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L'INCARNATION, événement eschatologique. (Karl RAHNER)

Jésus représente dans l'histoire un événement incomparable et définitif, l'événement eschatologique. Ce serait nier sa personnalité d'homme-Dieu que d'imaginer après lui une expérience religieuse ou un prophète d'un niveau supérieur, une réalité nouvelle qui se substituerait à la réalité chrétienne. Comment serait-ce possible ? Il existe en effet deux paroles, deux réalités suprêmes: le point d'interrogation infini qu'est l'homme, et la réponse infinie à ce point d'interrogation que constitue, sans rien perdre de son caractère de mystère, le mystère infini. Leur point de rencontre ne peut être qu'unique : un être à la fois Dieu et homme. Comment concevoir quoi que ce soit dans l'histoire au-delà de l'homme-Dieu? Loin de le dépasser, un nouveau prophète ne pourra jamais que rester en deçà de la réponse qu'il représente, ou la copier.

Il reste que si le Christ est la clé vivante et suprême grâce à laquelle le monde et son histoire sont parvenus à savoir ce qu'ils sont, jusque dans leur contexture et leur déroulement sensible, il ne représente pas un point final, l'arrêt de l'histoire et de toutes les valeurs de pensée et d'action qu'elle recèle. Au contraire, c'est en Jésus Christ que l'histoire - car l'histoire doit se dérouler sous le signe de la conscience et de la liberté - a reçu son vrai principe, découvert la clé de l'avenir, reconnu le caractère proprement infini de sa destination comme un élément introduit dans sa contexture même. Et c'est pourquoi l'on peut dire que l'histoire commence vraiment avec Jésus Christ.

Nul ne peut sans doute en prévoir le déroulement. Elle est exposée à bien des aventures. Elle ne relève d'aucun calcul, à commencer bien entendu par celui qui prétendrait en évaluer la durée. Mais c'est une histoire qui se sait remise à la garde aimante de Dieu, et qui, ayant franchi le cap de tous ses jugements, peut arborer le pavillon de la grandeur et de la victoire, malgré les horreurs qui l'ont souillée et qui la souilleront encore, jusqu'à un degré apocalyptique peut-être. Et l'issue de cette histoire, dont l'homme-Dieu assure la consistance et dont le Médiateur absolu tient dans ses mains tous les fils, n'est autre que cet état bienheureux qui, promis à tous les êtres spirituels bénéficiaires du salut, les mettra vis-à-vis de Dieu dans une relation proximité absolue et radicale analogue à celle qui divinise intrinsèquement l'humanité de l'homme-Dieu.

C'est ainsi qu'éclatent le but et le sens de l'unité humano-divine que représente la personne du Christ : réaliser un commerce immédiat entre la créature spirituelle et Dieu. On est pleinement fondé à penser que l'idée première de Dieu, lorsqu'il nous a destinés à l'existence, a été de faire de nous des frères de l'homme-Dieu. Le rapport unique, qui, en la personne de l'homme-Dieu, relie Dieu et l'homme, n'est pas à concevoir en premier lieu comme un privilège qui rejetterait les autres esprits créés à distance du Mystère absolu, mais bien plutôt comme le fondement de leur capacité (réelle et non abstraite, puisqu'elle est une promesse déjà radicalement réalisée) de nouer un vrai commerce avec ce Mystère, au point que l'on peut dire de l'ensemble de l'humanité qu'elle réalise une véritable « incarnation » de Dieu.

 

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