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Les honnêtes GENS. (Charles PEGUY) Moi, non plus, je ne te condamne pas. » Il y a quelque chose de pire que d'avoir une mauvaise pensée. C'est d'avoir une pensée toute faite. Il y a quelque chose de pire que d'avoir une mauvaise âme; et même de se faire une mauvaise âme. C'est d'avoir une âme toute faite. Il y a quelque chose de pire que d'avoir une âme perverse. C'est d'avoir une âme habituée. On a vu les jeux incroyables de la grâce et les râces incroyables de la grâce pénétrer une mauvaise âme et même une âme perverse, et on a vu être sauvé ce qui paraissait perdu. Mais on n'a pas vu mouiller ce qui était verni, on n'a pas vu traverser ce qui était imperméable, on n'a pas vu tremper ce qui était habitué. De là viennent tant de manques chez le gens; car les manques eux-mêmes sont causés et viennent de l'habitude, des pensées toutes faites, des âmes toutes faites. Et alors que nous constatons une manque de l'efficacité de la grâce,chez les uns, nous voyons qu'elle est extraordinaire chez les autres, remportant des victoires inespérées dans l'âme des plus grands pécheurs, tandis qu' elle reste souvent inopérante auprès des honnêtes gens. C'est que précisément les honnêtes gens, ou simplement les honnêtes chrétiens, ou enfin ceux qu'on nomme tels, et qui aiment à se nommer tels, n'ont pas de défauts -mêmes dans l'armure. Ils ne sont pas blessés.Leur peau de morale constamment intacte leur fait un cuir et une cuirasse sans faute. Ils ne présentent point cette ouverture que fait une affreuse blessure, une inoubliable détresse, un regard, un point de souture éternellement mal joint, une mortelle inquiétude, une invisible arrière-pensée, une amertume secrète, un effondrement perpétuellement masqué, une cicatrice éternellement mal fermée. Ils ne présentent point cette entrée à la grâce qu'est essentiellement le péché. Parce qu'ils ne sont pas blessés, ils ne sont plus vulnérables. Parce qu'ils ne manquent de rien, on ne leur apporte rien. Parce qu'ils ne manquent de rien, on ne leur apporte pas ce qui est tout. La charité même de Dieu ne panse point ce qui n'a pas de plaies. C'est parce qu'un homme était par terre que le Samaritain le ramassa. C'est parce que la face de Jésus était sale que Véronique l'essuya d'un mouchoir. Or celui qui n'est pas tombé ne sera jamais ramassé, et celui qui n'est pas sale ne sera jamais essuyé. Les honnêtes gens ne « mouillent » pas à la grâce. |
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