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UN ART DE MOURIR ET DE VIVRE. (Friedrich HEER) 

L'art de mourir doit finalement s'étendre à toute la vie : celui qui mène une vie joyeuse, ouverte, allègre, saine en un mot, c'est l'homme qul, chaque jour, s'exerce à mourir, qui vit déjà sa propre mort. Telle est l'antique sagesse du monde et de la foi, que résume la sentence millénaire : Qui ne meurt pas avant sa mort connaîtra une vraie mort quand il mourra; à quoi fait écho le quatrain connu de Goethe : « Tant que tu n'as pas fait tien ce Meurs et deviens, tu n'es qu'un sombre étranger sur cette sombre terre »; et cette autre sentence que le vers d 'Angelus Silesius nous a rendue familière : « Le Christ fût-il né mille fois, mais pas en toi, tu n en serais pas moins perdu. » Tout est grâce quand on reçoit tout comme une grâce. Se laisser prendre, tout est là; se laisser « saisir » par la réalité tout entière, sans rien refuser de ses duretés, de ses cruautés, ni de ses conflits, et sur ce fond cruel, vivre la douceur de Dieu et des hommes, le dialogue du visible et de l'invisible, du temps et de l'éternité : ce qui suppose qu'on a déjà appris, déjà vécu l'amour. Au fond, l'ars moriendi est donc encore une occasion d'aimer, un art qui relève de cet art divin par lequel Dieu s'est fait homme afin que l'homme fût fait dieu. Car mourir à soi-même chaque jour dans la sérénité, accepter lucidement l'incessante désillusion, accepter que s'éloignent et disparaissent, petites et grandes, les vanités, les folies et les faiblesses; accepter lucidement de se laisser voler, jouer, offenser, accepter menaces et injustices, et paroles de haine ou d'ironie; accepter en somme de mourir peu à peu chaque jour, cela suppose, même si nous le faisons avec sérénité, que nous soyons devenus comme une fontaine qui coule et déborde joyeusement, sans se demander ce que les autres feront de son eau; ou bien comme un arbre en fleurs, qui laisse souffler sur lui tous les souffles de Dieu et ceux du monde, et qui laisse ensuite tomber ses feuilles à l'automne, sans se laisser pourtant trop glacer par le froid de l'hiver; ou bien comme un champ ensemencé qui porte sereinement son poids de neige, dans l'espérance et la certitude de la résurrection printanière.

 

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