution positive venant du Christ, elle a l’aptitude correspondant à cette fin. Elle n’a pas comme but adéquat celui de s’occuper des choses terrestres en tant que telles.

 

Voyons maintenant ce qui est faux dans la proposition.

 

Que l’Église n’ait pas comme but adéquat et caractéristique celui de s’occuper des choses terrestres, cela ne signifie pas qu’elle ne puisse pas s’en occuper vraiment en raison de sa fin éternelle, au contraire :

 

- Comme on l’a déjà signalé, l’Église est visible et elle tient de la volonté divine une constitution qui la place au milieu des réalités terrestres, qui l’oblige à y rester et à faire usage des choses terrestres, donc à traiter aussi des affaires terrestres.

 

- Elle doit conduire à la foi, à la grâce, au salut des hommes qui vient au milieu des choses terrestres ; et cela, elle doit le faire en passant elle-même à travers les réalités et les difficultés terrestres. C’est donc en raison même de sa propre fonction qu’elle doit entrer dans ces réalités et ces difficultés.

 

- Elle est elle-même la gardienne de sa propre liberté, de ses propres prérogatives divines ; elle doit donc aussi les défendre à l’occasion et sur le terrain même où il faut les défendre. Il serait insensé de penser que l’Église puisse agir sur les fidèles, comme elle le doit, dans un monde autre que celui où vivent les fidèles.

 

- L’Église est gardienne et juge du caractère moral de tous les actes humains, donc au moins « à ce point de vue » les affaires humaines deviennent aussi l’objet de ses légitimes soucis. Nul ne peut songer à séparer la politique et la sociologie de la morale, car devant Dieu il n’existe aucune extra-territorialité.

 

CONCLUSION

 

Conclusion : on ne doit pas dire que les affaires terrestres sont par elles-mêmes de la compétence de l’Église : mais certaines affaires terrestres, au moins sous quelque aspect, deviennent l’objet de sa sollicitude, et, en général, pour toutes les affaires, elle juge si elles sont conformes ou non à la loi divine.

 

Séparation contre nature

 

En réalité, l’erreur dénoncée se réduit ou du moins se rattache à celle indiquée en premier lieu. Il s’agit d’une séparation contre nature, inhumaine et déraisonnable entre la vie civile et la vie spirituelle, entre l’ordre terrestre et l’ordre religieux, entre le monde et Dieu. L’illuminisme avait supposé une sorte de constitution imposée à Dieu, dans l’accroissement de l’autonomie humaine ; l’erreur dont nous avons parlé se trouve exactement dans cette ligne. L’idée d’une séparation entre le moment où l’on va à la messe ou au confessionnal et le moment de prendre une décision sur des questions et des problèmes humains sourit assez, même à des catholiques. Mais l’unité de la vérité, de l’être et, par conséquent, de la logique ne cèdent pas et ne céderont jamais. Ici, la tentation contre l’orthodoxie vient du désir de dédoubler dans l’homme des aspects divers, mais toujours liés entre eux par la Loi elle-même.

 

L’Église n’est pas seulement « culturelle et intérieure »

 

L’erreur tente aussi de se réclamer de ce qui est une ignorance théologique. Celle-ci porte sur le dogme relatif à la substance même du règne de Dieu, où, comme on aime à le dire aujourd’hui, du Corps mystique du Christ.

 

Le Corps mystique du Christ est le règne de Dieu, donc ce n’est pas une réalité vague, insaisissable, que l’on puisse réduire à son gré.

 

Le règne de Dieu sur terre jusqu’à la fin du monde, c’est l’Église, et il est parfaitement inutile de croire appartenir au règne de Dieu, au Corps Mystique, si ce n’est pas dans l’Église, par l’obéissance aux pasteurs légitimes.

 

La tentation consiste à réduire l’action de l’Église à être purement culturelle et purement intérieure. Cette réduction altère essentiellement le dessein de Jésus-Christ qui a voulu établir sur terre une société bien visible et bien pourvue de droits qui ne lui viennent pas d’une source humaine ; qui peuvent ne pas lui être reconnus, ce qui, tôt ou tard, devient pour elle cause de malheur.

 

Ce sujet sera ultérieurement développé en analysant certaines des propositions qui vont suivre.

 

 

III

 

TROISIÈME ERREUR :

 

 

RÉNOVER QUELQUE CHOSE DANS L’ÉGLISE

 

 

« Il faut rénover quelque chose dans l’Église ».

 

Cette proposition est énoncée souvent de bonne foi. Plus souvent, elle semble exciter, dans certains esprits, des aspirations générales et vagues. C’est la raison presque inconsciente pour laquelle certains prêtres et laïcs, sans aucun penchant pour l’hérésie, entrent en coquetterie avec le socialisme et le laïcisme.

 

Il y a aussi des publications catholiques qui ont nettement déclaré attendre l’arrivée de quelque chose de nouveau et qui veulent préparer les esprits à ce nouveau, ou qui, sans le dire explicitement, le laissent entendre assez clairement.

 

Effets nocifs

 

On doit remarquer qu’il s’agit là d’une formule plus sentimentale que raisonnée, plus négative que positive, plus imprécise que péremptoire. C’est pourquoi il vaut la peine de l’examiner, attendu qu’elle a certainement un effet nocif :

 

a) Celui de faire naître l’idée d’un état transitoire en suspens et en péril de chute ;

 

b) d’incliner favorablement de parti pris, vers tout ce qui peut représenter un changement, quel qu’il soit.

 

La proposition qui reste indistincte et même subconsciente quand elle est une affirmation de caractère général, devient singulièrement précise quand elle descend au particulier ; peut-être parce que dans le particulier disparaît – à tort – le fait de violer des principes généraux.

 

Points d’application

 

Et voici les points sur lesquels les esprits épris de nouveauté voudraient voir des changements immédiats :

 

a) – élargissement de la discipline ecclésiastique, pour avoir, dit-on, plus de contact avec les fidèles et accroître les possibilités du bien, en ayant avec eux plus de choses en commun.

 

b) – atténuation de l’esprit de la croix ou du sens de la mortification, de la pénitence, du renoncement, moyens propres à une époque désormais révolue, alors que maintenant il faut faire bon visage à un nouvel humanisme et à un monde que, avec nos mines sévères, nous finirons par jeter dans les bras de Satan.

 

d) – substitution d’un critère éducatif cédant tout à la personnalité qui s’épanouit et par conséquent atténuation logique des notions d’autorité et d’obéissance ; substitution de l’autocontrôle à la discipline.

 

e) – démocratisation de l’Église, en augmentant en elle la participation des laïcs et en limitant l’action de la hiérarchie sacrée.

 

f) – réforme de la liturgie et abolition du latin.

 

Il ne manquera même pas d’originaux pour proposer pire encore. Mais il s’agit de cas si rares et si évidemment extravagants que seuls ceux qui leur ressemblent pourraient être, à ce sujet, entraînés en quelque confusion ou erreur.

 

CRITIQUE

 

A – OBSERVATIONS DE CARACTÈRE GÉNÉRAL

 

Si maintenant nous considérons donc l’ensemble des suggestions énumérées, nous pouvons aussitôt faire les observations suivantes de caractère général :

 

1) toutes représentent des « infiltrations » procédant de situations accidentelles, de modes et de vraies maladies de notre temps. Elles ne naissent donc pas de l’intérieur et d’une conviction raisonnable, mais d’une suggestion, d’une impulsion reçue du dehors. Elles donnent fortement l’impression de complexes d’infériorité ;

 

2) elles procèdent d’une atténuation évidente de cette distinction entre nous et le « monde » que Jésus-Christ a fortement signalée dans l’Évangile. Aussi se présentent-elles avec une nuance d’affaiblissement plutôt qu’avec l’empreinte de la vigueur.

 

3) elles reflètent la tendance démocratique actuelle, qui rentre dans les variations plus ou moins éphémères de cette curieuse expérience humaine et qui sont incapables de s’élever jusqu’à des principes directifs durables dans le cadre d’une institution divine comme l’Église.

 

4) Peut-être chez certaines personnes faut-il interpréter ces propos, non d’après ce qu’ils signifient, mais d’après un désir vague et non blâmable que soient mis à jour les instruments de travail et les méthodes en certaines institutions ou certains milieux. Il est possible qu’un tel désir soit parfois motivé et honnête.

 

5) Il y a là un signe de malaise spirituel dû à des causes diverses, à l’ignorance théologique, à des appréciations qui ne sont nullement raisonnables. Cela dénonce des situations qui prouvent, non le manque de clarté de la vérité, mais le manque de clarté dans les esprits.

 

L’Église propose des « choses nouvelles »

 

Ces observations générales pourraient suffire. Continuons cependant un examen objectif.

 

D’abord, il faut écarter l’idée que tout doit être immuable dans l’Église et qu’il n’y a plus rien de nouveau à faire. Est immuable seulement ce qui est d’institution divine ou ce qui est lié nécessairement à l’institution divine. Il est donc clair que beaucoup de choses peuvent changer. La recherche de la perfection est, de sa nature, un changement continuel.

 

Si quelqu’un aime les choses nouvelles, nous leur en offrons tout de suite un commencement d’énumération (seulement un commencement) en leur souhaitant d’arriver promptement à les réaliser :

 

- catéchisme à tous (la plupart n’en ont pas) ;

 

- organisation de toutes les communautés chrétiennes (paroisses, etc.), dans la vraie et agissante charité du Christ ;

 

- organisation de l’effort missionnaire pour la conquête des continents encore en grande partie infidèles ;

 

- établissement de tous les moyens voulus, en chaque secteur, même les moindres, en vue de neutraliser tout le dommage que le progrès technique cause directement ou indirectement aux âmes, en sanctifiant et en utilisant tout ce qui, dans ce progrès, est sanctifiable et utilisable ;

 

- placer en première ligne la vertu du détachement du cœur à l’égard des biens terrestres, non pour les éliminer, mais pour faire que tous soient, non les maîtres, mais les serviteurs de l’homme et les instruments d’un bien éternel et supérieur ;

 

- trouver les voies justes et sûres par lesquelles les hommes et toutes les institutions seraient unis à Jésus-Christ, loyalement, durablement, jusqu’au bout ; sans rendre l’Église responsable de ce qui ne vient pas d’elle, de ce qui lui est à charge, de ce qui constitue franchement pour elle un péril et un obstacle à sa mission divine universelle.

 

Tout cela signifie aller de l’avant, les drapeaux déployés, dans la lumière des plus nobles idéaux. Pour qui veut avancer, la route s’étend à l’infini. Mais toutes ces « choses neuves » sont aussi anciennes que le Christ, et la nouveauté consiste à les reporter vers Lui continuellement, au gré des circonstances changeantes, en remontant sans cesse la pente de la faiblesse et des compromissions humaines.

 

Il y a là la fascination de l’avenir : se contenter d’appeler à « l’avènement de nouveauté » une faiblesse quelconque de plus, ou quelque atténuation injuste de l’idéal évangélique n’est pas sérieux et pas davantage nouveau, car c’est chose aussi ancienne que toutes les tentatives d’échapper à l’intégrité de l’Évangile.

 

 

B – OBSERVATIONS SUR CHAQUE POINT

 

1) Élargissement de la discipline ecclésiastique pour être plus près des fidèles.

 

Il n’y a pas lieu d’expliquer ici la notion de « discipline ecclésiastique ». Elle est bien connue de tous ceux à qui s’adresse cet écrit. Mais il n’est pas inutile de rappeler que la discipline concerne seulement des êtres intelligents et libres, puisqu’il s’agit de voie morale et de proposer avec autorité une règle à l’intelligence, en sorte que celle-ci étant convaincue, invite la faculté opérative – c’est-à-dire la volonté – à agir suivant le mode propre à sa nature. La voie morale n’est pas voie de contrainte mais de conviction. La contrainte n’intervient que quand c’est nécessaire, soit pour réparer une infraction à l’ordre, soit pour suppléer la faiblesse nuisible des facultés positives.

 

Normes immuables, changements de détails

 

Or, dans la discipline ecclésiastique, on doit distinguer deux aspects :

 

- l’un est le rapport d’adéquation à la fin de l’Église et spécialement à la fin du sacrement de l’Ordre et de la hiérarchie sacrée, tel que l’a établi Jésus-Christ, c’est-à-dire que « les normes imposées doivent toujours, dans leur ensemble, rester sauves et immuables, au point de vue de leur utilisation et de leur aptitude à atteindre la fin visée par le divin Fondateur de l’Église ».

 

- L’autre aspect est celui de la norme en elle-même.

 

Il est clair que le premier aspect ne sera jamais modifié, car détruire le rapport d’aptitude de la discipline à l’égard de la fin visée signifierait détruire ou rendre inopérante la fin elle-même. C’est pourquoi il y a des normes auxquelles il est tellement nécessaire et essentiel de garder un tel rapport qu’elles ne pourront jamais être changées.

 

Sous le second aspect, à côté des normes qui viennent d’être mentionnées, nous en trouverons d’autres qui peuvent n’avoir qu’une valeur contingente et qui, par suite, peuvent être changées légitimement. « Mais quelques changements que subissent de tels éléments ajoutés, la somme devra toujours être la même », c’est-à-dire que devra être assurée dans son ordre et dans sa forme toute la sainteté prévue par le Christ dans la plénitude de sa loi et de son esprit.

 

Ceux qui rêvent d’un élargissement de la discipline ecclésiastique ne réfléchissent pas à tout cela ; surtout ils ne réfléchissent pas que même en changeant la somme devra rester toujours la même ; et toujours le prêtre devra présenter l’image du Christ : sage, humble, sévère pour lui-même, pénétré de l’esprit de la croix, c’est-à-dire du détachement et du renoncement, pour pouvoir ainsi réaliser le triomphe de son ministère dans l’humilité et la charité.

 

Ils s’illusionnent en espérant pouvoir réduire réellement le poids du devoir, ce que nul ne peut faire légitimement en ce monde. Ils croient naïvement qu’ils pourront trouver des moyens d’évasion qui seront en même temps salutaires devant Dieu ; plus étrange encore est la croyance qu’ils pourront obtenir les mêmes effets de sanctification en diminuant le « poids » de leurs causes ; ce qui est contraire à la mathématique la plus élémentaire, parce que c’est contraire à la logique la plus évidente.

 

Il est donc certain qu’on peut admettre des variations dans les règles disciplinaires en conformité avec ce qui vient d’être dit. Mais cela ne peut donner aucune satisfaction à ceux qui entretiennent de tels désirs, puisque le total devra toujours être le même, et que tout ce qui sera supprimé d’un côté. En fait, eux, ils veulent être exemptés de ce qui pèse, rien d’autre. Mais ils auraient dû apprendre de bonne heure que les charges essentielles sont établies par une disposition divine immuable et que, si d’autres charges ont été librement assumées, la dignité veut qu’on les porte jusqu’au bout.

 

Certains voudraient aller sans retenue à la chasse, au théâtre, aux réunions mondaines, etc. À supposer qu’il s’en rencontre, ils devraient rougir d’avoir un jour opté pour Jésus-Christ et pour la sainte majesté du temple. Ils se bercent dans une rêverie qui est en contradiction avec eux-mêmes, c’est-à-dire avec l’heure solennelle où ils ont assumé avec une dignité glorieuse de nobles et féconds engagements.

 

Le désir d’adapter la vérité et la loi honteusement à ses propres limites a produit Luther et une grande ruine, car il y avait en lui de grands dons, et autour de lui des misères immenses. Mais ce désir d’adapter la vérité et la loi à ses propres limites est la plus grand lâcheté qu’on puisse concevoir.

 

Précéder le peuple ou le suivre ?

 

En achevant ce sujet, il reste une affirmation que nous devons examiner. Dans le thème proposé, il est dit que le relâchement de la discipline aurait l’avantage de rapprocher davantage les prêtres du peuple et d’établir avec lui un contact plus utile que jamais à sa sanctification.

 

Disons d’abord que jamais on ne doit tendre vers un bien à travers une chose mauvaise et que jamais on ne devrait penser pouvoir sanctifier le peuple en altérant la ligne du sacerdoce, tel que Jésus l’a conçu et établi. Disons aussi que certaines choses, qui sont inacceptables comme règle générale, doivent être acceptées comme des exceptions raisonnables. Ainsi le prêtre doit vivre de son ministère, mais cela n’a pas empêché saint Paul de se faire tisserand, en certaines circonstances et en vue de justes intentions ; de même que cela n’a pas empêché un évêque de l’Afrique équatoriale de fabriquer personnellement des milliers de briques, dans ses jours libres, pour accélérer la construction des écoles catholiques. Nous admirons saint Paul et ce digne évêque, précisément parce que ce sont là des exceptions qui confirment noblement la règle.

 

Mais demandons-nous une bonne fois : devons-nous précéder le peuple ou devons-nous le suivre ?

 

Et s’il paraît difficile d’affronter d’emblée de telles questions de principe, demandons-nous : « est-il réellement vrai qu’un relâchement de la discipline nous rapprocherait du peuple et rendrait notre ministère plus utile ? »

 

Attention : la question ne porte pas sur l’utilité d’être près du peuple (cela est affirmé, désiré et nullement discuté) ; la question est de savoir si, pour obtenir un tel rapprochement, nous pouvons entrer dans la voie du relâchement.

 

Les vraies demandes du peuple

 

Remarquez bien :

 

1. La moitié des gens murmure vivement à propos des plus petits défauts des ecclésiastiques. Le critère de tels jugements est ordinairement dur et exagéré ; nul ne peut le nier. Or de tels propos et de tels critères indiquent que les défauts et les relâchements de soi ne rapprochent pas mais éloignent du peuple.

 

2. Accidentellement, le relâchement procure des amis aux ecclésiastiques. Il les rend sympathiques à ceux qui prennent plaisir à leurs qualités humaines et qui trouvent une justification dans la ressemblance avec eux. Mais dans ce cas, c’est pour lui-même que l’ecclésiastique acquiert l’auréole d’un entourage sympathique, ce n’est pas pour Dieu. De tels entourages ont suscité les pires anticléricaux, et, bien des fois les pires difficultés pour les successeurs.

 

3. Au moyen de l’Officio Onermo (Méthode Galupp), nous avons sondé l’opinion des ouvriers sur cette question et la réponse obtenue ne nous a laissé aucun doute à ce sujet : les ouvriers veulent des prêtres authentiques, qui soient uniquement et toujours prêtres, rien que prêtres, d’une prestance morale plus élevée que la leur.

 

4. L’étude de la psychologie moyenne révèle le besoin d’un certain prestige sur lequel on puisse s’appuyer dans la profonde et cuisante expérience de sa propre faiblesse. C’est pour cela que, de fait, le prestige chez le prêtre entre pour beaucoup dans le succès de son ministère. La vraie demande que le monde adresse au prêtre, c’est qu’il se tienne plus haut pour pouvoir servir d’appui et pour qu’on puisse croire encore à la vertu et aux réalités supérieures. Il est très exact de dire qu’en vérités dans le prêtre les gens ne recherchent pas seulement un frère, mais un père.

 

5. L’idée du relâchement de la discipline favorisant le rapprochement a pu germer dans l’esprit de quelqu’un qui a remporté des succès personnels qui, en général, ne sont pas les succès de Dieu et de sa sainte Loi. Ceux-là jugent de la question d’après leur profit, non d’après l’exercice rationnel de leur intelligence. Tout cela reçoit une confirmation spéciale de l’expérience faite parmi les jeunes : les jeunes aiment ceux qui savent rester avec eux et se mettre à leur niveau. Mais ils cessent de demander le secours spirituel, la direction de l’âme à ceux chez qui ils constatent que c’est pour se divertir qu’ils viennent à eux et non par conviction, sacrifice et renoncement intérieur.

 

6. Qu’on observe l’histoire. L’Église grecque n’a eu aucune influence missionnaire notable pour avoir aboli un chapitre de la discipline : celui relatif au célibat. L’Église grecque hétérodoxe n’a eu aucune influence réelle pour amener les peuples à pleine maturité, pour le même motif. À considérer en général les conditions des divers pays, on voit clairement que là où la discipline est restée plus austère, c’est là que s’est mieux maintenue la foi et la vertu du peuple. Il y a des pays où les ecclésiastiques ont certaines particularités qui sembleraient un relâchement, alors que dans ces mêmes pays on remarque on remarque une consolante floraison de vie et d’influence catholique. Nous faisons allusion en particulier à l’Amérique du Nord. Mais il faut observer que, si certaines particularités peuvent indiquer plus de confort et plus de liberté, même en omettant d’autres considérations, là, le clergé mène habituellement la vie de communauté ; ce qui constitue une discipline bien plus stricte que l’apparent latitudinarisme.

 

7. Les fidèles veulent voir dans le prêtre quelque chose de plus que ce qu’ils ont eux-mêmes ; à l’ordre ecclésiastique, ils demandent plus d’urbanité et d’élévation que ce qu’on en trouve dans les milieux communs. Chez eux, l’image du prêtre élevé sur l’autel reste en honneur et ils n’admettront aucune représentation contraire à celle-là.

 

8. Finalement, la loi commune est que – mise à part la grâce de Dieu – plus on pratique l’exercice de l’austérité et du sacrifice, plus s’accroît la force de volonté. Cela signifie que toute diminution de sacrifice, ou de discipline, signifierait inévitablement une diminution de force de l’action sacerdotale.

 

2) Atténuation de l’esprit de la Croix.

 

Certaines observations faites sur la proposition précédente, démontrent la fausseté de la proposition présente, en sorte qu’il ne serait pas nécessaire d’insister. Et pourtant, au risque de se répéter, il faut affirmer que celle-ci est directement contraire au dépôt de la Révélation divine.

 

En effet, le Verbe s’est fait homme, Il entré dans la famille humaine, Il a rouvert la source de la grâce, et Il nous a rachetés par la souffrance. La Croix résume tout Jésus-Christ. Ainsi, non seulement Il en est inséparable, mais la Croix résume toute Sa vie et toute la divine sagesse soutenue dans son message.

 

Une loi sans la Croix n’est plus celle du Christ. Une voie sans la Croix ne conduit plus au Christ. Tout cela, sur le terrain pratique, Il l’a dit maintes fois et durement : « Que celui qui veut venir après moi prenne sa croix et me suivre » (Mat. 16, 24). « La porte est étroite et resserrée est la voie » (Mat. 7, 13). Saint Paul a commenté cela clairement.

 

C’est cette voie que la sainteté a toujours foulée, et ce fut là une nécessité, non seulement pour se conformer à la rédemption sur la Croix, pour être assimilé au Christ et pour expier comme il était dû, mais aussi pour compléter en nous ce qui manque dans le temps et dans le Règne de Dieu à la Passion même du Christ (Col. 1, 24).

 

L’idée d’atténuer en quelque façon le sens de la Croix et tout ce que celle-ci signifie, est l’effet de la faiblesse intérieure de certaines âmes et de leur peur du monde. Le plus souvent, il s’agit d’un dérèglement spirituel, qu’il faut juger pour ce qu’il est.

 

Il y a aussi chez quelques-uns la crainte de ne pas trouver de disciples pour le Christ, si les choses se présentent avec dureté. Peut-être y a-t-il là bonne foi, mais sûrement aussi dangereuse pusillanimité. On voudrait que les choses soient faciles. Or, elles ne doivent pas être faciles, tant pour la dignité de l’homme qui reçoit tout de Dieu, que pour la dignité de Dieu qui donne à l’homme. Du reste, les raisons fortes attirent beaucoup plus que les raisons débiles. L’empreinte que le Créateurs a imprimée dans ses créatures s’avive beaucoup plus par des donations énergiques que par l’évocation d’une noblesse conciliante.

 

Ce n’est pas pour rien que Dieu nous a envoyé sa grâce : c’est pourquoi Il peut appeler, comme Il l’a fait, à passer par le chemin de la Croix.

 

Ceux qui s’adonnent avec intelligence à l’éducation des jeunes savent parfaitement qu’avec eux on obtient beaucoup plus en demandant tout qu’en ne demandant que la moitié.

 

Qu’on remarque enfin ceci : supprimée la Croix, que resterait-il de grand, d’éclatant dans toutes les vertus ? C’est elle qui donne leurs proportions aux meilleures choses que les hommes puissent faire.

 

Défendre la Croix, c’est défendre la pénitence, la mortification, l’austérité, le renoncement, le silence, la solitude, la pauvreté, l’oubli, la souffrance, les devoirs pesants, l’héroïsme, l’holocauste, la discipline, la méthode, la conscience rigoureuse, le pardon, la restitution du bien pour le mal, le jeûne, l’offrande de soi en esprit de victime, le martyre…

 

L’idée d’aller vers le monde en lui adoucissant et amollissant ce qui est amer et dur, c’est une capitulation, ce n’est pas une habileté.

 

La vérité maintient dans leur plénitude ses droits austères, même sur ce terrain.

 

3) Acceptation de certains principes marxistes par une fausse charité envers les frères.

 

Le marxisme est un bloc monolithe. L’acceptation de l’une quelconque de ses conséquences ou applications suppose l’acceptation implicite de son fondement. Les distinctions entre effet et cause sont absolument arbitraires et il n’est pas licite d’accepter une conséquence en prétendant ne pas assumer la responsabilité de son principe.

 

Quant à l’impossibilité d’accepter le principe marxiste, qui est le matérialisme, elle ne peut faire de doute pour aucun catholique. S’il en avait, il serait manifestement ignorant ou de mauvaise foi.

 

Le point décisif est précisément celui-ci : on n’accepte pas le marxisme par morceaux séparés ; si on en accepte une partie on assume la responsabilité du tout.

 

Et par conséquent un catholique, en le faisant, ne sauverait pas son orthodoxie.

 

Pas davantage il ne sauverait la dignité de son intelligence, pour la raison suivante :

 

Admettre la bonté et l’utilité d’une application du principe négateur de Dieu, même à ses seuls effets matériels, et admettre en même temps que Dieu est le principe unique de toute réalité existante et que seul Il ordonnes choses dans la finalité unitaire la plus parfaite, c’est chose impossible. Cela suppose un saut de logique qui est mortel.

 

Sur le terrain purement pratique, ceux qui croient à la bonté partielle de certaines applications marxistes, ont les yeux fermés, ou bien peut-être trop ouverts et avec mauvaise foi.

 

Nous disons les « yeux fermés », parce qu’ils ne voient pas que les applications marxistes privent les individus et le peuple de toute liberté, en introduisant un système d’organisation tellement artificiel et mécanique qu’il en devient anti-humain et à la longue même anti-économique, rendant ainsi les conditions matérielles plus pénibles.

 

Nous disons les « yeux trop ouverts » parce que les réalisations marxistes ont certainement l’avantage de créer des situations de centralisation que désirent les hommes cupides, qui souvent ne pourraient pas, d’une autre façon, occuper des postes de commande économiques.

 

La vérité est que la coloration marxiste a bénéficié dans une certaine mesure, même auprès d’honnêtes gens, d’une popularité à la mode. Et tout le monde sait que les modes ont toujours un prestige aussi singulier qu’inconsistant.

 

D’après tout ce que nous avons dit, le point essentiel est que toute acceptation du marxisme, soit dans ses principes, soit dans ses applications spécifiques, entraîne, au moins implicitement ou virtuellement, reniement de Jésus-Christ et annulation du caractère de chrétien.

 

4) Substitution d’un critère éducatif qui cède tout à la personnalité. Atténuation du principe d’obéissance. Prédominance de l’auto-contrôle sur la discipline.

 

Dans cette proposition multiple est contenue toute l’intolérance pathologique de notre temps. C’est la suprême tentative d’abolir la loi divine en maintenant les apparences du respect envers elle. C’est, à la fois, une agression et une capitulation.

 

Cette proposition contredit ou tout au moins lèse des principes certains.

 

Pas d’éducation sans ordre

 

Examinons la première partie de la proposition, en nous rappelant que, en matière d’éducation, le point de vue catholique peut être ainsi formulé :

 

« L’homme, spécialement durant l’enfance, a besoin d’une éducation bien réglée et ferme, car il n’est pas encore développé et est humainement faible, d’une faiblesse accrue par le péché originel. Il doit recevoir de l’extérieur ce qu’il n’a pas encore, parce que son discernement est encore imparfait et qu’il peut être facilement victime de toute tromperie ou erreur et que finalement il est sujet à des sentiments instinctifs et à des passions troubles et obnubilantes, spécialement durant l’adolescence et la jeunesse.

 

« Inachèvement, faiblesse, facile passivité aux suggestions, telles sont les raisons pour lesquelles l’homme a besoin toujours d’une éducation qui doit lui venir de ceux qui sont censés avoir déjà bien dépassé la période des influences naturelles.

 

« L’éducation, c’est-à-dire la direction efficace de l’homme vers la maturité totale ne peut se réaliser sans ordre ; et l’ordre est rendu ferme et efficient par l’emploi raisonnable de l’autorité, soit des parents, soit de ceux qui les suppléent.

 

« Il est évident que l’éducation repose sur des principes immuables et dont la valeur est aussi constante que la nature humaine et la condition humaine. Sur l’essentiel de ces principes, aucun changement si substitution n’est possible. Les changements pourront concerner des à-côtés, les moyens, les méthodes, la technique, jamais l’essentiel.

 

« C’est un attentat contre la nature humaine que de supposer les hommes différents de ce qu’ils sont ; en pareil cas, rien ne serait jamais convenable pour eux. »

 

Obéissance et personnalité

 

Ensuite, l’idée de personnalité est certainement liée à celle de distinction, laquelle implique autonomie et exclut toute réduction à un dénominateur commun. La personnalité morale (c’est d’elle, en effet, qu’il s’agit) est réalisée quand toutes les possibilité d’un individu sont mises en œuvre et tout son intérieur réglé, tant que rien ne porte atteinte à son intelligence et à sa liberté.

 

C’est ici que beaucoup tombent dans l’erreur qui vicie la proposition envisagée.

 

En effet, les plus graves attentats contre la liberté et la véritable autonomie, donc contre la personnalité, procèdent de l’intérieur de l’homme : de son ignorance, de ses instincts turbulents et de sentiments effrénés, surtout du désordre coupable, des illusions de l’orgueil et des exigences de la sensualité.

 

Conclusion : la personnalité morale n’est atteinte que grâce à une perfection intérieure qui, outre qu’elle doit être soutenue de l’extérieur, comme il vient d’être dit, doit être armée surtout d’humilité, de détachement des choses terrestres et de pureté.

 

C’est donc proprement la distinction et la noble autonomie d’où sort la personnalité morale qui réclament – pour la formation de celle-ci – l’éducation et tout ce qu’elle met en œuvre.

 

Dès lors il n’est pas douteux que l’éducation exige un ordre ; que celui-ci ne peut subsister sans l’exercice de l’autorité, et que l’autorité est inefficace si l’on n’admet pas la nécessité de l’obéissance.

 

Alors seulement l’obéissance cessera d’être nécessaire quand la nature humaine sera changée.

 

L’obéissance en elle-même s’adresse moins à l’homme qu’à Dieu qui a disposé que sa volonté parvienne aux créatures par l’intermédiaire d’instruments humains. Ainsi conçue, comme elle l’est en réalité, l’obéissance apparaît davantage comme une participation à la sagesse divine que comme une diminution de l’autonomie humaine, davantage comme un complément de la propre insuffisance que comme une superposition de la volonté d’autrui.

 

Quiconque obéit pour le motif suprême de se conformer à la volonté divine, ne s’abaisse jamais et en obéissant il n’apporte aucune limitation à sa propre personnalité qui, au contraire, en sort complétée et enrichie.

 

Confrontée à ces vérités claires, la proposition apparaît fausse et dangereuse : elle paraît surtout résulter de graves lacunes intellectuelles.

 

Il faudrait en juger autrement si la proposition était entendue en un sens qu’elle n’exprime certainement pas. C’est-à-dire si l’on voulait simplement signifier :

 

- qu’il faut développer et non pas comprimer les dons positifs ;

 

- qu’un critère positif et préventif doit prévaloir sur un critère négatif et répressif ;

 

- qu’on doit comprendre et tenir compte des faiblesses et des troubles causés par l’affolante vie moderne, avec les inévitables complications intérieures chez les jeunes ;

 

- qu’on doit obtenir une obéissance convaincue et ne pas se contenter d’une obéissance contrainte ; de même qu’on doit, aussitôt que possible, entreprendre d’imposer la conviction plutôt que la crainte. En cela on peut être d’accord. Mais il est certain que ceux qui formulent cette proposition ne l’entendent pas ainsi : ils veulent simplement réduire le domaine de la loi en accroissant celui de l’anarchie, du plaisir et du désordre.

 

Auto-contrôle et discipline

 

Un mot sur l’auto-contrôle, entendu comme antagoniste de la discipline et comme pouvant la remplacer, comme s’il s’agissait de deux parallèle entre lesquelles il faille choisir.

 

L’autocontrôle suppose une vue claire de la norme à suivre et une volonté forte pour rester fidèle à ses propres convictions. Inutile de perdre son temps à démontrer que l’autocontrôle est un point d’arrivée, non point de départ ; un rêve à réaliser, non une phrase initiale ; une vertu acquise, non une velléité prétentieuse. Celui qui n’est pas suffisamment humble, continent, énergique, n’a pas d’autocontrôle réel. Cela suppose l’éducation et l’aide dont il a été question jusqu’ici. Autocontrôle et discipline ne sont pas deux parallèles, elles sont entre elles comme effet et cause. L’un a besoin de l’autre, le premier n’est atteint qu’au moyen de la seconde.

 

Le terme « autocontrôle » est certes beau, mais il induit en erreur beaucoup de personnes. Il a une histoire que nous n’avons pas à conter ici. Il nous suffit de mettre en garde.

 

Il ne faut pas omettre de dire que la proposition énoncée est INHUMAINE [en capitales dans le texte]. Cela parce qu’elle ignore la psychologie réelle des jeunes et décide comme si n’existaient pas les lacunes, les douleurs, les hésitations, les incertitudes, les pudeurs et les hontes intimes de l’âge le plus tendre. Elle donnerait à penser que les enfants dont d’emblée une capacité, une force et une netteté de vue qu’ils n’ont pas et qu’ils n’acquièrent que laborieusement et souvent avec peine.

 

On comprendra ce qu’on vient de dire de cette inhumanité si l’on réfléchit qu’elle est d’origine protestante et qu’elle suit le filon, reçu par beaucoup sans examen, lequel, à travers Pestalozzi, remonte à Rousseau. Le manque de perception du réel et la rupture avec l’expérience, dont témoigne cette proposition, suffit à lui enlever toute valeur, au point de vue purement humain, avant même qu’elle l’ait perdue devant la tradition et la pratique catholique. Elle touche à des questions de principe élémentaire.

 

5) Démocratisation de l’Èglise, augmentation des fonctions des laïcs, limites imposées à la hiérarcie.

 

Cette proposition peut être nuancée et de fait elle l’est souvent au point de la réduire – face à des théologiens justement exigeants – à des sens presque passables. Nous parlerons ensuite des nuances ; mais maintenant nous devons l’apprécier dans son sens obvie, afin que ceux qui étendent de beaucoup d’eau sa signification, ne s’arrêtent pas au fait qu’ils étendent et qu’ils baptisent, mais qu’ils comprennent que c’est un poison véritable qu’ils étendent ainsi et qu’ils baptisent. Nous savons que certains poisons, convenablement dilués, peuvent être tolérés par l’organisme humain ; mais cela ne se produit qu’après que la dilution a dépassé le seuil toxique.

 

Or, la première partie de la proposition est directement contraire à une vérité de foi : « l’Église est une société hiérarchique » ; la troisième partie, entendue comme elle doit l’être, par le seul fait de sa juxtaposition, d’après le sens de la première, est inconciliable avec la même vérité de foi ; la seconde partie, prise séparément, pourrait encore s’entendre en un sens orthodoxe, mais placée entre les deux autres, elle prend un sens inconciliable avec l’orthodoxie.

 

En effet, l’Église a été constituée par le Christ comme société hiérarchique. Elle tient de Lui les deux hiérarchies d’ordre et de juridiction qui sont merveilleusement assemblées dans l’unité la plus complète. Les pouvoirs donnés par le Christ à la double hiérarchie d’ordre et de juridiction sont des pouvoirs propres et caractéristiques ; ce qui permet de définir avec précision la distinction entre laïcs et ecclésiastiques, non en vertu du seul droit canonique, mais en vertu d’un ordre divin irrévocable.

 

De même que la position de la hiérarchie relève du droit divin, ainsi en est-il également de la position des laïcs. Il n’y a donc pas lieu de croire que des changements essentiels puissent se produire sur ce point.

 

Le développement de l’étude concernant les laïcs dans l’Église peut donner lieu à préciser des choses énoncées de façon générale, à élaborer les modes et moyens de collaboration, à adapter de part et d’autre les capacités aux exigences des temps, mais jamais on ne pourra sortir de la ligne fixée dès l’origine. Il n’est pas croyable qu’en développant une théologie des laïcs on arrive à en dépasser les limites, car un tel dépassement ne pourrait avoir lieu sans léser l’institution divine.

 

Origines de cet esprit de « démocratisation »

 

Venons à la question de savoir d’où vient cet esprit (qui souffle parfois) de démocratisation de l’Église.

 

On reste certainement dans le vrai en affirmant que cet esprit est une suggestion de notre époque, adoptée pour des raisons d’ignorance théologique et pour des raisons morales. Notre époque a connu, ou croit avoir connu, des dictatures. De là s’est produit une réaction. Comme toutes les réactions au plan des idées, elle tend à assurer non seulement une liberté, mais un mode d’autorité adapté au jeu changeant de majorité et de minorité, avec tous ses préambules et toutes ses conséquences. Une telle réaction se jette avec véhémence contre toutes les divergences et contre toutes les limitations, surtout celles de la liberté politique.

 

Au sein d’une telle réaction s’est formé un mode de penser absolument accidentel, autant qu’est accidentel le fait qui l’a provoquée. Il s’agit d’une de ces colorations que le monde donne successivement à ses affaires. Cela ne signifie nullement que la liberté soit une chose mauvaise – tout au contraire – ni que la démocratie n’ait pas les avantages qui peuvent lui être attribués à juste titre. On dit seulement que les conceptions pures et idéales sont une chose que les hommes traduisent généralement sous des formes qui ne sont pas toujours pures et exemptes d’ « impuretés ». On affirme en outre que cette façon de traduire l’idée de démocratie, non exempte d’impuretés, tend à créer dans les esprits moins bien préparés une neutralité artificielle et s’oppose à la nature d’une institution qui a une origine et une physionomie divine, comme c’est le cas de l’Église. On ne peut lui imposer aucune contamination avec les choses éphémères de ce monde.

 

Naturellement ceux qui ne souffrent pas de quelque ignorance théologique savent bien ce qui ne peut être admis, c’est pourquoi nous avons indiqué l’ignorance comme une des causes de semblables affirmations. De plus, la démocratisation flatte tellement ceux qui voudraient commander et non obéir, qui voudraient commander eux-mêmes et non laisser les autres commander, qui se croient justifiés d’avoir assigné des causes morales à cette affirmation.

 

Nuances de cette erreur

 

Et maintenant, venons-en aux nuances par lesquelles on tente d’atténuer la proposition énoncée dans l’intention d’en diminuer la gravité et de la rendre peut-être passable.

 

Une manière de « nuancer » est la suivante : « on ne veut pas dire une hérésie, on veut seulement affirmer la nécessité d’introduire un esprit plus démocratique ».

 

Que peut donc signifier un esprit plus démocratique dans l’Église ? Peut-être plus de considération pour le peuple et pour ses légitimes aspirations ? Mais que l’on doive toujours considérer fraternellement les fidèles avec une entière humilité « non dominante » mais « forma facti gregis ex animo » et cela au point d’être à leur service, cela a toujours été l’idéal affirmé et pratiqué dans la mesure où les hommes d’église ont agi comme Jésus-Christ l’a voulu et comme Lui-même en a donné l’exemple. Il a été crucifié pour tous les hommes, mais Il a dit ce qu’Il devait dire, Il a donné les ordres qu’Il devait donner : Il n’a pas admis de discussion sur ce qu’on ne devait pas discuter. Il a demandé qu’on ait foi en Lui. Il a voulu qu’on accepte ce que décideraient ses envoyés. En tout cela il n’est pas question de démocratie, car celle-ci, car celle-ci, à s’en tenir au mot lui-même, mettrait toujours en cause un consentement collectif qui est exclu par la constitution de l’Église ; il est seulement une question de morale et d’adhésion au commandement du Christ. Employer un terme pareil pour exprimer une idée juste comme celle-ci, c’est une manière de parler impropre et chargée de dangereuses équivoques.

 

?

 

Peut-être peut-on entendre par démocratisation une modification des formes et des distinctions ? Dans quel but ? Certes les formes extérieures peuvent varier, mais même avec des systèmes différents, doit toujours subsister tout ce qui est nécessaire pour sauvegarder l’éducation et la paix fraternelle, la distinction entre le bien social et le bien individuel, entre la fonction au service du bien commun et l’intérêt privé, entre le mérite et l’inutilité. Ainsi envisagée, la question ne concerne que des à-côtés, et ce n’est pas sur une question d’à-côtés qu’on peut imposer la volonté ou le désir de prétendus renouvellements.

 

 

?

 

La vérité est qu’on veut élargir la marge laissée à l’anarchie et restreindre celle de l’obéissance et du devoir, rendre faciles les choses qui devraient au contraire sur l’invitation du Christ (Mat. 16, 24, 11), être prises comme elles le sont, même si ce sont des croix, abolir le précepte du Seigneur sur le détachement des biens terrestres, et laisser un champ illimité à l’orgueil et à la sensualité. La vérité est qu’une telle proposition a une grande résonance là où règnent l’envie et l’ambition. Il y a lieu de considérer en particulier le cas, qui s’est présenté en ces dernières années, d’ecclésiastiques qui semblaient porteurs d’un nouvel héroïsme et qui se caractérisaient en particulier par le dédain affiché envers tous les autres ecclésiastiques qui n’étaient pas partisans de leur système de vie.

 

Qu’on n’oublie pas que la religion est l’ « auréole » de Dieu et que son critère est divin. On comprendra alors que les formes démocratiques, très acceptables dans les choses humaines et souvent pour celles-ci meilleures que les autres formes de gouvernement, ne conviennent pas bien à Dieu à qui seul on obéit et à qui on ne peut fixer aucune condition ni limite. Il est le maître. Et l’auréole qui lui appartient ne peut manifestement pas relever d’un autre critère.

 

Qu’on n’oublie pas finalement que rien ne peut autant valoriser notre personne que la conformité à la volonté du Créateur.

 

Aucune limite ne peut être imposée par les fidèles à la hiérarchie sacrée. La doctrine évangélique nous renseigne suffisamment sur le pouvoir donné à Pierre, dépositaire unique des clefs du royaume, fondement et centre de l’Église, pouvant disposer sur terre tout ce qui peut conduire au ciel, de toutes façons et en tout ce qui s’y rapporte. La constitution de l’épiscopat monarchique dans la succession apostolique est également nette dans les sources théologiques. Le clergé lui-même qui appartient seulement à la hiérarchie d’ordre, c’est-à-dire, les diacres et les prêtres, ne font pas partie de l’Église enseignante : ils sont seulement coopérateurs des évêques.

 

Accroître la charge des laïcs ?

 

Voyons ce qu’il faut penser de l’augmentation de la charge confiée aux laïcs. Leur rôle est inscrit dans une ligne doctrinale précise que nous avons brièvement résumée jusqu’ici. Ils se présentent devant l’Église comme ses membres, membres du Corps du Christ, comme des âmes à instruire, à sanctifier et à guider vers la vie éternelle. Ils entrent activement dans l’Église comme fils, non comme pères ou pasteurs : ils doivent coopérer. Ce n’est donc pas à l’égard de cette situation juridique fondamentale que pourraient être augmentées les charges des laïcs, en diminuant naturellement et proportionnellement celles de la hiérarchie.

 

Une seule supposition reste légitime : on doit accroître la charge des laïcs en les appelant à coopérer au travail de l’Église plus qu’ils ne l’ont fait jusqu’ici : soit parce que l’action des prêtres ne suffit pas à tout ; soit parce que dans la physionomie actuelle du monde leur capacité instrumentale pour la sanctification et le salut des fidèles a certainement augmenté.

 

Entendons-nous : il s’agit de les appeler à collaborer avec quelqu’un qui leur reste supérieur et non à entreprendre d’eux-mêmes ou à enfermer dans des limites plus étroites l’autorité de la hiérarchie avec laquelle ils collaborent. Il s’agit donc de collaboration subordonnée.

 

Nous avons dit que la capacité instrumentale – non la capacité juridique – des laïcs a certainement augmenté dans le monde moderne. Expliquons-nous pour éviter d’être mal compris. La physionomie du monde a toujours varié davantage tant au point de vue topographique qu’au point de vue social ou des classes. La division en classes accroît la proximité avec certains et la distance avec d’autres. Bien des milieux sont devenus ainsi moins abordables aux ecclésiastiques et beaucoup plus aux laïcs. Et il ne s’agit pas seulement de la classe mais de plusieurs autres circonstances qui rendent la pénétration plus difficile aux uns et plus facile aux autres. C’est ainsi que les laïcs deviennent des instruments plus utiles pour atteindre des âmes lointaines et pour mieux réaliser les fins de l’apostolat. Leur capacité instrumentale accrue devra certainement se vérifier aussi si l’on réfléchit que les buts à atteindre par l’apostolat ne sont pas seulement les hommes en particulier, mais les milieux comme tels, cercles générateurs de la culture, les milieux journalistiques, politiques, etc.… de tels objectifs sont ordinairement plus à la portée des laïcs.

 

Il convient de se demander d’où vient cette généreuse inquiétude qu’on rencontre chez certains écrivains (même célèbres) de promouvoir l’utilisation des laïcs dans l’Église, comme si elle avait été inexistante ou si infantile qu’on devrait en partie la faire avancer vers un état plus adulte. En vérité, quand on lit les Actes des Apôtres, on doit conclure que jamais la présence des laïcs dans l’Église ne fut plus adulte qu’alors. Si, par suite d’influences indirectes, du protestantisme d’abord, puis de l’illuminisme et du laïcisme, des laïcs se sont occupés de moins en moins des choses de l’Église, s’ils ont abandonné les stalles des Confréries, aussi belles que celles des chanoines, et les sièges des « conseils d’administration » et des « protectorats » magnifiquement drapés, conservés encore aujourd’hui en certaines églises, ce n’est pas la faute du clergé. Celui-ci, au contraire, dès le siècle dernier, a encouragé cet immense mouvement des associations parmi lesquelles l’Action catholique elle-même a pris sa forme organique appropriée.

 

Et alors, qu’en conclure ?

 

L’Église n’est pas l’État laïque

 

Probablement de telles préoccupations viennent de ce qu’on apprécie l’Église de la même façon que l’État civil démocratique dans lequel (au moins en principe), les présidents vont en jaquette comme des hommes quelconques et les hommes quelconques sont habillés comme les présidents. Mais une telle appréciation est déplacée : l’Église n’est pas l’État laïque, car le gouvernement du royaume de Dieu est tout à fait différent, étant fondé sur une vérité et une grâce reçues de Dieu et sur une libre collaboration à la loi divine, de quelque façon qu’elle se manifeste. Dans l’Église en tant que telle, il n’y a ni prolétaires, ni capitalistes, ni milieux indigents à relever, ni milieux riches, ni privilégiés, ni sortis de la glèbe. Dans l’Église, il n’y a rien de tout cela, et par conséquent pas de classes à racheter ou auxquelles on doit rendre justice. Il y a seulement : l’Église enseignante et l’Église enseignée, des pécheurs et des justes, des hommes vicieux et des saints, des chercheurs de la perfection dans l’amour de Dieu et des chercheurs de défauts. Il s’agit donc d’un phénomène optique qui transporte les images hors de leur siège, qui suppose des problèmes là où il n’y en a pas, ou qui revêt de couleurs humaines un déroulement de faits qui, dans son fond, est divin.

 

L’Église, comme telle, n’administre pas les biens terrestres, dont une participation inégale fait qu’il y a des riches et des pauvres, des jouisseurs et des affamés. LÉglise, comme telle, n’administre pas les biens terrestres, dont une participation inégale fait qu’il y a des riches et des pauvres, des jouisseurs et des affamés. L’Église s’occupe seulement de ce qui est nécessaire à ses exigences matérielles et ce sont des biens éternels qu’elle gère, en face desquels il n’y a ni prolétaires ni capitalistes.

 

Il est donc à souhaiter que toute considération portant sur les laïcs soit exempte de toute dangereuse absence de direction ou plutôt de toute imitation illégitime.

 

La théologie des laïcs n’a écrire aucun chapitre substantiellement nouveau. Laisser soupçonner ou supposer que peut-être on pourra trouver quelque chose de substantiellement nouveau en cette matière et quelque chose d’essentiellement variable, c’est un procédé trompeur et faux. Le développement de la doctrine sur les laïcs – supposé qu’on s’éloigne ici de la simple explication et de l’application de ce qui toujours a été connu – relève moins de la théologie dogmatique que de la théologie morale, là surtout où sont exposés les devoirs d’état. En effet, aujourd’hui, pour les raisons indiquées plus haut, le devoir des laïcs de collaborer avec l’Église en vertu d’un titre immuable (baptême et confirmation avec leurs conséquences) s’est certainement accru.

 

Il faut donc déconseiller, de la manière qu’on vient de dire, de favoriser cette thèse au point qu’elle finirait par inspirer aux laïcs à l’égard de la hiérarchie un esprit d’indépendance, de critique et de contrôle, qui n’est certes pas conciliable avec l’attitude indiquée par Jésus-Christ. Pour la même raison, il n’est pas recommandable de faire crédit sans réserve – ou pire encore – exclusivement, à une certaine littérature étrangère ou d’inspiration étrangère, qui ne préparera certes pas des chrétiens très respectueux de leurs pasteurs.

 

N’oublions pas que les plus graves soucis de l’Église d’Italie en ce moment sont dûs au fait qu’un nombre important de ses enfants, même déjà militants, témoigne d’un tel esprit de critique, d’indépendance sur les principes et dans l’action positive sur des terrains délicats, au point de rivaliser à tout instant avec les pires anticléricaux du passé. Ce n’est vraiment pas le moment d’élargir cette plais douloureuse, avec le manque de discernement de ceux qui ont un jugement mal équilibré sur de telles questions attenantes au dogme.

 

 

6) Dernière proposition : réformer la liturgie et abolir le latin.

 

Pour le latin, nous en avons déjà parlé longuement à notre clergé (lettre du 10 août 1958), et nous nous croyons dispensé de revenir déjà sur une question traitée ailleurs avec suffisamment d’ampleur.

 

Arrêtons-nous aux réformes liturgiques. Ici, il ne s’agit pas de principes ni de propositions concernant en quelque manière la vérité révélée, mais seulement la discipline. Toutefois, la sujet est important.

 

Le jugement à porter sur la nécessité des réformes et sur les réformes elles-mêmes appartient à l’Église, non aux fidèles. Il s’agit en effet d’un des points les plus délicats de l’activité du gouvernement, et le gouvernement de l’Église appartient au Pape et aux évêques entièrement soumis au Pape.

 

Nous comprenons donc clairement que dans l’Église, la question des réformes, de quelque genre et degré que ce soit, ne peut pas être traitée de la même manière que dans un régime démocratique et parlementaire, soyons donc attentifs à ne pas faire des transpositions indues et dangereuses.

 

Que des réformes soient possibles dans la liturgie, le fait que récemment l’Église a introduit de telles réformes en est la preuve. Il est probable que les réformes commencées sous le pontificat de Pie XII, de sainte mémoire, auront une continuation. Jusqu’où irons-nous ? Nous croyons que l’examen des réformes accomplies, leur mesure, l’importance des changements introduits dans des parties liturgiques désormais fixées (par exemple : la semaine sainte) donnent la ligne des changements encore probables dans l’avenir. Il résulte de ces considérations qu’il s’agit de rationaliser, de simplifier et de mieux harmoniser, et non pas de cyclones destructeurs suivis de créations nouvelles.

 

Il est légitime de s’attendre à ce que l’Église elle-même ait, d’une certaine façon, laissé entendre ce qu’elle ferait. Au-delà, nous ignorons si restent sauvegardés les principes ci-dessus énoncés, lesquels ne sont pas seulement notre opinion personnelle.

 

 

Mentalité réformatrice et intolérance

 

Nous croyons qu’une mentalité qui désirerait des constructions nouvelles serait naïve et peu fondée. Dans l’Église, il n’y a pas place pour les modes éphémères qui sont dévastatrices par leurs innovations radicales aussi hâtives que promptes à disparaître. L’Église est tout autre chose qu’une terre d’ennui, de mécontentement, de désespérance mondaine. Le désir angoissé du changement peut s’expliquer dans les choses du grand monde ; il n’a aucune explication plausible là où l’on prépare la vie éternelle à la lumière d’une vérité immuable et au milieu de certitudes que le cours des âges ne peut aucunement diminuer.

 

Cette mentalité est la transposition d’une mode, en partie maladive, sur un terrain absolument impropre.

 

En effet, le monde qui veut bien s’arrêter seulement un instant, est conquis par la liturgie comme l’étaient nos pères. La difficulté est que rarement il s’arrête un instant pour contempler. Et il est inutile de changer pour ceux qui ne regardent pas.

 

Il s’agit donc d’une mentalité à double face, ce qui n’est certainement pas l’indice d’une vue calme et profonde, ni d’une connaissance historique sereine et bien documentée. On remarque en général, que la mentalité réformatrice est une mentalité d’intolérance.

 

En vérité, c’est ce que dit l’expérience, en des faits plutôt retentissants : les rêveries de réformes radicales sont des phénomènes d’intolérance spirituelle et quelquefois même d’hystérie.

 

Nos achevons ainsi cette première revue de contaminations théoriques et pratiques, qui pourraient vous mettre en conflit avec la vérité, car elles sont souvent préparées subrepticement et se rattachent à des passions violentes. D’autres examens suivront, car nous voulons nous acquitter de notre devoir de veiller à ce que la vérité ne soit entamée par personne.

 

Gênes, 1er août 1959

 

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ORTHODOXIE,

FLÉCHISSEMENTS,

COMPROMIS

 

Lettre pastorale de S. Em.

Le Cardinal Siri à son clergé,

le 7 juillet 1961,

en la fête de saint Cyr,

Archevêque de Gênes.

 

 

 

Chers Confrères,

 

Le 1er août 1959, en vous adressant notre lettre intitulée « Orthodoxie, erreurs, dangers », nous vous annoncions avoir à poursuivre, en des lettres postérieures, l’œuvre entreprise de dénonciation des erreurs, surtout des plus subtiles. Nous venons maintenant accomplir, en même temps qu’une promesse, un devoir inhérent à notre charge.

 

C’est pour défendre la vérité que nous écrivons, sachant bien que c’est seulement sur la vérité que le bien peut s’élever, et que la foi, condition première du salut, est, par sa nature même, liée à l’orthodoxie, c’est-à-dire à la vérité.

 

Dans la présente lettre, nous voulons vous parler de certaines tendances intellectuelles et pratiques qui, ou bien en arrivent à violer le bien sacré de l’orthodoxie catholique, ou portent en elles-mêmes des germes d’où naîtront, tôt ou tard, des oppositions ou, tout au moins, des manquements à l’orthodoxie catholique.

 

Infiltrations perfides

 

Ce n’est certainement pas vous, chers prêtres de notre diocèse, mais d’autres qui s’offenseront du fait que nous prenons la défense de l’orthodoxie. Cela est déjà arrivé, et cela arrivera encore. Il y a des gens qui ont la pensée secrète d’un bouleversement universel des choses auquel nul n’échappera ou ne pourra se soustraire. Pour eux le problème de l’orthodoxie consiste à « adapter » ou à « interpréter », non à maintenir sans aucune altération, le dépôt reçu des Apôtres. C’est pourquoi ils s’indignent contre quiconque défend l’orthodoxie. Mais ils ont tort, car ils ne voient pas les points fixes de ce grand monde en marche et en mouvement perpétuel : points fixes qui attestent l’immutabilité de ce qui est l’ultime réalité et vérité.

 

Ils ne comprennent pas ce que signifie et ce qu’atteste leur propre naissance et mort ; points qui ne sont certainement pas sujets à changement, comme beaucoup d’autres.

 

Nous régissons et nous réagirons toujours, tant que Dieu nous donnera vie, contre cette équivoque, car nous savons bien que c’est seulement par la foi, en croyant ce qu’a voulu N.S. Jésus-Christ, sans aucune altération ni réduction que nous atteindrons la vie éternelle (Jean. XX, 31).

 

Comme nous l’avons déjà dit dans la précédente lettre mentionnée ci-dessus, maintenant il s’agit moins de combattre des hérésies franches et formelles, que des infiltrations cachées et perfides, qui profitent de l’extrême ignorance religieuse de beaucoup de laïcs et de l’insuffisant savoir théologique de nombreux membres du clergé. Une partie des livres ou des périodiques qui se prêtent aux infiltrations de nature erronée ou dangereuse passent parfois sous les yeux de certains lecteurs à qui un savoir théologique plus précis aurait certainement donné le sens du danger et d’un dégoût bien motivé.

 

Vraie et fausse modernité

 

Enfin nous savons que tout le sujet que nous traitons ici se heurtera à l’exigence de la modernité, présentée soit comme objection, soit comme une pure et simple condamnation, tendant à considérer comme vieillerie, conservatisme, sclérose, etc., tout ce qui est défense de la tradition.

 

Si l’on parle ici du « passé » cela concerne ce passé que sont les paroles et les actes de Jésus-Christ, la tradition apostolique, l’œuvre de magistère et de gouvernement développée au cours des siècles dans l’Église.

 

Il faut aussi s’entendre sur la modernité, sans qu’il soit nécessaire de répéter ce que nous avons écrit à ce sujet dans notre longue lettre de 1960.

 

La modernité consistera à comprendre les temps où nous vivons et à s’y adapter, mais non pas à en contracter les maladies, les défauts et les folies.

 

Celui qui les contracte n’est pas moderne ; il est malade.

 

Celui qui s’en défend sera sans doute toujours supérieur à son temps. Faire des sacrifices, même aux dépens de la vérité, pour s’adapter aux maladies et entrer dans des voies fausses est chose ridicule.

 

Nous croyons que ne sont pas encore mises au point, dans tous les pays, les statistiques objectives sur l’effrayante augmentation des maladies nerveuses et mentales et des cas anormaux. Mais de ce que l’on connaît il ressort que la situation est inquiétante. Si la courbe se poursuit jusqu’à l’an 2000 avec la même progression (ce qui est peu de chose, vu que la progression va en augmentant), on doit se demander ce qui surviendra alors. Pour tous ceux qui pensent espérer être alors présents, cela ne sera pas un divertissement, mais c’est un motif de paix pour tous ceux qui peuvent présumer qu’ils ne seront plus de ce monde, si toutefois il n’arrive que Dieu, avant l’an 2000, ait déjà permis que vienne le terrible châtiment dû aux prétentions du monde et aux craintes de ceux qui, par lâcheté, n’auront pas résisté à temps à ces prétentions.

 

Ce ne sont donc pas des termes équivoques que nous employons et du reste nous aurons encore à en discuter au cours de cette longue lettre.

 

 

I

 

L’OPPOSITION À LA TRADITION DIVINE

 

 

La Sainte Écriture n’est pas la source unique de la révélation divine, ni, par conséquent, l’unique source d’où nous pouvons et devons puiser la connaissance de la « parole de Dieu ». Cela signifie que la parole de Dieu n’a pas été entièrement consignée par écrit dans les Évangiles, dans les Actes des apôtres, les Epîtres apostoliques et l’Apocalypse. Il reste certainement une marge ne dehors des écrits apostoliques. D’ailleurs, durant un certain temps, l’Église n’eut rien d’écrit et ce que nous possédons maintenant par écrit, elle l’a eu seulement peu à peu, mais sans dépasser chronologiquement la vie du plus âgé parmi les Apôtres. Elle a donc vécu substantiellement de tradition divine et peu à peu ensuite, avant que ne s’éteigne la flamme directe des Apôtres, elle a eu les textes néo-testamentaires.

 

C’est dans cette tradition que l’Écriture a puisé tout ce qui avait été consigné verbalement par Jésus et par ses interprètes authentiques.

 

L’existence et la valeur de la tradition divine sont objet de foi catholique, et renier la tradition, c’est simplement sortir de l’orthodoxie.

 

Les anciens conciles ont débuté par une profession de foi en la tradition, et tous se sont réclamés d’elle. Bien qu’il n’ait pas traité à fond ce sujet, le Concile de Trente affirme et enseigne explicitement la tradition divine, dans sa 4e session. Pie IV, dans la « Professio fidei tridentinae », reprend nettement la même affirmation et l’impose dans la Bulle « Injunctum nobis » du 13 novembre 1564. Enfin le Ier Concile du Vatican s’exprime tout aussi clairement au chapitre III « de fide ».

 

Sur un point si claire, il faut noter un silence étrange chez beaucoup d’auteurs ; et il faut rappeler que c’est pour avoir rejeté la tradition divine, au moins dans sa substance, que Luther s’est séparé de l’Église.

 

Au fait du silence s’ajoutent d’autres données qui seront examinées soigneusement.

 

 

THÉOLOGIE, PRÉDICATION,

CATÉCHÈSE KÉRIGMATIQUES

 

 

On parle beaucoup de cela. Disons d’abord que par kérygme il faut entendre « la prédication ou le message » de Jésus-Christ. Mais on peut en parler en deux sens différents : l’un qui est bon, louable, utile ; l’autre qui est inacceptable au sens catholique.

 

a) AU SENS FAVORABLE. – La théologie, la prédication et la catéchèse kérygmatiques sont celles qui s’attachent de préférence, quoique non exclusivement, au « message écrit » de Notre Seigneur. Elles font beaucoup par une double exigence de l’essentiel et du concret. L’excellence de ce mode de concevoir la « théologie kérygmatique » est garantie par le fait qu’elle s’en tient au « message » sans exclure complètement le reste ; l’intention est alors de recueillir et d’inculquer ce qu’il y a d’immédiat et d’essentiel dans la parole de Dieu, en réagissant contre l’abondance des pensées humaines. Personne ne peut nier la nécessité d’un juste rappel à l’essentiel garanti par Dieu.

 

b) AU SENS CATHOLIQUEMENT INACCEPTABLE. – La théologie, la prédication, la catéchèse kérygmatiques contiennent une affirmation négative qui porte plus ou moins loin : c’est-à-dire que tout ce qui dépasse le pur message écrit ne mérite pas confiance ; ou bien on le tient pour inutile, ou bien on y voit une adjonction d’origine humaine [En italiques dans le texte] que, par suite on doit ignorer délibérément ou bien supprimer.

 

Nul ne pourra mettre en doute que le « kérygme » ainsi entendu est catholiquement inacceptable car, d’une certaine façon, suivant le second des cas indiqués, il relève de l’attitude ou véritablement de l’hérésie protestante.

 

Qu’est-ce que la Tradition ?

 

En effet, qu’y a-t-il donc au-delà [En italiques dans le texte] du pur message du Christ contenu dans la Sainte Écriture ? C’est la tradition divine, c’est le travail de déduction, d’explicitation, d’application, de compréhension ultérieures dont est l’objet la parole de Dieu écrite ou orale. Or, en ce qui concerne la tradition divine, nous en avons déjà parlé et il n’y a pas lieu de le répéter, il suffit de déclarer que supprimer la tradition divine, c’est la même impiété que supprimer la Sainte Écriture ; car il s’agit en effet d’une source de la révélation divine.

 

Quant au reste (déduction, etc.…), tout ce qui est directement garanti par le magistère ordinaire ou solennel de l’Église ne peut être exclu, sous peine de rejeter le magistère lui-même, ce qu’implique l’hérésie protestante.

 

On doit accepter tout ce qui se présente avec l’accord unanime des Pères ou des Théologiens (ainsi qu’on l’enseigne au traité « de locis theologicis ») ; c’est un critère certain de vérité qui oblige réellement par sa connexion avec le magistère infaillible de l’Église.

 

À côté de tout cela, il y a un travail d’éclaircissement, d’approfondissement, de synthèse, etc., opéré par la théologie. Une telle œuvre, pour autant qu’elle bénéficie du magistère ou de l’accord unanime dont il vient d’être parlé, possède la même garantie.

 

Tout ce qui constitue la recherche personnelle d’un ou plusieurs théologiens vaut ce que valent les arguments avancés, ainsi que le sérieux et le « sens catholique » de la méthode suivie. Sur ce terrain se trouve donc ce qui est « opinable » et « discutable ». Par cette faculté d’opiner en marge de la recherche, il y a théologiens qui ont ainsi discuté toute leur vie.

 

Néanmoins, ce serait une erreur de déprécier a priori ce travail des théologiens ou de la théologie. Dans la pire des hypothèses, il a toujours représenté la tentative nécessaire ou l’entraînement pour aider les hommes à mieux comprendre la révélation divine et à en tirer plus de fruits utiles et salutaires. Certains points n’ont été bien élucidés qu’à travers une série d’hypothèses et d’opinions souvent discordantes entre elles. Aujourd’hui s’en tenir seulement au « kérygme » signifierait probablement un arrêt dans l’utilisation des richesses infinies contenues dans la parole de Dieu.

 

Il est probable que le monde a encore des années à vivre et à cheminer et qu’il lui est nécessaire de porter au moment voulu cette richesse et cette consolation que l’infinie paternité divine a préparées pour les besoins de tous les temps de ce fugitif pèlerinage terrestre.

 

Un nouveau modernisme

 

Cependant, il y a quelque chose de plus profond, et peut-être de plus grave, dans ce mode inacceptable de concevoir le « kérygme » et, par suite, la théologie, la prédication et la catéchèse kérygmatiques de la part de quelques-uns. S’agit-il de bonne ou de mauvaise foi ? Nous ne sommes pas en mesure d’en juger.

 

Chez ceux-ci la méconnaissance ou le mépris de la théologie laisse transparaître suffisamment la méfiance à l’égard de la raison (agnosticisme kantien), l’opinion du vide ou de l’inconsistance de nos représentations intellectuelles (nominalisme), la doctrine de la double vérité et, par suite, du relativisme avec la présomption de tenir la porte ouverte à toute évolution et création ultérieures (idéalisme). Ils ressuscitent le modernisme, solennellement condamné par Pie X. Ils oublient que pour défendre une seule vérité, il faut défendre toute [En italiques dans le texte] la vérité, et que la vérité est la base de tout, même de la vie et de l’acte existentiel.

 

La Révélation a un contenu objectif certain

 

Mais ici il ne suffit pas de prononcer un jugement – et nous l’avons fait nettement. Il reste un point à approfondir.

 

Ceux qui font parade de suffisance et de mépris pour la théologie comme si elle n’était en bonne partie qu’un amas confus de principes philosophiques de notre invention, ne réfléchissent pas sur un point qui est le suivant :

 

La révélation divine a un contenu réel, donc vrai.

 

Mettre cela en doute est plus qu’une hérésie, c’est une apostasie, c’est une négation totale.

 

Or, que signifie cela : la révélation a un contenu réel et vrai ? cela signifie que telle qu’elle est, c’est-à-dire dans son expression humaine, la révélation correspond vraiment à une réalité objective divine. – Cela signifie que ses moyens d’expression, - termes, constructions, images, synthèses, procédés de discours et de raisonnement, - tout en étant « humains » et d’usage courant dans la pensée et le langage humains, expriment avec vérité (au moins au sens analogique) des réalités terrestres et des réalités célestes.

 

Allons plus avant. Ce que j’ai appelé les « moyens d’expression » de la révélation, sont les mêmes qui sont employés pour n’importe quelle recherche construction ou affirmation philosophique, littéraire ou scientifique.

 

S’ils ont une valeur pour exprimer les réalités révélés tant terrestres que divines, ils ont une valeur dans ce qui est pure et simple pensée humaine. Bien plus, ils ont d’abord valeur en ceci, puis en cela. En connotant une réalité divine quand ils servent à la révélation, ils présupposent le pouvoir de connoter une réalité terrestre, objective, concrète.

 

Ou bien : les termes du langage et de la pensée, employés dans la révélation, renvoient à une philosophie humaine objective et établissent en celle-ci un rapport de valeur ; si celle-ci était sans valeur, elle ne pourrait pas non plus valoir pour exprimer les choses divines.

 

Révélation et philosophie

 

Bref, l’emploi de termes expressifs dans la Révélation suppose un rapport entre ceux-ci, avec leur propre valeur, et la pensée humaine avec sa propre valeur.

 

S’il n’en était pas ainsi, ou si les termes employés dans la révélation ne portaient pas sur une connaissance des choses divines objective et vraie (fut-ce seulement au sens analogique) alors Dieu n’aurait rien révélé, la révélation n’existerait pas ; nous n’aurions assisté qu’à la projection d’un intéressant film animé sans consistance.

 

Le jour où on nierait ce renvoi de la Révélation à la philosophie humaine, commune et qui s’impose à tous, pour être perçue et comprise, logiquement on en viendrait à nier la révélation divine, ce qui, comme il a été dit serait, non pas seulement une hérésie, mais une apostasie. Si les termes que je lis dans la Bible n’ont pas un sens suffisamment intelligible et certain, la Bible cesse de me dire quelque chose. C’est à cela que doivent aboutir bien des questions posées avec une légèreté coupable par des hommes légers.

 

Tel est le motif précis pour lequel le seul « kérygme » ne me dit rien si je ne suppose pas que ses termes ont une valeur objective et durable.

 

Tel est le motif pour lequel nul ne peut mépriser la théologie, non seulement dans le fait de ses conclusions théologiques, de ses applications, etc., appuyées sur un consentement unanime et en définitive sur un magistère d’origine divine mais aussi dans sa partie spéculative, sans la recherche de la valeur humaine des termes et concepts employés, objet de la philosophie, pour éclairer à bon droit et selon un juste jugement, une pensée divine qui nous est livrée sous des espèces intellectuelles qui sont purement humaines. La théologie ne peut pas être réduite à la philologie [ science des termes, de la grammaire].

 

Que m’importe l’Incarnation, si je ne peux donner aucune valeur à ce terme ? Je vous invite à repasser tous les termes inclus dans la révélation en vous posant la même question.

 

Affirmer que la théologie n’a aucun contact avec la philosophie, que d’elle ne dérive aucun secours utile, qu’il faut s’en tenir au son des paroles, c’est affirmer une proposition dépourvue de sens et en opposition avec la prétention de savoir, alors qu’on fait abstraction de cette valeur objective grâce à laquelle on connaît les termes et sans laquelle on rêve sans rien apprendre, on ne crée que des ombres sans existence, on lance toutes choses et tous les esprits dans cette évolution relative sans fondement qui est précisément le modernisme.

 

Philosophie éternelle et philosophies particulières

 

De quelle philosophie s’agit-il ?

 

Pour répondre à cette question, une observation préalable est nécessaire. Il existe un ensemble de termes, de concepts, de principes que tous les hommes ont toujours possédé et possèdent encore tous, quand ils ne se placent pas dans une position réflexe, c’est-à-dire artificielle. De là dérivent des conclusions importantes, légitimes et fermes. On les retrouve dans tous les actes concrets des hommes qui se conforment à ces principes. Même le philosophe qui nie le principe de causalité ne met pas le doigt sur le feu, pour ne pas se brûler ; et ainsi quand il n’est pas en position préjudicielle, faussement et artificiellement réflexive, il affirme continuellement ce qu’il nie dans son enseignement. Ainsi s’esquisse une philosophie éternelle, apparentée étroitement à tous les principes scientifiques qui sont devenus vraiment le patrimoine incontestable de la science, laquelle y revient constamment pour ne pas périr.

 

À côté de cette philosophie éternelle existent les philosophies particulières, ou présomptueuses ou trop timides, ou abstraites ou trop concrètes, ou intellectualistes ou bien à base d’émotion ou d’imagination. Ces philosophies ont toujours quelque grain de sagesse ; mais elles vont et viennent comme les modes ; elles meurent, ressuscitent et meurent de nouveau. Elles ont bien des motifs pour démontrer une démarche aussi singulière. Elles ne sont le fait que d’un petit nombre d’hommes, quoique passant dans la littérature et vulgarisées par elle elles étendent leur influence sur tous. Mais elles passent. Nous n’avons pas à parler ici des causes de cet étrange phénomène de contradictions qui sont parfois, pour certains esprits peu informés et peu avisés, l’occasion de violentes tentations de scepticisme.

 

Ce que nous avons dit est suffisant.

 

Maintenant nous sommes en présence de deux filons de la pensée humaine : l’un qui demeure, l’autre qui change. L’un jaillit de la nature même, du raisonnement intègre, de la constante et toujours identique constatation de l’expérience ; l’autre a des origines opposées et éphémères. Mais il y a une façon de penser qui est universelle et identique et à laquelle tout revient.

 

Théologie et philosophie thomiste

 

C’est évidemment vers celle-ci que la théologie se tourne quand elle fait des recherches, comme c’est son droit et son devoir. C’est pour cela que la théologie, laissant de côté les disputes relatives à des recherches ultérieures et à des hypothèses de travail, a toujours suivi un filon constant, sans avoir été jamais cependant la simple énonciation d’un « kérygme » ; car celui-ci doit être pensé dans le temps comme dans l’éternité et sa simplicité exige qu’il soit interprété à l’aide du langage humain.

 

Et la philosophie thomiste ?

 

Quiconque a le sens catholique ne peut pas mettre en quarantaine l’Encyclique « Aeterni Patris » (4 août 1879), de Léon XIII. Cette Encyclique ne peut connaître de déclin.

 

La réponse est donc facile. Parmi toutes les productions philosophiques, l’Église présenta la philosophie de saint Thomas d’Aquin comme le secours le plus utile, parce que – outre la valeur de systématisation claire et universelle de la pensée – elle avait l’avantage de se rattacher à la philosophie permanente : c’est en cela que réside la force de saint Thomas. Si cela ne lui est pas propre, il est le seul qui ait uni une telle élévation (que seul un plus grand que lui pourrait lui disputer) à une systématisation scolastique.

 

?

 

On le voit, la question du « kérygme » n’est pas aussi simple qu’on le pense. Elle inclut des questions de fond qui s’imposent à la prudence et à l’humble réflexion de celui qui aime la vérité par amour pour Dieu.

 

 

II

 

LA CULTURE

 

 

Nous voici maintenant en présence d’un autre sujet qui demande des éclaircissements importants et sans timidité. En effet, la culture, ou ce qu’on appelle parfois à tort la culture, est devenue comme le bois d’Ephraïm dont il est dit au 2e livre de Samuel – à propos d’une célèbre et malheureuse bataille centre frères – que « ce jour-là, la forêt dévora plus de gens que n’en dévora l’épée » (2 Sam. 18, 8).

 

1. – QU’EST-CE DONC QUE LA CULTURE ?

 

Pour être plus systématique, il nous faut distinguer la culture au sens subjectif et la culture au sens objectif.

 

Sens subjectif

 

Au sens subjectif, la culture est une qualité que l’esprit humain acquiert soit par l’étude ou tout au moins par la connaissance tirée de la nature, de la pensée d’autrui, des lettres, des sciences, des arts, des faits. Cette étude ou cette connaissance ne sont qu’une phase nécessaire pour acquérir la qualité susdite. En effet, il ne suffit pas d’apprendre, il faut assimiler les éléments appris, il faut s’exercer sur ces mêmes éléments de manière à acquérir – par l’intelligence elle-même, par l’intuition, par le goût et le sentiment, par les capacités d’expression respectives – une perfection nouvelle, une finesse plus grande et même supérieure, une puissance créatrice plus féconde, des dons de valeurs diverses, une harmonie plus nette, la sagesse enfin. En effet c’est bien là ce que les hommes pensent peut-être même indistinctement, quand ils appellent « cultivé » un de leurs semblables.

 

Pour nous, dans cette qualité spirituelle que nous appelons la culture, il y a évidemment union entre les éléments venant de l’extérieur et l’exercice avec la maturation intérieure. Non moins évidente est la répercussion de tout cela à l’extérieur, sur la vie sociale avec cette irradiation sur le milieu ambiant et sur les choses qui nous permet d’apprécier l’homme cultivé ainsi que le niveau social.

 

Sens objectif

 

Au sens objectif, la culture est formée de tout un patrimoine de pensée, de science et d’art, de moyens d’expression que l’on trouve, ou bien fixé dans des documents et monuments de tout genre, ou bien vivant dans les institutions, les coutumes, les usages, les ressources croissantes de l’emploi de la nature, ou encore dans le train de vie et dans les rapports entre particuliers, ainsi que dans le niveau spirituel de leur existence. La culture est formée également de l’ensemble des instruments grâce auxquels se maintient et s’accroît le patrimoine lui-même.

 

Ce patrimoine assimilé et vivant et cette très vaste instrumentation concourent à déterminer un niveau de plus en plus élevé, d’activité spirituelle et de situation matérielle.

 

Il importe de noter que dans la culture tant au sens subjectif qu’au sens objectif, entre toujours la liberté humaine, même désordonnée, avec ses variations, avec le jeu de ses obscurités, de ses illusions, de ses erreurs, avec le poids de ses passions et la succession de ses fautes. Le jeu de la liberté est réciproque, c’est-à-dire qu’il va de la culture subjective à la culture objective et vice-versa. Dans cette réciprocité, il est difficile de déterminer la valeur des rapports.

 

Cela suffit pour établir clairement que la culture n’est pas une abstraction spirituelle. C’est seulement un champ dans lequel tout peut être net, ou bien souillé, suivant le comportement des hommes, puisque généralement, parmi eux, le bien et le mal sont souvent mêlés, comme cela se voit en tout milieu humain.

 

C’est donc une grave erreur de parler de la culture comme d’une entité particulière, exempte de toute faute originelle et de déformation. C’est une grande chose à la façon dont l’homme est grand, et c’est chose corruptible comme l’homme lui-même. [En italiques dans le texte].

 

 

2. – LES CONFUSIONS SUR LE MOT « CULTURE »

 

 

Nous avons cherché à décrire clairement et méthodiquement un concept, attendu qu’il est inutile de discourir sur un sujet dont les contours précis sont ignorés ou n’existent pas.

 

Cependant, il en va bien autrement avec les acceptions et les confusions courantes. Il ne s’agit pas de définitions (au moins dans la majeure partie des cas). En effet, la mode déteste frénétiquement les définitions, et la marge d’incertitude due à l’émission des définitions – outre qu’elle permet à chacun de dire ce qui lui convient, sans se soumettre aucunement à la vérité -, produit un certain halo assez étendu d’incertitude, d’insaisissable, de changeant qui fait essentiellement partie de la culture officielle d’aujourd’hui. Nous savons fort bien que nous nous exposons à de violentes condamnations, non seulement pour ce que nous disons, mais pour avoir dû établir le sujet en dehors de l’incertain commode et versatile. De toute manière, les choses sont ainsi.

 

Les modes

 

Quand on veut recenser les divers concepts de « culture », il faut regarder aux faits. Ce sont les faits qui fournissent l’équivalent des définitions bien ou mal composées. Voyons les faits.

 

On taxe d’adversaires de la culture ceux qui ne suivent pas les modes courantes, littéraires, artistiques et philosophiques. Les modes courantes sont le fait d’un petit nombre de « centres », surtout d’entreprises industrielles d’éditions. Le point le plus de « petits salons », de revues, de prix littéraires et artistiques, important est que, dans la plupart des cas, on découvre une affaire financière, comme moteur auxiliaire, ou comme moteur unique. Les modes courantes font avancer ou reculer les astres. Parfois elles rencontrent des figures ou des initiatives qui ont une réelle valeur ; souvent ce sont elles qui produisent les valeurs, là où elles n’existent pas. Depuis que le monde est monde, les modes ont toujours été associées à la frivolité, au fanatisme et à des réactions. Cela est certain, mais pas toujours dans la même mesure. En observant cela on peut en venir à la définition suivante : « la culture est ce qu’un certain nombre de modes, plus ou moins organisées entre elles, déposent dans les âmes et dans leur milieu ambiant ».

 

Ce n’est pas là une définition encourageante.

 

Idéalisme, marxisme, existentialisme

 

 

On taxe d’adversaire de la culture ceux qui ne boivent pas, avec des signes nombreux d’approbation intime, aux sources de l’idéalisme, du marxisme, de l’existentialisme, du laïcisme. Nous n’avons aucunement l’intention de disserter ici du mérite de ces mouvements intellectuels.

 

Il nous importe seulement de tirer de cette attitude la définition de la culture, telle qu’elle est évidemment « sentie » au moins dans le subconscient, par de graves lanceurs d’anathèmes.

 

Cette définition est la suivante : « la culture est l’état de l’esprit humain et de la société où l’esprit végète, quand l’un et l’autre ne se laissent pas imprégner profondément par l’idéalisme, le marxisme, l’existentialisme, etc.… »

 

Une telle définition est moins encourageante que la précédente, parce que, après tout, elle est affectée d’un étroit particularisme dans le temps et dans les choses, avec des signes de rapide caducité.

 

L’évolution universelle, la science imaginaire

 

On taxe d’adversaires de la culture ceux qui n’acceptent pas le dogme de l’évolution universelle peut-être même avec la pensée secrète que (seule) compte l’évolution en elle-même mais que ne comptent pas les choses en évolution. Si d’un milieu plus sérieux on descend à un milieu qui l’est moins, comme si d’une grande salle on passe à un petit théâtre de marionnettes, on trouve classés comme adversaires de la culture ceux qui ne croient pas à la science imaginaire. La science, quand elle est vraie, est autre chose, elle est pleinement respectable. Il faut ranger avec la science imaginaire toute conception et tout écrit qui soutiennent que, avec le développement des connaissances physiques et des applications techniques, l’homme lui-même change ainsi que les principes qui, jusqu’ici, ont servi à le conduire.

 

 

Au terme de tout cela on peut établir ainsi une définition : « la culture est atteinte au moment où on s’abandonne à un courant qui s’avance vers un monde dépourvu de tout élément commun avec celui dans lequel, hélas ! nous sommes nés trop tôt »

 

Abolition de Dieu et de tout absolu

 

On traite d’adversaires de la culture ceux qui refusent d’abolir, en toute manifestation de la pensée, de l’art ou de l’activité humaine, le droit suprême de la Loi éternelle, de la vérité, de Dieu. De fait, quand on ose dire que la morale et la vérité sont avant et au-dessus de la culture et de ses instruments, de ses loisirs et de ses triomphes, on se voit assailli par des hurlements effrayants. Voici donc la définition qui découle de cela : « la culture est l’état d’évolution intellectuelle et technique de l’homme qui a aboli tout absolu et, par conséquent, qui a supprimé Dieu ».

 

Cette définition est celle qui correspond le mieux au temps actuel de confusion mentale.

 

Aussi doit-on faire appel à la pénitence. Il s’agit en effet du cri de Lucifer « non serviam ». Il s’agit de l’outrage de Babel envers le Ciel et de la possible et terrible confusion des langues.

 

Rationalisme

 

À certains qui se disent chrétiens et qui en vérité le sont fort peu, nous voudrions rappeler qu’ils taxent d’adversaire de la culture quiconque rejette le rationalisme. Devrons-nous donc dire qu’ils définissent la culture comme chose identique au rationalisme, c’est-à-dire à ce qui peut être hérésie et apostasie ? Il faut donner aux choses le nom qu’elles méritent.

 

Nous pourrions continuer à parler des faits et des définitions relatifs à la culture. Nous demandons à nos confrères de prendre acte de la confusion qui règne sur ce sujet.

 

Prendre acte de la confusion et de la misère qui lui sert d’appui, est un autre point important pour le but dans lequel nous écrivons.

 

Culture technique

 

Par là on comprend pourquoi on parle follement d’abolir la culture classique grecque et latine, la plus haute qu’ait eue la vie civile ; pourquoi on se propose de donner seulement ou presque uniquement une culture technique laquelle deviendra difficilement culture par l’absence de l’aspect le plus humain, mais qui, en revanche, rendra les hommes esclaves des tyrans. En effet les tyrans savent comment utiliser les techniques et ils tremblent devant toute manifestation de la pensée ou de l’humanité.

 

En tout cela ce qui est le plus atteint, c’est l’intelligence, qui est niée ou bien anesthésiée, et la vérité que l’on passe presque toujours sous silence.

 

Pendant ce temps, le thermomètre baisse.

 

Conclusion

 

Le passé ne devrait plus exister : tradition, patrimoine classique, autorité… tout cela n’est que friperie au nom de la culture. Une orgie du même genre a eu lieu en un autre temps au nom de la liberté. C’était l’époque où fut inventée la guillotine et où elle servit plus qu’en tout autre temps.

 

Quand on parle de culture, qu’on observe bien le panorama. Nous sommes ici en train de défendre la culture. Mais, pour ce faire, nous devons en dénoncer les contrefaçons.

 

En effet, une conclusion générale est maintenant possible : tandis que par culture on devrait entendre une somme d’éléments positifs et vrais et leur assimilation pour le meilleur rendement, surtout spirituel, de l’homme, beaucoup, et peut-être en trop grand nombre, entendent plutôt par culture un choix de méthodes négatives, réactionnaires et anarchiques.

 

Ainsi la culture leur semble être le cri suprême de la liberté contre toute loi, fut-ce même, en fait, contre Dieu Lui-même. Le fait ainsi présenté tente des âmes qui se croient catholiques.

 

3. – LA VÉRITABLE INTERPRÉTATION HISTORIQUE

DE CE QU’AUJOURD’HUI ON APPELLE « CULTURE »

 

 

Nous avons voulu insister sur le concept objectif, même vu à contre-jour, parce que la « culture » est en soi une chose sérieuse et souverainement utile, comme aussi pour indiquer le critère qui permet de la distinguer de toutes ses formes aberrantes.

 

Revoyons maintenant comment procèdent les faits et quelle a été l’âme qui les mène, de façon à considérer l’aspect surtout permanent et qui revient sans cesse sous diverses formes dans ce qu’on appelle « culture » et qui peut être ou ne pas être réellement telle.

 

Renaissance

 

Après l’épuisement du Moyen-âge à son déclin, survint l’humanisme, et alors, par réaction, par la splendide acquisition d’éléments de l’antiquité, par un besoin de nouveauté mal comprise et par la faute de ceux qui entretenaient des pensées trop terrestres, il se forma une conception particulière, qui n’était pas éloignée de reprendre, après mille ans, une certaine tendance pélagienne.

 

Voici comment. L’homme de lettres et d’étude et parfois l’homme de science et l’homme du monde, s’est cru capable d’organiser par ses seules forces tout son destin et tout son bonheur terrestre. Parfois il a continué à croire à la Révélation, mais il a commencé à croire que celle-ci valait pour la vie éternelle, sans être désormais absolument nécessaire pour régler et diriger les réalités mouvantes de la terre.

 

C’était, plus ou moins explicitement, la négation du surnaturel élevant la nature, et la méconnaissance de l’union de ces deux ordres en vue de donner à la vie une base équilibrée et salutaire. L’antique gnose docète n’admettait pas que le Christ eût un vrai corps humain, parce qu’elle était incapable de concevoir la céleste union d’une chose matérielle et terrestre avec ce qui la dépasse infiniment, une réalité divine. Le point qui sert à tout qualifier dans la révélation du divin sauveur, c’est l’Incarnation, le mystère de l’union hypostatique, type de toutes les autres dispositions de la Providence pour le monde racheté.

 

Protestantisme et laïcisme

 

L’homme de lettres, qui se croyait capable de faire toutes choses par lui-même en ce monde, opérait, en quelque sorte et comme sans s’en rendre compte, une séparation entre la Rédemption et la terre, entre le chrétien et l’homme. Il a fait plus encore : sous la poussée protestante, qui tente de supprimer l’Église – continuation historique du Christ – par cette séparation il a introduit l’indépendance totale, et même en fonction de l’indépendance, l’opposition. Puis l’indépendance se répandit partout contre les principes mêmes et les valeurs qui, au sein de la nature correctement employée, auraient fini par faire donner raison à Dieu. Ainsi, souvent, aujourd’hui l’homme de lettres et le savant, l’artiste » et le philosophe, non seulement se sent indépendant d’une révélation, mais il est devenu indépendant d’une intelligence logique, d’une vérité objective, d’un sentiment d’harmonie universelle, d’une noblesse morale, qu’il aurait pourtant trouvés de quelque manière, fut-ce même imparfaitement dans le champ de la nature. Il dit qu’il fait ce qu’il veut ; il traite de niais celui qui est croyant. Comme s’il ne devait pas mourir et ne portait pas en lui-même le témoignage de sa mortalité ! Il ne se doute pas qu’il ne fait que répéter une assez vieille histoire dont, avec quelques renvois, nous avons décrit les raisons et les phases. C’est pour cela qu’existe le laïcisme : la lutte contre l’Église n’est qu’un aspect de la lutte pour l’indépendance contre le surnaturel de la révélation. La vieille histoire a eu son plus retentissant succès en nos temps modernes avec l’illuminisme en tant que celui-ci parut enregistrer des victoires. Une des pages les plus grandes de cette lutte, sous cet aspect, en raison de la richesse des grands esprits et de l’élan de vives audaces, se déroula en France sous Louis XIV, et il suffit de voir ce que représentaient d’une part le « Tartuffe » de Molière et d’autre part les prédications de Bossuet, la splendeur de Versailles et la fondation de la Trappe, accomplie par réaction, par l’ex petit-maître, l’abbé de Rancé. Épisodes sans doute, mais épisodes pleinement révélateurs de la véritable issue de la culture et de sa signification intime.

 

Lutte entre le Christ et le monde

 

Les faits se reproduisent aujourd’hui, et chose aussi singulière que significative, alors que le grand monde cherche à entrer dans l’Église (ou bien se tient à proximité), il ne reprend pas la thèse de Sartre, mais reprend en partie le langage de l’Action Française et, plus éloigné dans le temps, celui de l’illuminisme. Il s’agit en effet de la théorie des deux plans séparés, plan terrestre et plan céleste. « Que le monde s’occupe du premier plan en pleine indépendance de toute loi et de tout principe surnaturel : et que l’Église s’occupe du second : que les hommes soient seulement hommes dans le monde et se mêlent à toutes ses vicissitudes, à ses pensées et ses passions, mais qu’ils soient chrétiens dans l’Église ». Pour certains catholiques, la culture est là toute entière : dire et répéter, peut-être sans aucune grâce littéraire – comme il arrive souvent – cette grande chose terriblement vieille, vieille comme le docétisme, comme le pélagianisme.

 

En résumé, il s’agit de la lutte entre le Christ et le monde, entre Dieu créateur et l’homme qui tente l’aventure de l’enfant prodigue qui veut absolument jouir de sa liberté et qui finit par manger des glands. Toute l’histoire est déjà racontée dans l’évangile de saint Luc, ch. 15.

 

Il peut arriver que le catholique entre, jusqu’à un certain point, dans cette lutte, sans s’en apercevoir (et que Dieu lui accorde le bénéfice de l’ignorance invincible) tout en acceptant bien des conséquences dont il aurait horreur s’il en connaissait l’origine.

 

La vraie culture continue, comme continue la mission de l’homme en ce monde, et pour rester ce qu’elle est, grande et unie à la science et aux découvertes, elle n’a nullement besoin de s’abaisser jusqu’à se mettre en opposition avec son Seigneur. Nous écrivons cela pour que vous soyez avertis et à même d’avertir les autres.

 

 

CULTURE ET TECHNIQUE

 

 

Voici un autre point sur lequel il peut y avoir des fléchissements nuisibles et, surtout, faux.

 

Il y a une présentation, effectuée avec les moyens propres aux milieux culturels, qui peut être ainsi résumée :

 

« On doit considérer l’ensemble des notions scientifiques (mathématiques, physiques, naturelles de tout genre) comme étant vraiment efficaces pour le bien-être terrestre à venir, comme nettement distinctes et nettement supérieures à l’autre ensemble de notions résumées sous le nom d’humanisme et qui comprennent : pensée philosophique, littérature, art, droit, histoire, etc. ».

 

Donc : deux ensembles.

 

Donc : attribution d’une supériorité absolue à l’ensemble scientifique, technique, sur l’ensemble humaniste.

 

Donc : prévision d’une franche inutilité dans l’avenir pour l’ensemble humaniste, condamné nécessairement, sinon à disparaître, du moins à n’assumer qu’une fonction marginale et quelconque : puis dans l’humanisme survivant, prédominance absolue du donné positif, érudit, statistique, ainsi que de la critique (surtout bibliographique) sur tout le reste (ce qui d’ailleurs, se fait déjà dans une très large mesure).

 

Donc : nécessité d’abolir autant que possible les deux bases de la culture classique qui sont la culture grecque et latine et de leur substituer une institution essentiellement technique, pédagogiquement et didactiquement adéquate aux nouvelles conceptions du néopositivisme.

 

Cette question nous regarde à plusieurs titres, et en son fond même.

 

Afin que vous soyez, chers confrères, en état d’en juger, nous vous soumettons diverses considérations qui semblent opportunes.

 

Caractère partiel des notions scientifiques

 

A. – Les notions scientifiques (en entendant scientifique comme il vient d’être dit) s’obtiennent expérimentalement seulement à travers l’ « accidens quantitatis », qui est une caractéristique fondamentale de la matière et, pour nous, la porte d’accès aux autres caractéristiques de la matière elle-même. Cette donnée expérimentale peut donner lieu dans l’intelligence à des développements et des synthèses, mais elle ne perd jamais entièrement l’unilatéralité du fondement d’où elle jaillit.

 

Il s’agit donc toujours de notions partielles, en ce qui regarde l’homme.

 

B. – Les notions scientifiques (toujours au sens susdit) ne concernent directement que la matière ; elles concernent indirectement les phénomènes psychologiques, mais seulement en tant que ceux-ci sont contrôlables par l’expérience.

 

Il s’agit donc de notions qui sont encore partielles à un autre titre, lié au premier tout en étant distinct.

 

C. – La « partialité » concerne évidemment l’homme dans les cas suivants :

 

a) quand, par l’intelligence, il dépasse la marge, pour lui non infranchissable, de l’accident quantité, pour atteindre des objets en nombre indéfini dans toutes les directions ;

 

b) quand, par le sentiment, il a ouvert un champ à tout ce qui dépasse la quantité, même si celle-ci peut en mesurer certaines manifestations ;

 

c) quand, par l’intuition, il est capable de dépasser beaucoup de procédés de la pure expérience scientifique, ou d’arriver avant eux (comme cela a eu lieu pour les plus grandes découvertes) ;

 

d) quand, par l’activité religieuse, morale, artistique, il atteint des réalités et représentations, par ailleurs inaccessibles ;

 

e) quand, par la « vie », dont le principe mystérieux est en lui unitaire et continu, il atteint une souveraine indépendance à l’égard du monde qui l’entoure.

 

Au-delà du monde représenté par les notions scientifiques, existe un monde incroyablement plus vaste et plus varié. La chose la plus curieuse et la plus mystérieuse de l’expérience humaine reste la liberté de l’homme et, par suite, l’histoire qui résulte du concours direct de cette même liberté.

 

D. – La « partialité » dont nous avons parlé indique clairement que l’ensemble de toutes les notions scientifiques et techniques, présentes et futures, ne sera jamais apte à constituer pour l’homme une « culture » qui lui convienne parfaitement. La partie n’égale jamais le tout.

 

E. – Si l’on voulait insister pour obtenir une évaluation de cette « partialité » et en établir le rapport avec le « reste » (en plus ou moins), il suffirait de rappeler une chose déjà dite.

 

Un ensemble de notions, limité par les possibilités offertes par un seul accident de la matière elle-même, ne sera jamais égal à l’ensemble fourni par tous les accidents et par la substance même des choses. Ceci appartient au plan purement matériel. Qu’on y ajoute le plan spirituel, immense, divin, éternel, et l’on comprendra combien sont petites proportionnellement – même si elles sont très importantes – les valeurs culturelles de l’élément en question.

 

Ici nous renvoyons simplement à ce que nous avons déjà écrit dans notre précédente pastorale « Orthodoxie, erreurs, dangers », où nous avons analysé, à propos des conquêtes scientifiques, ce qu’est pour les hommes le « moins » et ce que sera éternellement pour eux le « plus ».

 

Peut-être certains ne s’aperçoivent-ils pas qu’en défendant certaines applications et oppositions, en fait, ils adoptent des principes positivistes, matérialistes, marxistes, en incurable opposition avec leur foi mais aussi en opposition avec le plus élémentaire bon sens et avec la poésie qui a toujours, grâce à Dieu, soufflé sur le monde bien avant et bien au-delà de toutes les formules.

 

F. – Tout cela étant précisé, nous reconnaissons que l’ensemble scientifique et technique constitue un instrument important pour la vie et pour les activités humaines autres que l’activité scientifique. Cela permet de développer l’aisance, la recherche, l’expérience, la justice, les ressources. Par là il devient possible de délivrer de la fatigue bestiale et de faire une plus large et plus équitable distribution des biens de la terre. Par là il est possible de rendre chaque individu économiquement et donc humainement plus indépendant. Par là se présentent indéfiniment des objets qui assureront une meilleure connaissance de la Providence et du Créateur. Mais cela constituera toujours une part, et non la meilleure part, ni la seule qui soit constitutive de la culture.

 

Restons attentifs : pour le bien des hommes les divers aspects de la culture doivent être totalisés et non supprimés.

 

Supposé que le monde soit entièrement technique et toute pensée raffermie, alors rien ne pourrait plus libérer l’homme des tyrannies ; anesthésié et malheureux, l’homme serait un prisonnier. L’accident quantité est toujours un rideau ; l’âme seule a la liberté de voyager en tous lieux et c’est à cela que lui sert avant tout l’humanisme. En outre, il y a la parole et la grâce de Dieu. Celles-ci qui sont le « plus » entrent en ligne de compte et n’appartiennent certes pas aux notions dites scientifiques. Du moins pour ceux qui sont et qui se disent chrétiens.

 

L’attenta, qui se réalise aujourd’hui, (qui atteint même les institutions juridiques) est en réalité un attentat contre l’humanité, sans compter que le latin est répudié surtout parce qu’il est pour l’Église un instrument et un lien d’unité à travers les temps et les espaces.

 

 

RAPPORTS ENTRE LA FOI CATHOLIQUE

ET LA « CULTURE »

 

 

Ce rapport est basé sur des principes qui doivent être clairs et bien compris.

 

A. – Le but du règne de Dieu sur terre et, partant, de l’Église, est de continuer la mission rédemptrice de Jésus-Christ et, donc, de rendre gloire à Dieu, en conduisant les âmes au ciel.

 

B. – Tout autre but est non seulement secondaire, mais doit être ordonné en tout à celui-là qui est le but suprême.

 

C. – Le règne de Dieu utilise avant tout et surtout les moyens établis par Jésus-Christ pour conduire au but éternel qui reste but suprême aussi bien pour les hommes individuellement, qu’en société. Ces moyens sont la foi, la grâce, la loi avec tous les instruments relatifs bien déterminés dans la révélation divine.

 

Les autres moyens et instruments sont secondaires : ils doivent être employés et ordonnés selon la raison de ceux qui restent les moyens principaux.

 

D. – La foi a pour objet les vérités que Dieu a révélées. Ces vérités attestent avant tout qu’il existe une vérité absolue et celle-ci étant manifestée à travers des formes intellectuelles accessibles à l’usage de l’esprit humain, irradie une lumière qui donne sécurité et valeur aux vérités de droit naturel. La foi impose ainsi le primat de la vérité dont, par suite, aucune activité humaine ne peut faire abstraction.

 

E. – La grâce est opposée à la déchéance du péché dont elle procure relèvement et délivrance et aussi à la faiblesse propre de la nature humaine, en tant que conséquence du péché lui-même ; c’est-à-dire que la grâce affirme l’existence du péché et de la faiblesse, ces deux choses envisagées, non comme objet de divertissement humain, mais comme deux termes desquels et contre lesquels on doit se relever.

 

F. – La loi impose des devoirs proportionnés au fait de l’adoption divine (l’état le plus élevé dans lequel l’homme puisse entrer et croître). À la foi tout le reste est soumis. Donc la loi, quelle qu’elle soit, - naturelle ou surnaturelle – oblige tout acte humain et ne laisse par conséquent aucune zone neutre où n’entrerait pas la raison de moralité.

 

G. – Avec la foi (acception des vérités suprêmes), avec la grâce (dignité et secours d’ordre surnaturels), avec la loi (principe d’ordre des actes vers une fin éternelle et par conséquent disposition des actes selon une intelligence supérieure, en harmonie supérieure et en beauté suprême) le règne de Dieu donne et constitue par lui-même une culture humaine essentielle, supérieure, irremplaçable.

 

II. – Si l’on considère que le règne de Dieu sur terre est entièrement spécifié et valorisé par sa fin propre et éternelle, on voit nettement qu’il n’a pas comme fin essentielle et directe de promouvoir « la partie humaine de la culture des hommes ». Celle-ci a été l’objet du n° 1 du présent chapitre.

 

Tout cela signifie que :

 

a) le règne de Dieu pourrait même ne pas s’en soucier, si cela n’est pas requis par d’autres justes considérations.

 

b) de toute façon, la partie « humaine » de la culture n’occuperait qu’un rang secondaire et totalement subordonné. Cela pour les raisons susdites : d’abord le salut des âmes dans la gloire de Dieu, puis tout le reste.

 

I. – Le règne de Dieu sur terre, soit par la force directe de la vérité et de la Loi qu’il porte avec lui, soit par discrimination opérée par confrontation, met à découvert tout ce qu’il y a ou ce qu’il peut y avoir d’erreur, de déformation, de faiblesse, de mauvais usage de la liberté dans la partie « humaine » de la culture des hommes. Cette fonction illuminatrice et discriminatoire a le caractère net, solennel et très vif du Christ lui-même quand il s’élevait contre les déformations de tout genre existant en son temps au milieu de son peuple.

 

Donc tout n’est pas bon dans la « culture » humaine et rien ne peut être accepté par le seul fait d’appartenir, à titre vrai ou apparent, à la culture. C’est-à-dire : ce qui est ou qui paraît être culture ne dispense nullement de la grande distinction entre le bien et le mal et n’autorise pas à accepter, au titre de la culture, ce qui, en soi, est un mal.

 

Le premier grand rapport entre le royaume de Dieu et la culture humaine consiste dans cette illumination, cette discrimination, cette classification qui rentrent dans la distinction entre le Christ et le monde.

 

Ce qui est vrai et honnête, vraiment scientifique, vraie et pure expression de l’art, ne tombera pas sous cette condamnation ou discrimination. [Ces paragraphes sont en italiques dans le texte].

 

J. – La culture propre au règne de Dieu, dont il a été parlé plus haut (G) implique et inspire une sympathie particulière, un intérêt profond, une aimable sollicitude pour la partie purement humaine de la culture : à la condition que celle-ci ne comporte pas contamination de l’erreur, attentat à ce qui est faible, ou provocation au désordre et au péché. Cette culture est d’une nature particulière, car la révélation divine, entrant en l’homme par un acte de foi (donc, d’intelligence) suscite la sympathie pour tout ce qui est usage et élévation de l’intelligence humaine et de l’ensemble où l’intelligence est maîtresse et reine.

 

Ce qui veut dire : étant admise une nette et claire distinction et évaluation, le Règne de Dieu sur terre est principe d’amour, non de haine ; il ne déprécie pas mais favorise la culture intégrale des hommes. En outre, il lui apporte le don divin et le divin critère de la parole de Dieu. [En italiques dans le texte].

 

K. – L’œuvre du Règne de Dieu tire certainement un avantage de la culture humaine, quand celle-ci est honnête et honnêtement mise en œuvre.

 

Jusqu’ici nous n’avons pas invoqué la vérité historique comme nous pouvions le faire. En réalité, c’est à l’Église que le monde doit la conservation de la culture antique et la mise en train de toute la culture moderne. Malgré toutes les réformes, l’ordre même des études secondaires s’appuie encore aujourd’hui sur la « Ration studiorum » composée par saint Ignace pour ses fondations.

 

Il y a eu des oppositions dont il n’y a pas lieu de parler ici, mais à la lumière des principes indiqués on est en mesure d’en saisir la logique intime.

 

Pour l’Église, l’œuvre divine du salut des âmes passe toujours avant tout, et si l’on comprend ce que c’est que sauver les âmes, personne, par manière de principe, ne voudra lui donner tout. Souvent les événements particuliers découlent plutôt des défauts des hommes que des « lignes » suivies par l’Église. Ce n’est donc pas seulement à ces événements qu’on doit regarder pour formuler un jugement d’ensemble.

 

 

CONCLUSIONS

 

MOTIFS DE CET EXAMEN

 

Nous avons écrit ces lignes sur la culture dans l’intention de rendre service aux confrères de notre diocèse, en ayant des objectifs bine définis, qui deviendront clairs dans les conclusions suivantes, et l’on verra clairement aussi pourquoi le sujet traité se présente sous le titre général de : « Orthodoxie, fléchissements, compromis ».

 

Rapprocher l’Église de la culture moderne

 

Dans la volonté de porter l’Église vers la « culture moderne », une dangereuse équivoque se cache peut-être. [En italiques dans le texte].

 

Cela signifie qu’on peut dire des choses vraies et des choses fausses ; qu’on peut adopter des orientations raisonnables ou déraisonnables. L des choses fausses ; qu’on peut adopter des orientations raisonnables ou déraisonnables. L’équivoque sera évitée si l’on discerne soigneusement entre elles dans cette alternative. C’est un fait que certains catholiques paraissent investis de cette mission : porter l’Église vers la « culture moderne ». Nul ne met en doute les intentions. Mais il s’agit d’apprécier ce que valent les actes.

 

Jeunesse de l’Église

 

a) Si, dans l’intention de porter l’Église vers la « culture » se cache, comme cela arrive parfois, l’idée que, sans un bain de « culture moderne », l’Église ne peut pas rester jeune ou remplir sa mission, on se trompe.

 

L’Église tient de son divin fondateur tous les moyens nécessaires pour accomplir sa tâche. Elle peut se servir de tout, sans faute. Mais une chose est de dire que quelque chose lui est utile et une autre de dire que quelque chose lui est nécessaire ou bien est la condition pour qu’elle agisse.

 

Quel genre d’ « évolution » propose-t-on à l’Église ?

 

b) Il est hors de doute que par « bain de culture moderne », quelques-uns entendent une certaine évolution : sinon une évolution complète, du moins une adoption partielle du relativisme, une façon d’interpréter le dogme et la parole de Dieu qui se rapproche du libre examen, une nouvelle élaboration de la morale, propre à faire accepter l’odeur immonde de beaucoup d’expressions écrites et figurées dans la « culture moderne » elle-même. C’est là qu’est vraiment l’équivoque grossière, le dangereux fléchissement.

 

Il n’en manque pas qui formulent l’évolution en termes étrangers à la vraie doctrine. Cependant, dans la plupart des cas, on parle en termes généraux qui ne permettent pas un jugement précis. Mais c’est précisément ce qui est à craindre quand on parle en général c’est, ou bien parce qu’on ne sait pas, ou bien parce qu’on dissimule le pire. Dans l’hérésie la plus insidieuse de l’histoire chrétienne, Pélage et Célestins, avec leurs termes généraux, parvinrent à éluder pour quelque temps les condamnations, et pour tirer les questions hors des nuées il faut un synode palestinien. Ainsi donc, parler en général d’une évolution, ou – si l’on veut – d’une culture moderne qui libère l’Église et qui la mette sur la voie d’une évolution en général ne permet pas de rien trancher mais n’autorise que trop à suspecter tout. Même le pire, déjà dûment condamné par l’encyclique « Pascendi » et le Décret « Lamentabili » de saint Pie X.

 

Il en va de même si le rapprochement de l’Église avec la culture moderne a pour but de lui faire absorber le relativisme, l’idéalisme, l’amoralisme.

 

Quand on cultive des expressions littéraires ou philosophiques propres à certaines zones en tendant vers elles, n’y a-t-il pas là, peut-être, un effort pour attirer les catholiques et l’Église elle-même sur un terrain qui n’est plus celui de Jésus-Christ ?

 

Vers les fausses liberté et démocratie

 

c) – Par « culture moderne » on entend aussi certaines requêtes, qui réveillent aussitôt, et pour des motifs passagers, un intérêt de type déterminé. La liberté et la démocratie peuvent être de tous les temps. Mais aujourd’hui elles représentent pour beaucoup un idéal qui a des nuances intéressantes. Dans ce cône d’ombre, la liberté apparaît comme un affranchissement de toute loi, de toute supériorité, de toute autorité. C’est la vengeance de celui qui ne peut être que petit contre celui qui reste grand. La démocratie qui est une très digne chose, dans le langage et les coutumes de certains, est une manière de se sentir supérieur à tout ordre nécessairement constitué, sans limites et sans freins.

 

Or, à lire certains écrits et à examiner certaines attitudes on doit conclure qu’amener l’Église à la culture moderne signifie proprement l’amener à ce concept de liberté et de démocratie. Ils rêvent du temps où les évêques seront des salariés et où le Pape se remettre à pêcher avec les filets de saint Pierre. Ce serait un beau succès.

 

Qu’on ne croie pas que nous voulons plaisanter.

 

Il s’agit d’anarchie, d’indiscipline, d’incapacité à observer une loi, d’envie, de rancœur, d’esprit de revanche. Il s’agit de créer des mythes pour suppléer à ce qui n’existe pas.

 

La « culture » n’entre plus là, mais son enseigne s’y maintient, car son enseigne est arborée partout où il y a imprimé, une réunion, un attroupement, là où quelque hâbleur, quel qu’il soi, « suspendens omnia naso » (« Se moquant de tout » Horace), fait un peu de rhétorique. Elle se trouve toujours là où il y a des journaux, des concours et des prix.

 

Diminution de la vérité pour plaire aux artistes et gens de lettres

 

d) – Dans la soi-disant culture moderne les premières places sont pour la forme, l’art entendu comme forme expressive ou intuitive, l’originalité, l’ardeur de l’indépendance, l’audace de jugement sans préventions, le risque des négations, « l’angoisse du doute ». Demain, peut-être, certaines de ces premières places seront classées hors de la « culture » et peut-être même dans la pathologie. Mais pour aujourd’hui c’est ainsi.

 

Dans ce cas « porter l’Église vers la culture moderne », signifie tenter de l’endormir, parce que sous la forme et dans l’art, on ne se met plus en peine pour la substance, pour la fin éternelle, pour le péché commis, pour le dépouillement de l’intelligence et de la vie.

 

Il vaut la peine de s’arrêter un peu et de réfléchir.

 

La forme (soit littéraire, soit artistique) n’est jamais une forme séparée, à moins qu’on ne nous ramène à une rhétorique décadente qui parle sans rien dire. Toute « forme » vraie, littéraire ou artistique, est ce qu’elle est parce que transparaît en elle une substance intérieurement exprimée et sentie. C’est pour quoi la question de la « forme » dans la culture est une question grave et difficile, qu’il faut traiter avec respect et avec mesure. Et il peut arriver que par l’effet d’une haute intelligence et d’une vive émotion, la « forme » soit remarquable et précieuse alors qu’elle recouvre une substance vile.

 

Devant une forme qui recouvre et exprime une substance vile ou qui suscite un attentat à l’honnêteté des âmes (soit littéraire, cinématographique ou autre) on ne peut pas faire semblant de ne pas voir.

 

On pourra faire comprendre qu’avec des réserves et des réprobations de la substance, on apprécie l’intelligence et la sensibilité. Le jugement ne doit pas être stupide mais fait avec discernement. On pourra adoucir par des moyens honnêtes un jugement vrai et réservé et ainsi on pourra faire de l’apostolat à l’égard de ceux qui sont éloignés. Avec ceux-ci, quand il n’y a pas obligation d’exprimer sa pensée, on pourra aussi se taire. Quelquefois. Mais envisager un apostolat auprès de gens de lettres et des artistes comme une perpétuelle diminution de la vérité, pour leur plaire et mieux les persuader, cela n’est pas honnête.

 

Non sunt facienda mala ut veniant bona ! (« Le bien ne peut venir du mal »)

 

Du reste, notre expérience personnelle de trente années sur ce terrain nous montre que les penseurs, littérateurs ou scénaristes, etc., peu d’accord avec la vérité et la loi divine, s’ils apprécient notre sincère amabilité envers eux, apprécient surtout en nous la cohérence.

 

Aucun d’eux, s’il est vraiment intelligent, n’estime celui qui cache quelque chose. Mesure, courtoisie, exquise charité, compréhension sont des armes puissantes pour l’apostolat (surtout la patience), mais cela n’a que peu de valeur, si l’on se forge une vérité éphémère, autre que la vérité objective, tirée pour l’occasion dans le lit de Procuste [Procuste : brigand de l’Attique qui faisait étendre ses victimes sur un lit de fer, leur coupait les pieds lorsqu’ils dépassaient ou les tirait avec des cordages pour les amener à la dimension].

 

Les maximes erronées à la mode

 

a) Dans la soi-disant culture moderne, ont valeur d’axiomes certaines maximes très discutables ou même franchement erronées. Elles n’ont surtout que la durée des choses éphémères. En voici un exemple.

 

« La philosophie doit être originale. Les répétitions ne sont pas admises ».

 

Personne ne nie que l’originalité soit indice de talent. Mais si l’originalité devient la règle suprême, elle l’emporte sur la vérité et rend valable tout ce qui est original, même si cela ne répond à aucune vérité objective. La philosophie a encore du chemin à parcourir ; mais personne ne peut lui imposer de renier ce qui est sérieusement acquis, surtout si cela concerne les principes suprêmes, les bases universelles, les problèmes de fond.

 

« La problématique et la critique ont des droits illimités ».

 

Ceci est faux pour des raisons évidentes. Avant tout, ce qui est évident ou sérieusement démontré ne peut être problématique. En second lieu, la critique n’est justifiée que là où un jugement reste encore possible : soit parce qu’il s’agit d’une affirmation particulière, soit parce qu’il s’agit d’aspects différents, soit parce que restent pendants des doutes sérieux, soit parce qu’on se trouve sur le terrain de la simple opinion. En résumé : on juge seulement quand il y a lieu de juger, si on en a la compétence et les moyens requis. Au-delà de ce cette limite on tombe tout au moins dans l’arbitraire et probablement dans le faux et l’injuste.

 

« La démolition du passé et de toute tradition fait partie du renouvellement de l’esprit humain ».

 

On ne démolit pas pour démolir, mais on démolit seulement ce qui n’a pas le droit d’exister et pas de raison d’exister. Donc l’axiome, entendu absolument, est faux, car il requiert plusieurs pièces à l’appui. En second lieu, sans aucune solution de continuité, notre vie elle-même et ses moyens appartiennent au passé qui continue d’être le centre sur lequel se déroulent les faits et sur lequel peu à peu se posent les acquisitions nouvelles.

 

En troisième lieu, les éléments essentiels par lesquels l’homme vit en tant qu’homme restent invariables : la famille, la société, l’amour, la morale, l’instinct, le donné biologique, le cosmos avec sa matière et ses lois, les besoins fonciers de la lumière, du bien, du beau, de l’ordre, de l’avenir et enfin la mort, laquelle reste seule maîtresse de ceux qui ne se soumettent pas à Dieu.

 

Il faut ajouter que la volonté de démolir est l’effet d’une colère sans discernement ni distinction qui, à son tour, est le signe d’une déformation et d’une peine inutile.

 

Etant donné que les choses sont ce qu’elles sont, le renouvellement de l’esprit humain se réalise en acquérant et en combinant de nouvelles expériences, en se dépouillant de ce qui a durci et appesanti l’âme ; en rétablissant continuellement un équilibre sans cesse compromis. Le renouvellement est, en somme, un acte positif et non pas négatif. L’homme ne vit pas de rage contre lui-même, contre le ciel et contre la terre.

 

Pour beaucoup de personnes, la culture consiste à lire les livres qui exposent de telles fables. Pour d’autres, la culture consiste à faire semblant de prendre au sérieux de tels livres, au moyen de critiques élogieuses.

 

À ce propos, n’oublions pas que pour certains milieux, la « culture » s’acquiert en lisant et commentant chaque année cette douzaine de livres qui enrichissent un certain nombre de salons grâce à l’appui d’une propagande organisée et toute orientée vers le seul gain.

 

« La culture est essentiellement subjective et doit refléter les états de l’esprit humain. »

 

Ainsi formulée, cette affirmation est fausse. La raison en est que si la culture ne devait représenter que les états de l’esprit humain (par quoi on entend toujours exclure positivement le raisonnement) on devrait mettre de côté l’histoire, la science positive et tous les moyens dont les hommes se servent pour passer de l’état d’ignorance à l’état de culture. Tous les maîtres devraient se borner à aider leurs élèves à interpréter leurs propres états d’âme. Dans ce cas, la différence serait bien minime entre le monde de la culture et une triste clinique de psychanalyse.

 

Est-ce là une exagération ? C’est seulement le développement logique d’une affirmation qui a une signification bien précise.

 

C’en est assez pour montrer que la proposition ne tient pas même si par hasard elle soutenait quelque élément acceptable.

 

De fait elle en contient, car la culture a plusieurs sources, les unes subjectives, les autres objectives. Vouloir nier le côté subjectif de la littérature et de l’art serait se charger d’un tort évident. Cependant entre donnée subjective et l’état d’âme il y a distinction ; les deux choses ne coïncident qu’en partie.

 

La donnée subjective inclut tout ce qui est à l’intérieur ; l’état d’âme se borne à un secteur d’émotivité.

 

L’art tout entier est lui-même pénétré de subjectivité. Qui pourrait le nier ? Mais si le monde subjectif dédaigne certaines de ses manifestations et tend seulement à exprimer l’intérêt (quel qu’il soit), assurément il s’appauvrit. Il pourra continuer à fournir quelque chose au monde de la culture ; mais il reste bien éloigné de le constituer. Les anciens ont parfois conté des fables, même avec beaucoup de sagesse ; mais les fables se racontent aux petits enfants dans la période de croissance de leur innocente imagination. On les raconte aussi aux grands, mais alors non plus comme des fables ; quoique ce soit sous l’aspect d’un riche habillement.

 

La formule, qui a ses heures de prospérité méritée, vit exclusivement de rêve idéaliste et soustrait aux hommes peut-être la meilleure partie de leur complexe expérience terrestre.

 

Elle pose pour la culture une limite funeste.

 

L’homme ne vit pas un songe aboutissant naturellement au néant. Ce songe est pourtant celui de toute la population moderne de culture anticatholique.

 

Aucun de nous ne peut réciter le « Credo » et ensuite, même seulement indirectement, tricher avec la partie catégoriquement opposée au « Credo ».

 

Pour le même motif, personne ne peut tenir pour terrain neutre celui sur lequel se tiennent – ouvertement ou secrètement – sinon toutes les affirmations, du moins toutes les prémisses d’une totale négation de la foi. Nous savons, au contraire, que la vie n’est pas un songe mais une réalité d’épreuves de grand prix mais dangereuse. De même que la vie ne se résout pas en songe, la vérité non plus ne se résout pas en une illusion. Vérité, bien, beauté continuent d’être les grandes lignes d’orientation de la culture, quelle qu’elle soit.

 

L’orientation de la culture moderne garde bien peu de rapports avec la vérité dont elle n’a même pas le sens, avec le bien que souvent elle méprise, avec le beau dont elle n’est jamais plus capable, dirait-on, quoique manifestant à chaque pas sa soif incommensurable pour lui.

 

Des formules qui semblent culturelles, dissimulent en fait un état d’altération et de maladie. De fait, le climat de catastrophes va croissant dans le monde, et avec le péché, la culture en est la première responsable.

 

Un cri d’alarme

 

Il nous importe de jeter un cri d’alarme :

 

- afin que le clergé et les vrais catholiques se rappellent que la mission de l’Église est première et au-dessus de la culture ;

 

- afin que la porte ne soit pas ouverte au complexe d’infériorité qui pousse à singer tout ce que fait le « monde » ;

 

- afin qu’elle ne soit pas ouverte, même timidement, aux fantaisies, aux défaites, aux fraudes, à titre de culture, quand ce ne sont en fait que des corruptions de la valeur humaine elle-même.

 

Nous voulons la culture mais nous revendiquons intégralement le droit de juger si elle l’est vraiment ou si elle est tout autre chose.

 

Ce n’est pas contre la vraie culture que nous écrivons, mais seulement contre ses déformations qui tendent à diviser et à affaiblir le camp catholique. En certains secteurs l’entreprise diabolique a réussi ; nous le constatons avec une peine infinie.

 

L’Église, bien que n’étant pas chargée de faire d’elle-même une œuvre de culture humaine, comme il a été dit, a le droit d’intervenir et de prendre des initiatives, tout comme elle a le droit de veiller à l’éducation et de promouvoir en tous les secteurs, le bien des âmes et l’orientation chrétienne de la société.

 

Ce qu’il faut maintenir, c’est la distinction entre la vraie culture et ses déformations ou ses succédanés frauduleux, qui coïncident en fait avec les instruments de la fausseté et du péché. Des idées fixes étranges, des limitations artificielles, des illusions mises en avant pour maintenir dans l’ombre les réalités et les responsabilités éternelles, de purs fantômes et des chimères arrogantes semblent sillonner la soi-disant culture moderne. L’anarchie du raisonnement et de ses principes paraît y être en grand honneur. Elle construit une espèce de satellite artificiel, sur lequel, à son gré, rien ne retient plus l’explosion de l’instinct et de l’irresponsabilité.

 

Qui veut la culture doit avoir la sagesse de chercher au-delà du satellite artificiel, ou mieux encore, doit chercher sur la terre vierge, les linéaments avec lesquels Dieu l’a faite.

 

 

 

LE « MONDE » ET LA CULTURE

 

 

C’est désormais chose claire ; nous ne parlons pas de ce qui mérite et méritera toujours le nom de culture. Nous parlons de la « soi-disant culture » qui résulte, non des recherches, des bibliothèques, de la sagesse de tous les temps, de l’expérience, jugée responsable d’aujourd’hui, jointe à celle d’hier, mais qui est le produit des salons, des revues à la mode, des ombres peccamineuses des coulisses, des prix, surtout des mauvais instincts politiques et des affaires de lucre.

 

Ceci étant posé et rappelé, nous invitons nos confrères à remarquer le rapport qui existe entre le « monde » que le Seigneur a jugé sévèrement, comme un foyer de péché, de révolte, de négation et de vengeance.

 

La « soi-disant culture » est l’expression de ce monde. Aujourd’hui elle en est l’instrument le plus direct et le plus pénétrant.

 

Écoutons maintenant la parole de Dieu.

 

Saint Paul écrit dans la Ire aux Corinthiens (1, 18ss, 2, 1ss) : « Le langage de la Croix est en effet folie pour ceux qui se perdent mais pour nous qui sommes sur la voie du salut, elle est une puissance de Dieu, car il est écrit : « je détruirai la sagesse des sages et j’anéantirai l’intelligence des intelligents. – Où est le sage ? où est le docteur ? où est le philosophe de ce monde ? Dieu n’a-t-il pas rendu folle la sagesse de ce monde ? En effet le monde avec sa sagesse n’ayant pas connu Dieu dans les œuvres de la sagesse divine, il a plu à Dieu de sauver les croyants par la folie de la prédication.

 

« En vérité les juifs demandent des miracles et les Grecs recherchent la sagesse ; nous, au contraire, nous prêchons un Christ crucifié, scandale pour les Juifs et folie pour les Gentils ; mais pour ceux qui sont appelés de Dieu, qu’ils soient Juifs ou Grecs, le Christ est puissance de Dieu et sagesse de Dieu.

 

« Oui, la folie de Dieu est plus sage que toute la sagesse humaine, et la faiblesse de Dieu est plus forte que toute la puissance humaine. Mes frères, considérez votre vocation : il n’y a parmi vous ni beaucoup de nobles ; mais ce sont les insensés aux yeux du monde que Dieu a choisis pour confondre les sages, et Dieu a choisi ceux qui sont sans noblesse et méprisés du monde – en somme les choses qui ne sont pas – pour réduire au néant celles qui sont, afin que nul ne puisse se glorifier devant Dieu.

 

« Or c’est par Lui que vous êtes dans le Christ Jésus, Celui qui, par l’œuvre de Dieu, est devenu pour nous sagesse, justice et sanctification, rédemption… Moi aussi mes frères, quand je suis venu vers vous ce n’est pas avec une supériorité de langage ou de sagesse que je suis venu vous annoncer le message de Dieu, car je me suis proposé de ne pas savoir autre chose parmi vous que Jésus-Christ et Jésus crucifié… afin que votre foi ne soit pas fondée sur la sagesse des hommes mais sur la puissance de Dieu.

 

« Nous parlons bien de sagesse parmi les parfaits, mais non de la sagesse de ce monde, ni des princes de ce monde réduits à l’impuissance ; mais nous parlons de la sagesse de Dieu, tenue dans un mystère, sagesse cachée que Dieu avant les siècles a préordonnée pour notre gloire ».

 

Tout ce que nous avons écrit dans ce chapitre, chers confrères, nous l’avons écrit pour vous préparer à lire ce grand texte de la Sainte Écriture. En lui il devient clair que nous devons tout sacrifier pour sauver la vérité divine (quand l’occasion s’en présente). Et il est clair que celle-ci ne peut être remplacée par aucune « culture humaine ». Il est clair, enfin que si la culture se proclame indépendante de Dieu, « elle est réduite à l’impuissance ».

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III

 

L’INFILTRATION PROTESTANTE

PARMI LES CATHOLIQUES

 

 

Nous devons aimer nos frères les protestants. Nous croyons que la bonté la bonté divine est grande aussi envers eux et qu’elle fait servir chez eux les intentions saintes et droites comme aussi les défaillances. Nous prions pour que se réalisent toutes les conditions voulues pour leur retour à la vérité, telle qu’elle fut dès le principe et telle que leurs pères l’ont acceptée durant tant de siècles. Nous nous efforçons d’arriver à cette charité et à cette humilité, qui, après la grâce de Dieu, servent seules vraiment au rapprochement des âmes.

 

Si donc nous nous disposons à parler, comme c’est notre devoir précis, ce n’est nullement contre eux, comme si nous étions mus par des sentiments d’acrimonie et de mépris. Ce n’est pas d’eux que nous parlons mais d’un climat qui, depuis Luther, imprègne l’histoire moderne et qui se traduit, non par un prosélytisme, mais par des formes culturelles et des états d’âme. Il s’agit d’un « climat » qui apparaît périodiquement dans l’histoire, qu’on l’appelle jansénisme ou illuminisme, ou qu’il revienne de nos jours sous quelque autre forme feutrée.

 

Parlons donc de ce « climat » et, en même temps, des faiblesses qui se sont infiltrées parmi certains catholiques.

 

L’infiltration sur laquelle nous attirons l’attention peut parfois consister en des propositions erronées, ou pire encore ; même quand elles sont difficilement dominées. Mais ici nous avons en vue plutôt des méthodes, des modes, des problématiques, des états d’âme, des sympathies qui, si on les oblige par la discussion à se dévoiler et à se ramener à leurs antécédentes logiques, finissent par aboutir à des principes qui sont typiquement propres à la pseudo-réforme.

 

L’ « infiltration » n’est pas une lutte : c’est quelque chose de pire.

 

Le deuxième Concile du Vatican constitue un grand et providentiel appel, non seulement au monde païen, mais à tous nos frères séparés. Il va de soi qu’on étudie les questions de manière à les rendre accessibles à quiconque cherche la vérité et le Christ. Il est juste d’éliminer tout ce qui serait sans nécessité, motif de dissension. C’est être chrétien, donc, que de manifester le maximum de compréhension.

 

Mais il serait stupide, pour ramener les autres du bon côté, de commencer à glisser sur la pente. Celui qui glisse se perd sans sauver personne.

 

Nous écrivons donc dans l’intention de suivre la véritable orientation apostolique du Concile, déjà pratiquement convoqué.

 

 

 

1. – CRITÈRE THÉOLOGIQUE

 

 

Le critère théologique est le moyen par lequel on juge et on conclut en théologie. Cela est amplement exposé, avec pièces à l’appui, dans un traité spécial, le « De locis theologicis » [« Les lieux théologiques »].

 

La très grave infiltration protestante consiste en ceci que, morceau par morceau et par des déformations successives, on laisse tomber ce traité dans le néant. Nous avons à l’esprit des publications où l’on parle sous forme dubitative de la tradition divine, nous avons à l’esprit des exemples concrets d’indépendance à l’égard de tout critère théologique dans l’interprétation de l’Écriture sainte.

 

Dans la première partie de cette lettre, il est parlé d’un certain mode d’entendre la théologie, la prédication et la catéchèse kérygmatiques, qu’on ne peut concilier avec le sens catholique assuré. Ce que nous avons exposé là peut être relu et replacé ici.

 

Il s’agit d’une voie, inconsciente peut-être chez la plupart, mais sûre pour s’acheminer vers le « libre examen ».

 

Le magistère ecclésiastique constitue un élément nécessaire et délicat du critère théologique. Le magistère peut être solennel ou ordinaire. Dans le magistère ordinaire sont inclus tous les évêques de l’Église catholique. Quand le Concile est réuni, ils prennent part également aux actes du magistère solennel. On commence à discuter l’autorité des évêques. Et après ? Qu’on n’oublie pas que, pour nous, c’est l'Église qui est la base de la pyramide. C’est elle qui garantit et explique sous forme authentique la parole de Dieu. Si l’on en vient aussi à discuter, en marge de l’Église, cette base établie par le Christ, on sait fort bien où l’on aboutira logiquement.

 

Défendre l’Église c’est défendre le tout. Attaquer l’Église, c’est attaquer le tout. Cela le diable le sait parfaitement.

 

 

 

2 – L’ATTAQUE CONTRE L’ÉGLISE

 

 

Pour comprendre ce que nous allons dire, deux brèves explications sont nécessaires :

 

Unité hiérarchique de l’Église

 

a) l’Église est la base concrète de tout, nous l’avons répété maintes fois. En effet Jésus-Christ a tout confié à l’Église. Ce qu’il a ainsi confié reste vivant et non fossilisé, puisque confié à un organisme vivant. La Sainte Écriture du Nouveau Testament, elle-même, est née dans l’Église et est postérieure à l’Église. Au cours des époques changeantes de l’histoire, la vérité révélée est garantie par l’action vivante du magistère ecclésiastique. C’est sur cette base que le dogme et la morale sont transmis aux hommes substantiellement, sous une forme durable et assurée. Nous l’avons dit : c’est la base de la pyramide. Hors de cette base rien ne garde sa sécurité essentielle ; tout peut devenir incertain, discuté, compromis. Jamais on ne pourra nous écarter de cette vérité certaine et essentielle.

 

L’Église est là où est Pierre. En effet le raisonnement qui vient d’être appliqué à l’Église peut être appliqué à Pierre par rapport à l’Église elle-même.

 

Avec Pierre sont les évêques. On ne défend pas Pierre si on attaque les évêques ; on ne défend pas les évêques si on attaque Pierre. Les évêques sont subordonnés à Pierre et pourtant dans l’affirmation qui vient d’être énoncée, il n’y a pas réversibilité parfaite : ce qui est affirmé, c’est l’unité hiérarchique.

 

Tout fidèle a au moins deux supérieurs dont il ne peut jamais faire abstraction : l’évêque propre, et au-dessus de lui, le pape.

 

De même que l’Église est la base concrète de la pyramide, de même il est certain qu’un catholique ne commence à être un vrai catholique et un vrai militant que par une parfaite subordination à « son » évêque, aux évêques unis et au chef des évêques, le pontife romain.

 

Il s’agit là de vérités élémentaires, indiscutables, claires.

 

On ne peut séparer Jésus-Christ de l’Église

 

b) Il est très naturel que tous ceux qui, en enfer ou sur terre, veulent attaquer le règne de Dieu, c’est-à-dire la pyramide, attaquent d’abord l’Église qui en est la base.

 

Cette logique naturelle nous met en alerte. On n’attaque jamais la base si ce n’est dans l’intention (au moins secrète) d’attaquer le reste. Les attaques contre l’Église révèlent par leur nature même ce plan logique, toujours plus ou moins intentionnel ; on ne peut séparer le Christ de l’Église : quiconque attaque l’Église attaquera le Christ ou se forgera un Christ à son usage et à son service, tout différent du Christ vrai, se mettant ainsi hors de la voie du salut.

 

Ne sous-évaluons jamais la gravité des attaques contre l’Église quelle que soit leur nature. Ne nous abritons pas derrière cette considération que ce sont là seulement des hommes. Les Juifs se sont trompés en se retranchant derrière le fait que Jésus, étant d’une famille obscure de Nazareth, ils pouvaient, semble-t-il, le compter pour rien.

 

L’histoire prouve ce que nous avons dit. À la cour de Louis de Bavière, au début du XIVe siècle, au nom de Marsile de Padoue, on enseignait contre l’Église les mêmes choses qui, aujourd’hui, convenablement édulcorée – paraissent dans n’importe quel hebdomadaire italien.

 

Propositions insinuées à propos de l’Église

 

Voici maintenant les propositions plus communément insinuées à propos de l’Église.

 

- « L’Église n’a rien à voir avec l’ordre temporel ».

 

Proposition fausse, attendu que l’Église a été établie par le Christ comme société parfaite et visible, et dotée de moyens qui concernent l’ordre temporel, c’est-à-dire sensibles et non pas seulement spirituels.

 

- « L’Église est chose indifférente pour l’État, lequel est donc, à ce point de vue, essentiellement laïque par nature ».

 

La proposition est fausse, car elle suppose que l’État est un être juridique absolument neutre. L’État, expression juridique de la société des hommes organisés civilement, même s’il n’est qu’un être moral, résulte de la réunion d’hommes concrets, représente des hommes concrets, guide des hommes concrets et est administré par des hommes concrets.

 

Pour tous ces motifs, l’obligation morale qui s’impose toujours à chacun et à tous les hommes unis en société, retombe sur l’État autant que cela est possible à sa nature et retombe totalement sur les hommes qui l’administrent et qui sont pleinement capables de responsabilité morale.

 

Donc la Loi éternelle vaut aussi pour l’État, et l’État neutre n’existe pas honnêtement.

 

Même l’État doit être de soi soumis à la volonté divine, non pas moins, mais même plus que le citoyen privé.

 

Donc l’État doit respecter la volonté divine manifestée par la révélation. Que souvent il n’ait ni la lumière ni la capacité pour ce faire, nous ne le savons que trop bien. Mais l’ordre divin dans le cosmos ne change pas lorsqu’il y a des situations politiques qui (à leur préjudice) ne favorisent pas l’observance de la loi divine.

 

Qu’il arrive aussi de loin en loin dans l’histoire que certains États ouvertement neutres soient moins nocifs que des États ouvertement catholiques, cela est bien connu de tous. Mais il s’agit là d’un bien « per accidens » et non pas d’un bien « per se » [« Per accidens » : découlant d’aspects secondaires ; « Per se » : découlant de ce qui est fondamental]. La loi divine ne change pas. Un catholique ne peut pas soutenir une proposition comme celle qui est en question.

 

- En aucune circonstance, l’Église n’a le droit de donner aux catholiques des conseils ou des injonctions qui ne concernent pas les faits religieux ».

 

Telle qu’elle est formulée, cette proposition ne vaut pas. En effet, l’Église peut faire ce qu’elle estime juste pour sa liberté et pour le bien des âmes. Juger de la relation entre des faits étrangers à sa compétence directe et son but spécifique, lui appartient indiscutablement. Sans cela elle ne pourrait pas se pourvoir elle-même et ne serait pas société parfaite.

 

La connexion entre des faits purement terrestres et sa mission est souvent bien évidente, soit parce que ces faits ont un rapport avec le bien des âmes, soit encore pour d’autres motifs aussi, accidentels. Ces propositions, et d’autres tendent à creuser une tranchée qui, de part et d’autre, emprisonne l’Église, qui la mette éventuellement à la merci de forces étrangères et qui la prive de toute présence dans la société humaine. C’est une tentative qui se place sur la voie même de la négation.

 

Ici aussi l’infiltration protestante est évidente.

 

La chose devient plus évidente, si l’on réfléchit à la tentative parallèle de diminuer l’autorité de la hiérarchie sacrée et de l’ordre sacré par l’attribution aux laïcs d’une fonction de guide ou de médiation qui n’est nullement dans la conception divine du Christ, et qui, au fond, tend à une laïcisation de l’Église.

 

De cela nous avons parlé, en son temps, dans notre lettre « Orthodoxie, erreurs, dangers » à laquelle nous renvoyons, en signalant seulement, à propos, que nous sommes en présence d’une véritable infiltration protestante.

 

Un certain concept communautaire

 

On peut en dire autant d’un certain concept « communautaire ».

 

Il n’est pas douteux que le terme « communautaire » peut être utilisé très justement et qu’il l’est ainsi par beaucoup, mais non par tous.

 

En effet, tandis qu’il peut servir à souligner le caractère d’ « unité vivante » et de « famille de Dieu » que l’Église possède et qui rayonne sur toutes ses manifestations, il peut contenir – et, de fait, il contient dans l’intention notoire de quelques-uns – deux aspects qui sont inacceptables.

 

a) Il s’agit avant tout d’une accentuation démocratique, qui tend à restreindre le caractère hiérarchique de l’Église ; et ce qui a été dit plus haut s’applique à ce sujet.

 

b) Bien plus fréquemment il s’agit d’une mise en lumière de l’action publique et liturgique de l’Église, qui veut ignorer la présence du rapport individuel – de la piété privée – entre chaque fidèle et Dieu.

 

Les églises catholiques ont bien destinées, avant tout, à l’assemblée des fidèles à certains moments, mais elles sont aussi destinées, durant tout le jour, à la rencontre sanctifiante et purifiante de chaque fidèle avec le Seigneur, par la présence du tabernacle et du confessionnal. Chose que beaucoup d’architectes modernes ignorent souverainement, sans que beaucoup le leur reprochent. De cela nous parlerons plus loin, car cela rentre dans un certain plan de « spoliation » dont nous devrons nous occuper.

 

Rendons-nous bien compte que l’argument des laïcs est parfaitement orthodoxe quand il tend à les faire participer davantage, dans leur condition subordonnée, à l’activité de l’Église, et surtout à l’apostolat. Ainsi l’idée communautaire est excellente quand elle vise à combattre un individualisme opposé au grand précepte du Seigneur. Ce n’est pas de cela que nous nous lamentons ; c’est seulement des équivoques auxquelles se prêtent souvent les manières nouvelles de présenter des idées anciennes, ainsi que des termes nouveaux qui ne sont nullement nécessaires.

 

 

3. – LE RATIONALISME HISTORIQUE

 

 

Remarquons que nous prenons le terme au sens large en tant qu’il inclut diverses manifestations.

 

Le rationalisme en histoire regarde et interprète les faits en excluant a priori de ces faits toute réalité ou causalité surnaturelle. Mais étant donné qu’il existe des faits surnaturels dont les effets extérieurs sont évidents et notables, pour maintenir son préjugé, le rationalisme est obligé de passer outre et d’être franchement irrationnel. Ainsi il arrive à des négations pures et simples en dépit des faits. Pour le faire sans honte, il donne crédit à ce qui scientifiquement ne le mérite pas, il conclut de la ressemblance à la dépendance et inversement, etc., en oubliant toujours les règles valides du syllogisme.

 

Dans cette voie le rationalisme arrive à être trop rigide sur certains points et trop large sur d’être trop rigide sur certains points et trop large sur d’autres ; il a des sympathies de choix et des antipathies instinctives ; il adopte les exagérations et les condamnations à la mode. L’énumération des conséquences serait longue.

 

Tout cela résulte du principe qu’il n’affiche pas toujours, mais quand, en raison du principe il doit dévier son cours devant des faits qui s’y opposent, il se trouve acculé à des manifestations irrationnelles.

 

Il existe des auteurs qui savent et veulent être rationalistes. Nous ne nous en occupons pas. Il existe des auteurs qui veulent pas être rationalistes, mais qui ont un grand respect pour le rationalisme, pour ses pompeuses affirmations, pour ses sévères conclusions et qui finissent – même sans le vouloir – par adopter les normes secondaires du rationalisme lui-même. Ils mettent leur conscience en paix en se disant que la vérité ne redoute aucun outrage, qu’ils suivent la rigueur de la science, que quiconque dit du mal de soi ou de son propre parti est plus croyable que qui en dit du bien, puisque ainsi il est désintéressé. Il y a toujours quelque raison servant à se justifier ; toute la question est de la présenter habilement, de parler et d’entendre à demi-mot, surtout de passer sous silence les aspects importuns.

 

C’est de ceux-ci que nous nous occupons maintenant : on verra ensuite pourquoi.

 

Il faut d’abord donner un exemple.

 

 

Partialité du rationalisme à l’égard de l’Église et du surnaturel

 

Dans un ouvrage célèbre, patiemment étudié, nous avons été frappés d’un fait étrange. Quand il était question des hérétiques, ceux-ci avaient toutes les excuses. Quand il était question des papes, ceux-ci étaient l’objet de toutes les rigueurs. Le contraste était frappant et pénible. Les centuriateurs de Magdebourg [Auteurs de la première histoire de l’Église qui ait été écrite par des protestants. Elle s’intitulait « Les Centuries » et fut réalisée à Magdebourg], s’ils étaient encore vivants, auraient de quoi être satisfaits. La vérité est égale pour tous tous, nous en sommes d’accord : cependant, la complaisance pour les uns et l’animosité contre les autres, même si elle pouvait être une sorte de snobisme, n’est plus une question de vérité. Complaisance et animosité sont des sentiments, non des instruments de science et de vérité. Nous avons supposé aussi une autre explication, qui ne change rien : on cultive beaucoup une singulière vertu : celle de faire quelque chose qui plaise à ses propres adversaires ou ennemis. Vertu ou non, elle ne devrait pas entrer dans l’histoire. Et pourtant ce qui rentre bien dans l’histoire, c’est le complexe d’infériorité à l’égard du rationalisme doctoral, avec beaucoup de citations et d’imposantes bibliographies, mais aussi avec la substance qui vient d’être décrite.

 

L’historiographie de certains catholiques fait une enquête sur les papes qui ont défendu l’Église et qui, avec l’Église, ont souvent tant défendu. Il n’importe pas d’ailleurs qu’intervienne la sainteté. Les vertus qu’on admire sont celles du laisser courir, du support, de l’abandon de terrain, ce qui signifie : « avoir l’esprit large ». Saint Pierre Damien et, en général, les réformateurs n’ont plus bonne presse. Il serait difficile de les préserver de la note d’exagération ou d’avidité politique.

 

Beaucoup de faits surnaturels n’ont pas laissé de documentation scientifique. Rien d’étonnant en cela. Souvent, lorsqu’ils se produisent, l’idée d’appeler un notaire pour rédiger un acte régulier de constat est la dernière chose qui vienne à l’esprit.

 

Montrer une vraie phobie contre le surnaturel, connu par une vénérable tradition sans autre documentation plus scientifique, quand on sait que si un seul miracle est démontré, tous les miracles deviennent possibles et ne peuvent être exclus a priori, équivaut à accepter le rationalisme. C’est peut-être aussi crainte ou complexe d’infériorité. On ne demande pas de tenir pour démontré ce qui ne l’est pas ; on demande seulement de ne pas avoir la phobie de ce dont Jésus-Christ a rempli son pèlerinage terrestre et qui a mission de démontrer, au cours de tous les temps, la vérité de la divine intervention. La science est une chose qui ne se confond ni avec la peur, ni avec l’acrimonie ou le complexe d’infériorité au sujet du rationalisme.

 

Le rationalisme se plaît à réduire à néant tout ce qui concerne l’Église, à réduire à une larve à rabaisser les personnes et les choses qui ont toujours été toujours été l’objet de vénération.

 

Un certain rationalisme, en général, s’est manifesté à toutes les époques de l’histoire, mais nul ne peut douter que celui qui nous envahit aujourd’hui, tant par ses méthodes que dans son objet, ne soit un fruit d’origine protestante.

 

Nous avons choisi ici le terrain de l’histoire, mais des traces notables d’une semblable infiltration se trouvent aussi ailleurs.

 

 

 

4. – L’USAGE DE L’ÉCRITURE SAINTE

 

 

Le protestantisme a fait grand usage de la Sainte Écriture. Il l’a maintenue comme livre divin, du moins pour ce qui est du protestantisme historique ; car il est difficile de parler des nombreuses sectes protestantes.

 

Le libre examen

 

Pour l’interprétation de la Sainte Écriture il a proclamé le principe du libre examen, c’est-à-dire le principe le plus inconvenant qui ait jamais existé ; d’autant plus inconvenant quand il est appliqué à un livre tenu comme d’origine divine. En effet, le libre examen permet à chacun de suivre ses limites personnelles, ses insuffisances, ses idées fixes, ses passions, ses dépits ou ses avantages propres, ainsi que toutes les suggestions d’autrui ; toutes choses qui, entrées dans l’âme – de n’importe quelle façon – deviennent des tares personnelles.

 

Avec le libre examen, le protestantisme a ouvert la porte au rationalisme sous une forme telle qu’il est le premier à en subir les conséquences.

 

Tandis qu’il faisait cela, il maintenait la Bible à la place d’honneur dans les temples, ayant presque entièrement supprimé toute la liturgie divine ; la Bible tenait lieu de tout, ou presque. Chaque prédicateur parlait toujours à titre personnel, et si parfois il ne le faisait pas, c’était chose inconvenante.

 

Ainsi la Bible fut à la fois exaltée et dévalorisée.

 

Exalter la Bible d’un côté et la dévaloriser par ailleurs, c’est là un signe d’infiltration protestante [En italiques dans le texte]. La mettre à l’honneur et lui appliquer sournoisement quelque règle, dérivée du libre examen, est chose qui mérite sûrement la même appréciation.

 

Le catholicisme possède dans le patrimoine de sa foi, la vérité de l’inspiration scripturaire. Il croît que le livre vient de Dieu. Cette foi lui vient de la parole de Dieu écrite et de la tradition divine. La difficulté du sujet donne lieu à diverses questions marginales qui sont sans intérêt pour nous ici. Reste la vérité certaine de l’inspiration biblique. Cela suffit pour l’instant.

 

Un livre qui a pour auteur premier, vrai, adéquat, Dieu lui-même est, sous certain aspect, terrible à considérer pour les pauvres humains que nous sommes.

 

L’auteur vrai du livre sait tout et prévoit tout. Un tel auteur connaît tous les changements d’esprit littéraire, de goût et de démence qui se succèderont dans le monde jusqu’à la fin des temps. Dans sa Providence, Il a destiné ce livre à tous les hommes de langues diverses, de cultures diverses, de traditions diverses. C’est un livre constitué de manière à éviter les obstacles insurmontables de tous les temps, à transmettre à tous les temps la même nouvelle, et à offrir pour tous les temps, avec vérité, cohérence et sans duperie ce qui peut donner un livre animé et, en quelque sorte, vivant, comme étant l’œuvre de Dieu. Il s’agit en somme d’un livre qui doit guider le genre humain en toutes ses voies tortueuses avec une fécondité inénarrable.

 

Pour ce motif, ce n’est qu’au jour du jugement universel que les hommes achèveront de tirer de la Bible ce qu’ils doivent en tirer durant le pèlerinage terrestre. Les hommes sauvés au Ciel le considèreront dans une autre lumière, la lumière de la vision éternelle dont il ne nous est pas donné de parler ici.

 

Ce livre qui, pour être l’œuvre de la Providence divine, doit dire quelque chose dans une cohérente unité à tous les âges futurs, porte naturellement en lui des énigmes pour notre âge : les énigmes se trouvent toujours là où Dieu paraît ; elles représentent la marge par laquelle dans ses œuvres Il surpassa notre courte intelligence. C’est pour ce motif que nous avons dit que sous un certain aspect, il s’agit d’un livre terrible qu’on doit ouvrir à genoux avec une absolue vénération.

 

Le magistère ecclésiastique, interprète de la tradition divine

 

Un tel livre, parce que divin, ne pourra jamais être lu en se basant comme critère premier et dirimant, sur un instrument ou critère purement humain. Cela est d’une logique évidente. C’est pourquoi le premier et suprême critère pour lire dûment la Bible ne peut être qu’un instrument garanti divinement. Celui-ci est le magistère ecclésiastique, interprète d’une tradition divine.

 

Contre cette vérité catholique, il n’y a que le libre examen, c’est-à-dire la fin de tout.

 

Le progrès scientifique qui réussirait à obtenir des effets contraires à la foi, à l’entendement divin, au sujet de tout ce qui nous dépasse toujours quand Dieu entre en jeu, ne serait plus ni scientifique ni catholique. Là où Dieu est présent, la science elle-même enseigne, ou tout au moins, elle a l’intuition que certains pas en avant ne sont plus possibles.

 

 

 

5. LA SPOLIATION DE TOUT

 

Le protestantisme est une spoliation.

 

Il a dépouillé l’Église de son être même et de sa tradition. Il a dépouillé la Sainte Bible de sa règle d’interprétation qui est nécessaire et inchangeable. Il a dépouillé la liturgie, d’où il a éliminé en substance presque tous les sacrements et même le sacrifice divin en sorte qu’il n’en est resté qu’un peu de lectures, de chants et de prédications. Alors il a logiquement dépouillé les églises des images saintes du tabernacle souvent de l’autel et des solennités saintes, mais non pas de la chaire qui est devenue simple appui pour des hommes, non des ministres de Dieu. Ces temples protestants, inutiles pour une divine représentation liturgique, à peine disparue une certaine tradition catholique survivante, ont tendu à prendre l’aspect de locaux qui n’ont rien de sacré. De toute façon quand une disposition architecturale purement laïque leur a été présentée, ils n’ont rien eu à lui opposer. Et à bon droit. À quoi bon certaines dispositions architecturales pour recevoir une assemblée semblable à toutes les autres ?

 

Maintenant regardons.

 

Dans cette lettre nous avons déjà énuméré un certain nombre de spoliations : à propos de la tradition, de la théologie, du critère théologique, de l’Église… Tous ces thèmes pourront être repris ici à un nouveau titre et à bon droit. Ils dénoncent une probable origine commune.

 

Spoliations contre le jour du Seigneur

 

Une spoliation, avec des justifications ayant même une saveur pastorale, vient d’être faite contre le jour du Seigneur, et de ceci nous nous occupons dans une lettre spéciale, également adressée à notre clergé.

 

Dans la pratique liturgique, beaucoup désormais se sont réduits à la sainte messe et ont accepté passivement que les autres se réduisent seulement à la sainte messe. Nous avons déjà écrit plus d’une fois que pour sauver la pratique de la messe dans le peuple, il faut sauver le reste : ce qui reste de prière publique, la catéchèse inscrite dans le culte divin et – quand c’est possible – tout l’ordo liturgique. Il n’est pas vrai que les hommes aient beaucoup à faire : jamais les civils n’ont eu tant de fêtes et un horaire de travail aussi réduit que de nos jours. Là n’est donc pas le motif pour lequel on ne peut pas donner à Dieu plus de temps et il est complètement absurde de chercher des raisons pour justifier des défauts authentiques.

 

Spoliation contre la pénitence et la prière

 

Observez les spoliations opérées et subies à propos des temps sacrés de pénitence. On a même honte d’en parler et on craint d’être qualifié de rétrograde. Ce sont là aussi des spoliations. Ces choses ne s’acceptent pas fatalement, comme un mal nécessaire.

 

Beaucoup continuent à jeter le discrédit sur toutes ces pratiques de la piété privée, qui préparent la ferveur de l’action liturgique et qui constituent pour les âmes un rapprochement facile avec Dieu.

 

Faute de ces moyens de « vulgarisation », beaucoup perdent complètement le sens de la prière et il convient de se demander quel peut être le degré de hauteur spirituelle d’une assemblée liturgique des fidèles dans laquelle, faute d’entraînement spirituel, les particuliers se bornent à regarder et ne savent plus prier et n’ont plus l’habitude ni la familiarité des choses saintes. Avec une population qui doit chaque matin sortir des nuées d’un matérialisme toujours plus accentué, pour ne pas dire plus, on ne peut ni supprimer ni réduire cette pratique de la piété qui constitue en substance une réelle traduction des choses difficiles et solennelles.

 

Spoliations contre l’art liturgique

 

Mais quand l’instinct de spoliation fait son apparition, sa première étape est le fanatisme. Lire à ce propos l’histoire du XVIe siècle. À ce point de vue, les modes artistiques méritent une attention particulière.

 

Ce n’est pas un mystère pour quiconque suit les événements culturels que les modèles d’églises les plus répandus et les plus accrédités sont ceux qui sont conçus en milieu protestant. [En italiques dans le texte].

 

Ce n’est pas notre affaire de parler ici de l’imagination et de la capacité créatrice artistique qui, dans les siècles passés, s’est souvent révélée peu artistique qui, dans les siècles passés, s’est souvent révélée peu développée en certaines zones où, jusqu’à cinq lustres en arrière, on ne savait pas faire une église sans reprendre un modèle datant de 5, 6 ou 7 siècles auparavant. Il serait intéressant de traiter ce sujet.

 

Mais ce qui nous intéresse ici, c’est le fait que les modèles vantés et presque imposés se sont développés là où le temple ne sert que durant une heure par semaine et seulement pour un chant, une lecture, un sermon. Là, le dépouillement est logique. Comment les murs ne seraient-ils pas froids quand ils sont destinés à une assemblée qui a étouffé l’art scénique et chorégraphique, le symbole, le drame, et avec tout cela les divines représentations, sous des symboles matériels de mystères réels et agissants ?

 

Ainsi on en est arrivé à cette infatuation de prendre pour distinction ce qui n’est que dépouillement. Certes, les décorations peuvent être d’un académisme rebattu, communes ; mais il y en a qui ne sont pas telles. Cependant tout est proscrit. Au nom de la simplicité les autels ont d’autant plus de valeur qu’ils sont plus semblables à des pierres superposées, comme primitivement, avec une monotonie impressionnante. Les tabernacles sont réduits à l’état de petites boîtes tolérées et informes malgré la pensée de l’Église clairement exprimée dans le décret de la Sacrée Congrégation des Rites du 3 septembre 1958. L’indigence des tabernacles est le signe du manque d’estime des choses divines. Dans notre diocèse, nous nous sommes réservé personnellement l’approbation de tout tabernacle à construire et nous sommes bien décidé à empêcher que la déraison et l’irrévérence s’approprient ce qui est le premier quoique purement matériel, hommage rendu à Jésus-Christ.

 

Citons des témoins certainement autorisés sur les questions d’art aujourd’hui et loués – probablement par inadvertance – même par des catholiques.

 

« Le critère suprême de l’architecture du XXe siècle est l’usine ».

 

Oui, certes, l’église est assimilée à une usine. On éteint toutes lumières. À une certaine heure du jour, les hommes abandonnent même l’usine où ils se sentent moins hommes et ils fuient, sans même se retourner pour la regarder.

 

« L’artiste est complètement libre à l’égard de la nature, et ne peut être jugé qu’au point de vue de sa propre personnalité ».

 

Alors évidemment l’œuvre d’art devrait intéresser seulement l’artiste et non les autres. L’œuvre est une de ses manifestations intimes.

 

« Les principes de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen autorisent l’artiste à manifester librement ses opinions, et surtout sa responsabilité personnelle. On découvre que liberté et sensibilité sont sœurs. L’artiste n’obéira qu’à ses propres suggestions… Il sera invité à affranchir sa propre individualité, à traduire des impressions « égotistes » senties en présence de la vie… la caractéristique de la renaissance du XXe siècle apparaîtra plus clairement quand l’ « égotisme » soumettra l’altruisme, quand le culte de la personnalité dominera le culte traditionnel de la sociabilité » [Les passages sont en italiques dans le texte].

 

Aucune loi ; sinon soi-même !

 

Est-ce d’après ce critère qu’on érigera des temples à celui qui, étant sans péché, a été crucifié pour tous les autres ?

 

La tendance vers l’ « égotisme » - qu’il serait mieux d’appeler franchement « égoïsme » va toujours dans le sens de l’isolement et de la pauvreté de l’être, même s’il y a richesse d’émotions ; le poids moral qui en résultera sera le désespoir.

 

Voilà à quoi tend le dépouillement et le retour à l’état brut.

 

Les hommes qui s’ennuient, pour manquer d’un sens de la vie qui soit un reflet d’éternité, déchirent et lacèrent ce qu’ils trouvent. Agir ainsi, est ce qu’on appelle aussi existentialisme.

 

On doit se dessiner de plus en plus nettement le phénomène d’une progression philosophique, née d’une révolte religieuse et qui envahit le domaine de l’art, à tel point que, bien souvent, il n’est pas questions d’art mais d’affirmations idéologiques. La poussée de cette progression philosophique qui est arrivée récemment à la mystique du « néant » paraît envahir et animer ce que nous nous obstinons à appeler « l’art » et qui n’est souvent que le support d’un état d’âme en révolte ou d’une doctrine philosophique sans harmonie.

 

L’important est de remarquer l’accouplement des plans philosophique et artistique avec la facile prédominance du premier.

 

Alors on comprend quelle teinte revêtent les spoliations.

 

Terminons ce chapitre.

 

La révolte contre l’ordre ecclésiastique, contre le caractère absolu de la vérité, contre la loi ; l’affirmation du déterminisme jointe à la proclamation du caractère inéluctable de la faute et par conséquent de la licence, la révolte contre la dépendance de l’intellect envers la vérité ont caractérisé le triste événement du XVIe siècle, auquel reste lié encore par bien des côtés le cours de l’histoire actuelle. Ce sont ces éléments qui viennent à reparaître, quoique camouflés ou simplement murmurés. C’est l’infiltration. Et il ne s’agit pas là d’épisodes détachés, mais d’une trame venant d’une volonté destructrice.

 

 

 

IV

 retour

 

CELUI QUI CRIE FORT N’A PAS RAISON

PAR LE SEUL FAIT DE CRIER FORT

 

 

Les fléchissements et les compromis aux dépens de l’orthodoxie, au moins sous forme potentielle, ne se produisent pas seulement à propos de thèmes bien définis comme ceux dont nous avons parlé jusqu’ici.

 

Ils se produisent ou peuvent se produire sur n’importe quel sujet, à tout moment, pour une raison quelconque par le fait de l’ignorance théologique, de la présomption morale, de l’esprit de revanche après un échec, de la jalousie des mécontents, du besoin des faibles de se justifier après une chute.

À ce point de vue il est intéressant d’examiner et de dénoncer, non les points sur lesquels l’orthodoxie peut être blessée, mais la raison, la grande raison permanente pour laquelle on peut perdre la tête, et – à propos de n’importe quelle question – entrer en conflit avec l’orthodoxie elle-même.

En face du monde qui « crie fort »

Quelle est donc cette raison permanente ?

Ce peut être la rumeur publique, la puissance matérielle, l’inflexible suffisance, le spectacle du grand monde.

Tout cela donne l’impression du déluge, du jugement universel ; fait croire qu’on est tombé hors de la voie, qu’on est des malheureux, petits, ridicules, incapables. Cela donne une sorte de collapsus psychologique et finit par faire fuir dans toutes les directions, ou bien par vous convaincre d’attraper en courant de splendides carrosses, maîtres, en apparence, de toutes les routes. Le monde a raison, même quand il fait des choses insensées et caduques parce qu’il crie fort.

Mais ce n’est aucunement vrai. C’est une illusion.

Même si ce n’est pas vrai, l’effet est produit. Trop, hélas !

Voici les audacieux, qui vont se risquer sur toutes les frontières de l’orthodoxie, parce qu’autrement ils ont l’impression de passer pour arriérés. Ils fuient précipitamment dans certaines directions, parce qu’ils voient fuir. Si des questions très sérieuses et de graves obligations n’étaient en jeu, il serait divertissant d’assister à des réunions où l’éducation reçue porte ses fruits dans des affirmations de ce genre : « En certaines circonstances il faut désobéir à l’Église ».

Voici les gens intelligents : ayant vu les affiches théâtrales de tel ou tel centre, concernant des œuvres d’une moralité plus que douteuse, ils concluent que désormais la moralité est définitivement dépassée, et ils cherchent opportunément à la rabaisser dans leurs livres et leurs affirmations, afin de ne pas se trouver isolés sur le chemin de la vertu.

Voici les pusillanimes : en flânant dans un milieu mondain, ils remarquent partout des attitudes absolument matérialistes et d’une impudence effrénée, alors ils se disent en eux-mêmes que désormais la cause du bien est perdue et qu’il vaut mieux feindre de s’acclimater, peut-être pour faire « du bien aux âmes ».

Le vacarme, la masse, la parade extérieure, la victoire facile des éléments querelleurs, la puissance, la propagande, le grand orchestre, tout s’écroule et cette expérience terrorisante provoque les fuites en direction du rationalisme, du marxisme, du modernisme, de la révolution, de l’indiscipline, de la politique désaxée, de la traîtrise, du véritable suicide.

 

Ne pas s’exagérer l’importance de ce monde

Tout cela est exagération : il suffit de ne pas regarder en continuant tranquillement son chemin.

C’est une exagération parce que chaque nuit tout cela croule par la base, de même aussi que par le fait de la fatigue, de la maladie, de l’aridité intérieure surtout, ou enfin, du remords.

C’est une exagération, parce que tout cela est sous la terreur de l’apprenti sorcier, qui a réussi à déchaîner des forces qu’il n’arrive plus ensuite à retenir, au point d’en être submergé.

C’est une exagération, parce que le mal se voit, mais le bien se voit beaucoup moins.

C’est une exagération parce que la voix la plus forte est celle de Dieu.

C’est une exagération parce que même invisiblement, au milieu de tout cela, l’œuvre de la grâce divine progresse et incessamment se consument les holocaustes des vrais croyants, des fidèles authentiques. La faible visibilité du bien favorise une vertu plus grande et un plus grand mérite.

Tout ce qui fait la grosse voix serait d’une pâleur mortelle sitôt que brillerait l’étincelle de la guerre dans le monde. Et de cela désormais seule la miséricorde divine peut nous sauver.

Il est inutile de fuir devant un ennemi en fuite, ou de donner crédit à une voix plus forte mais affaiblie chaque jour par la mort.

Quelques effets de la « grosse voix »

Nous voulons parler brièvement ici de quelques effets de la « grosse voix ».

1er effet : l’imitation.

Un premier effet pourrait être l’imitation.

En fait le fluide mystérieux des impressions porte à l’imitation. Comprendre son temps et les hommes, profiter de moyens honnêtes pour l’apostolat, mais toujours et seulement en tant que moyens, développer les dons « de relation » pour mieux s’adapter à l’état d’âme et aux besoins de ses frères, ce n’est pas « imiter ». C’est choisir avec discernement, et accepter après un jugement objectif et indépendant.

L’imitation est semblable à une procuration générale concédée à un inconnu, du moins dans le cas qui nous occupe. Dans ce cas, ce n’est pas un choix raisonné, mais simple acceptation d’un critère et d’une ligne de conduite.

Dans notre maison, on pourra faire des adaptations ou des mises à jour de méthodes ou de procédés. Rien à dire à cela, si c’est le fait d’une décision réfléchie et non d’une simple imitation.

Le thème du jugement fondamental sur le monde que le divin Sauveur nous a laissé doit rester en tête de toutes nos considérations et actions.

C’est pourquoi nous devons être toujours prêts à faire en toutes choses ce qui est honnête et bienséant, mais toujours avec le « détachement » spirituel de celui qui emploie des moyens ordonnés à un but bien supérieur, mais jamais absolument pour gagner l’approbation satisfaite du monde.

2me effet : l’inhibition.

Un déplorable effet de la « grosse voix » pourrait être l’inhibition.

L’inhibition bloque et refoule l’initiative et l’activité. Dans ce cas, le blocage et la répression seraient l’effet d’un jugement malveillant, de la clameur publicitaire, de l’opinion hostile, de l’injure emportée ; tel serait toujours l’effet de la « grosse voix ». Tous ces procédés déplaisants dont les hommes font un usage illégitime pour faire peur aux autres peuvent être considérés froidement et avec indifférence pour garder prudemment une attitude raisonnable. Il ne faut pas les laisser pénétrer dans le domaine du sentiment où ils n’engendrent que peur, silence, passivité, fuite. Plutôt que de se laisser bloquer et réprimer soi-même, mieux vaut être en état de créer honnêtement chez autrui des sentiments favorables.

Un cas assez répandu d’ « inhibition » s’avère quand est lancée l’accusation d’ « intégrisme ».

Avant d’achever cette lettre, il n’est pas mauvais de parler d’une telle histoire. Le mot « intégrisme », précisément parce qu’il se termine en « isme » indique, selon l’acception commune en notre langue, une déformation et, à ce titre, quelque chose de blâmable. En effet, il signifie rigidité, fanatisme dans le raisonnement, exagération. Ceci pour la signification en elle-même.

Voyons maintenant l’usage et la logique dans cette accusation d’intégrisme qui produit inhibition et contraction.

À quiconque devient gênant par le fait de vouloir adhérer en toutes choses au Christ ou à l'Église (ce qui est objectivement la même chose), à quiconque refuse toute diminution de la vérité catholique, on lui lance à la face l’accusation : « tu es un intégriste ». Si quelqu’un affirme qu’on doit obéir à l’Église en quelque domaine que ce soit où elle-même croit devoir intervenir, on le blâme ou bien on s’en moque : « tu es intégriste ». Si quelqu’un ne se laisse pas gagner par la manie de courir là où courent tous les autres, simplement parce qu’ils courent et sans raison concrète, on lui dit : « tu es un intégriste ».

L’usage de ce mot dans un sens péjoratif procède de l’intention malhonnête de créer un complexe de niaiserie et de ridicule, c’est-à-dire un complexe psychologique d’infériorité et d’imposer ainsi un état de souplesse ou d’inaction, non par conviction raisonnée mais par pure émotivité.

Le fait d’employer des paroles caractéristiques pour obtenir certains effets psychologiques (à toutes fins utiles) est ancien. Il fut un temps où pour produire la peur on disait : « il a dit du mal de Garibaldi » et les malheureux, devant une telle infamie purement supposée, devenaient muets et allaient se cacher. Actuellement, sur le terrain politique on emploi certaines épithètes qui relèvent de la même logique, et qui ont la même légitimité, la même bienséance et souvent le même effet, dénotent malhonnêteté d’une part et lâcheté de l’autre.

Mais nous, chers confrères, nous ne devons pas faire attention aux paroles. Elles sont et restent seulement des paroles. Les paroles peuvent être entendues sans qu’on y prête attention.

Malheur à celui d’entre nous qui se désisterait en quelque chose de son devoir, sous prétexte que quelqu’un lui a adressé une parole de moquerie. L’emploi illégitime des paroles est comme l’emploi des lettres anonymes : il suffit de ne pas faire attention et de ne pas lire, alors les paroles tombent, aussi bien que les lettres anonymes.

Enseignez ces choses aux fidèles, spécialement à ceux qui ont l’intention de militer spirituellement dans l’apostolat.

Les tentatives ne manquent pas de semer la division parmi nous, et de rendre inopérantes les meilleures forces par l’emploi sadique d’une terminologie rapide ; qu’il s’agisse d’ « intégrité » ou d’autre terme bien connu.

Ne méprisez personne, mais méprisez ces termes, ces méthodes et allez de l’avant tranquillement. Laissez dire : quand les chars de combat ont consommé leur essence, eux aussi s’arrêtent.

Mais s’il est quelque chose capable de mettre le diable en colère, faites-en usage. Pour cela le signe de la Croix suffit. La « grosse voix » est une voix qui mourra. La Providence et la grâce ne mourront jamais.

 

CONCLUSION

Chers Confrères,

C’est la seconde fois que nous écrivons pour vous préserver des insinuations du mal. Le monde subit les effets dissolvants dus au mauvais emploi de la matière, rendue très obéissante, très serviable, mais aussi très tyrannique. Cela nous rend plus soucieux, nous qui devons défendre le sacré dépôt reçu du Christ et qui devons, à l’encontre de la prédominance de la matière, continuer à sauver les âmes, même les âmes de ceux qui se moquent de nous.

Soyez sans crainte, celui qui se moque est un faible. Quiconque souffre dans une généreuse acceptation et avec Jésus-Christ est fort et peut, comme Lui, triompher toujours au moment même où il est crucifié pour le monde. Ne regardez pas aux alentours, regardez en haut et ne craignez rien. Mais restez fidèles à la vérité !

De notre résidence, le 7 juillet 1961, en la fête de saint Syr, évêque de Gênes.

Joseph, Cardinal SIRI

 

 

ORTHODOXIE, ÉGLISE, FIDÈLES, MONDE

 

Lettre pastorale au clergé de Gênes le 5 août 1962,

fête de la Sainte Vierge en la fête de Saint-Marie-aux-Neiges,

par le Cardinal Joseph Siri,

archevêque de Gênes.

 

Fidèle à notre promesse et au devoir sacré de préserver, en temps de folie diffuse, la pureté de votre foi et la rectitude de votre pensée, voici que nous vous adressons, très chers confrères, une troisième lettre sur l’orthodoxie.

Elle a un thème très concentré, puisqu’elle porte sur des états d’âme, des équivoques, des erreurs et des problèmes à propos desquels l’Église pourrait encourir et a déjà encouru de grands dommages. N’oublions jamais que l’Église, elle aussi composée d’hommes, est notre Mère et que nous devons être en pleine communion avec elle si nous voulons être en pleine communion avec le Christ.

Avant d’en arriver à traiter chacune des graves questions sur lesquelles nous croyons devoir attirer votre attention, nous jugeons nécessaire de vous exposer quelques vues générales.

 

I

Principes Généraux

1. – RAPPORT ÉGLISE-MONDE

Les rapports entre l’Église et les fidèles ont été définis par son Divin Fondateur de manière claire et définitive. L’Église est hiérarchique, ce qui signifie que l’obéissance à Dieu n’existe que s’il y a obéissance à l’Église dans les limites fixées par Jésus-Christ. Ce rapport ne peut changer légitimement et toute altération substantielle signifie schisme ou hérésie, ou même les deux.

L’examen des rapports entre l’Église et le « monde » n’est pas aussi simple. Plus loin, apparaîtra la raison pour laquelle il est très complexe.

Commençons par expliquer le sens où nous prendrons ici le mot « monde ». Étant donné qu’il peut revêtir plusieurs sens, même dans la langue religieuse ou ecclésiastique, il importe de déterminer avec netteté le sens qu’il revêtira ici.

Nous le prenons ici au sens de « communauté humaine ». Nous n’employons pas intentionnellement celui de « communauté civilisée », car il restreindrait la signification « universelle » dans laquelle nous devons prendre le mot « monde ». En effet, il existe encore des communautés qu’on ne peut dire civilisées ou pleinement civilisées et qui demeureraient en dehors de notre propos. Ce qui ne doit pas se produire : la communauté qui ne serait pas encore civilisée ou très civilisée aurait tous ses droits par le fait qu’elle est humaine. En effet, il n’y avait pas d’hommes. Mais là où il existe des hommes, qu’ils soient ou non cultivés ou éduqués, il y a aussi des droits.

Par les termes « monde » ou « communauté humaine », on définit « les hommes en société ». Cette vie en société a ou devrait avoir pour but le bien commun terrestre ; elle s’appuie sur une organisation, se compose de rapports tels qu’ils sont possibles et convenables entre des êtres doués d’intelligence et de liberté. Par suite de cette double capacité, elle se perfectionne autant qu’elle peut et graduellement par le droit, l’autorité et la loi.

La « Communauté humaine » est une société parfaite, qui peut s’articuler en éléments distincts, - eux aussi « société parfaites », - que sont les États particuliers (pour utiliser le langage moderne). C’est pour ce motif que l’expression « communauté humaine » peut être convenablement employée pour l’ « association de tous les États », de façon inadéquate mais encore vraie pour chacun des États particuliers, et tout simplement pour « l’État ».

Ainsi, dans notre propos, l’expression « monde » peut signifier autant la communauté des hommes que celle des États ou simplement l’ « État ».

Les nuances particulières dépendront du contexte.

Tout ceci précisé, cherchons maintenant à rappeler le rapport que Jésus-Christ a établi entre son Église et le monde.

Les éléments qui le déterminent sont les suivants :

a) Jésus a voulu que son Église soit une véritable société, universelle, visible. De cette façon l’Église ne reste pas seulement au fond des consciences, mais « dans » le monde, elle revêt un visage analogue au sien.

b) Jésus a voulu que son Église eût un « droit » et Il a voulu être seul la source de ce « droit », mais non les hommes ou la communauté qu’ils constituent par leur association.

c) Jésus a voulu que le but de son Église, - société visible – soit au-dessus et au dehors de la « communauté humaine », c’est-à-dire qu’il soit surnaturel et éternel, et qu’il résolût au niveau de la grâce le problème fondamental et total de l’homme.

Par suite de la première détermination faite par Jésus, il existe en ce monde une autre association, une autre organisation, une autre autorité, de nature différente cependant, et la « communauté humaine » elle-même fait partie d’une communauté supérieure qui est la Communion des Saint et s’étend en outre au-delà des limites du temps.

En raison de la seconde détermination, il est établi de manière concrète que la source unique de tout droit véritable ne peut être que Dieu (et cela rassure les hommes) ; il est précisé que le droit humain a des limites (ce qui constitue un remède contre toutes les tyrannies), de telle sorte que l’existence d’un droit indépendant dans l’Église, relativement à son domaine spécifique, fonctionne comme garantie, confrontation et ressource pour la liberté des hommes elle-même.

Par la troisième détermination, le principe de l’autonomie est placé sur son terrain respectif : en effet, la « communauté humaine » est orientée vers l’ensemble du bien terrestre, la société ecclésiastique vers le bien définitif surnaturel et éternel.

Il reste une marge, à propos de cette autonomie réciproque, qui pourrait théoriquement provoquer quelques difficultés, ce qui rend nécessaires des remarques ultérieures. Il est logique, en effet, qu’à un certain moment il y ait prédominance des raisons supérieures et éternelles.

La fin de la société ecclésiastique est plus large, plus définitive et plus haute que celle de la communauté humaine. Les conséquences en sont évidentes.

La « communauté humaine », même en faisant abstraction de la Révélation divine, et de tout ce que le Christ a établi, est radicalement incomplète et on doit en tenir compte.

Voici pourquoi.

Elle accompagne ses membres jusqu’à la mort. Après, elle ne peut plus rien. Cependant, dans le fait de ne « plus rien » pouvoir, elle trouve une indication précise sur son devoir. La société et ses membres ont, pendant leur pèlerinage terrestre, des raisons suffisantes (historiquement le fait est évident) pour avoir la certitude d’une immortalité de l’âme, ou bien d’une survivance, bien plus grande que l’espace de temps limité où se déroule la vie terrestre. De la perception de ces motifs suffisants, naît, et est né de ce fait le plus grave problème de la vie de tout homme : pourvoir de la manière la plus sûre, pendant le présent limité, à l’interminable « après ». La solution de ce problème conditionne et conditionnera toujours l’existence, la quantité et le mode de ce bien commun humaine. En effet, personne ne peut vivre avec sérénité s’il ne peut penser qu’il a pourvu à l’ « après » pourtant si obscur et mystérieux. Face à cet « après » qui se détache au-dessus de tout événement, dans toute conscience et sur tout idéal véritablement civil, la communauté humaine, bien que pouvant avoir une religion et par là tendre vers l’au-delà, demeure mutilée et incomplète.

Le fait d’être radicalement incomplète impose à la communauté une attitude précise (fondée sur le sérieux inévitable du problème majeur) vis-à-vis de la révélation divine.

La « communauté humaine » ne peut rien faire qui interdise à ses membres de pourvoir à l’éternité ; elle ne peut rendre difficile aucune voie tendant à la solution du grand problème ; elle doit demeurer sur ces limites au voie tendant à la solution du grand problème ; elle doit demeurer sur ces limites au-delà desquelles elle deviendrait obstacle et distraction, ou engagement gênant, par rapport au droit de ses membres de pourvoir à l’ « après ».

Il en découle objectivement une situation également juridique dont tous peuvent saisir le poids dans la détermination du rapport entre l’Église et le monde.

Comprenons-nous bien cependant : si nous parlons de cette lacune radicale de la « communauté humaine », nous ne l’affirmons pas par rapport à sa capacité juridique de pourvoir à la propre fin particulière (le bien-être terrestre dans son ensemble) ; nous l’affirmons au contraire à l’égard d’un problème qui se pose toujours pour les individus et pour la collectivité et qui dépasse les limites des choses terrestres. Que les hommes le veuillent ou non, ils rencontrent toujours devant eux le problème de l’éternité, leurs expériences du temps sont toutes fugitives et généralement rendues amères, par l’existence de ce problème. Celui-ci n’est pas du tout résolu par l’astuce laïciste de n’y pas penser ou de le considérer comme inexistant pour la communauté. Il est au contraire l’ombre de tout.

La communauté humaine a ses « sympathies » successives qui, comme il advient de toutes les sympathies, la limitent, en un certain sens du moins. La sympathie du moment est la technique, fille d’une science du monde matériel qui rend l’existence plus commode, l’exercice du pouvoir plus facile et impérieux, l’opinion publique plus maniable.

Il est évident que notre époque, dans les conditions favorables à la conquête du cosmos, ressent une attirance à vivre surtout de technique. Mais cette technique regarde le monde matériel tandis que, dans l’homme, le monde spirituel reste dirimant. C’est là que gît le problème et aussi l’erreur facile. Telle est la raison pour laquelle même certains chrétiens « comme il faut » finissent, sans le vouloir, par se placer sur le terrain des matérialistes (marxistes ou non). L’École elle-même a commencé glisser sur la pente de la préférence pour le technique au détriment des principes fondamentaux de l’éducation humaniste.

La question est la suivante : on pourra apprendre à un peuple non civilisé à construire des automobiles dans le délai de dix ans ; mais pour lui apprendre à « penser » sur un plan élevé, à posséder une culture, à savoir l’utiliser et la répandre, jusqu’à en imprégner ses institutions et ses mœurs particulières, des siècles pourront s’écouler.

Nous nous trouvons exactement à ce point : la communauté humaine pourra techniciser rapidement des zones demeurées jusqu’à maintenant étouffées et inactives ; mais elle ne pourra dans le même délai les civiliser intimement. Par la seule technique même, le problème du contraste qui surgit entre la grandeur du progrès extérieur et la faiblesse ou l’absence de progrès extérieur et la faiblesse ou l’absence de progrès intérieur, deviendra plus aigu. C’est là l’origine d’une des si nombreuses faiblesses relatives à la communauté humaine et qui peuvent en troubler le développement et la paix.

Pourquoi avons-nous commencé à les énumérer ?

Parce qu’elles servent à poser sur le terrain des faits, et non seulement en termes juridiques, les rapports entre l’Église et la communauté humaine.

Reprenons maintenant notre route. En quelques points l’Église se rencontre avec la communauté humaine. Nous avons dit pourquoi. Comment résoudre les problèmes qui découlent de cette rencontre ?

En doctrine, la supériorité et la plus grande compréhension de la fin de l’Église (éternelle et surnaturelle) à l’égard de ce qui concerne la communauté humaine (terrestre et limitée), outre la tendance à établir une hiérarchie des valeurs, fondent aussi pour les questions mixtes, et pour l’aspect moral de toutes les matières, cette considération que la société humaine doit avoir vis-à-vis de l’Église. Elle l’établit clairement, sans équivoque possible, si l’on accepte la Révélation divine.

Il arrive de fait que quelques États, en raison de leur passé, en raison de la religion ou de l’absence de religion professée par une partie de la population, en raison des motifs politiques du parti dominant, n’aient aucune intention de reconnaître la Révélation divine dont l’Église tire son essence et sa valeur juridique.

Par conséquent, ils n’ont aucune intention de s’incliner devant des raisons supérieures qu’ils ne reconnaissent pas. Dans des cas semblables, il est difficile d’ouvrir un dialogue de nature juridique, à moins d’en appeler à l’existence de fait d’une population catholique, d’une majorité ou d’une minorité catholique qui, en démocratie surtout, transforme un fait en droit efficace et digne de considération. Pour ces États le fait que Jésus-Christ soit Dieu n’aura aucun poids, mais qu’un certain nombre de citoyens le reconnaissent en aura par contre à leurs yeux.

Ainsi donc, si l’on se réfère aux considérations posées précédemment, on comprend pourquoi, même lorsqu’il est difficile de parler en termes juridiques de la considération suréminente due à l’Église, il devient plus aisé de l’aborder comme une question de fait.

Aucune organisation au monde n’a plus d’incidence sur les âmes, sur leur orientation morale, sur leur éducation, sur leur équilibre, en danger d’être rompu par le débordement croissant de la technique, que l’Église. Aucune organisation religieuse ne détient une doctrine sociale qui ne soit mieux fondée sur ses propres principes suprêmes (et par là non pas occasionnelle, ni recueillie çà et là) et qui défende l’homme en sauvegardant l’équilibre entre l’individu et la société, que l’Église. En fait, la situation actuelle permet de voir ce que vaut l’individualisme protestant (en rapport avec les sources du protestantisme lui-même). Ne parlons pas du reste.

Aussi pouvons-nous conclure : quand on parle des rapports entre l’Église et le monde, il faut toujours et avant tout se préoccuper des principes doctrinaux indéfectibles établis par le Christ. Mais il faut aussi, pour les rendre acceptables à quiconque ne les reconnaît pas suffisamment, se préoccuper d’une raison permanente « de fait ».

 

2. – RAPPORT ÉGLISE-HISTOIRE

 

Il ne s’agit pas d’un pléonasme. Il est vrai que l’Histoire appartient à la communauté humaine, au moins dans son noyau substantiel, mais elle appartient au « passé ». Quand nous parlons de communauté humaine, nous parlons de celle du « présent ». Ceci nous justifie d’aborde celle du « présent ». Ceci nous justifie d’aborder à part le rapport entre l’Église et l’Histoire. Il arrive aussi pour la communauté humaine ce qui se produit pour les individus : quand ils ont accompli une action, celle-ci leur échappe, elle n’est plus objet de leur liberté. Elle entre dans le cours des événements et personne ne peut plus la saisir, ce qui aboutit même à des effets impensables. L’Histoire, dans laquelle la communauté humaine a joué, parmi les choses visibles le rôle de protagoniste, lui échappe des mains à tout instant.

Le rapport entre l’Église et l’Histoire sera examiné sous divers aspects qui concernent tous le but de notre travail.

a) L’Église entre dans l’Histoire et passe par l’Histoire, mais demeure invulnérable. Expliquons-nous.

L’Église a été constituée indéfectible par le Christ ; ce qui signifie qu’elle durera, dans sa substance, identique à elle-même jusqu’à la fin, Dans sa substance, les événements ne pourront jamais la dépasser ; ils devront lui ouvrir un sillon et si, dans ce combat singulier, quelqu’un doit tomber et mourir, ce ne sera pas l’Église. Avec l’Église est donc entré un conditionnement dans l’Histoire.

Nous avons parlé d’une invulnérabilité, non de l’invulnérabilité. En effet, en marge des hommes, des fortunes passagères, des événements transitoires, des fruits plus ou moins abondants, - une fois sauvegardée la substance de sa constitution, de sa vie et du trésor qu’elle porte en elle, - l’Église peut supporter toutes les vicissitudes et rencontrer toutes les persécutions.

L’invulnérabilité de l’Église est due à une intervention divine et celle-ci peut dévier le cours d’un grand nombre d’événements.

b) L’Église entre dans l’Histoire et passe par l’Histoire avec, entre ses mains le plus grand destin de l’Histoire elle-même.

En effet, c’est le Royaume de Dieu, qui, une fois placées l’élévation surnaturelle et la prééminence de l’Incarnation du Verbe au-dessus de tous les événements, rassemble le fil de toutes choses vers le moment eschatologique.

Ce qui est en jeu dans une telle conjonction surgit donc de profondeurs, pour nous abyssales et éternelles.

c) L’invulnérabilité substantielle et le fait pour l’Église de porter un destin suprême établissent les termes d’une confrontation entre l’Église elle-même et tous les autres événements, qui ne sont jamais invulnérables et jamais, d’eux-mêmes et en tant que tels, porteurs d’un destin éternel.

Il ne s’agit ici que de la simple exposition de tout ce qu’a établi Jésus-Christ et de tout ce qui découle clairement de l’ensemble de la Révélation divine.

Tout cela ne modifie aucunement les limites des compétences humaines et l’autonomie de ce qui, dans la communauté humaine, a le droit de se développer, dans les limites d’une honnête liberté. Mais cet exposé établit un moyen de considérer l’Église, un respect pour sa valeur, une appréciation suprême de la Providence qui agit en elle, une indication au sujet des voies de la sagesse même dans les affaires simplement humaines, une conscience de la sécurité et de la ressource que l’Église représente en tout. Dans l’Église, en effet, l’élément humain, libre et varié, ne supprime ou ne contrarie jamais en substance l’élément divin.

Ainsi, l’efficacité ne manque jamais, même au milieu de ces défauts qui ne devraient étonner personne, quand il s’agit d’hommes.

Ce sillon ouvert par Dieu sur la terre, et que personne ne pourra jamais briser ou obstruer, doit nous faire réfléchir sur le singulier élément qui entre ainsi dans les faits humains et qui peut submerger les desseins limités des cycles éphémères.

 

3. – L’ÉGLISE EST UN ORGANISME « VIVANT »

 

Nous estimons qu’il est fort important d’avoir sur ce point une doctrine très précise et de la placer au-dessus de toute autre considération relative à l’Église, car cette vérité comporte de graves conséquences et peut dissiper des façons de penser vaines et flottantes.

Récapitulant simplement ce qui apparaît « certain » dans la doctrine catholique à propos de l’Église, nous nous demandons : quels sont les éléments qui, de par la volonté du Christ, en font un organisme « vivant » ? Nous n’oublions pas que la « vie » est un mouvement ab intrinseco et qu’elle ne peut pas être confondue avec n’importe quel mouvement, ou automation, ou motorisation ou action artificielle provenant de l’extérieur.

Voici les éléments qui font de l’Église un organisme « vivant ».

- L’Église est le Corps mystique du Christ, pour prendre l’image adoptée par le Dieu Sauveur lui-même (Jean XV. I ss.), la vigne dont Il est le cep, les autres les sarments et où la sève va du cep, aux sarments. L’affirmation est nette et claire. La profondeur de son contenu rejoint le mystère de l’ordre divin. La présentation de cette vérité exige un long exposé qui ne nous incombe pas ici. Il suffit de rappeler qu’il s’agit d’une vie concrète, non abstraite ; précise et non vague ; et surtout qu’elle rend sans cesse opérant dans les hommes et dans les faits, au-delà des uns et des autres, un élément supérieur à l’ordre humain, capable pour nous de toutes les surprises dans tous les dangers et dans toutes les déroutes humaines, capables aussi de fruits qu’on ne peut mesurer au mètre habituel des événements ordinaires.

Il s’agit du « mystère de l’Église ».

Vouloir le dissiper de manière à relâcher, au sens le plus large, les rênes de l’humilité, de l’obéissance et du sacrifice, est une action fausse et néfaste ; vouloir trop le préciser avec nos moyens limités et, par conséquent, lui opposer des limites et des conformations agréables à la mode, est une action illégitime et impie.

Vouloir le confiner dans un secteur où l’on ne dispose plus des instruments dont l’Église « visible » a besoin, pour Dieu sait quelles intentions, c’est déformer toute l’œuvre de Jésus-Christ.

Le « mystère de l’Église » a une conséquence très évidente : lorsque l’on raisonne au sujet de l’Église, si la référence constante à un élément surnaturel disparaît, le raisonnement même reste toujours inadéquat et facilement erroné.

- L’Église a une efficacité (sanctification et salut éternel des hommes) qui, surnaturelle et divine (grâce sanctifiante, grâce actuelle et dons du Saint-Esprit), est liée aussi aux actes libres des hommes. Chaque Sacrement, au moins dans la personne de celui qui le confère (par ex., dans le cas du baptême) réclame une intention, ce qui veut dire un acte libre. Donc l’efficacité vitale de l’Église passe aussi par les actes vitaux et libres des hommes.

- L’efficacité de l’Église n’existe pas seulement à travers les actes sacramentels, liés au moins dans une certaine limite au sacrement de l’Ordre, mais aussi à travers une action de gouvernement et de magistère, qui s’effectue par des actes libres des hommes. Que ce gouvernement et ce magistère soient assistés de manière à ne jamais nuire essentiellement à l’indéfectibilité et à l’infaillibilité de l’Église, c’est une chose qui regarde Dieu, mais qui ne diminue jamais ni la liberté ni la vitalité des actes humains. Elle servira tout au plus à rappeler que derrière toute façade, si belle ou laide qu’elle puisse paraître, à un certain point on trouvera toujours une raison et une garantie divines, plus grandes que les hommes qui agissent sur la scène de la vie.

- L’Église doit transmettre un Message à tous les peuples : le message évangélique. C’est là l’un des aspects les plus caractéristiques de son caractère vivant. Attention !

Ce message n’est pas fait de quatre formules à ressasser matériellement jusqu’à la fin des temps, comme le ferait une radio perpétuellement allumée. Non. Il est fait de vérités éternelles, de vérités naturelles assimilées, de richesses cachées ou contredire le Message lui-même et qui ont, dans leur substantielle immutabilité, des aspects adaptés aux circonstances de tous les temps passés et à venir. Le Message lui-même, clos avec le dernier Apôtre, sans changer ou s’enrichir de quelque chose qu’il ne contienne déjà au moins virtuellement, apparaît comme une chose vivante.

La manière aussi dont le Message est gardé et transmis aux peuples apparaît avec le même caractère saillant et particulier. Il contient une partie écrite, mais il a une tradition orale, dont le maintien est assuré tant par l’existence de l’infaillibilité que par la garantie de l’indéfectibilité. En effet, le Magistère, non pas de pure et froide répétition, mais d’enseignement (ce qui est bien plus riche) est dans l’Église, ainsi garanti et pourtant confié à des hommes. De cette façon, ceux qui sont appelés à la rédemption, cheminant à travers l’Histoire, portent entre leurs mains mêmes le dépôt divin et le transmettent par leur action elle-même.

Tout est ramené à l’unité véritable et fonctionnelle, parce que le Christ a établi un Chef, Pierre, qui se prolonge au cours des siècles, à travers le Pontife Romain, muni de tous les pouvoirs, assisté dans l’enseignement solennel par un charisme personnel d’infaillibilité, et pourtant toujours libre dans le souffle mouvant de l’Histoire.

Derrière tout l’élément visible que l’Église présente au Monde au milieu duquel elle chemine, s’élève, universelle, profonde et dirimante, l’action du Saint-Esprit. Cette vérité découle de manière impressionnante de toute la littérature néotestamentaire et renverse toutes les interprétations historicistes, trop humanistes, sceptiques etc… de la vie dans l’Église.

L’action du Saint-Esprit peut certainement aussi devenir charismatique comme au jour de la Pentecôte, mais elle n’a nul besoin de devenir extérieure et miraculeuse ; au contraire, elle est toujours ordinairement contenue dans ce moyen discret qui laisse aux hommes leur pleine liberté et même, s’ils le veulent vraiment, leurs distractions et leurs évasions. Dans cette action du Saint-Esprit. – point vraiment fondamental de la Révélation du Christ, - l’Église est toujours singulièrement et en puissance un organisme vivant et d’une vie bien supérieure aux formes connues et ressassées par la simple nature.

Le fait que l’Église soit un organisme réellement, intimement et surnaturellement vivant a des conséquences d’une grande portée qu’il faut tout de suite mettre à leur juste place.

- L’Église rend un témoignage certain et sûr de la vérité et de la voie du salut dans tous les temps, de même qu’elle est vivante dans tous les temps. Elle rend donc témoignage aujourd’hui avec la même valeur qu’à l’âge post-apostolique.

Pour connaître une vérité, ce n’est pas la peine que j’interroge les âges lointains, - même si cela est très utile et peut-être nécessaire sous d’autres aspects, - il me suffit de suivre ce que l’Église fait et dit aujourd’hui.

- Il n’est pas admissible d’accepter que l’Église soit ramenée à telle ou telle époque. Ce serait admettre qu’elle n’est pas un organisme vivant, de la vie duquel Dieu s’est rendu responsable et garant, mais seulement une momie précieuse, un document intéressant, à restaurer selon des schémas que seule fournirait l’archéologie, et non la Révélation ou la grâce.

L’Église a toujours besoin de se mesurer, même avec un effort héroïque, sur l’unique vrai modèle, Jésus-Christ. Mais cela ne signifie pas qu’elle soit morte en quelque chose et dût être repeinte par la douteuse sagesse d’hommes extravagants.

- L'Église, en raison d’une vie qui revît tant de caractère et de puissance, pourra tirer un avantage contingent de toutes les cultures parce que omnia cooperantur in bonum (Rom. 8, 28), mais la considération de cette vie ne peut être placée au niveau d’apports inférieurs contingents et non nécessaires. Elle pourra encore moins être subordonnée à leurs aspects contingents et simplement humains. Elle se tient au-dessus, ce qui signifie qu’il n’y a aucune raison pour qu’une Église africaine ou asiatique naissante se sente en état d’infériorité, de même qu’il n’existe aucune raison pour qu’une Église européenne se considère comme d’un degré supérieur, même sur un plan de pure émotivité. Il n’existe véritablement de supériorité juridique que celle de l’Église romaine, parce qu’il a plu à Dieu par le ministère de Pierre de lui confier l’Épiscopat du monde !

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II

Le Magistère ecclésiastique aujourd’hui

 

C’est un point à propos duquel les idées peuvent manquer de clarté par suite de l’influence que peut exercer facilement ce qui se passe dans le « monde ».

Celui-ci est porté par l’air qu’il respire à méconnaître l’existence d’un pouvoir véritable et propre, humain, sur le terrain doctrinal, et se pique de respecter ainsi la liberté de pensée, même si s’exerce dans l’ombre quelque chose qui n’est pas un magistère, mais bien une suggestion et une hallucination conformes à ses désirs. Haine du magistère, mais voie ouverte au « bourrage des crânes ».

En second lieu, le « monde » considère l’action du magistère comme la procédure destinée à « faire comprendre quelque chose et à mettre en état de penser par soi-même », non comme une transmission autorisée de principes certains.

Ces deux caractéristiques du « monde » vis-à-vis de tout « magistère » proviennent de certaines tares historiques dont nous n’avons pas à parler ici : cependant elles ont un certain fondement dans la mesure où le « monde » réussirait difficilement à réunir le sérieux suffisant pour instaurer un magistère proprement dit. Il feuillette les documents, les recherche, les garde, les critique, s’en amuse, mais il sait parfaitement qu’ils ne sont en eux-mêmes que des choses inertes et peuvent même constituer des choses mortes.

Ainsi accoutumé, il répand autour de lui un sens critique adéquat à son état. Le « monde », qui n’a pas bien étudié la théologie, n’a pas l’idée d’un magistère vivant. Son opposition à un magistère vivant et plus faite d’ignorance que de méchanceté ; mais il réussit à mettre en état d’infériorité même celui qui, n’étant pas du tout éclairé, médite sur ce fait exceptionnellement intéressant parmi les faits humains, et réussit à lui communiquer des inquiétudes et des impulsions tout à fait fausses. Nous écrivons parce que nous ne voulons pas que cela se produise parmi vous.

Et c’est pourquoi nous avons d’abord parlé de l’Église comme organisme « vivant » avec un « Magistère » qui est « vivant ».

Nous vous rappelons par conséquent les principes justes à ce sujet, avec les observations nécessaires.

Le Magistère de l’Église propose tout le message du Christ, mais il l’explique, l’interprète de manière autoritaire, l’applique, l’interprète de manière autoritaire, l’applique, en tire par déduction et développement les richesses cachées, rassure sur les doutes, élucide les questions qui peuvent se présenter au fur et à mesure, il l’étend aux vérités subordonnées même si elles relèvent de l’ordre naturel. Tout cela sert à manifester successivement et sans altérer le Message, son inépuisable richesse et son infinie capacité de répondre au fur et à mesure, au besoins des âmes en marche vers la vie éternelle.

Ainsi se combinent deux faits singuliers : l’inaltérabilité du Message du Christ, qui ne se déforme pas et ne s’alourdit pas d’éléments étrangers à l’essentiel de la Révélation, et le progrès doctrinal, qui tire toujours du même trésor et répond, par ce qu’il en tire, aux exigences du salut des âmes. Ces exigences sont en substance les mêmes, mais avec des variations marginales.

En somme, la raison de la coexistence de deux éléments en apparence si divers réside dans une vie plongeant ses racines dans l’éternité.

- Le caractère de « Magistère vivant » se révèle non seulement par son essence intime et ses fondements, mais aussi par sa manière de procéder.

En voici les éléments.

Le Magistère peut être solennel, c’est-à-dire exercé tant dans le Pontife Romain tout seul que dans toute l’Église enseignante, composée de tous les évêques unis au Pontife Romain et en tant qu’unis avec lui, comme dans le cas d’un concile.

Mais il n’existe pas seulement un magistère solennel.

S’il en était ainsi, le Magistère serait certainement un magistère vivant, mais il agirait, comme on peut le voir, si rarement, qu’il deviendrait la plupart du temps un Magistère endormi. La vie certes, mais ne se manifestant que par instants. En conséquence, le chemin des âmes ne trouverait sa voie éclairée qu’à certains tournants et rencontrerait aussi de nombreuses et périlleuses zones d’ombre, qui deviendraient facilement des forêts pour les loups ravisseurs. Non !

Il existe un magistère ordinaire !

Le magistère ordinaire appartient à quiconque peut exercer le Magistère, et dans les mêmes conditions.

Jésus a ordonné de prêcher « toujours ». Les Apôtres ont prêché « toujours ». Le Message du Christ fut un message oral et, durant un certain temps, il n’y en pas d’autre. De ce message oral les hagiographes néotestamentaires ont tiré leurs documents. L’office du Magistère est bien évident dans l’Église des premiers siècles. Une des raisons pour laquelle Dieu a permis la persécution des trois premiers siècles fut de montrer que dans les temps où il était très difficile et rare d’exercer le Magistère solennel, le Magistère ordinaire pouvait suffire dans la vie quotidienne.

Notre attention doit se porter alors avec plus d’ardeur justement sur ce Magistère ordinaire, afin d’en expliquer l’extension et le mode. Dans quelles conditions peut-il exister ?

La réponse est simple.

Puisque ce Magistère a été confié par le Christ à Pierre et à l’Église hiérarchique comme telle, il existe quand on peut dire que Pierre ou l’Église parlent.

On peut dire que l’Église « parle » quand elle est unie et qu’elle est avec son Chef, ou bien quand existe le « consensus » : ce consensus, par voie explicite ou implicite, directe ou indirecte, réside dans l’union avec le Souverain Pontife. Le consensus dans l’union avec le Chef est le signe indiquant que l’Église parle. Il ne s’agit pas d’une vérité créée par des hommes, mais d’une vérité qui est garantie à travers des hommes qui, dans ces conditions, bénéficient, selon la promesse du Sauveur, de l’assistance du Saint-Esprit.

Cela suffit pour apprécier ce que signifie, même pour le Magistère ordinaire, la présence et le rôle du Pontife Romain, ainsi que des instruments doctrinaux dont il se sert dans la plénitude de sa puissance et qui sont ordinairement dans la Curie romaine.

Il serait donc très inexact de croire que la tranquillité doctrinale ne soit assurée seulement aux fidèles que par un Magistère solennel, si rare et parfois gêné par les circonstances historiques.

L’entière et parfaite tranquillité doctrinale, le critère le plus certain de la vérité sont assurés aussi au moyen du Magistère ordinaire qui, comme on l’a démontré, bien qu’il n’ait pas les caractères extérieurs du Magistère solennel, possède en définitive la même efficacité et manifeste – parce qu’il est toujours en action – le caractère de « vie » de l’Église. Tel est le motif qui nous a parler longuement de l’Église en temps qu’ « organisme vivant ».

- Avant d’aborder les aspects particuliers du Magistère ordinaire, nous estimons devoir répéter qu’il n’existe seulement, de soi, que dans le Pape et l’Église hiérarchique, qui n’est telle qu’autant qu’elle est unie au Pape.

Il ne se trouve donc de soi nulle part ailleurs.

Le Magistère ordinaire n’est donc pas de soi confié aux théologiens, à ceux qui recherchent les choses anciennes, aux universités, aux écoles. Nous verrons de quelle autorité disposent les théologiens et par quelle voie. Mais ici nous devons rappeler un principe bien clair : ils ne sont pas les maîtres et, s’ils le sont, ils ne le seront seulement que par reflet : principe et vérité qui doivent les rendre très attentifs et humblement dociles, car aucune présomption ne réussit à leur donner ce que le Christ n’a pas donné.

Le Magistère ordinaire s’exerce de bien des manières et non d’une seule, soit par l’enseignement direct, soit par des actes impliquant en quelque manière un enseignement. C’est pourquoi il serait inexact de vouloir le fonder seulement sur la base de documents écrits. Ceci dit à l’intention de certains chercheurs à travers le temps écoulé qui (parce qu’ils oublient ce point) parviennent parfois à des conclusions moins parfaites. Il n’est pas dit que le Magistère historique d’une période déterminée doive apparaître seulement à travers des écrits plus ou moins qualifiés, étant donné qu’il ne s’explique pas seulement par ces écrits. Cette ampleur de moyens fait apparaître ultérieurement l’idée de tout ce que le Magistère lui-même peut avoir de « vivant ». On s’étonne beaucoup de voir que certaines études, assurément remarquables qui, lorsqu’elles reconstituent l’enseignement théologique d’une période donnée, en connaissent toutes les « sources » qualifiées, même les plus minces, ne tiennent pas compte de ce qui découle des faits, même plus largement considérés, au-delà des documents écrits. Ceux-ci parfois ne peuvent être « lus » convenablement, sinon dans un cadre historique objectif qui les dépasse et parvient à rendre tout utile dans ce but. Nous devons observer comment, dans le domaine de la théologie, l’enthousiasme de certaines recherches souffre sérieusement de la susdite unilatéralité.

- Nous avons dit que le Magistère ordinaire se réalise dans certaines conditions et nous les avons indiquées. Le cas peut se rencontrer d’une période où ces conditions n’existent pas encore pour la résolution d’un doute, ou pour une exigence de clarification, ou pour répondre à un problème posé de manière nouvelle, en raison de circonstances nouvelles.

Dans ce cas, il y a une « période de préparation » où ont lieu des tentatives, des discussions, des recherches, où s’élaborent des opinions différentes, et où l’autorité de l’Église peut intervenir pour contenir, orienter ou défendre, non seulement en tant que maîtresse, mais bien plus, en tant qu’elle est capable de guider, de gouverner et de faire, par conséquent, des lois ou des décrets. Ainsi s’explique pourquoi, dans une telle « période de préparation », on puisse avoir des règles d’orientation de caractère absolument temporaire, c’est-à-dire valables jusqu’à ce que la question soit définitivement et complètement éclaircie en des termes qui engagent véritablement, et pour toujours, le Magistère ecclésiastique. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner de décrets qui n’ont, dans une telle situation, qu’une valeur prudentielle.

Il suffit du reste de parcourir ce qu’on appelle les « censures théologiques » qui ont été employées dans les documents ecclésiastiques à téméraire, nuisible, proche de l’erreur, etc. ». Il ne faut pas oublier que le Magistère ordinaire est « vivant » aussi parce qu’il est confié à des hommes qui, en l’exerçant, ne cessent pas d’avoir des limites et d’avoir besoin de temps et d’études ; et que le charisme de l’infaillibilité dans l’Église n’est pas lié à l’inspiration divine, même si elle ne l’exclut pas, mais empêche l’erreur dans la matière qui est objet d’infaillibilité.

- Le Magistère de l’Église, solennel et ordinaire, se reflète en une certaine mesure sur les théologiens. On ne peut penser, en effet, lorsqu’il existe un accord des théologiens, que celui-ci s’établit sans que l’Église en soit informée et approuve ; on doit considérer, au contraire, qu’un tel accord s’établit directement ou indirectement avec le consentement de l’Église enseignante, seule dépositaire du Magistère. Dans ce cas, l’accord des théologiens, tout en ne constituant pas en lui-même un Magistère ordinaire (les théologiens n’en sont pas le sujet), devient en raison de la connexion avec son véritable sujet, un critère très assuré de vérité.

La « connexion » que nous avons mentionnée, vue la facilité actuelle de publier, vue la tendance idéaliste très dégagée des canons de la vérité objective, et vue la tendance positiviste, également dégagée des raisons internes des choses, implique peut-être aujourd’hui une surveillance plus grande que dans le passé de la part des évêques. C’est justement pour remplir cette obligation majeure que nous écrivons Notre lettre.

Un Magistère ainsi articulé et qui peut suivre jusqu’à ses dernières applications ou conséquences, ou relations, le contenu immuable de la parole de Dieu, peut produire une certaine impression. Il est naturel qu’il en soit ainsi et l’impression sera d’autant plus forte qu’on perdra davantage le sens de la vérité objective après les infiltrations philosophiques dans la culture courante des hommes. A force d’entendre confondre objet et sujet, ainsi que d’entendre simplement inventer au lieu de rechercher, les hommes ont parfois perdu de vue le principe élémentaire que la réalité et la vérité objective s’identifient et que, par conséquent on ne peut jouer contre la vérité objective.

Quand existe le sens de la vérité objective, on ne s’étonne pas que – pour tout ce qui concerne la Révélation divine – le Christ l’ait protégée de cette manière.

L’étonnement provient d’une triste maladie de l’époque. Et les maladies ne sont ni des dons, ni des mérites, ni des gloires.

- Le fait, pour le magistère de l’Église d’avoir une telle nature et une telle extensibilité, indique clairement que l’interprétation de la parole de Dieu ne peut jamais être laissée à l’arbitraire de chacun, à la fantaisie de la mode, à la peur de ceux qui, apprenant de la science humaine quelque chose de nouveau, croient tout de suite que le monde s’écroule, que les idées et les principes premiers s’écroulent.

L’Église doit principalement garder la vérité, parce que celle-ci éclaire la vie et encourage les actions nécessaires en vue d’atteindre le salut éternel. En effet, la Foi, acte de l’intelligence par lequel on accepte les vérités révélées par Dieu, est le premier pas irremplaçable vers la vie éternelle. Alors l’objet de la Foi est sauvegardé.

Pourquoi tout cet exposé ?

Parce que les efforts même inconscients et subconscients d’un grand nombre sont dirigés spécialement contre l’étendue du Magistère ecclésiastique et ont en vue de restreindre l’objet de la Foi ou de tout ce qui s’y rattache, dans la folie espérance que l’homme sera plus libre.

Ils ont oublié ce qui a été écrit : « La vérité vous rendra libres ! » (Jean, VIII, 32).

 

III

Sincérité à l’égard des fidèles

 

1. – POSITION DU PROBLÈME

On se demande : devons-nous continuer à proposer aux fidèles tout ce que contient le message du Christ, avec tout ce qui en lui, sous la garantie et la direction d’un Magistère vivant, peut-être peu à peu compris, ou en être déduit, ou s’y rattacher objectivement ? Devons-nous agir ainsi, en maintenant la même distinction nette et très ferme faite par Jésus-Christ, entre la vérité et l’erreur, entre le bien et le mal, entre Dieu et Mammon, quelle que puisse être la réaction devant cette fermeté et cette clarté ? Devons-nous accepter toute la logique d’immutabilité dynamique qui est dans la Révélation ? Devons-nous continuer à exiger la même morale, avec la même morale, avec la même séparation vis-à-vis du monde, avec la Croix, la pauvreté en esprit, l’humilité, l’obéissance ? Devons-nous affirmer encore que « rien ne sert à l’homme de conquérir le monde s’il vient à perdre son âme », établir ainsi un principe de primauté absolue envers tout et tous, - le cas échéant, - de la parole de Dieu, de l’œuvre de Dieu, du royaume de Dieu ?

Ou bien devons-nous ajuster, diminuer, adoucir ou même ne parler qu’à mi-voix, pudiquement, pour éviter de troubler l’orgie des intelligences et des mœurs, pour s’adapter au monde, pour pouvoir dialoguer avec le blasphème, pour montrer un visage doux et accessible au Message du Christ ?

Telle est la question.

Cette question concerne l’orthodoxie prise au sens large du mot. C’est évident, et cependant, nous restons pleinement dans le sujet de notre lettre.

Elle paraîtra inutile à un grand nombre, car la réponse est facile : nous ne pouvons pas altérer Jésus-Christ.

Attention ! La question n’est pas inutile car, posée en termes clairs et nets, elle n’admet d’autre réponse pour un catholique que le « non ». Mais il suffit de la délayer, il suffit de la faire filtrer à travers des états d’esprit, avec des évocations émouvantes et avec la garantie permanente d’une sorte d’amour vis-à-vis de ses frères, pour qu’elle paraisse différente dans la forme (et par là atténuée), soit au contraire identique dans la substance (et qu’elle soit acceptée de fait de cette manière). Dès notre première lettre pastorale sur l’orthodoxie, nous avons mis nos prêtres en garde contre cette manière subtile de tolérer les erreurs. Une fois encore, nous sommes au même point.

Du reste, il n’est pas nécessaire de justifier : les faits parlent d’eux-mêmes. Les éloges d’un grand nombre vont à ceux qui savent se rendre agréables aux « éloignés » sans même se rendre compte que, pour être agréable, il faut mentir.

La question du salut des âmes n’est pas une question sentimentale pouvant être posée et résolue en termes émouvants, accommodants et conciliants à tout prix. C’est ici que se tient l’erreur, la question est posée dans les termes de Foi, de pénitence et de renoncement où la posée Jésus-Christ.

 

 

2. – DURES VÉRITÉS POUR L’INTELLIGENCE

 

La sincérité à l’égard des fidèles nous oblige à leur présenter avec une extrême clarté, et en les répétant sans cesse, les dures vérités qu’a enseignées N.S.J.C. et que nous devons porter à tous.

Remarquez bien : avant tout et toujours, clairement.

Jésus-Christ, en effet, a apporté de dures vérités pour l’intelligence. Énumérons les plus saillantes.

Le mystère trinitaire.

Avant même d’en faire la synthèse, comme dans Matthieu 28, Jésus en a parlé sans cesse, car il se réfère sans cesse au Père, à Lui, son Fils, et au moins d’un certain point de vue dans les discours, au Saint-Esprit. Peu importait pour Jésus que le continuel rappel au Père dans les discours des derniers temps ait mis véritablement ses adversaires en fureur. Plus ils s’emportaient, plus il en parlait. Il est étrange que certains ne ressentent pas la signification du drame continuel qui accompagne ces discours !

On pénètre à l’intérieur du mystère de la Trinité par un raffinement de l’intelligence et de ses instruments, sans l’épuiser jamais ; mais on le comprend d’autant mieux qu’on parvient plus à voir que tout le reste de la Révélation chrétienne n’a pas de sens sans le mystère trinitaire.

L’incarnation du Verbe

L’incarnation, avec ce qui l’entoure, est le fait le plus intéressant de toute l’histoire humaine. Laissant les voies ouvertes à la bonne volonté qui entend se soustraire à la terreur des contradictions, cette vérité fait vraiment courber le dos, Jésus-Christ en a fait le motif constant, le point de référence, la pierre de touche pour éprouver la foi de ceux auxquels il voulait faire du bien, pour éprouver la conviction des disciples. Peu importait que cette vérité brisât quelque chose, surtout dans un milieu où toutes les représentations anthropomorphiques de la divinité étaient interdites et où lui, au contraire, il se présente comme « homme ». Jésus n’a pas posé le problème de rendre la vérité « douce » et « acceptable » ; il a pleuré sur Jérusalem, mais il n’a pas retiré ou réduit les termes de la Révélation et il a annoncé comme châtiment le massacre de son peuple et la destruction de la Cité et du Temple.

La rédemption par la Croix

Les Apôtres et les disciples (qui furent les seuls à en entendre parler) se débattaient en écoutant les prophéties sur la Passion qui se succédaient comme pour leur ôter toute tranquillité et les empêcher de se construire un avenir facile. Le drame de la Croix plane sur tout le pèlerinage terrestre du Rédempteur, il en devient le fait caractéristique qui a, comme saint Paul le montre bien dans « l’Epître aux Hébreux », une durée éternelle, aussi par le renouvellement eucharistique.

La « nouvelle naissance »

Jésus en parla clairement à Nicodème (Jean 3, 5-7), qui manifesta peu de compréhension. Sur ce point, la parole de Jésus devient plus explicite et plus grave, en passant par le développement donné à Capharnaüm (Jean VI, 27 ss) pour arriver au discours de la dernière Cène. Comme Nicodème l’a manifesté (lui qui était un esprit plutôt fin, intelligent, intuitif, plus cultivé probablement que les autres disciples), tous ont dû ressentir un certain vertige en entendant parler du mystère de la nouvelle naissance et de la Grâce. Mais le Christ n’a pas hésité à mettre un enjeu considérable et à inviter l’homme à rassembler toutes ses forces en vue d’arriver à poser un acte de Foi. Cet acte fait dépasser l’univers et tout ce que l’univers peut enseigner ou montrer, avant tout vers un « ordre » qui est bien plus grand que l’univers lui-même. Derrière le mystère de la nouvelle naissance, on voit les Sacrements, le Baptème…

L’Eucharistie

Une lecture attentive du discours eucharistique de Capharnaüm, préparée intentionnellement par le miracle de la multiplication des pains, par le discours sur la Foi et sur l’action de la grâce de la part du Père, révèle par ses répétitions l’état d’esprit de ceux qui l’écoutèrent. Ils se débattent vraiment. Ils déclarent nettement que le discours qu’ils ont entendu est dur ; ils s’en vont ; il y a une atmosphère dramatique de secousse, à tel point, - bien sûr, ils n’étaient pas eux-mêmes immunisés contre l’état d’esprit de la foule, - que Jésus pose à ses disciples la question de confiance. In extremis, la profession de Pierre, étonnante et pourtant révélatrice, sauve la situation des disciples qui se sont entendu dire – cette fois – non pas : « Venez », mais « N’allez-vous pas partir, vous aussi ? ». Pour pénétrer un peu plus loin dans ce mystère, la théologie a travaillé un millier d’années !

Le jugement final et la damnation éternelle

Les chapitres de l’Évangile consacrés à cette vérité, en certain sens définitive, sont parmi les plus difficiles et semblent porter en eux la douleur et le froid du destin suprême et contesté des hommes libres et pécheurs. L’image de l’Enfer éternel demeure ferme, immuable et implacable au moment où peuvent cesser l’amour et l’obéissance parfaite et totale des hommes vis-à-vis de Celui qui les a créés et rachetés. Que l’Enfer constitue un mystère, personne ne peut le nier, de même que la vie de Dieu et l’incarnation demeurent aussi un mystère. Mais qu’il soit une limite de grandeur, sans laquelle serait diminuée toute la grandeur subsistante de cette Révélation, personne ne voudra le nier, s’il comprend quelque chose !

L’Église

C’est une société plongée « ab extrinseco » dans l’ordre terrestre ; elle est la condition de tout salut ; de ses droits, elle ne doit rendre grâce à personne, laissant à tous la terrible responsabilité de ne pas les lui reconnaître, elle est faite de choses divines, indéfectibles et d’hommes faillibles et, cependant, elle est l’Église du Christ. S’il y a des « clefs divines » pour ouvrir un trésor mystérieux et un ordre différent, elles sont données à cette Église, et ce qu’elle liera ou déliera sera lié ou délié dans le Ciel. Nous devons dire qu’ici on n’a eu recours à aucune diplomatie humaine, à aucun adoucissement et qu’il n’a pas même été tenu compte du fait que souvent les hommes dorment ou comprennent de travers. La vérité frappe directement ; elle est obligatoire !

Beaucoup pourront trouver à redire sur ce sujet ou sur tel ou tel fait d’hommes, survenu dans l’Église, même à ses plus hauts échelons, et pourront se comporter devant eux comme s’ils étaient bouleversés. Nous sommes tranquilles ; le bouleversement est beaucoup plus grand quand on s’entend dire ce qu’a déclaré Jésus-Christ à propos de l’Église. Car, si le premier bouleversement n’est pas infiniment plus grand que le second, c’est là le signe qu’ils ne lisent pas l’Évangile et qu’ils ne le comprennent pas même en le lisant et en le disséquant. Belle nouveauté que les hommes laissés libres par le Christ se servent de la liberté et même fassent du mal ! Ce qui peut déconcerter c’est le fait que le Christ ait mis dans le cours des temps, entre les mains de tels hommes des choses divines ! La difficulté ne peut venir des hommes avec leur mètre étriqué, mais de Dieu avec son mètre infini. Mais il est Dieu !

Il y eu des hérésiarques pour manifester de l’effroi à propos de la Curie Romaine, instrument pourtant nécessaire à un Homme qui doit être le Vicaire du Christ tout en restant homme, comme si la Curie était la bête de l’Apocalypse ! Personne ne niera qu’un être humain puisse à certains moments ressentir le chaud et le froid, comme cela se produit même pour les métaux. Mais le fait bouleversant est que Jésus-Christ ait donné à Pierre un tel pouvoir et, le munissant d’un charisme et de toute la grâce, l’ait laissé libre de combiner ce qu’il a combiné dans l’atrium du Prince des prêtres, l’ait laissé libre d’avoir peur à certains moments et de sentir le poids de toutes les choses, l’obligeant en tant qu’homme à se servir de tous les instruments dont les hommes doivent se servir pour faire quelque chose. Certes il lui a donné le don des miracles, mais non pour ses commodités.

Sont-ce donc quelques hommes de lettres qui se scandalisent de Dieu ?

Ce n’est pas un jeu convenable pour eux.

Ici, les choses humaines ne peuvent être considérées que d’après une ossature divine. Certes, ceux qui ont servi les puissants plutôt que Jésus-Christ n’ont pas eu le temps, vivant d’une foi facile et endormie, de voir l’ossature divine et d’en tirer plus de soutien que de toute autre raison humaine.

Considérons maintenant le cadre de ces dures vérités.

Jésus savait que, pour adhérer véritablement à la foi, si la grâce était nécessaire, il était nécessaire aussi de respecter l’ordre de la nature, c’est-à-dire les moyens par lesquels les hommes arrivent en raisonnant à des convictions certaines. C’est pourquoi le Sauveur a parlé des exigences préalables de la Foi et les a procurées abondamment, extérieures avant tout (comme le demande la raison humaine) et non seulement pour son temps, mais pour tous les temps (Marc 16, 17 ss.). Jésus a voulu qu’elles soient des démonstrations accessibles et exhaustives, mais qui imposaient la patience, l’effort, le travail, l’étude, l’humilité et souvent la pureté du cœur (Jean 3, 19-21). Il n’a pas accordé l’ « évidence immédiate » des vérités révélées. Entre l’évidence immédiate (qui n’a pas été accordée) et l’effort de la raison pour parvenir à la Foi, le « mérite » de la Foi tient une position moyenne autant que la possibilité de ne pas atteindre la Foi et même de la perdre. Dans ce bref espace de temps se tient le véritable drame pour les hommes, au moins le drame fondamental. Le cheminement rationnel vers la Foi peut être entièrement couvert, mais il faut des instruments de précision sans lois douteuses et sans impuretés infiltrées. Les unes et les autres compromettent la poursuite du chemin et arrêtent généralement le moteur.

Le problème de la Foi consiste à parcourir un chemin, à employer un instrument de précision, à ne pas prétendre qu’une automobile de carton puisse dévorer une côte et, enfin, à insister sur le moteur. Beaucoup ne le font pas et se lamentent à tort. C’est ainsi que Dieu a concilié – pour que nous fussions libres et méritants dans l’acte de foi – notre connaissance toute entourée d’ombre et la lumière de la vérité, notre liberté elle-même et la plénitude de la conviction.

Dans certaines publications, on dirait qu’on a peur de l’Apologétique. Mais c’est Jésus-Christ qui l’a voulue en tant qu’élément de cette rencontre magnifique entre la lumière et les ténèbres, entre la liberté et l’obéissance intellectuelle, entre la Foi (toujours pourtant acte de l’intelligence) et la conscience d’un homme qui, en croyant, sait qu’il demeure raisonnable. La raison pour laquelle on cherche à ne pas parler d’Apologétique tient dans le fait qu’on a déjà glissé, au moins dans une certaine mesure, vers le subjectivisme philosophique, vers le relativisme idéaliste. La porte est ainsi ouverte pour penser, dire et faire ce que l’on veut.

Mais, ceci posé, le Christ a énoncé de dures vérités. Nous disons « dures » pour signifier qu’elles sont au-dessus de la portée de notre intelligence. Il s’agit de vérités que nous pouvons en quelque mesure saisir, mais non comprendre, pénétrer mais non épuiser. L’effort destiné à les soumettre, par un traitement instinctif et sentimental, à un état extra-rationnel, est un effort authentique pour les renier.

Regardons le Christ bien en face : on ne se moque pas de lui.

Pour le dire nettement, Jésus-Christ a accepté :

- d’être répudié par son peuple,

- d’être l’objet de l’ostracisme de son peuple ;

- le déicide,

- la Croix,

cette Croix qu’il a donnée à son Église à porter comme marque devant les peuples jusqu’au jour où elle ne le précédera plus pour le Jugement dernier.

Chercherons-nous donc à rogner ces vérités, pour instaurer un dialogue humain avec ceux qui n’obéissent pas totalement à Dieu ? Nous, qui avons reçu l’ordre de « prêcher sur les toits » (Matt. 10, 27), nous laisserons-nous saisir par une fausse pudeur et, pour ce motif, chercherons-nous à recommander de telles vérités à la culture humaine afin qu’elle les protège, ou bien les confierons-nous aux bouffons d’une littérature extravagante pour qu’ils en soient les accommodateurs désirés ?

Jésus a laissé détruire Jérusalem…

 

3. – LES DURES VÉRITÉS POUR LA FAIBLESSE HUMAINE

 

Ce sont celles qui regardent les mœurs et qui demandent une attitude entièrement digne de fils adoptifs de Dieu.

La vérité la plus dure est une vérité générale. Aucune règle, aucune raison, aucune instance terrestre ne peut prévaloir sur la loi donnée par le Christ ; aucune raison humaine, d’Etat ou de famille ou d’autre origine, ne peut limiter en tout état de cause l’obéissance due à Dieu. Il n’y a pas de place pour une autre loi qui ne serait pas subordonnée à celle du Christ ; il n’y a pas de place pour une conscience morale civile qui serait parallèle et indépendante d’une conscience morale chrétienne. Veuillez méditer sur les textes suivants :

… « Je ne suis pas venu apporter la paix, mais la guerre. Je suis venu mettre la division entre le fils et le père, entre la fille et sa mère, entre la bru et sa belle-mère ; et l’on aura pour ennemis les gens de sa propre maison. Celui qui aime son père ou sa mère plus que moi, n’est pas digne de moi ; celui qui aime son fils plus que moi, n’est pas digne de moi. Celui qui ne prend pas sa croix et ne me suit pas, n’est pas digne de moi. Celui qui tentera de sauver sa vie la perdra ; celui qui l’aura perdue à cause de moi la retrouvera » (Matt.10, 34-39).

… « Si donc la main ou ton pied te fait tomber dans le péché, coupe-les et jette les loin de toi ; mieux vaut entrer dans la vie manchot ou boiteux, que d’avoir deux pieds et deux mains et d’être jeté au feu éternel. Si ton œil te fait tomber dans le péché, arrache-le et jette-le loin de toi, mieux vaut pour toi être borgne et entrer dans la vie, qu’être jeté avec tes deux yeux dans le feu de la géhenne » (Matt. 18, 6-9).

Ces textes ne sont pas qu’un échantillon. Ils sont clairs et révèlent une constante fermeté.

- Une autre vérité dure est aussi une vérité générale. Jésus-Christ demande la perfection, il la demande intérieure, étendue aux plus petits actes de l’homme et à leurs nuances, de telle sorte que nous sommes tous invités à être « parfaits comme le Père qui est dans les Cieux » (Matt. 5, 48), de même que « au jour du jugement les hommes rendront compte de toute vaine parole qu’ils auront proférée » (Matt. 12, 36). Il s’agit d’une vérité qui est au fond de tout le discours sur la Montagne, sans parler de nombreux autres textes néotestamentaires.

- La loi de l’amour est sublime, mais c’est une vérité dure parce qu’elle nourrit l’amour de Dieu par l’observation de Sa propre parole (Matt. 7, 21-23) et c’est pourquoi elle le veut « concret », pourquoi elle le rattache à l’amour du prochain, démontrant clairement que celui qui n’a pas aimé ses frères n’aime pas Dieu (Matt. 25, 50) ; parce qu’elle garantit l’amour du prochain dans la mesure même où nous pouvons nous aimer nous-mêmes et avec la loi invariable et absolue du pardon. Avant d’être poésie et émotion infinie, la charité est une chose incroyablement sérieuse. Quiconque ne pardonne pas ne sera pas pardonné. Il est facile de le dire, mais il est bien plus difficile de le faire, et c’est cependant nécessaire.

Qu’on lise la stupéfiante synthèse que fait saint Paul de la charité dans la 2e Epître aux Corinthiens (chap.13) et on trouvera un témoignage sur tout cela : la charité n’est pas un élément d’usage purement romantique ou décoratif.

Le détachement du cœur vis-à-vis des biens terrestres dont nous sommes nous-mêmes ici-bas les plus proches, se réalise dans l’humilité et la simplicité, qui en sont inséparables, à la base de toute vraie et solide construction morale.

Jésus a dit « Bienheureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est a eux » (Matt. 5, 3). « Ne vous amassez pas des trésors sur la terre, où la rouille et les mites rongent, où les voleurs percent et dérobent. Amassez-vous des trésors dans le ciel où ne rongent ni les mites ni la rouille, où les voleurs ne percent ni ne dérobent… Nul ne peut servir deux maîtres, car ou il haïra l’un et aimera l’autre, ou il s’attachera à l’un et méprisera l’autre. Vous ne pouvez servir Dieu et Mammon… Cherchez d’abord le royaume de Dieu et sa Justice ; et tout cela vous sera donné par surcroît » (Matt. 6, 19-33).

La pénitence, le sacrifice, le renoncement et la Croix, résumés dans la proposition et l’exaltation continuelle de la Croix elle-même, confèrent à la morale évangélique une qualification nécessaire et unique et c’est pour cela « que la porte est étroite et la voie resserrée » (Matt. 7, 14).

Sur ce fond authentique et fort se détachent toutes les autres vertus morales auxquelles les vertus théologales de foi, d’espérance et de charité donnent caractère, qualification et soutien. Personne ne peut douter de la prééminence des vertus théologales dans la Révélation chrétienne.

Nous n’avons parlé que des préceptes et non des conseils évangéliques. Mais même cette précision donnée, on comprend pourquoi la morale chrétienne n’est ni une délectation de l’esprit, ni une construction littéraire ni surtout une chose humainement commode. Avec toute sa puissance, en présentant aux hommes une ascèse difficile et pénible, elle leur fait comprendre qu’ils sont appelés à des choses grandes et éternelles.

Prétendre faire passer la morale chrétienne comme une chose relativement commode est une déformation injurieuse.

Nous devons dire au peuple ce que le Christ nous a chargés de dire et nous ne devons rien atténuer, ni corriger, de la parole de Dieu.

Telle est la sincérité due au peuple fidèle.

Ici aussi, nous cherchons à rester dans le cadre général afin de nous faire bien comprendre et d’éviter l’accusation d’excessive sévérité.

Trois éléments accompagnent la Loi divine ; l’espérance du bonheur éternel, l’action de la grâce, la Providence surnaturelle. Dieu demande l’effort, mais il reste Père pour accompagner d’une manière admirable aussi, pour soutenir et donner les moyens qui alimentent la joie.

Ici encore, on peut et on devrait vérifier toujours ce qui se produit dans le Christ souffrant, notre Sauveur et en même temps « type suprême » de nos vicissitudes terrestres.

Sur la Croix, il a ressenti la douleur dans une mesure que personne n’a jamais, et de loin, approchée. En même temps il a eu la vision béatifique dans Son âme humaine. Ces deux opérations simultanées ont été possibles parce qu’Il eut non seulement la science expérimentale (liée au corps et par là-même restreinte à une seule opération, comme le démontre notre expérience), mais il eut aussi la science infuse et la science béatifique, toutes les deux non limitées par la présence du corps.

Cette coexistence de la paix et de la lutte, de la douleur et de la joie dans le Christ souffrant, est un des aspects les plus intéressants de sa Passion. Mais elle est aussi la révélation de ce qui, toutes proportions gardées et dans un sens simplement analogique, peut se produire dans l’âme de ceux qui le servent. En eux, l’action de la grâce, l’illumination du Saint-Esprit peut arriver à rendre possible en un certain sens la paix intérieure et la joie même avec de grandes douleurs et, ordinairement, chez les véritables serviteurs de Dieu, la vie difficile et souffrante peut se fondre dans une lumière de réconfort et de présence suprême. Alors elle transforme l’arrière-plan et le ton du pèlerinage terrestre.

La morale que nous avons voulu qualifier de « dure » n’est donc ni une tristesse, ni une condamnation, ni une obsession, ni une exagération : elle est seulement l’épreuve de l’amour et la condition de l’élan vers l’Infini, surnaturellement entendu.

Comme auparavant, en parlant des vérités « dures » pour l’intelligence, nous avons fait observer que le Christ a pourvu à une éducation capable de résoudre les problèmes rationnels face à la foi, de même nous devons une seconde fois inviter à voir la parfaite pédagogie divine. En effet, à côté de la foi ferme et puissante, Dieu a mis d’autres choses, il a donné un cadre entier. De telle sorte que ce qui, vu seulement en soi peut être qualifié de « dur », apparaît, vu dans son ensemble, comme lumineux et grand.

Mais personne n’a le droit de rester commodément dans le « cadre » s’il n’accepte pas les « dures » vérités. Luther voulut le cadre et non les « dures » vérités : il lui est arrivé tout ce que le monde sait.

Par conséquent, le « cadre » n’autorise personne à taire les « dures » vérités. Ce serait un manque de sincérité vis-à-vis des fidèles, et ce serait même une tromperie à leur égard.

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4. – LA SITUATION DÉPRIMÉE

 

Alors surgit un problème qu’il faut affronter et résoudre dans l’équilibre, la clarté et la fermeté.

On peut le formuler ainsi : les fidèles sont placés aujourd’hui sous une action incessante, bouleversante quant à l’équilibre, séduisante quant aux biens et aux plaisirs sensibles, même matériels, débilitante quant à toutes leurs réserves spirituelles.

Par suite de la première action, ce qui devrait être paisible et normal tend à leur paraître étrange ; en raison de la seconde, la tentation perpétuelle de la matière agit contre l’esprit avec tous les maux et conséquences naturelles possibles ; en raison de la troisième, on a la véritable usure qui conduit, dans les aptitudes et dans l’action, au péché et à l’usage désordonné tant des biens intérieurs que des biens extérieurs.

Il en résulte un état habituel de difficultés qui se reflète sur la Foi, sur l’observation de la loi de Dieu, sur l’ascèse ordinaire des âmes, sur l’état émotif irrationnel qu’avec intention nous avons voulu nommer « situation déprimée ».

Il est parfaitement inutile de nier une telle situation et de se soustraire par des expédients peu sincères aux problèmes qu’elle pose. Il faut en prendre acte froidement et méditer.

Il serait parfaitement stupide de s’effrayer de cette situation déprimée qui correspond à un tournant particulier de l’Histoire car, dans l’Évangile, Jésus-Christ a parlé sans détour sur ces aventures, sur cette finale, mais il a assuré aussi qu’il serait « tous les jours avec nous jusqu’à la consommation des siècles » (Matt. 28), et que « le Ciel » et la Terre passeront, mais mes paroles ne passeront pas ».

Les époques de plus grandes difficultés deviennent ainsi avec certitude les époques de plus grande grâce et de plus grande gloire, ce qui s’est déjà produit sous des formes diverses, à plusieurs reprises. Jusqu’à maintenant, il s’agit d’une constatation. Mais elle pose le problème, ainsi que nous l’avons dit. Le voici.

Ne devons-nous pas nous adresser à ces gens abattus et parfois abasourdis par le paroxysme, la précipitation et la suggestion modernes, avec une tactique nouvelle qui :

- présente une synthèse de la doctrine en termes de préférence nouveaux et plus généraux, permettant ainsi des interprétations plus élastiques et, par conséquent, moins fortes pour la faiblesse humaine ;

- estompe certains aspects plus difficiles et moins sympathiques à des états d’âme artificiels ;

- fasse le silence sur des vérités qui, à quelque titre, peuvent sembler plus dures et moins assimilables ;

- opère la révision du patrimoine doctrinal et historique, accusant les théologiens d’affirmations qui pourraient sembler trop précises ou trop embarrassantes et cela, pour les avoir, eux, introduites arbitrairement dans le patrimoine commun, parvenant donc à une plus grande simplification ?

A cette grave question, il faut apporter une réponse sérieuse. Pour la donner, nous avons établi des préliminaires que le bienveillant lecteur fera probablement bien de relire maintenant.

Cependant, avant de répondre, il faut aussi présenter quelques considérations restreignant le champ de la réponse et l’empêchant d’apparaître équivoque et superficielle.

Dans la présentation d’une proposition quelconque et, par conséquent dans la catéchèse, rien n’interdit de s’en tenir :

- à une progression dans les choses et dans le temps ;

- à une exigence de « traduction », en vertu de laquelle les choses à dire, sans altération, soient présentées sous la forme convenant le mieux à un esprit littéraire, à un cycle culturel, à des situations psychologiques particulières, se transformant peu a peu ;

- à un « ordre » disposé avec l’intention d’atteindre un but honnête et déterminé.

On ne peut raisonnablement discuter sur ce point, car il s’agit de règles élémentaires de méthode, valables toujours et partout, suivant les circonstances où on les applique.

C’est pour ce motif que demeure très louable la règle consistant à user en temps opportun de la langue littéraire, du langage psychologiquement actif, de l’attitude correspondant avec sagesse aux exigences du temps où l’on vit.

Abordons maintenant la réponse aux questions posées.

Elle est et doit être pleinement négative. Il ne peut y avoir sur ce point aucune hésitation, car elle serait coupable. Examinons la réponse point par point.

Sur la première question :

Les termes intentionnellement nouveaux (parce que en tant que tels, ils peuvent être compris différemment des vérités exposées), ou intentionnellement généraux, les interprétations élastiques (afin de pouvoir admettre des positions déformées) sont toujours intentionnellement, et au moins en puissance, autant d’outrages à la vérité de Dieu. Bien plus : ils sont la preuve que l’on a honte de ce qu’a dit et fait Jésus-Christ, une tentative irrationnelle pour corriger Dieu Lui-même.

On peut employer quelques expressions et tenir quelques propos généraux, quand on n’a pas l’intention de « diluer » la vérité, mais que l’on veut, par tactique, arriver à la présenter dans sa totalité, et telle qu’elle est en elle-même, en prenant les précautions nécessaires afin de ne pas dévaluer cette vérité avant de l’avoir proclamée.

Sur la deuxième question :

Estomper les parties les plus difficiles et les moins sympathiques à certains états d’esprit tend tôt ou tard à trahir la vérité. Si la nuance n’est qu’affaire de tactique prudente et consiste à dire les choses partiellement ou successivement, on pourra l’employer comme « méthode » afin d’arriver à la plénitude de la proposition.

Sur la troisième question :

Le silence sur une vérité quelconque nous mettrait aussitôt en opposition à l’Évangile. « Enseignez-leur à observer tout ce que je vous ai commandé… » (Matt. 28, 20). Le silence momentané peut être question de tactique et de degrés. Le silence intentionnel n’est que déformation du message évangélique.

Sur la quatrième question :

Au sujet de la révision du patrimoine doctrinal et historique, la réponse a déjà été donnée par anticipation dans le premier chapitre de cette lettre. Il n’y a rien à réviser.

 

En effet, les opinions personnelles des théologiens valent autant qu’eux, ou bien autant que les arguments produits, et personne n’a jamais été obligé de suivre l’opinion personnelle d’un théologien aussi longtemps que cette opinion est demeurée personnelle.

 

« Credo Deo Revelanti et non theologo opinanti! »

 

Donc, sous cet aspect, pas de « révision », mais une science suffisante pour s’apercevoir qu’il s’agit d’opinions personnelles discutables et en aucune façon certaines et définitives. Ceci dit, il est aussi juste d’affirmer que ce travail d’opinions constitue le milieu des « hypothèses de travail », au moyen desquelles on fait progresser la science théologique, pour que l’intelligence de la vérité divine soit toujours plus grande, plus féconde, plus utile en toutes circonstances et plus capable de produire une plus grande admiration à l’égard de la sagesse éternelle qui s’y manifeste.

 

Il arrive parfois qu’une proposition passe du niveau des opinions personnelles à celui de l’opinion commune, qui met en cause le Magistère infaillible de l’Église, ou au niveau du Magistère lui-même. Celui-ci n’est pas seulement solennel, mais ordinaire, même quotidien. C’est pourquoi Nous nous sommes empressé de parler de l’Église et du Magistère « vivants ».

 

Donc, ici également, il n’y a rien à corriger.

 

Le concept impliquant ici l’idée d’une révision repose sur cette fausse idée que le Magistère de l’Église n’est qu’un Magistère solennel, qu’il n’existe pas de vrai Magistère ordinaire, qu’il soit nécessaire de brûler tout le traité « des lieux théologiques », que l’Église est un musée de choses divines et non un organisme vivant à tous les titres et suivant tous ses effets. Toutes ces idées mènent directement hors de l’orthodoxie.

 

La conclusion est évidente et doit venir, appuyée comme elle l’est sur un motif de fidélité à l’Évangile, avant toute autre considération contingente : nous devons donner aux fidèles la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, comme elle est dans le mandat divin, et nous devons la donner avec toute la clarté et la fermeté avec lesquelles Jésus-Christ l’a donnée, nous sacrifiant pour trouver les moyens les mieux adaptés, mais jamais en passant sous silence, ou en réduisant, ou en plaçant sous une lumière différente le contenu de la Révélation. Nous devons la donner, enfin, avec cette richesse juste et contrôlée qu’elle a su tirer d’elle-même au cours des siècles.

 

Nous avons déploré qu’on ait parfois rayé des sermons des Exercices celui qui concerne le péché, parce qu’on a considéré la question du péché comme une question de pathologie et de psychanalyse ; celui qui concerne l’Enfer éternel, en tant qu’inconciliable avec la mentalité moderne. Cela ne s’est pas produit, à notre connaissance, dans notre diocèse, mais ailleurs, et il est préférable que cela soit survenu en dehors du diocèse. Les raisons ne manquent pas pour démontrer que les motifs allégués n’existent pas, mais une seule pourtant suffit : la condamnation du Christ.

 

Du reste, aucune époque n’a éprouvé autant de craintes que la nôtre, et la véritable raison pour laquelle on ne veut pas parler de l’Enfer, c’est qu’on le sent assez proche.

 

Face à une « situation déprimée », qui était celle de Son peuple même, vrai cauchemar de passions et de sectes, séduit par la situation politique et économique, Jésus-Christ n’a rien masqué et il a choisi, face à l’attitude négative, les solutions extrêmes : pour lui, la Croix ; pour le peuple juif, la rigueur de la justice.

 

Quiconque va au devant de la « situation déprimée » pour transiger ou passer la vérité sous silence, n’est donc pas dans la ligne de la vérité. En face de telles situations on doit agir différemment, comme Lui : on va vers la Croix ! Que personne ne s’épouvante : il ne sera pas question de l’échafaud, mais de plus grands sacrifices de notre part, mais non du côté de la vérité.

 

Du reste : serait-il vrai que le peuple désire que nous apportions des adoucissements ou des réductions, que nous fassions le silence sur telle ou telle vérité, que nous cherchions à réduire les marges de la loi de Dieu ?

 

Nous nions que le peuple veuille tout cela !

 

En effet, qu’est-ce que le peuple ?

 

La réponse est difficile, car les manifestations qui le révèlent sont hétérogènes et, pour dire : « Le peuple veut ou dit cela », il faut choisir une ligne moyenne, c.à.d. les moments où ne parlent pas en lui la passion, les mots d’ordre, la sotte imitation, l’aventure légère, l’infatuation vaniteuse et présomptueuse, mais seulement l’humanité toute simple, pénétrée du sérieux des choses et de la profondeur de la douleur. Pour s’informer dans une question comme celle-là, on ne peut s’adresser à des cercles restreints et intellectuels, à des gens intéressés, pas même peut-être à des enquêtes et des statistiques. Le « moment » où l’on peut saisir le peuple tel qu’il est ne peut venir que de la « casuistique » patiente et continue. C’est pourquoi la question est difficile, exige patience et prudence, habileté et indépendance à l’égard des modes et de attitudes.

 

C’est « moments » sont souvent sur des pentes opposées. Observez les voleurs : quand ils sont en veine et en possibilité de voler (stade actif), ils déclarent : « Il n’est pas vrai le septième commandement : ne pas voler. » Mais quand ils sont en état de faiblesse (situation passive) et sur le point d’être volés eux-mêmes, ils déclarent : « septièmement ne pas voler ». Ce sont les divers « moments » ; dans le premier instant, on ne peut les écouter ; dans le second, si. Nous avons dû à plusieurs reprises nous occuper de questions morales sérieuses et nous avons vu des parents exaspérés par la situation pénible et coupable d’une fille ; nous avons dans l’esprit des cas où nous aurions pu faire observer à ces parents : « Vous avez donc changé d’avis ; avant, vous disiez que tout était permis ; maintenant que vous êtes frappés (situation passive), vous dites le contraire ». A un moment ils parlaient mal, à un autre, ils parlaient bien. S’il survenait un danger commun, grave, terrible, imminent, peut-être fermerait-on beaucoup de lieux de plaisir sans contrôle, et les églises se rempliraient-elles le dimanche, et même les autres jours. Le fait s’est déjà produit tant de fois. Les moments sont si divers…

 

Naturellement, si je vais choisir les moments où parlent le cercle restreint, la passion, la suggestion, la peur, je ne saurai probablement jamais ce que veut ou pense vraiment le peuple.

 

Nous savons tous parfaitement qu’en présence d’hommes servant véritablement Dieu et leurs frères, dans l’humilité et le renoncement, le peuple n’a jamais rien à objecter. Il y a des moments divers. … Tantôt, c’est le peuple, tantôt, c’est une foule, une passion hurlante, un plaisir qui séduit…

 

Je rencontre plus facilement le peuple à un enterrement qu’à un mariage, davantage dans l’humble maison réglée selon un ordre plein de sagesse qu’au café.

 

Car, peuple et opinion publique – au sens moderne – ne coïncident pas toujours, peut-être même rarement.

 

Donc, soyez prudents en disant : « peuple exige, le peuple veut… ».

 

Placez-vous, au Jeudi-Saint, devant le Prétoire de Pilate, et voyez, en écoutant cette foule réclamer « crucifigatur », quel effet vous fait cette manière de parler : le peuple veut…

 

Attention, car ici on se trompe facilement.

 

Un jour, au cours de la visite pastorale, un curé nous déclara : « Ici, le peuple ne veut pas entendre parler d’Action Catholique ». Sur le moment, nous avons gardé le silence. Revenu quelques années plus tard au même endroit, et observant une construction qui était en train de s’élever sur le terrain de l’église, nous avons demandé : « Qu’est-ce que cela ? ». Réponse : « La maison des Associations ; le peuple la fait lui-même. » En effet, ils n’avaient rien demandé a la Curie.

 

Reprenons maintenant le fil de notre discours. Que veut le peuple ?

 

- Il veut que nous nous montrions avec notre visage.

 

Et par là – avec une précision impressionnante, qui témoigne de ce qu’ont laissé filtrer des siècles de catéchisme – il entend le visage de l’Évangile.

 

Il ne veut pas entendre parler de maquillages et, pire encore, de chirurgie plastique. On maudira, on contredira, on insultera parfois, mais, si l’on voit que nous baissons le ton par crainte de la peur, on fera pire : on nous méprisera !

 

Le rachitisme est objet de pitié, ce n’est jamais un stimulant d’avant-garde et un signe de puissance. Tout le monde comprend cela, même les ignorants.

 

- Il recherche les courageux.

 

Il les distingue parmi ceux qui savent s’élever au-dessus de leurs propres intérêts et affrontent ainsi librement les risques. Il n’admire pas les soldats qui vont à l’assaut après que l’intervention de l’artillerie a tué tous les ennemis. Il a encore assez d’humanité pour comprendre le courage de celui qui saute sur l’obstacle et, là où un devoir l’appelle, offre sa poitrine à l’adversaire.

 

Nous nous souvenons, tout de suite après la dernière guerre, de contrées où une situation spirituelle pénible fut changée par l’acte courageux d’un prêtre. Cela nous est arrivé à nous-même. Au cours d’une conversation religieuse en toute liberté avec un groupe de personnes très cultivées et n’appartenant pas à des groupements catholiques, quelqu’un voulut faire de l’esprit en nous faisant aborder le thème de l’Enfer et du Diable. La discussion fut acceptée.

 

Or, cette nuit-là, nul de ces braves gens ne put dormir. Le fait se répéta plusieurs fois et il a ôté pour nous toute crédibilité à cette affirmation que de nos jours il n’est pas sérieux de parler de l’Enfer. Mais plus profonde reste la conviction que, en général, pour celui qui n’aime pas sincèrement et concrètement Dieu, le courage fait défaut pour regarder l’abîme de Sa vérité ; le courage, mais non le désir.

 

- Il veut sentir notre conviction

 

Chacun sait que la conviction, au point de vue apostolique, est la qualité essentielle de la prédication. Quand elle est vivante, elle est capable généralement de faire pardonner d’autres défauts. Les gens méprisent la rhétorique, car elle est le signe le plus certain du manque de conviction, ou d’une conviction sans chaleur.

 

- Il veut entendre la parole du Christ et ne prétend pas que cette parole soit faite sur mesure. Il préfère se savoir pécheur plutôt que d’être traité comme un faible à qui on ne peut dire la vérité.

 

Alors même que ces raisons et d’autres encore n’existeraient pas le devoir absolu d’annoncer le Christ tel qu’il est, de scandaliser par le mystère de la Croix, d’irriter par la vérité de l’amour et de la miséricorde divine, d’exciter des réactions par le mystère de la Trinité et celui de l’Enfer, de provoquer aussi des railleries par le dogme de la sainte Eucharistie, ne serait pas modifié.

 

Depuis trente ans, Nous travaillons à catéchiser, surtout des personnes éloignées de l’Église. Nous avons approché et nous approchons des gens de toutes classes, surtout les plus difficiles : des incroyants, des endormis, des gens très cultivés. Nous estimons qu’un ministère de plus de trente années nous donne le droit d’apporter notre témoignage. Eh bien ! le voici : le fait d’avoir toujours dit avec une clarté absolue toute la vérité, et la vérité la plus dure, sans beaucoup d’enjolivements, Nous fait constater que c’était ce que l’on attendait et ce qui Nous a permis de remercier humblement la divine bonté. Derrière les apparences les plus décourageantes, Nous avons rencontré tôt ou tard faim et soif de la vérité totale, du dogme, de sa profondeur, de ses aspects solennels et absolus. Si Nous avons rencontré des difficultés, sans gravité d’ailleurs, elles se sont produites avec des personnes ayant la Foi, mais intellectuellement mal orientées.

 

Il existe une littérature qui insinue des affirmations contraires à celles qui sont exprimées ici. Aussi avons-nous décidé d’écrire à Notre clergé : gardez-vous en bien, croyez au Christ et non à des gens dont, faute d’avoir obéi au Pape, aux évêques, au sens véritable de la tradition chrétienne et des saints, on a vu fuir les âmes, on a constaté les vides terribles et qui n’ont eu ni l’honnêteté, ni l’humilité ni, en définitive, l’intelligence de comprendre que le tourment des âmes n’était pas le fruit de la vérité absolue. Ils ont cru, au contraire, qu’il était le fruit d’une méprise de Dieu et tentent misérablement de corriger cette erreur absurde. Méthode vacillante et équivoque qui a engendré des chrétiens contestant à Jésus-Christ le fait d’être vraiment Roi des rois et Seigneur des seigneurs, lui recommandant de se faire suffisamment moderne, populaire et démocrate. Leur foi incertaine, - il ne s’agit pas d’autre chose, - a permis à de soi-disants chrétiens d’affirmer l’existence de deux vérités, de deux consciences et de deux ordres, l’un chrétien, l’autre anodin, parfaitement parallèles et compatibles bien qu’intrinsèquement contradictoires. On lit de telles choses même aujourd’hui, à l’heure où Nous écrivons, l’âme remplie de chagrin, faisant appel à l’antique courage, à l’intégrité des temps meilleurs, à l’entière sujétion vis-à-vis du Pontife Romain et de l’Église.

 

 

5. LE SCANDALE DE L’INCARNATION

 

 

Le thème est le suivant : le Verbe de Dieu s’est fait homme. L’humanité entière de Jésus-Christ a été accueillie et soutenue dans une union substantielle (hypostatique) par la divine Personne du Fils éternel du Père.

 

Dans le Christ, il y a Dieu et l’homme, la divinité toute parfaite et l’humanité matérielle même avec ses limites et ses caractéristiques obligatoires. L’humanité est accueillie.

 

Ce point a scandalisé beaucoup d’hérésiarques de l’antiquité. Ils ont eu tort, parce qu’ils ont posé à Dieu des limites qui n’auraient vraiment convenu qu’à eux-mêmes.

 

Mais sous une autre forme, il scandalise aussi beaucoup de modernes, en aucune façon considérés comme hérésiarques et n’ayant pas conscience de l’être.

 

Voici comment survient le scandale que nous avons appelé, en définitive, le « scandale de l’Incarnation ».

 

Le binome des éléments divins-humains dans le Christ – dans l’Incarnation la règle suprême, le type et la loi pour tout le reste de la Révélation et de la constitution de l’Église. Partout, on retrouve les deux éléments, divin et humain, dans l’Église, dans les sacrements, dans le Sacrifice, etc…

 

Ainsi partout, comme en Jésus-Christ, il y a une « humanité » complète, il y a élément matériel. De même qu’en Jésus-Christ homme il y eut faim, soif, sommeil, lassitude, défaillance, mort, de même le rythme de cette humanité, parfait et harmonieux entre les lumières et les ombres, se détend et s’estompe dans le reste.

 

Comme l’on doit accepter l’humanité de Jésus-Christ, on doit accepter l’humanité du reste. La rejeter dans le reste, c’est arriver à rejeter la logique divine de l’Incarnation. On peut éprouver de la peine en pensant que Jésus s’est endormi dans la barque et on peut l’éprouver parce que cela paraît tout d’abord une diminution de sa dignité. Mais c’est ainsi ; je dois l’accepter et je dois comprendre aussi par ricochet, si je n’y parviens pas directement, qu’il n’y a aucun abaissement dans la dignité, mais seulement révélation émouvante de l’amour.

 

Pour le même motif je dois accepter que dans l’Église, à la fois humaine et divine, également selon le même rythme analogique, l’un soit endormi, l’autre accablé de fatigues, l’autre meurt, l’autre présente des signes de blessures ou de défiguration qui voisinent avec la mort. Je dois accepter que les instruments humains utilisés dans l’œuvre d’évangélisation à tout instant aient tous les caractères des choses humaines, sujettes à la chaleur, au froid, à l’infection, à la paralysie. Je n’ai pas le droit d’exiger qu’il en soit différemment, même si nous avons le devoir d’agir en sens contraire.

 

Il ne s’agit, en effet, que d’accepter la logique de l’Incarnation, qui nous impose d’accepter l’humanité dans le Christ et dans tout le reste, avec les conséquences qu’elle a eues pour le Christ, et les conséquences analogiques et différentes qu’elle eut pour le reste.

 

Si l’on n’accepte pas cela, on n’accepte pas la logique du Christ Dieu et homme, on dédaigne l’humanité, on entre dans la vanité luciférienne des choses parfaites, comme si nous étions, nous, parfaits et comme si les vicissitudes de ce monde pouvaient l’être. Peut-être conservera-t-on du respect pour le Christ ; mais quel est ce respect qui, s’il était intelligemment compris, devrait hypocritement aboutir à le renier ?

 

Quiconque observe l’histoire avec attention s’apercevra que la Gnose a considéré l’Incarnation comme un scandale à cause de la présence de l’humanité et de la matière en Jésus-Christ. La Gnose, cette Gnose, a ressurgi tant de fois de manières différentes. Au moyen-âge, elle a tenté de bouleverser la philosophie en y inspirant le scandale de l’usage des sens, c’est-à-dire de la connaissance sensible et de l’évidence immédiate à travers les sens, pour la pousser à partir, dans ses élucubrations, d’une altitude plus élevée que la Terre. Un des grands mérites de saint Thomas d’Aquin est d’avoir barré la route, en un certain sens pour toujours, à cette infiltration gnostique. Il débute presque toujours ainsi : « Apparet et sensu constat… ». Le jansénisme lui-même, parmi tous ses méfaits, se vente d’avoir insinué que l’humanité ne se rapproche des choses divines qu’avec malaise. Nous nous trouvons aujourd’hui dans une situation analogue : on s’irrite que l’Église soit humaine aussi, que Dieu ait laissé en elle le jeu de la liberté et, par conséquent, des passions humaines… On déchire ses vêtements, on se sent couvert de honte et, depuis que les communistes ont mis l’autocritique à la mode, on s’y réfugie, rejetant toutes les fautes sur l’Église, les autorités, les prêtres et les catholiques ; et on croit être sincère et généreux, alors que c’est seulement faire preuve d’un jugement erroné.

 

Il faut accepter que l’Église soit aussi humaine, comme il faut accepter que Jésus-Christ soit homme. Mais, de même qu’il n’est pas permis de se scandaliser de l’humanité du Christ, il n’est pas permis de se scandaliser de l’humanité de l’Église et le moment est venu d’en finir avec toute la pathologie masochiste de quelques catholiques qui rivalisent à qui dira le plus de mal de l’Église, œuvre du Christ, instrument nécessaire du salut.

 

Il n’est ni sérieux, ni catholique, ni juste d’employer de propos délibéré du temps, des ressources et du talent pour illustrer tous les péchés de l’humanité de l’Église, alors que cela ne sert qu’à grossir le chœur vociférant des incrédules et des laïcistes, et à affaiblir les possibilités de l’Église pour le salut des âmes.

 

Une telle tendance ne peut s’expliquer que par l’intention, au moins inconsciente, de ruiner une autorité, barrière de vérités et de lois, dans le but d’obtenir, nous ne diront pas une liberté, mais une licence que Jésus n’a jamais admise.

 

C’est ici que la nouvelle Gnose démasque ses batteries, et c’est le seul point où elle devient sincère. Elle accueille l’instinct corrupteur de la dépravation mondaine et veut aller jusqu’à la dissolution de l’Autorité. L’humanité de l’Église, la scorie humaine issue de son aspect humain, ne servent que de prétexte. Elle ne sont assumées que comme fondement d’une duplicité car, en général, l’action destinée à saper l’ « autorité » s’accompagne de la recherche du « pouvoir ». Elle ne révèle que trop tardivement son caractère, parce qu’elle ne comprend pas qu’au concept d’autorité elle ne substitue qu’une seule chose : la violence. C’est pourquoi nous avons utilisé, par opposition, le mot « pouvoir ».

 

La nouvelle Gnose a fait son entrée dans la culture et dans l’histoire. Elle se plaît à supprimer des saints, et elle est heureuse quand elle peut écrire un ouvrage où elle croit pouvoir démontrer qu’un saint n’est pas digne de l’estime dont il jouissait auparavant, ou bien montrer qu’un grand Pape était plus ou moins un souverain ambitieux du pouvoir, ou que la piété de certaines populations n’est que superstition et stupidité. Elle se plaît à détruire et elle se place plutôt parmi les disciples de Sartre que parmi les fidèles du Christ.

 

 

6. – L’ASCÉSE DES FIDÉLES

 

 

Nous devons toujours proposer aux fidèles la voie de la sainteté. Nous devons les y appeler sans réticences.

 

Ce devoir relève de notre sincérité à leur égard, parce que le mandat que nous avons reçu du Christ est tel, et non différent. Si nous le mettons sous boisseau, nous ne sommes plus vraiment fidèles au Sauveur, ni sincères à l’égard des âmes qui nous sont confiées.

 

C’est pour ce motif que nous vous avons adressé en 1958 une lettre pastorale sous le titre : « L’engagement ascétique de la Paroisse ».

 

Il n’y a aucun doute que, pour inviter sans cesse les fidèles à s’élever vers une vie moralement et surnaturellement plus parfaite, il convient d’être dans une situation qui ne nous place pas dans le ridicule, c’est-à-dire qu’elle doit être cohérente. Il s’agit d’un devoir précis. Il est évident que nous devons tout demander et inculquer le mépris des compromis.

 

Pour accomplir sans cesse et de manière cohérente notre obligation d’inculquer à nos fidèles le devoir de « l’ascèse envers Dieu », nous devons avec force exclure de notre vie toute ombre, même la plus légère de mondanité.

 

Si nous manifestons les défauts propres aux hommes spirituellement incolores, ou détournés, ou dépravés, nous n’atteindrons jamais notre but. Ce point est fondamental et nous ne cesserons de le répéter. Partager les appétits communs, les amusements, les plaisirs communs même s’ils ne sont pas déshonnêtes, les mollesse communes, c’est enlever à notre mission son caractère viril.

 

Une rencontre sur le terrain des défauts et du comportement mondain n’a jamais servi et ne peut servir qu’au mal. Il n’existe des hommes de foi qui, par bonheur vont chercher aujourd’hui ceux qui sont « éloignés », là où ils se trouvent, insouciants et de mœurs faciles, mais ils savent que, pour cette raison même, leur vie doit être singulièrement austère.

 

Nous voudrions enfin que l’on considérât qu’au point où nous sommes arrivés dans la lutte entre l’esprit et la matière, seule une guerre totale de l’esprit pourra l’emporter. La « guerre totale » est celle même qu’ont livrée les Apôtres : former des chrétiens capables d’aller jusqu’au martyre, et resserrer de plus en plus le réseau des âmes qui vivent d’une vie chrétienne avec tous ses effets et ses conséquences. Donnons tout à tous, mais donnons l’attention première et suprême aux ferments capables de multiplier la vie. Donner tout à tout le monde finira par modifier l’aspect extérieur des choses, donner avant tout aux âmes spécialement choisies et aux groupes donnant des preuves de plus de solidité et de courage, facilitera la fermentation chrétienne de la masse.

 

Ainsi, tous ne reçoivent pas de la même manière.

 

Donc, ni dans notre enseignement, ni par notre silence, ni par compromis, nous ne pouvons admettre :

 

- qu’il y ait deux consciences, une privée et une publique ;

 

- qu’il y ait deux morales, une pour soi et une pour les autres ;

 

- qu’on admette le genre de vie auquel ne peut absolument pas résister l’organisation divine de la famille, de l’amour qui l’engendre, de la résistance au péché ;

 

- qu’on accepte, comme si la faiblesse humaine avait disparu, n’importe quelle forme d’expérience dans le plaisir ;

 

- que l’on perde son temps ;

 

- que l’on ne sanctifie pas pleinement les fêtes et que l’on ne donne pas au Seigneur la première part en toutes choses.

 

Celui qui voudra suivra, celui qui refusera ne suivra pas ; mais de cette manière, nous aurons accompli notre devoir et nous aurons sauvé au moins la distinction nette et évidente entre le bien et le mal, entre la vertu et le péché.

 

 

CONCLUSION

 

 

Résumons-nous maintenant : il existe des négations qui attaquent directement l’orthodoxie. Il existe des comportements d’ensemble dont il serait difficile de prouver dans un procès qu’ils renferment l’hérésie ou la révolte contre la légitime autorité de l’Église, mais qui en réalité sont identiques à ceux qui formellement sortent de l’hérésie.

 

A leur manière certes, mais sans aucun doute, ils sont nuisibles à l’orthodoxie.

 

Nous avons voulu appeler l’attention sur des attitudes qui concernent notre devoir vis-à-vis des fidèles « ut fidelis quis inveniatur » (I Cor. 4, 2), afin de prouver que de telles attitudes « en fait » ne sauvent pas l’orthodoxie et finissent peu à peu par inoculer inconsciemment les erreurs et les hérésies formelles.

 

Le chemin du mal peut être double : il peut aller de l’intelligence aux actes à l’intelligence. Il ne suffit pas de se garder seulement du premier.

 

 

IV

 

L’Église et la vie publique

 

 

Nous pénétrons sur un terrain délicat, où l’orthodoxie « de fait », - celle-là au moins -, peut facilement tomber.

 

Nous voulons seulement que nos prêtres aient à ce sujet quelques principes très clairs, afin qu’il ne leur arrive pas de devenir, même de bonne foi, les adversaires tant dans l’ordre intellectuel que dans la pratique, de l’orthodoxie catholique.

 

De tout ce que nous allons dire, nous avons exposé les prémisses dans le premier chapitre de Notre lettre.

 

Nous n’entendons pas non plus nous aventure ici sur la question du rôle historique de l’Église, sujet bien connu et évident. Nous voulons seulement rappeler les principes sains et vigoureux qui règlent les rapports entre l’Église et ceux de ses fils qui entrent dans la vie publique, qu’ils soient ou non les représentants qualifiés des catholiques.

 

1.– LA SOCIÉTÉ CIVILE

ET CEUX QUI LA REPRÉSENTENT

NE PEUVENT ÊTRE AGNOSTIQUES

 

 

Pour les catholiques, il n’existe qu’un ordre unique, une seule conscience, comme Dieu est unique. Un catholique ne peut ignorer qu’il ne lui est jamais permis de supposer que Dieu, que Jésus-Christ n’existent pas, pour cette raison que les motifs objectifs sont permanents et valent autant pour les individus que pour les communautés. Et les raisons de la certitude de l’existence de Dieu sont objectives.

 

Par conséquent, le respect de la Loi divine naturelle ou révélée précède de la Loi divine naturelle ou révélée précède pour un catholique toute autre considération, l’oriente et même la limite. C’est pour lui que Pierre a déclaré : « Jugez vous-mêmes s’il est juste devant Dieu de vous obéir plutôt qu’à Dieu » (Actes 4, 19). C’est sur lui que retombe, précis et inéluctable, l’avertissement de Jésus-Christ : « Qui m’aura rendu témoignage devant les hommes, je serai son témoin devant mon père qui est dans les cieux. Mais qui m’aura renié devant les hommes, moi aussi je le renierai devant mon Père qui est dans les cieux ». (Matt. 10, 32)

 

Ce qui signifie que, pour un catholique, aucune question ne peut être examinée indépendamment de la morale et de la vérité divine. Pour conserver cette position unique et indiscutable, il doit affronter toutes les difficultés et accepter toutes les situations.

 

Bien entendu, celui qui n’est pas catholique ou qui, bien que catholique, n’a pas de sentiments et d’idée dignes de la Foi dans laquelle il est né et a été baptisé, rejettera parfois ces affirmations, acceptant au contraire des propositions laïcistes exactement opposées. Mais il agira ainsi par une déformation subjective. L’objectivité des choses ne peut changer : Dieu existe, il a créé, il est le Seigneur, souverain législateur, toute chose doit être soumise à Sa volonté au Ciel et sur la terre. Il restera, pour ceux qui contestent la domination de Dieu sur les affaires publiques, à voir si, et comment, ils sont responsables de leur erreur et, éventuellement, de leur faute objective. « Singuli videant ». Restera aussi le problème des collectivités acceptant une telle façon de penser outrageante pour la divine Présence et la Providence divine ; quand il s’agit de collectivités, la question des responsabilités devient difficile à déchiffrer en raison de la multiplicité des facteurs qui s’y trouvent impliqués. Nous n’avons pas à nous en préoccuper ici.

 

Si l’on ne peut jamais admettre, chez un catholique une idée agnostique dans la vie civile, et d’autant moins une attitude d’agnosticisme, cela signifie que l’on ne peut accepter :

 

a) la conception d’une conscience civile parfaitement distincte et indépendante ou parallèle à une conscience morale. Par conséquent, il ne sera pas admissible de faire au nom de la première ce qui serait condamné par la seconde. Cela ne signifie pas qu’on doive exclure le critère de la supériorité du bien commun, parce qu’une telle supériorité du bien commun par rapport au bien privé est parfaitement acceptée par la loi morale, dans ses justes limites. Nul par conséquent ne peut accuser un catholique agissant toujours selon la loi morale de devenir insensible en face des exigences du bien commun ;

 

b) le principe du machiavélisme dans le gouvernement de la chose publique. En effet, il permet aux gouvernants le mensonge, la fourberie et même la tyrannie, instruments jugés nécessaires pour gouverner les hommes et pour obtenir en conséquence un bien commun. Ce principe est appelé improprement « raison d’État ».

 

Le principe du machiavélisme est immoral ; où l’on considère qu’il y a de la fourberie, se révèle toujours de la faiblesse : il repose sur le pessimisme. En effet, il part de ce présuppose que les hommes sont si stupides et si prédisposées au mal qu’ils ne peuvent être gouvernés si ce n’est en employant vis-à-vis d’eux la fausseté, la fourberie et la tyrannie.

 

Personne ne niera, ses mérites littéraires mis à part, que Machiavel n’ait donné l’interprétation la plus raffinée de la capacité d’imposture et de fourberie et que, s’il faut lui reconnaître la maîtrise dans le raffinement, il n’en est pas de même pour la grandeur.

 

Le principe du machiavélisme est le remède des faibles.

 

Pour certains, il devient acceptable lorsqu’ils ont réussi à trouver, en forçant plus ou moins, une certaine tranquillité au sujet de l’erreur ci-dessus dénoncée et, par conséquent, après avoir réussi à croire à l’existence d’une conscience civile indépendante de la conscience morale.

 

Dans ces conditions, rien de plus n’est utile pour devenir parfaitement machiavélique.

 

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2.– LE STYLE PROPRE DU CATHOLIQUE

DANS LA VIE PUBLIQUE

 

 

 

Par conséquent, le catholique sait que dans la vie publique, il doit avoir un « style » qui le distingue tant par le courage de ses convictions en privé et en public, que par la moralité de sa conduite dans les questions personnelles ou d’intérêt commun.

 

Il peut se produire dans la vie publique des situations difficiles. Elles n’autorisent pas à agir contre la conscience morale. Ainsi se présentent des cas où l’on doit la subir, même en ayant usé de toutes ses possibilités personnelles, et l’on devra rappeler alors que la victime en tant que telle n’est pas coupable ; des cas où le choix se présente entre le plus grand et le moindre mal, tout en demeurant ferme sur l’observation des lois morales sur la collaboration et le principe du double effet ; des cas où l’on doit tenir compte du droit et de la liberté des autres, tout en maintenant avec fermeté que le droit et la liberté des autres ne peuvent jamais exiger d’actes inconciliables avec la loi de Dieu.

 

L’impossibilité pour un catholique (et aussi pour tout homme se plaçant sur le terrain de la vérité naturelle) d’admettre une conception agnostique de l’Etat et de la vie publique marque aussi les limites d’application du principe démocratique. La démocratie se tient au-dessous et non au-dessus de la loi de Dieu, comme toutes les formes possibles de la vie des hommes en commun. Dans celle-ci, seul ce que Dieu a laissé à la libre responsabilité des individus et des collectivités peut faire l’objet d’une décision démocratique, mais rien d’autre.

 

C’est une erreur (et l’on revient à ce qui a été déjà dit au sujet de la conscience civile entièrement indépendante) de croire que n’importe quel objet soit ouvert à la libre disposition de la démocratie. C’est non seulement une erreur, mais un péril pour la démocratie elle-même, car il n’existe pas, - pour tuer les expériences humaines, - de maladies plus mortelles que leurs propres exagérations.

 

La fausseté du principe agnostique et l’affirmation du principe opposé ont une conséquence importante pour le catholique qui entre dans la vie publique.

 

Il doit accepter tout le droit public de l’Église et auparavant le droit divin suréminent sur lequel il est fondé.

 

Autre chose est pour lui de savoir s’il se trouvera, en tant que gouvernant, dans une situation telle qu’il puisse toujours et dans tous les cas répondre aux postulats de ce droit. En effet, le cas peut se produire d’une limitation due à des situations juridiques et des situations de fait contre lesquelles il ne pourra rien faire ; ou bien que, dans certaines limites, le droit de l’Église finisse par devenir, en raison de circonstances accidentelles, plus dommageable qu’avantageux. Mais dans son esprit il doit conserver un entier respect pour ce droit qui a été institué par le Christ et demeurer dans une disposition courageusement active de le respecter quand cela lui est possible : en réfléchissant que ni les faiblesses, ni les calculs d’intérêt personnel ne lui seraient profitables devant Dieu.

 

Enfin, il doit accepter l’action du magistère de l’Église. C’est en vue de cette conclusion que nous avons consacré au Magistère une partie de Notre Lettre.

 

Pour le catholique qui entend rester avec Jésus-Christ, il appartient au Magistère ecclésiastique de décider si une chose est ou non morale, si elle répond ou non à la loi de Dieu ; l’Église n’intervient pas pour juger directement et en soi de l’aspect politique dans l’exercice du pouvoir, mais pour juger de sa conformité, ou non-conformité à la vérité et à la loi di divine.

 

Le catholique doit régler sa conscience et ses actes sur ce jugement.

 

Il sait parfaitement qu’il n’y a pas deux lois, une pour lui et une autre pour ceux qui n’ont pas comme lui le don intégral et opérant de la Foi. Il sait que la loi divine oblige objectivement tous les hommes de la même manière, que Dieu cependant tolère la liberté, même si les hommes en abusent et si en découlent les fautes et, même avant les fautes, les erreurs. Il sait que celles-ci – fautes et erreurs, - font écran devant l’intelligence et créent des situations pénibles de désaccord et de difficultés, au milieu desquelles il doit donner des preuves de sa fidélité, de sa force, de sa résistance et de sa capacité de mérite. Tout cela est difficile et montre que la vie publique et surtout l’exercice du pouvoir exigent une préparation spirituelle où se fortifie la force de renoncement. Tout peut décliner quand s’introduisent dans la pratique de la vie publique et du pouvoir, l’ambition et l’intérêt personnel.

 

 

 

3.- LE VRAI CATHOLIQUE EN FACE DES « AUTRES »

 

 

Par « autres » nous voulons signifier ceux qui, bien que baptisés et même parfois pratiquants, se comportent dans la vie publique (et souvent en dehors de la vie publique) comme s’ils adhéraient à des principes théoriques et pratiques en désaccord d’une certaine manière avec la doctrine catholique.

 

Il est bien entendu que nous laissons de côté pour le moment les situations particulières. Nous ne parlons ici que des principes. Après, seulement, nous pourrons formuler des hypothèses à propos des situations contingentes.

 

Voici quels sont les principes qui doivent guider le vrai catholique.

 

- On ne doit imposer la Foi à personne.

 

Par conséquent, les contraintes en matière d’acte de Foi ne sont pas admissibles ; l’acte de Foi et doit toujours rester un acte libre, pour rendre ainsi un véritable honneur à Dieu.

 

Le seul fait que nous ne puissions pas, de par nous-mêmes, imposer l’acte de Foi, implique qu’on doive accepter comme un fait l’existence d’hommes n’ayant pas la Foi, fait qui entraîne tout naturellement des conséquences juridiques et pratiques.

 

- On peut et on doit prêcher la Foi à tous, et les laïcs ont aussi un devoir de collaborer avec l’Église, dont ils sont les membres. On doit le faire avant tout en professant ouvertement sa propre Foi. On ne doit pas exclure complètement que dans certaines situations graves et pénibles, telles que les temps de persécution, on ne puisse trouver de raisons valables de garder le silence et de se retirer, de même quand il n’est pas possible de faire davantage, ou s’il devenait plus nuisible qu’avantageux pour les fins de l’Église et le salut des âmes d’aller au-delà. Mais ces situations graves et pénibles auxquelles nous faisons allusion sont plutôt, qu’on veuille bien le comprendre, des cas extrêmes et ne peuvent être considérées comme réalisées lorsqu’il ne s’agit au contraire que d’intérêts ou de peur.

 

- Les moyens juridiques et non juridiques, mais honnêtes, qui sont possibles pour mener : a propre action dans la voie indiquée par une conscience chrétienne bien formée, doivent être employés courageusement.

 

- La Foi donne l’obligation d’avoir des principes bien clairs dans les rapports avec les autres et indique en conséquence sous quel angle on doit voir les problèmes humains et sociaux. Ceux-ci s’encadrent toujours dans la finalité des choses terrestres et dans la mesure définie par le Christ dans ces paroles : « Aime le prochain comme toi-même » (Matt. 19, 19).

 

- La Foi, avec les lumières de la Loi divine, nous oblige à nous rendre compte que la politique est le point de convergence des ambitions et des passions les plus fortes, où tout peut se trouver facilement entraîné très loin des exigences du bien commun, y compris des moyens, licites en apparence pour ceux qui jugent les ambitions et les passions, signe d’un détachement du cœur à l’égard des bien terrestres, met en garde celui qui a le sens catholique, pour qu’il ne tombe pas dans la tentation. Celle-ci a fait de grands ravages et, au cours des siècles, a causé à l’Église les pires malheurs. Cette considération conduit naturellement à examiner très nettement certaines collaborations, non pour les exclure dans tous les cas, mais pour rester à ce sujet dans la norme morale et pour éviter l’erreur facile, toujours latente quand les illusions des hommes dépassent leurs moyens et excitent leurs ambitions.

 

4.– LES GROUPEMENTS QUI AGISSENT

DANS LE DOMAINE CIVIQUE

AVEC UNE INSPIRATION CATHOLIQUE

 

 

Ce sujet a bien des points de contact, en théorie et en pratique, avec l’ « orthodoxie ». Il a besoin cependant d’une introduction qui exigerait une étude particulière que, sans l’aborder maintenant, nous ne pouvons passer complètement sous silence.

 

Une communauté politique, composée de chrétiens catholiques, devrait être, naturellement et nettement, - après les considérations présentées ci-dessus, - de marque catholique. Ce serait le fruit de la logique et de la cohérence de toute âme chrétienne, de nombreux chrétiens, ainsi que le fruit de la nécessité pour l’Etat de n’être pas agnostique.

 

Donc, la société typiquement chrétienne peut exister même si, en vertu de la loi commune qui ne connaît pas de choses parfaites en ce monde, elle a des défauts marginaux. Cette « société chrétienne » surgit et naît avec une parfaite chrétienne » surgit et naît avec une parfaite spontanéité des âmes sincèrement chrétiennes. Tout ceci est tellement vrai que, si l’on voulait parler autrement, on tomberait facilement dans une contradiction.

 

Nous avons voulu donner cet avertissement, non pas tant pour défendre la société naturellement chrétienne du Moyen Age, que pour montrer dans quelle considération on doit tenir l’affirmation, - si souvent défendue par des publications périodiques italiennes soi-disant d’inspiration chrétienne, sans ombre de résistance de la part d’autres publications plus réservées, - selon laquelle on ne peut plus concevoir en climat de liberté une « société chrétienne ». L’affirmation est donc fausse. Mais bien plus, elle est hypocrite, car on peut penser qu’elle est exprimée pour obtenir des effets intéressés. Pour une société chrétienne, le problème sera toujours le suivant : le développement du sens chrétien, de l’individu à la somme des individus ou à leur communauté politique, devra se réaliser sans contraintes injustifiées. La « Societas christiana » peut exister et il serait utile pour tous qu’elle existât.

 

La véritable raison d’un refus, brisant la logique de la Foi elle-même, c’est la crainte de voir la « Societas christiana » dépendre de l’Église.

 

Quand la société est naturellement chrétienne, les associations politiques se distinguant par leur inspiration chrétienne ne sont pas nécessaires.

 

Nous devons maintenant faire une autre affirmation. Dans une société qui ne serait pas typiquement chrétienne par suite du mélange de diverses religions, ou de l’apostasie partielle de nombreux croyants, on pourrait concevoir l’hypothèse d’une situation où règnerait l’honnêteté dans les principes suprêmes, faisant prévaloir les préceptes du droit naturel dans l’organisation et aussi dans la vie politiques. Quand il n’y a pas de misère, cela existe en fait, quelques fois tout au moins. Dans ce cas, il est possible qu’une association politique des catholiques en tant que catholiques, ne soit pas nécessaire pour défendre la liberté de l’Église et de la religion. En réalité, quand il existe dans un Etat un véritable respect des libertés des citoyens et de la liberté d’association, qui sont défendues par ceux qui aspirent aux charges politiques, ces motifs suffisent pour qu’il existe une liberté religieuse suffisante, sinon parfaite, et il peut ne pas y avoir de motifs strictement nécessaires pour des associations politiques catholiques qualifiées, comme cela se produit en quelque pays.

 

Les associations politiques d’inspiration catholique ont dû surgir pour défendre la liberté religieuse et, souvent, la liberté de l’Église, ou au moins sa doctrine sociale, dans des milieux guidés soit par des doctrines hostiles à la religion, soit par des principes laïcistes. S’il n’y avait pas eu de persécutions exagérées et des projets laïcistes, sans doute eût-on manqué de motifs pour constituer des partis catholiques. Il est vrai que la nécessité de s’opposer à une conception illuministe et asociale de l’Etat a tenu une place, et non négligeable, dans la constitution de formations politiques : il n’est pas certain cependant qu’elles eussent été créées pour ce seul motif. Ce sont toujours les actes qui en suscitent d’autres en sens opposé, quand ils ne se maintiennent pas dans un juste équilibre.

 

Il fallait dire aussi tout cela car, à l’origine des groupements politiques catholiques, on trouve toujours une inspiration profondément religieuse et la volonté bien affirmée de défendre au sein d’un ordre plus chrétien le droit et la liberté des âmes et de l’Église.

 

Quels sont donc les principes qui règlent la direction morale d’associations qui, dans le domaine civique, sont ouvertement d’inspiration chrétienne (chrétienne, en Italie, veut dire catholique) ou se présentent comme servant de pôles d’attraction ou comme représentant les catholiques, surtout militants ? Nous attirons votre attention sur les propositions suivantes :

 

- L’action sur le terrain civique (si l’on veut, politique) en tant que telle, ne relève pas, en elle-même, de la compétence ecclésiastique. De ce principe peuvent découler toutes les conséquences naturelles et légitimes, à condition de les rectifier par les principes suivants qui sont également vrais.

 

- L’action dans le domaine civique ne peut prévaloir ni sur la vérité, ni sur la loi morale.

 

- Elle présente toujours un aspect qui la rattache nettement au Magistère ecclésiastique. Il s’agit avant tout de l’aspect moral : l’Église est compétente pour juger si une action politique est ou non conforme à l’égard de la loi divine et son jugement lie la conscience des fidèles, s’il est exprimé sous une forme suffisante et convenable pour établir ce lien. Il s’agit ensuite de l’aspect idéologique, c’est-à-dire de celui où une action politique entraîne l’acceptation d’une doctrine sacrée de l’Église ne soit plus sauvegardée et, dans ce cas aussi, le Magistère de l’Église peut exprimer un jugement sur le terrain doctrinal ou de sa compétence.

 

Enfin, il peut exister dans le fait politique un troisième aspect, d’ordre concret et pratique, c’est sa relation avec des dommages certains pour la religion et l’Église. Celle-ci a le droit de se défendre et d’indiquer à ses fils ce qu’elle considère comme dangereux. Ses fils ne peuvent lui dénier ni le droit ni le pouvoir de juger de leurs actes ou des conséquences fâcheuses de ces actes pour elle.

 

Les actes de l’Église, dans les limites de sa compétence, ont une valeur pour la conscience de tous et de chacun des fidèles et peuvent la développer jusqu’à créer l’obligation de conscience.

 

- Une formation représentative de catholiques sur le terrain civique (et par conséquent aussi politique) a de plus grandes obligations en vertu même justement de son inspiration chrétienne et catholique.

 

Il n’est pas nécessaire de le démontrer car tous savent que la loi chrétienne, fondée sur une Révélation divine, réclame quelque chose de plus que la simple loi naturelle et parce que toute relation, même seulement idéale, avec des réalités supérieures, impose une plus grande perfection. Ce qui signifie que toute orientation doit être tournée vers le « meilleur » et non vers le « pire ».

 

Ces grandes obligations doivent être considérées tant sous leur aspect négatif que sous leur aspect positif. Nous partirons de l’aspect négatif.

 

Du point de vue négatif, un groupement catholique agissant sur le terrain civique.

 

- doit éviter tous les actes malhonnêtes, la prédominance de l’intérêt personnel sur l’intérêt public, toute « personnalisation » de sa propre activité, tout cela découlant de la morale chrétienne ;

 

- doit éviter tout emploi de moyens illicites, y compris les expédients machiavéliques, - et par conséquent toute collaboration avec ceux qui suivent des voies répréhensibles. Le motif en est aussi évident que celui qui a été invoqué ci-dessus. La collaboration au mal se range parmi les moyens illicites et, pour les détails qui regardent la morale de la collaboration, nous renvoyons nos confrères aux traités de théologie morale : là ils trouveront tout ce qu’il faut.

 

Du point de vue positif, un groupement catholique agissant sur le même terrain :

 

- doit faire prévaloir les motifs d’idéal sur ceux de l’intérêt, même immédiat ;

 

- doit tendre à réaliser dans la justice la coexistence de tous les groupes sociaux et, par conséquent, il ne peut développer une lutte de classe ;

 

- doit réaliser la concorde au moyen de la vertu et non de l’intérêt ou de la convenance, éduquant les hommes à servir et non à être servis ;

 

- doit avoir au suprême degré le sens de la responsabilité du vrai bien commun ;

 

- doit toujours tenir présent que, bien qu’autonome sous son aspect simplement politique, il ne peut considérer cette autonomie de façon dommageable à la vérité et à la loi du Christ et ne peut oublier que son attitude (même si c’est par malice dans l’interprétation d’autres personnes) doit éviter de faire retomber sur l’Église des responsabilités déplacées ou injustes, ou tout à fait nuisibles au bien suprême des âmes, bien en vue duquel l’Église elle-même a été constituée.

 

Vis-à-vis de l’Église, là même où feraient défaut les raisons juridiques de son intervention dans des matières étrangères à sa compétence directe, sa dignité de « Maîtresse » et de « Mère » demeures toujours. C’est par ces paroles que commence la grande encyclique de Jean XXIII commémorant le 70e anniversaire de « Rerum novarum » ; les rapports établis par la force du Magistère et par sa véritable autorité maternelle n’ont pas de commune mesure avec un discours politique et ne frustrent pas les libertés politiques, mais tous comprennent qu’ils les dépassent et qu’ils rayonnent au-dessus de toutes ces choses pour des raisons surnaturelles.

 

 

 

Conclusion

 

 

Voici donc l’Église et le monde.

 

Pour s’agiter, le monde a des raisons d’ordre culturel, politique, économique, social et technique. Les dernières tendent à assurer une sorte de primat. Elles sont très proches de la matière dont elles se servent et peuvent rejoindre la force indiscutable et débordante de la matière elle-même. Sur la culture, prévaut certainement désormais le réseau matériel des moyens de diffusion plaçant l’influence sur les populations entre un petit nombre de mains impatientes et souvent partisanes.

 

L’imitation du monde et la tentation de lui paraître agréable conduisent à exercer une pression immorale sur la vérité, étant donné que le monde tend dans sa course haletante, à remplacer la « vérité » par le « fait ». Par conséquent la vérité, l’orthodoxie tendent à ne tenir que peu de place quand l’orgueil, le plaisir, l’intérêt et le vide poussent à considérer plutôt l’utilité du « fait » que le « devoir » de la vérité.

 

Le monde donne des signes où apparaît l’ennui de son asservissement à la matière et à la technique subordonnée à la matière.

 

L’Église ne s’égarera jamais. Nous ne pouvons nous égarer. Il vaut mieux demeurer les citoyens de la « Cité céleste ». Au crépuscule d’une grande journée du « monde », saint Augustin écrivait les vingt-deux livres du « De Civitate Dei ». Le temps n’est-il pas venu de relire ce grand discours ?

 

Donné à Gênes, de notre Palais archiépiscopal, le 5 août 1962, fête de la Sainte Vierge en la fête de Sainte-Marie-aux-Neiges.

 

 

Joseph, cardinal Siri 

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