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Devenir témoin par la parole et l'art de vivre

 

 nouvelle évangélisation-retour

 

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Faire entendre l'Évangile, le faire entendre a toutes les nations, C'est aujourd'hui le faire entendre dans une société et un monde saturés de bruits, de rumeurs, de nouvelles, de messages de toutes sortes. Comment l'Évangile peut-il etre entendu, comment peut-il etre en meme temps brise légere, entendue dans le secret du Pere, parole puissante qui bouleverse toutes choses, passe au crible de l' Esprit aussi bien nos centres d' intérets, mentalités, que l' ordonnancement du monde et de la société ? Comment devient-il aujourd'hui le glaive qui pénetre au plus profond des coeurs ? Comment l'Évangile devient-il la Parole qui ouvre autour d'elle, dans le paysage culturel et social d'aujourd'hui, l'espace dans lequel elle pourra etre entendue pour ce qu'elle est ?

 

Une structure biblique : la Loi et les prophetes, les écrits de Sagesse

 

Nous nous donnons comme instrument de travail la distinction que nous offre l'Ancien Testament, dans la diversité de ses écrits, la Loi, les prophetes, les écrits sapientiels. Ce sont les trois modalités par lesquelles la Parole de Dieu vient a nous. Le mode prophétique met en relief la radicale nouveauté de la Parole de Dieu ; c'est cette Parole qui ne se fonde sur rien d'autre qu'elle-meme («Ainsi parle le Seigneur Dieu», «Mes pensées ne sont pas vos pensées») ; elle nous introduit dans la nouveauté de Dieu, de celui qui fait toutes choses nouvelles ; elle est une Parole qui conteste toutes les idoles, tout ce sur quoi l'homme est tenté de fonder sa vie comme son action ; la ou les hommes et les sociétés prenant conscience de leurs fragilités sont tentés de trouver des refuges aupres des idoles de toutes sortes, la parole prophétique déloge de toutes les fausses sécurités. Elle se met ainsi au service de la Parole saisie sous le mode de la Loi ; c'est ce mode de la Parole par lequel s'instaure une dynamique de rassemblement et de purification d’un peuple ; c'est dans ce mode que le peuple de Dieu se trouve fondé dans ce qui le constitue, c'est-dire tout ce qui le relie a la dynamique de l'alliance avec Dieu. Le mode sapientiel nous entraîne sur d'autres voles. Les écrits de la Sagesse, ce sont tout d' abord ces écrits qui manifestent le perpétuel échange, la communication entre diverses sagesses ; ces écrits témoignent de l'osmose entre la sagesse d'Israël et les sa-esses des nations ; la sagesse d'Israël ne cesse de se nourrir des sagesses qu'il a découvertes en particulier dans le temps de l'exil et en meme temps les transforme a partir de son propre enracinement dans la Parole de Dieu. Ces écrits témoignent d'autre part que la Parole de Dieu est appelée a se faire sagesse au quotidien, art de vivre, art d'affronter les énigmes de l'existence humaine.

 

Lorsque «Dieu, apres avoir; a bien des reprises et de bien des manieres, parlé autrefois aux peres dans les prophetes [...] nous a parlé a nous en un Fils» (He 1,1-2), les divers modes que nous avons évoqués ne sont pas annulés, mais repris dans une cohérence toute nouvelle que leur donne l'Évangile du Christ mort et ressuscité. Nous aurons a reprendre cela, mais évoquons tout d' abord ce qui peut etre entendu aujourd'hui de la diversité de ces écrits. Nous sommes dans un contexte ecclésial ou l'attention privilégiée a la nouveauté de l'Évangile, a l'irréductibilité de la foi chrétienne a ce qui n'est pas elle, a la radicale fondation de la foi chrétienne dans le mystere pascal, peut faire oublier que cette nouveauté, cette irréductibilité, cette radicale fondation ne se découvrent pas autrement qu'a l'intérieur de l'incarnation de l'Évangile dans une humanité bien précise, une société et une culture bien déterminées. Certains succédanés de "nouvelle évangélisation" aujourd'hui risquent de «diviser Jésus-Christ venu dans la chair» (1 Jn 4,2-3), en particulier lorsque la perspective kérygmatique, perspective de proclamation, est séparée des autres modes. Il nous est demandé aujourd'hui une double vigilance. En premier lieu, apprendre a rester attentif a la fécondité sociale de l'Évangile, aux formes que peut prendre aujourd'hui l'inscription de l'Évangile dans notre société, a sa pertinence sociale ; sans doute la foi n’est pas un humanisme ; mais pourtant elle est une façon d'etre homme, d'etre femme dans la société d'aujourd'hui, comme elle l'était dans les épîtres pauliniennes. Autre vigilance, Dieu ne nous a pas attendus pour etre a l'oeuvre par sa grâce, sa lumiere et sa force ; les sociétés ne sont pas de simples réceptacles de l'Évangile, mais déja travaillées par l'Esprit du Christ ; comme l'écrit Yves Baziou «Nous avons, ces quinze dernieres années, été obsédés par l'explicitation de notre identité et la démonstration de notre visibilité dans la société. Mais Dieu serait-il étranger aux terres qui nous sont étrangeres ?» (Revue Pretres diocésains, mars/avril 2003). Comment pouvons-nous apprendre a recueillir et a nous nourrir de tout ce qui germe ainsi dans l'humanité ?

 

Parole et mode prophétique

 

Que veut dire faire entendre l'Évangile aujourd'hui sous un mode prophétique ? Comment le faire entendre dans une maniere d'etre qui sache rendre compte s'il en est nécessaire de la source dont elle provient ? Une premiere expression de cette maniere d'etre, c'est le gout de l'avenir ; bien souvent aujourd'hui, c'est par l’espérance qu'on entre dans la foi, espérance qui est une pratique bien avant d'etre attitude ou sentiment ; c'est cette espérance qui s'approche au plus pres de la puissance de vie du Christ ressuscité, qui témoigne au plus pres de sa victoire sur les puissances du mal. Et cette pratique d'espérance prend souvent aujourd'hui le visage dune restauration du gout de l'avenir (pour reprendre le titre du livre de J.-C. Guillebaud publié au Seuil, 2003). Comme celui-ci l'écrit, «nous sommes sortis du 20e siecle comme sonnés par nos propres échecs, avec désormais la tentation d'intervenir le moins possible sur l’Histoire. Notre désenchantement nous a aidés a consentir a notre impuissance [...]. Je ne crois pas qu'une société puisse durablement vivre en développant une image dévalorisée de l'avenir».

 

La pratique d'espérance fait avancer la ou l'avenir nous échappe ; elle n’est pourtant pas aveugle, elle est lucide sur les structures de péché comme sur les puissances du mal, elle se fait intelligence sensée et imagination créatrice pour découvrir tout ce qui est possible aujourd'hui. Autre expression de cette maniere d'etre, l'écoute de la parole et de la vérité d'ou qu'elle vienne, et en particulier des pauvres. Le pape Jean-Paul II, dans son exhortation apostolique pour le 3° millénaire, a pu qualifier d'orientation majeure, pour ce millénaire qui s'ouvre, l'option préférentielle pour les pauvres. Mais attention, de quoi s' agit-il ici ? Nous pouvons repartir de la figure centrale du Serviteur de Dieu, "serviteur souffrant", pauvre de Yahvé, dans le Second Isaie : au cour de cette figure, il y a la transformation de la Parole de Dieu lorsqu'elle prise par l'épreuve, par le corps du serviteur qui, dans son épreuve, voit naître en lui une parole capable de rejoindre chaque homme, et toutes les nations. Actualisons : face a ce que Genevieve Anthonioz de Gaulle appelait le troisieme totalitarisme régnant aujourd'hui, celui de l'argent, il y a «urgence dune Parole qui s'adresse au monde, a tons les hommes, pour les éveiller de l'effrayante torpeur ou ils risquent de glisser, dans l'accumulation délirante du consommable et la fébrilité incontrôlable des appétits» (M. Bellet - Études, novembre 2003, p. 524 - cf. son livre Invitation - Plaidoyer pour la gratuité et l'abstinence). C'est la cette deuxieme expression dune parole prophétique de ceux qui, ayant "traversé la nuit", ouvrent dans l'humanité et en chacun de nous l'espace d’une nouvelle humanité. Le service de la nouvelle évangélisation, ce sera bien souvent aujourd'hui le service de cette écoute de la parole des pauvres, non pas comme un alibi que l'on se donne, mais au coeur meme du dispositif culturel, social et ecclésial, capable d'inspirer ce que l'on peut appeler, avec F. Perroux, une économie du don. Comme l'écrit M. Bellet, «le plus grand service que les pays riches peuvent donner aux pays pauvres, c'est de changer leur richesse et de leur offrir par leur exemple un autre modele de développement» (Invitation, p. 58).

 

Autre expression enfin de ce mode prophétique d'aujourd'hui, la dynamique de rassemblement de l'humanité, dynamique appelée a s'inscrire patiemment en tous points de notre humanité, dans une victoire sans cesse remportée sur les forces de mort et de dispersion.

 

Encore faut-il bien l'entendre : si cette dynamique se comprend dans la perspective de l'unique vocation de l'humanité, unité de la famille humaine et tension vers la communion des saints, elle ne peut prendre son vrai visage que la ou l'Église n'est pas au centre de ce ras­semblement, la ou s'opere constamment dans l'Église un travail de décentrement qui lui permette de se mettre au service de tout ce qui arrache les hommes a leurs pesanteurs et a leurs violences et les fait entrer dans une dynamique de réconciliation. L'Église est appelée a le vivre dans sa relation au Christ qui ne se centre pas sur lui-meme, mais se tourne constamment vers son Pere.

 

Art de vivre et Sagesse

 

Faire entendre l'Évangile sous un mode sapientiel ? Faire entendre l'Évangile aujourd'hui au travers dune sagesse de vie, d'un art de vivre, d'un style de vie, d'une maniere d'habiter le quotidien de la vie ? II ne s'agit pas la de ce que l'on appelle parfois "témoignage de vie". Dans cette sagesse, cet art, ce style, il y a plus qu'une simple sagesse ou maniere de vivre, et ceci, en particulier aujourd'hui, dans notre contexte caractérisé par une certaine forme de nihilisme, du "a quoi bon ?", de la désagrégation de la volonté par manque de finalité, de la déstructuration du désir par l'excitation des désirs. «Sur un horizon ou la volonté se défait, ou le désir fléchit faute de savoir sur quelles finalités se nouer [...] rien n'importe plus que d'instituer le désir que d'aider les volontés a se vouloir elles-memes» (P. Valadier - La condition chrétienne, Seuil 2003, p. 201). Le commencement de la sagesse, c'est la crainte de Dieu, la crainte de déplaire a l'amour dont nous sommes aimés par Dieu, de cet amour qui nous appelle a faire sens dans notre vie. C'est a l'écoute de la parole prophétique que naît ce désir de Sagesse, cette force de chercher aujourd'hui un nouvel art de vivre, jusque dans les conditions de vie apparemment les plus déshumanisantes.

 

Qu'y a-t-il dans ce témoignage porté a l'Évangile par un art de vivre, une sagesse de vie ? Il y a tout d' abord ce dont témoigne la mise en oeuvre de la sagesse il n'y a de sagesse qui ne naisse d'un échange constant entre les humains dans leur maniere diverse d'habiter la terre et leur propre vie humaine, échange entre sagesses. H. de Lubac disait déja, dans sa défense et illustration de l'apologétique, qu'il n'y avait de santé de l'intelligence de la foi que dans la confrontation a la culture de son époque. Et plus récemment, A. Gesché propose «que le comportement chrétien s'ouvre délibérément a cette forme de sagesse que nous allons appeler "paganité", mot sous lequel il entend «toute la richesse profondément humaine de la culture et des valeurs non chrétiennes, lesquelles, loin d'anéantir la spécificité de l'invention chrétienne, lui donnent la patience d'etre [...] la sagesse de l'humain, l'intelligence des choses...» (La Sagesse, une chance pour l'espérance, Cerf 1998, p. 143). Selon lui, le génie catholique, a la différence du génie protestant ou du génie orthodoxe, c'est de savoir au mieux intégrer les ressources de la paganité, et cela en particulier parce qu'il est resté dans la perspective du christianisme primitif qui, avec l'hellénisme, eut la chance «d'avoir tout de suite son autre» (selon une expression de Paul Ricour). Ou y a t-il alors témoignage de l'Évangile ? Ce témoignage se donne dans la capacité que donne la foi chrétienne d'aller jusqu'au bout dans l'accueil de ce qui vient de l'autre, de permettre a l'autre sagesse de découvrir ce qu' elle porte en elle, de purifier, discerner et faire grandir ce que porte déja l'autre sagesse.

 

La sagesse de vie, l'art de vivre au quotidien portent une autre forme de témoignage, témoignage de la dignité de l'homme créé a l'image de Dieu, du respect de l'humain en tout homme et en soi-meme. Déja le pape Saint Léon invitait les chrétiens a faire des temps liturgiques des temps dans lesquels ils pouvaient retrouver leur dignité d'hommes aupres de Celui qui s'est fait homme, et ceci dans le réajustement de leur maniere de vivre au coeur meme de la décadence romaine : «Souviens-toi, homme, de to dignité». Comment aller vers un art de vivre qui porte en lui aussi bien le souci de l'autre et de l'humanité que le respect de soi-meme et le souci de grandir dans l'estime de soi ? Dis-moi comment to manges, et je to dirai quel est ton Dieu... et je to dirai quel sens de l'homme to portes en toi…. Dis-moi comment to dors... comment to marches... comment to achetes, comment to communiques…. Art de vivre au quotidien, mais aussi affrontement des énigmes de la vie : apprendre a tenir parole dans la durée de l'engagement, apprendre a habiter la souffrance tout en luttant contre ce qu'elle a de dégradant, apprendre a découvrir l'amour au-dela de l'amour, la vie dans la relation a la mort, apprendre le secret du vivre ensemble, ce sont toutes ces énigmes que chacun est appelé a porter en lui pour qu'elles y produisent des fruits de patiente humanisation.

 

Art de vivre, sagesse de vie, style de vie, ne serait-ce pas la la brise légere sans laquelle l'Évangile ne peut pas etre entendu aujourd'hui avec toute la puissance qu' il porte en lui ? Et en particulier, la puissance d'imagination créatrice de celui qui aime en vérité. en paroles et en actes.

 

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