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N. 230  Introduction
  
SOEUR GABRIEL PETERS O.S.B

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LES PERES

DE L'ÉGLISE

Cours de patrologie

 Préface de A.G. Hamman

DESCLÉE DE BROUWER

Avertissement

Devant le besoin grandissant d'instruments de travail permettant d'accéder à la lecture des Pères de l'Église, il a semblé utile de publier ce cours, fruit d'années d'enseignement dans diverses communautés monastiques. Il doit permettre de faire entendre la voix des Pères à ceux qui ne disposent ni de bibliothèques bien fournies, ni de temps d'étude prolongés.

Nous n'avons pas voulu retarder sa publication par une mise à jour de la Bibliographie. Une telle révision pourra être envisagée dans une nouvelle édition. Cependant, il faut signaler dès maintenant parmi les textes patristiques mis à la disposition des lecteurs non spécialisés, la Collection « Les Pères dans la foi », dirigée par le P. Hamman, qui s'enrichit chaque année de nouveaux titres.

 

 

 

 

 

 

Les textes des Pères grecs sont cités dans cet ouvrage d'après leur traduction parue dans la collection « Les Sources chrétiennes », ÉDITIONS DU CERF, dont la liste figure en index.

 

 

(© Desclée De Brouwer, 1981 pour tous Pays exceptés Portugal et Brésil

ISBN : 2-220-02334-6

Préface

« Plus j'avance et plus je simplifie mes cours », disait le grand historien des institutions Paul Fournier Pour atteindre cette simplification, il faut à la fois hauteur et profondeur, afin de toujours dégager l'essentiel. Art parfois sous-estimé et que les Américains, mieux inspirés, placent au sommet du savoir et de la communication.

L'effort a été tenté en patristique par une bénédictine chevronnée, prieure de Quévy-le-Grand, à l'heure actuelle, formée par un maître, dom Capelle, initiée à la lecture sapientielle des Pères de l'Église, à la fois par sa vocation monastique et par l'initiation de jeunes générations au patrimoine spirituel de l'Église.

Double expérience qui fait la nouveauté et la richesse de la présente entreprise, lui apporte sa qualité didactique et la distingue d'emblée des manuels classiques, comme ceux de Quasten et d'Altaner, de Puech et de Labriolle-Bardy.

Le petit volume de SS ur Peters ne prétend pas fournir une nomenclature exhaustive des écrivains chrétiens. Il se limite au contraire aux plus importants, aux plus caractéristiques. La bibliographie des éditions et des monographies fournit l'essentiel pour un débutant, qui plus tard, pourra et devra utiliser des outils plus perfectionnés.

D'entrée de jeu, le présent cours évite la controverse théologique proprement dite pour se centrer sur la doctrine spirituelle et sapientielle des Pères. Cette doctrine de foi et de vie est soigneusement replacée dans le contexte culturel, le milieu humain, ecclésial, et doctrinal de chacun des écrivains analysés. Ici, SS ur Peters puise aux études les plus solides des doctes.

Sur le terrain ainsi délimité, l'auteur fait preuve de pédagogie. Il guide lecteur et lectrice, à travers un maquis qui aurait de quoi décourager tout apprenti-sorcier de la patristique. Il suffit de comparer son travail avec les « littératures patristiques », qui présentent sur le même plan, sans hiérarchie d'importance et de valeur, ce qui est caduc avec ce qui est permanent, ce qui est commun à tous et ce qui caractérise un auteur.

De nombreuses citations de Pères étayent et illustrent les leçons. (Elles auraient gagné à être plus longues, moins décousues, mieux groupées.) Elles ont l'avantage, déjà reconnu au manuel de Quasten, de faire parler chacun des Pères, de l'âge apostolique aux papes Léon et Grégoire, de l'Orient à l'Occident.

Le présent travail, modestement intitulé « Cours de patrologie », à la fois vivant et accessible à tous épargnera au débutant du temps et d'inutiles efforts. Il servira de soutènement à la lecture patristique de la Liturgie des heures et favorisera, à sa manière, le retour aux sources pour un public non initié mais nombreux, monastique et laïc, sacerdotal et religieux.

Celui qui se sera laissé porter par cet ouvrage sera conduit à apprécier les études des spécialistes, à aborder d'emblée les S uvres elles-mêmes des Pères, aujourd'hui accessibles, pour parvenir un jour à les lire dans leur langue originale. Utinam !

A.G. HAMMAN

INTRODUCTION A LA PATROLOGIE

1 - Notion

2 - Autorité doctrinale des Pères de l'Église

3 - Esquisse historique du développement de la science patrologique

4 -Perspective post-conciliaire : faut-il encore étudier les Pères de l'Église ?

5 - Les principales éditions des Pères de l'Église

1 - NOTION

Qu'est-ce que la patrologie ?

Il importe de bien préciser cette notion afin de distinguer la patrologie d'autres disciplines connexes, telle la patristique et l'histoire littéraire de l'antiquité chrétienne.

La patrologie est la science qui a pour objet la vie et les S uvres des Pères de l'Église.

La patrologie étudie donc la vie des Pères de l'Église, mais elle n'est en aucune façon une étude hagiographique ou biographique, elle demeure tout entière ordonnée à la compréhension des S uvres écrites des Pères de l'Église.

La patrologie est donc bien une histoire littéraire s'attachant à faire revivre la physionomie des écrivains en tant qu'elle éclaire leurs S uvres, mais limitée à l'étude des Pères de l'Église, elle ne constitue qu'une partie de l'histoire littéraire de l'antiquité chrétienne.

Quant à la patristique, elle n'est qu'une partie de la patrologie car elle a comme objet l'étude de la seule doctrine des Pères de l'Église, de leur apport personnel à la pensée théologique. Elle forme donc une branche de la théologie.

On disait au XVIIème siècle : la théologie biblique, patristique, scolastique, spéculative, etc. les mots patristique et scolastique, d'adjectifs qu'ils étaient, sont devenus substantifs.

Une remarque s'impose : si l'objet de la patrologie est plus restreint que celui de l'histoire littéraire de l'antiquité chrétienne, il est évident que, dans la pratique, il est impossible de mener à bien une étude patrologique sans en éclairer la compréhension par une vue, au moins succincte, de la littérature chrétienne ambiante. Comment, par exemple, saisir la portée des S uvres que les Pères de l'Église écrivirent contre les hérésies, sans rien connaître de la littérature hérétique ? On doit dire de même que s'il est impossible de traiter de patrologie sans étudier la patristique, une étude consacrée à la seule patristique sera nécessairement plus développée au point de vue théologique.

Tout ceci est en effet une question de point de vue et la patrologie, s'éclaire par l'apport de ces deux sciences connexes : l'histoire de la littérature chrétienne antique et la patristique.

Il nous faut maintenant déterminer ce que l'on entend au juste par un Père de l'Église : Un Père de l'Église est :

- un écrivain ecclésiastique

- de l'antiquité chrétienne

- considéré par l'Église comme un témoin particulièrement autorisé de la foi.

C'est dans la seconde moitié du IVème siècle, le siècle d'or de la patrologie, que le mot Père a pris cette acception. On précisa ensuite Père de l'Église, cherchant ainsi à mieux distinguer ce terme du mot Pères pris dans un autre sens, encore reçu aujourd'hui, celui d'évêques réunis, siégeant en Concile.

Arrêtons-nous à l'analyse de la définition donnée :

- Un Père de l'Église est un écrivain ecclésiastique.

Il doit donc avoir transmis des S uvres écrites et appartenir à l'Église catholique.

Il n'est nullement nécessaire qu'il soit évêque comme S. Basile, ni prêtre comme S. Jérôme ; un laïc comme S. Prosper d Aquitaine peut, tout aussi bien être Père de l'Église.

- Un Père de l'Église doit appartenir à l'antiquité chrétienne.

Les Pères appartiennent à la période qui vit l'éclosion du christianisme et de la première formulation de sa doctrine : ils sont

les témoins insignes de la foi du passé, les chaînons de la Tradition. Il faut donc se demander quelle fut la norme choisie pour fixer les limites de l'antiquité chrétienne.

En Occident ce fut la fin de la culture gréco-romaine. Cette culture graduellement décadente survit quelque temps après la chute de l'Empire romain en 476. Les deux derniers Pères latins sont S. Grégoire le Grand (540-604) et S. Isidore de Séville (560-636).

En Orient, la transition entre l'époque antique et le Moyen-Age est beaucoup moins nette. On décida de s'arrêter au VIIIème siècle. Le dernier Père grec est S. Jean Damascène (675-749). Il est, selon Daniel-Rops, « la dernière figure orientale dont la pensée ait éclairé la chrétienté entière ». En effet, avec lui s'achève, hélas, la période de l'Église indivise car au IXème siècle éclatera le schisme qui se consommera au XIème, avec Michel Cérulaire, entre Rome et Constantinople.

Ce n'est que vers la fin du XVIIIème siècle que les patrologues se mirent d'accord sur ces limites précises et, il faut le reconnaître, la confusion règne encore. Il est courant d'entendre appeler S. Bernard (1091-1153) le dernier des Pères. Au sens strict, c'est inexact. L'expression signifie seulement que S. Bernard est l'héritier de l'esprit des Pères, comme le fut encore un Newman, comme le sont d'ailleurs des modernes, tels le Père de Lubac ou Hans Urs von Balthasar.

Dans l'octroi du titre de Docteur de l'Église, le facteur d'ancienneté ne joue pas. Un Père de l'Église n'est pas nécessairement Docteur de l'Église. Est Docteur de l'Église celui que le Pape ou un Concile définit comme tel à cause de sa science éminente. Parmi les Pères de l'Église sont aussi Docteurs et à un titre tout spécial les Pères grecs S. Athanase, S. Basile, S. Grégoire de Nazianze et S. Jean Chrysostome et les Pères latins S. Ambroise, S. Jérôme, S. Augustin et S. Grégoire le Grand.

- Un Père de l'Église doit être considéré par l'Église comme un témoin particulièrement autorisé de la foi.

Il suffit que cette approbation soit implicite, aussi est-il clair que c'est sur ce point qu'il sera le plus difficile de décider si un auteur ecclésiastique est ou n'est pas Père de l'Église.

Citons à titre d'exemple l'un ou l'autre document qui permet de classer les auteurs ecclésiastiques en auteurs approuvés ou non.

- Texte du pape Célestin I (429-432)

Augustin a toujours été en notre communion et contre son orthodoxie il n'est pas possible d'élever le moindre soupçon : sa science est telle que, par nos prédécesseurs déjà, il était compté au nombre des meilleurs maîtres.

- Textes du pape Hormisdas (514-523)

C'est dans les livres d'Augustin sur le libre arbitre et la grâce que l'on pourra le mieux connaître la doctrine de l'Église romaine.

Fauste de Riez1 n'est point reçu au nombre des Pères, il n'y a pas lieu de chercher dans ses ouvrages des prétextes à attaquer l'Église romaine, comme si elle les couvrait.

- Le décret dit du pape Gélase2

Voici les S uvres des saints Pères qui sont reçues dans l'Église catholique (suit une liste d S uvres de Cyprien, de Grégoire de Nazianze, de Basile, d'Athanase, de Jean de Constantinople - c'est-à-dire de Jean Chrysostome - de Théophile et de Cyrille d'Alexandrie, d'Hilaire de Poitiers, d'Ambroise, d'Augustin, de Jérôme, de Prosper appelé homme très religieux) de même les S uvres et traités de tous les Pères orthodoxes qui n'ont jamais dévié de l'accord avec la sainte Église romaine, qui ne se sont point séparés de la foi et de son enseignement mais par la grâce de Dieu sont restés dans sa communion jusqu'au dernier jour de leur vie, ces écrits, nous déclarons qu'on peut les lire... Quant aux S uvres de Rufin, d'Origène, d'Eusèbe de Césarée, elles ne sont pas entièrement rejetées... sans être mises sur le même pied que les S uvres des Pères, les écrits d'Orose, de Sédulius et de Juvencus3 obtiennent un témoignage d'estime.

Nous pouvons conclure l'analyse de la définition d'un Père de l'Église en la redonnant dans le langage théologique qui s'exprime ainsi : un Père de l'Église se reconnaît à ces quatre notes :

- orthodoxie de la doctrine

- sainteté de la vie

- approbation de l'Église

- ancienneté

Le Père Congar a mis en discussion ces deux définitions traditionnelles en faisant remarquer qu'elles risquaient de faire demander aux auteurs des premiers siècles d'être en plein accord avec une orthodoxie définie après eux. Il préfère donc dire des Pères qu'ils sont les organes privilégiés de la Tradition. Ils sont les témoins de la fixation des dogmes trinitaire et christologique car ils ont écrit au moment où les vérités de la foi prenaient, en grande partie grâce à eux, forme et expression. Ils sont les témoins et les agents de l'élaboration de la liturgie, ils sont les témoins d'une spiritualité qui est une contemplation dogmatique4.

2 - AUTORITÉ DOCTRINALE DES PÈRES DE L'ÉGLISE

Affirmer l'autorité doctrinale des Pères de l'Église, c'est redire, en d'autres mots, qu'ils sont des témoins particulièrement autorisés de la foi. Il faut pour cela, mais il suffit, que « dans l'ensemble, et quoi qu'il en puisse être de certains points de détail, ils soient d'accord avec l'Église »5

L'autorité des Pères est d'une importance capitale selon la doctrine de l'Église qui voit en la Tradition un élément constitutif de la règle suprême de sa foi : l'Église, dit la Constitution dogmatique sur la Révélation divine, a toujours eu et elle a pour règle suprême de sa foi les Écritures, conjointement avec la sainte Tradition (6, 21). L'Écriture est source et origine de la Tradition qui l'explicite et l'interprète et de cette Tradition, les Pères sont les organes privilégiés. Ce que nous recherchons dans les S uvres des Pères de l'Église, c'est précisément, au-delà de leur enseignement personnel, le reflet authentique de la foi de l'Église.

L'Église tient pour infaillible le consentement unanime des Pères. « Tous les Pères, quand ils sont unanimes, ne peuvent errer dans les dogmes de foi »6. « Que nul n'ait l'audace, dit un décret de 1546, en des questions touchant à la foi et aux mS urs, d'interpréter l'Écriture contrairement au sentiment de l'Église et au consentement unanime des Pères », ce décret du Concile de Trente fut repris et précisé par un nouveau décret du Concile du Vatican en 1870 il affirme l'importance de ce qu'on appelle la preuve par les Pères7. Ce fut le moine-prêtre Vincent de Lérins ( avant 450) qui posa les bases de ce principe de l'autorité de la Tradition dans l'Église. Il est intéressant de signaler que l'examen approfondi de ce principe fut à la base de la conversion au catholicisme de l'anglican J.H. Newman : « En 1843, je commençai un examen approfondi du principe de Vincent de Lérins... et ce dont je suis tout à fait certain d'après les Pères de l'Église, c'est que nous sommes vraiment dans un état de séparation coupable »8.

Voici d'ailleurs deux textes de Vincent de Lérins suivis d'un texte de Newman qui peut leur servir de commentaire :

Tout ce que les saints Pères ont pu soutenir, en unité de pensée et de sentiment, il faut le considérer comme la doctrine vraie et catholique de l'Église, sans aucun doute ni scrupule.

Rien ne doit être cru par la postérité, excepté ce que l'antiquité sacrée des saints Pères a tenu unanimement dans le Christ.

VINCENT de LÉRINS, Commonitorium, ch. 41 et 43.

Je me mets à la suite des anciens Pères, mais sans estimer qu'ils possèdent en propre l'autorité qu'ils détiennent en matière de doctrine ou de précepte.

Lorsqu'ils parlent de doctrines, ils en parlent comme de doctrines universellement tenues. Ils attestent que ces doctrines sont admises non ici ou là, mais partout.

... Les Pères ne donnent pas leur opinion personnelle, l'opinion d'un individu n'est pas meilleure que celle d'un autre. Ils ne disent pas « Ceci est vrai parce que nous le voyons dans l'Écriture » à propos de laquelle il peut se produire des différences de jugement - mais « Ceci est vrai parce qu'en fait, ceci est tenu et l'a toujours été par toutes les Églises jusqu'à notre temps, sans interruption depuis les Apôtres ». Il s'agit ici d'une simple affaire de témoignage : avaient-ils les moyens de savoir que telle proposition avait été et était tenue ainsi ? Si, en effet, elle était la croyance d'Églises aussi nombreuses et indépendantes à la fois et si celles-ci la considéraient comme venant des Apôtres, sans aucun doute, elle ne peut être que vraie et apostolique.

NEWMAN, Discussions and arguments, 11, 1.

Vincent de Lérins le dira encore dans une formule très belle : « Nous dirons les choses d'une manière nouvelle mais nous ne dirons pas des choses nouvelles ». Nous citons ce texte remis dans son contexte :

Taille les pierres précieuses du dogme divin, sertis-les fidèlement, orne-les sagement. Ajoute de l'éclat, de la grâce, de la beauté, que par tes explications on comprenne plus clairement ce qui auparavant était cru plus obscurément. Que grâce à toi, la postérité se félicite d'avoir compris ce que l'antiquité vénérait sans le comprendre. Mais enseigne les mêmes choses que tu as apprises, dis les choses d'une manière nouvelle, sans dire pourtant des choses nouvelles.

VINCENT de LERINS, Commonitorium, 22, 67.

3 - ESQUISSE HISTORIQUE DU DÉVELOPPEMENT DE LA SCIENCE PATROLOGIQUE

A - L'Antiquité

a) Eusèbe de Césarée ( 339) avait fait une part très large à l'histoire littéraire dans son Histoire ecclésiastique mais saint Jérôme fut le premier à réaliser en 392 une histoire de l'ancienne littérature chrétienne. Son Des hommes illustres comprend 135 courtes notices classées dans l'ordre chronologique, elles s'échelonnent de l'apôtre saint Pierre à Jérôme lui-même. Saint Jérôme se base sur Eusèbe de Césarée et ne contrôle que peu ses affirmations. Ce sont ses notices sur ses contemporains qui sont de loin les meilleures. La patrologie ne cesse, aujourd'hui encore, d'utiliser les renseignements fournis par saint Jérôme. Nous voulons cependant dénoncer son injustice envers saint Ambroise. Qu'on en juge !

Tout y est spongieux, mou, lustré et joli, tacheté ça et là de couleurs recherchées.

(Saint Jérôme parle du Traité sur le Saint-Esprit de Saint Ambroise)

Le commentaire d'Ambroise sur saint Luc jongle avec les mots mais somnole avec les idées... Il faut laisser de côté ces niaiseries.

Lettre à Paula et Eustochium

Ambroise, l'évêque de Milan, écrit encore aujourd'hui. Comme il est vivant, j'éviterai de formuler mon jugement pour ne pas m'exposer au reproche contradictoire de trop de flatterie ou de trop de franchise...

Des hommes illustres

b) Gennade, un prêtre marseillais, complète vers 490 l S uvre de Jérôme, il y ajoute une centaine de notices. Son ouvrage demeure une source de premier ordre pour l'étude des auteurs occidentaux du Vème siècle.

c) Isidore de Séville ( 636) complète saint Jérôme et Gennade, ajoutant à leurs notices 47 notices nouvelles. Son disciple Ildefonse de Tolède ajoutera encore 14 noms dont 12 d'Espagnols...

d) En Orient, on utilisera la traduction du De viris de saint Jérôme. Il fallut attendre Photius et son Myriobiblon, écrit avant 858, catalogue descriptif de sa riche bibliothèque, pour posséder des matériaux importants sur les auteurs ecclésiastiques du monde oriental.

B - Le Moyen-Age

L'époque carolingienne témoigna d'une solide connaissance des Pères latins. De même, les XIème et XIIème siècles gardèrent contact avec les Pères.

Cependant, si les Pères ne cessent d'être lus et médités dans les milieux monastiques, leur connaissance est moins profonde chez les théologiens scolastiques. Ceux-ci citent et abondamment les Pères, comme des « autorités », mais ils laissent s'estomper le souci de leur connaissance individuelle. Ils scrutent une pensée mais se préoccupent peu d'interroger le témoignage vivant d'une personne. En d'autres termes, les scolastiques qui jamais n'ont abandonné la patristique n'ont pas enrichi la science patrologique. L'ouvrage de saint Jérôme suffisait largement à leurs besoins.

Sigebert, moine de Gembloux ( 1112) se donne expressément comme le continuateur de Jérôme et de Gennade. Il nous a laissé 171 notices mais la plupart ne traitent plus de l'époque des Pères mais bien de l'époque carolingienne et des siècles suivants.

C - La Renaissance

Grâce au mouvement de la Renaissance, les études patrologiques connurent un nouvel essor. Si le mouvement de retour à l'antiquité fut avant tout un retour au classicisme gréco-latin païen, il fut aussi un retour à l'antiquité chrétienne. Dès la fin du XVème siècle, l'imprimerie multiplie et diffuse les textes des Pères. On rédige aussi des catalogues d'auteurs qui fournissent des répertoires plus ou moins complets de la littérature patristique.

Le moine bénédictin allemand Jean Trithème ( 1516) et le jésuite saint Robert Bellarmin (1542-1621) ont rédigé chacun un Des écrivains ecclésiastiques comprenant le premier 1000 et le deuxième 1500 notices. Ces deux ouvrages demeurent des sources importantes pour l'étude des auteurs du Moyen-Age. Rappelons que la décision de ne retenir comme Pères de l'Église que les auteurs ecclésiastiques appartenant à l'antiquité ne fut fermement fixée qu'au XVIIème siècle.

D - Les XVIIème et XVIIIème siècles

Ces deux siècles virent l'essor de la science patrologique, ils en sont l'âge d'or.

Sans oublier tout ce que la science patrologique doit à des érudits isolés, - jésuites, dominicains, séculiers, - dont le plus grand fut sans conteste le séculier Etienne Baluze ( 1718), on peut dire que l'impulsion définitive fut donnée par le travail gigantesque, consciencieux et organisé des Mauristes. Quelques-unes de leurs éditions sont de vrais chefs d S uvre et en tout premier lieu celle de saint Augustin préfacée par Mabillon.

Les bénédictins Mauristes éditèrent en d'importantes collections les S uvres des Pères et ils les firent précéder de longues introductions qui consacrèrent des études approfondies à la vie, aux S uvres et à la doctrine des Pères.

Parallèlement, l'histoire littéraire comme telle se développe, elle aussi ; en 1729 parut le premier des 23 grands volumes que Dom Remi Cellier fit paraître sur l Histoire générale des auteurs sacrés et ecclésiastiques : cette S uvre étudie les auteurs du christianisme jusqu'au milieu du XIIIème siècle.

Nous pourrions aussi étudier le mouvement ascendant de la science patrologique chez les anglicans et chez les luthériens : il fut plus lent sans doute mais on doit aux luthériens d'avoir introduit l'étude systématique des Pères dans l'enseignement de la théologie. Ils excellèrent à composer des manuels de patrologie, comblant ainsi une lacune réelle.

E - L'époque contemporaine

La patrologie est en constant progrès au XXème siècle, car le renouveau liturgique entraîna à sa suite un renouveau biblique et patristique.

Les XIXème et XXème siècles furent marqués par des découvertes importantes, telles celles de la Didachè, des Odes de Salomon, de la Démonstration de la prédication apostolique de saint Irénée et des Catéchèses baptismales de saint Jean Chrysostome.

Au XIXème s., le cardinal Pitra (1812-1889) qui fut moine à Solesmes sous l'abbatiat de Dom Guéranger, devenu « bibliothécaire de la sainte Église romaine » se montra « un incomparable découvreur de textes »9. On sait d'autre part qu'en 1930, Dom Germain Morin restituait à saint Augustin 138 sermons ou fragments inédits. Dom Morin aidé de Dom Donatien de Bruyne fut le directeur de la Revue bénédictine de Maredsous. Lui succédant dans cette tâche, Dom Bernard Capelle adjoindra dès 1921 à la Revue un bulletin d'ancienne littérature chrétienne extrêmement précieux. Devenu Abbé du Mont César, il poursuivra le même effort dans la Revue des Recherches de Théologie ancienne et médiévale.

Parmi les écrivains de langue française qui ont le plus contribué au progrès de la patrologie, citons P. de Labriolle qui publia une Histoire de la littérature latine chrétienne, A. Puech qui publia une Histoire de la littérature grecque chrétienne et P. Monceaux, auteur d'une Histoire littéraire de l Afrique chrétienne. Ces trois S uvres volumineuses sont de première valeur. Citons encore A. d'Alès, J. Lebreton, G. Bardy, P. Batiffol, L. Duchesne, H.I. Marrou. Et chez les protestants, tant en Allemagne qu'en Angleterre, la patrologie connaît un essor tout à fait remarquable.

4 - PERSPECTIVE POST CONCILIAIRE, FAUT-IL ENCORE ETUDIER LES PERES DE L'ÉGLISE ?

Poser la question, c'est y répondre car aucun homme ne peut se couper de son passé sous peine de renier son identité. En fait cependant, il existe un mouvement de méfiance envers le passé historique, les jeunes veulent se tourner vers l'avenir et, déçus par le présent, ils risquent de renier le passé qui l'a préparé.

L'étude du passé n'est nullement un retour au passé ! Loin de nous dispenser de l'effort créateur, elle nous l'impose. Il ne faut en aucun cas faire de la théologie néo-patristique, nous ne pouvons ni pasticher ni copier, nous ne sommes pas les témoins d'une époque révolue10. Mais ce serait une légèreté insensée et coupable que de refuser de recueillir l'essentiel d'un message dont la valeur ne passera pas. Le passé n'est pas mort, sa sève nous nourrit, nous sommes enracinés en lui. Notre tâche est une tâche de discernement, il nous faut distinguer l'essentiel de l'accessoire, rejeter la paille, engranger le blé.

La flamme vivante identique à elle-même doit être transmise, mais elle sera alimentée d'une substance toujours nouvelle et elle sera défendue contre d'autres dangers.

La flamme vivante de l'Esprit d'amour descendue du ciel en terre sainte est conservée par l'Église et transmise de génération en génération pour incendier le monde.

Nous nous souvenons de la pensée des Pères comme l'homme se souvient des profondes intuitions de l'adolescent : s'il ne peut les revivre telles quelles parce que la situation, la vie, le monde entier est changé pour lui, il peut du moins se fortifier à la pensée que cette vibration ardente et impatiente de tout son être, c'est lui-même.

Hans URS von BALTHASAR, loc. cit.

Le Père Congar voit lui aussi l'époque des Pères comme le moment historique de l'adolescence de l'Église :

Ce moment historique défini, celui de l'Église indivise des Pères, fut celui de l'Église en sa jeunesse. Non sa naissance ni ses toutes premières années, mais ce moment d'une existence où l'on forme en son esprit et en sa conscience, ces idées et ces grandes images, ces convictions et ces réactions profondes, ces orientations et ces expériences premières, ces refus aussi qui définissent les bases d'un caractère et avec lesquels on vivra toute sa vie11.

Lire les Pères, c'est assister au développement du dogme dans son conditionnement historique, les grandes décisions théologiques des Pères ont engagé l'avenir de l'Église.

Lire les Pères, c'est recueillir leur exemple concret : comment ont-ils réagi face au paganisme, face aux persécutions ?

Lire les Pères, c'est découvrir à leur suite le sens christologique de l'Écriture, leur sens du mystère chrétien (du sacramentum)12. Les Pères ont médité dans la prière et vécu dans l'expérience les sources scripturaires.

Un protestant du XVIIème siècle parlait ainsi de la lecture des Pères, reconnaissant en eux des géants, les génies de la culture religieuse :

Qui ne sait qu'un nain, monté sur les épaules d'un géant voit plus haut et découvre plus loin que le géant même ?

Nous sommes montés sur les épaules de cette grande et haute Antiquité. Cet avantage que nous avons sur elle, c'est à elle que nous le devons.

Jean Daille, Sur l'emploi des saints Pères, Genève 1632.

Il faut bien lire les Pères, les remettant dans leur contexte historique et culturel. Ce serait une injustice de demander aux Pères des premiers siècles d'être en accord avec une orthodoxie définie après eux : la théologie se forme, est en plein jaillissement, en recherche et en progrès, les Pères sont les témoins de la foi de l'Église qui cherche son expression et se définit.

Péguy et H.U. von Balthasar nous disent les conditions d'une bonne lecture des textes :

Une lecture bien faite, une lecture honnête, une lecture simple, enfin, une lecture bien lue est le véritable achèvement du texte... nos mauvais regards, nos regards indignes découronnent ces temples, un bon regard achève, un mauvais regard désachève. Un regard nul, zéro regard, pas de regard du tout est en un sens le plus mauvais, le pire mauvais regard, c'est le regard de la dénutrition définitive, de la désaffection finale, de l'oubli.

Péguy, Clio, N.R.F., p. 26.

Les grandes S uvres qui sont sorties des hautes régions de l'esprit doivent sans cesse pour continuer à exercer une influence vivante être reçues à nouveau dans les hautes régions de l'esprit.

H.U. von Balthasar13

Concluons ces réflexions par un texte du Concile qui justifie la lecture des Pères :

L'enseignement des saints Pères atteste la présence vivifiante de cette Tradition dont les richesses passent dans la pratique et dans la vie de l'Église qui croit et qui prie.

Constitution Dei Verbum 2, 8

5 - LES PRINCIPALES ÉDITIONS DES PÈRES DE L'ÉGLISE

a) La collection la plus complète de textes patristiques est celle de la Patrologie éditée par les soins de l'Abbé Migne (1800-1875). Elle a publié les écrits de tous les auteurs ecclésiastiques depuis les origines jusqu'à saint Bernard. Elle compte 469 volumes, soit 218 pour la patrologie latine (sigle habituel PL = patrologie latine ou ML = Migne latin) et 166 pour la patrologie grecque éditée en grec-latin, plus 85 pour la même patrologie grecque éditée en latin seulement (sigle : PG ou MG).

C'est en 1844 que ces volumes édités en 22 ans commencèrent à paraître à un prix dérisoire. L'Abbé Migne en fondant les « Ateliers catholiques » qui comptaient plus de 300 ouvriers parmi lesquels de nombreux prêtres s'était proposé de créer une bibliothèque universelle du clergé. Le but de sa patrologie fut de réunir tous les trésors de la Tradition catholique. L'Abbé Migne dut beaucoup à l'aide de Dom Pitra, prieur de Saint - Germain à Paris. Lorsqu'il sera à Rome, devenu cardinal, Dom Pitra enverra encore ses notes à l'Abbé Migne. Nous citons un passage d'une lettre de Migne qui exprime la légitime fierté de ce grand artisan qui fut en butte à toutes les critiques et à toutes les épreuves. Interdit par l'archevêque de Paris, il fut la victime de médisances et de calomnies ; en 1868, un incendie dévora les ateliers et des procès s'ensuivirent... Il écrivait donc :

Nous pouvons chanter gaiement notre Nunc dimittis parce que, sans grand secours, ni grande vertu, il nous aura été donné d'être plus utile à l'Église que bien des savants et des saints et que posant ce livre fondamental de toute bibliothèque sérieuse14 à l'édition duquel nous n'avons pu déterminer ni libraire, ni communauté, ni gouvernement, nous pouvons dire en quelque sorte comme saint Paul : cursum meum consummavi, (J'ai achevé ma course), puis nous présenter avec confiance devant Dieu, notre cours de patrologie à la main.

Lettre de janvier 1861.

Le Père A. Hamann a entrepris de nos jours d'éditer un Supplément à la Patrologie de Migne. Son but est d'offrir un répertoire qui renseigne sur l'état actuel de la critique au sujet des écrits latins publiés par Migne, il se propose de réunir aussi les textes latins découverts depuis la parution de Migne.

b) Un Corpus de l Académie de Vienne est en cours de publication. Sa valeur critique est bien supérieure au travail de réimpression de Migne qui restera néanmoins longtemps encore utilisé puisque seul à ce jour, il a le mérite d'être complet.

Citons aussi le Corpus de Berlin.

c) Les moines bénédictins de l'abbaye de Steenbrugge entreprennent aussi sous la direction de Dom E. Dekkers une édition critique des textes patristiques et autres des huit premiers siècles. Des documents conciliaires et liturgiques sont aussi publiés.

Voici, d'autre part, la mention des meilleurs précis de patrologie parus en langue française :

Cayré, Patrologie et histoire de la théologie (1927). Les auteurs sont étudiés jusqu'à saint François de Sales, le titre du précis en indique l'orientation.

Altaner, Précis de Patrologie ( 1941, réédition en 1961). Cet ouvrage traduit de l'allemand est le type même du précis, tout renseignement s'y trouve rapidement.

Quasten, Initiation aux Pères de l'Église (1955 le premier tome). Ces volumes traduits de l'anglais - l'auteur J. Quasten est professeur d'université en Amérique à Washington - ont le grand mérite d'initier réellement à la lecture des Pères car ils s'émaillent de citations de leurs S uvres.

De nos jours, les initiations rapides et faciles, excellentes d'ailleurs, se multiplient. Rien ne remplace, faut-il le dire, la lecture des textes patristiques eux-mêmes, les initiations ne sont là que pour y préparer. Signalons un livre attrayant et bon :

A. Hamann, Guide pratique des Pères de l'Eglise, DDB, 1967.

Et quels textes des Pères avons-nous en français ?

La collection « Sources chrétiennes », aux éditions du Cerf, multiplie les excellentes traductions. Les Pères H. de Lubac et J. Daniélou en furent les directeurs-fondateurs. Le Père Mondésert en est le directeur actuel.

Sur un plan plus modeste de vulgarisation, les Éditions ouvrières tentent le même effort, dans la collection « Église d'hier et d'aujourd'hui ». Les Éditions du Soleil levant de Namur ont édité de nombreux textes patristiques dans la collection « Les Écrits des Saints ». L'Enchiridion asceticum du Père de Journel est une excellente anthologie traduite en français. Enfin, les S uvres complètes de saint Cyprien, de saint Jean Chrysostome, de saint Jérôme et de saint Augustin sont traduites et on peut se les procurer encore assez facilement dans d'anciennes éditions.

Pour conclure cette introduction à l'étude des Pères, nous citons ce jugement du chanoine R. Aubert sur le renouveau des études patristiques :

Renouveau biblique et mouvement liturgique devaient tout naturellement se compléter par une renaissance patristique, car les S uvres des grands docteurs de l'antiquité chrétienne font revivre une époque où la liturgie était avec la Bible dont on ne la séparait pas en pratique la grande source de vie. Certes, on trouve chez les Pères moins de thèses clairement formulées que chez les théologiens scolastiques ou dans les manuels modernes. Mais ils ont par contre un sens exceptionnel de la synthèse, de la connexion des mystères dans l'ensemble du plan divin...

Il faut encore ajouter que leur manière de présenter le message révélé est bien plus riche au point de vue religieux que la manière analytique et dialectique de la théologie postérieure ; l'exposé du dogme qu'on trouve chez eux la plupart du temps dans des commentaires de l'Ecriture ou des cérémonies liturgiques se révèle à la fois comme l'aliment vital et comme la traduction de la spiritualité.

R. Aubert, La théologie catholique au milieu du XXe siècle, Tournai, 1954, p. 39.

Vénérable avenue des Pères de l'Église, à l'ombre desquels je peux tout de même trouver quelquefois la paix...

Soeren KIERKEGAARD, Journal, tome 1, Paris 1950, p. 108.

PREMIERE PARTIE

LES PERES APOSTOLIQUES

I. HISTORIQUE DU SYMBOLE DES APOTRES

II. LES PERES APOSTOLIQUES

Notions préliminaires

Saint Clément de Rome

Saint Ignace d'Antioche

Saint Polycarpe de Smyrne

Papias d'Hiérapolis

Odes de Salomon

La Didachè

L'épître de Barnabé

Le Pasteur d'Hermas

Je vous ai donc transmis tout d'abord ce que j'avais moi-même reçu, à savoir que le Christ est mort pour nos péchés selon les Écritures, qu'il a été mis au tombeau, qu'il est ressuscité le troisième jour selon les Écritures, qu'il est apparu à Céphas puis aux Douze...

1 Cor., 15, 3-5, vers l'an 56.

Ô Timothée, garde le dépôt

1 Tim., 6, 20, vers l'an 66.

C'est comme un dépôt précieux renfermé dans un vase excellent, l'Esprit le rajeunit toujours et communique sa jeunesse au vase qui le contient.

S. IRÉNÉE, Adv. haer., IV, 24, 1

IIème siècle.

Chapitre I

HISTORIQUE DU SYMBOLE DES APOTRES

Introduction :Justification de cette étude

I - Le sens du mot symbole

II - L'Histoire d'une légende

1. Les deux étapes de la croyance populaire

2. Les trois étapes du travail scientifique et ses conclusions.

III - Étapes de la rédaction du symbole baptismal romain

1. Les textes scripturaires

2. Les textes patristiques.

Conclusion : En la Trinité consiste la foi de tous les chrétiens

Appendice : Quelques textes sur l'Ichtus.

INTRODUCTION : JUSTIFICATION DE CETTE ÉTUDE

Pourquoi au seuil d'une étude sur la patrologie étudier l'histoire du symbole des apôtres ?

Les Pères de l'Église, nous l'avons dit, sont des témoins particulièrement autorisés de la foi. Mais cette foi dont ils vivent et qu'ils nous transmettent, eux, comme nous, ils l'ont d'abord reçue. Certes, tandis qu'ils la communiquent, ils l'approfondissent, tandis que jalousement, ils la protègent et la défendent contre toutes les attaques et les erreurs, ils sont amenés à en mieux préciser les données. Mais, encore une fois, ils l'ont reçue : elle leur vient de Dieu, par le Christ, telle qu'elle s'est transmise, dépôt sacré, dans l'Église, par l'enseignement des apôtres et de leurs légitimes successeurs.

Or, le symbole des apôtres a toujours été considéré pour ce qu'il est : un résumé de l'enseignement apostolique. Il convient donc de nous y arrêter et d'en retracer l'histoire. Cette étude nous invitera à garder, nous aussi, le dépôt :

En ce qu'il a reçu, nul ne demeure, si ce n'est par l'amour.

S. AUGUSTIN, De fide et symbolo (en 393).

Retracer l'histoire du symbole des apôtres, c'est parcourir les différentes étapes de sa rédaction et, par le fait même, c'est préciser le sens exact de l'attribution de cette rédaction aux apôtres.

I - LE SENS DU MOT SYMBOLE

Le catéchisme du Concile de Trente, rédigé sous la direction de saint Charles Borromée et approuvé par le pape Pie V, définit le mot symbole. Voyons donc comment ce mot était compris au XVIème siècle, le catéchisme ayant été édité en 1566:

Cette profession de foi et d'espérance chrétienne que les apôtres avaient composée, ils l'appelèrent symbole, soit parce qu'ils la formèrent de l'ensemble des vérités différentes que chacun d'eux formula, soit parce qu'ils s'en servirent comme d'une marque et d'un mot d'ordre qui leur ferait distinguer aisément les vrais soldats de Jésus-Christ des déserteurs et des faux frères qui se glissaient dans l'Église pour corrompre l'Evangile (1, 1, 2).

Ensemble de vérités, marque, mot d'ordre : trois définitions valables du mot symbole. Cependant, le terme prend son sens le plus riche lorsqu'on remonte jusqu'à l'origine afin de bien comprendre pourquoi ce mot fut choisi avec son sens premier pour désigner l'ensemble des vérités de la foi. Certes, dès le IVème siècle les auteurs chrétiens donnent à ce mot ses diverses acceptions, mais le sens originel était unique, la valeur d'image du mot s'est estompée et ternie par suite d'un long usage.

Pour découvrir ce sens originel, il suffit d'ouvrir un bon dictionnaire grec ! Qu'est-ce que le Symbolon ? Primitivement, le symbolon est un objet coupé en deux dont deux hôtes conservaient chacun la moitié qu'ils transmettaient à leurs enfants : les deux parties rapprochées servaient à faire reconnaître les porteurs et à prouver les relations contractées antérieurement.

C'est bien cela : au symbole des apôtres, le chrétien peut être reconnu comme tel et les liens qui unissent les porteurs du symbole demeureront toujours. L'évêque d'Hippone, saint Augustin, a encore ce sens en vue lorsqu'il s'adresse en ces termes à ses catéchumènes

Le temps est venu de vous remettre le symbole qui renferme en peu de mots tout ce que vous devez croire pour obtenir le salut éternel.

Le mot symbole est pris ici par analogie dans un sens figuré en effet, les négociants font entre eux un symbole, un pacte (pacto fidei) de confiance mutuelle pour affermir leur société par ce contrat d'alliance.

Or, votre société a pour objet un culte tout spirituel et vous ressemblez à des marchands qui cherchent une perle de grand prix (Matt., 13, 45). Cette perle, c'est la charité qui sera répandue dans vos cS urs par l'Esprit Saint qui vous sera donné (Rom., 5, 5). A cette charité, on parvient par la foi que contient ce symbole.

Sermon 222.

Vers l'an 200, Tertullien disait déjà de même :

Voyons ce qu'a appris l'Église romaine, ce qu'elle a enseigné, ce qu'elle a échangé en gage (contesserarit) avec les Églises africaines.

De praescriptionibus haereticorum 36.

La tessera latine - ce tesson d'argile - est le symbolon grec.

Le symbole des apôtres est donc le signe de reconnaissance du chrétien, il lui est solennellement remis lors de la « tradition du symbole ». Le chrétien doit ensuite le rendre à Dieu et le montrer à ses frères, intact : c'est la « reddition du symbole »16. Il s'agit là d'un rite très important de la liturgie baptismale. Aussi bien, retracer l'histoire du symbole né de l'antique regula fidei (règle de foi) c'est faire, comme nous allons le voir, l'historique de la rédaction du symbole de la liturgie baptismale romaine.

Il nous reste à distinguer le terme symbole de deux autres expressions de signification voisine : la règle de foi et la profession de foi.

- La règle de foi ou règle de vérité17 est une formule antique, brève, synthétisant la foi chrétienne.

- Le symbole dont la formule doit être normalement assez brève est la règle de foi introduite dans la liturgie baptismale.

- La profession de foi est un symbole plus long, plus détaillé, isolé de la liturgie baptismale.

Dans la pratique, une certaine confusion règne entre les deux derniers termes : symbole et profession de foi.

II - L'HISTOIRE D'UNE LÉGENDE

Selon une légende bien ancienne qui ira en s'amplifiant à travers les siècles, les douze apôtres auraient formulé, sous l'action de l'Esprit Saint, à la veille de leur dispersion, le symbole des apôtres, chaque apôtre récitant un article...

Cette légende est, on le comprend immédiatement, la stylisation naïve d'une profonde vérité : le symbole remonte bien aux apôtres, encore faut-il voir en quel sens et comment.

Avançons dans cette règle de foi,

l'Église l'a reçue des apôtres,

les apôtres du Christ,

et le Christ de Dieu.

TERTULLIEN ( après 220) De praescriptione haereticorum, 37. (écrit en 200).

Lisons une fois de plus le catéchisme du Concile de Trente dont le texte date de 1566 :

Ce que les chrétiens doivent savoir tout d'abord ce sont les vérités que les saints apôtres, nos maîtres et nos guides dans la foi, inspirés par l'Esprit de Dieu, ont renfermées dans les douze articles du symbole. Après avoir reçu de Notre Seigneur l'ordre d'aller remplir pour lui les fonctions d'ambassadeurs (2 Cor., 5, 20) et de se répandre dans le monde entier pour prêcher l'Évangile à toute créature (Marc 16, 15) ils jugèrent convenable de composer une formule de foi chrétienne afin que tous eussent la même croyance et le même langage, qu'il n'y eût ni division, ni schisme parmi ceux qu'ils allaient appeler à la même foi et que tous fussent consommés dans un même esprit et un même sentiment (I, 1, 2).

Les termes sont clairs, ils disent nettement que le symbole fut composé par les apôtres...

Or, plus d'un siècle auparavant, l'origine apostolique du symbole avait été violemment contestée. C'était en 1438, les premières assises du Concile de l'Union appelé Concile de Florence18 se tenaient, à Ferrare. Les Pères ayant invoqué l'autorité du symbole des apôtres, l'archevêque antiunioniste d'Éphèse, Marcos Eugenicos, appelé aussi Marc d'Éphèse, se leva et déclara aux latins consternés :

Pour nous, nous ne professons ni même ne connaissons ce symbole des apôtres ; s'il avait existé, le livre des Actes en aurait parlé.

HARDUINUS, Conciliorum collectio, tome 9, p. 842-843.

La surprise et l'indignation furent totales ! C'était vrai, cependant. L'Orient avait d'autres formules, plus longues et détaillées, bien semblables quant au fond, mais différentes.

Le branle était donné aux objections. Les attaques contre l'origine apostolique du symbole se succédèrent, mais elles furent l'occasion de longues, minutieuses et consciencieuses études. Nous allons en recueillir les résultats.

Ecoutons deux voix qui disent, avec respect et modération d'ailleurs, que le symbole ne fut pas rédigé tel quel par les apôtres :

Si le symbole qu'on appelle des apôtres a été procuré par les apôtres eux-mêmes, je n'en sais rien ; du moins porte-t-il la marque de la majesté et de la pureté apostoliques.

ERASME, Opera omnia, tome 5, p. 92.

Je nomme le symbole des apôtres, mais je ne me soucie pas beaucoup de savoir qui en a été l'auteur& Quoi qu'il en soit, je ne doute nullement, de quelque part qu'il soit procédé, qu'il n'ait été dès le premier commencement de l'Église et même dès le temps des apôtres reçu comme une confession publique et certaine de la foi.

CALVIN, De la foi, Paris, éd. Les Belles Lettres,

1937, tome 2, p.45.

C'est en 1946 que les patientes études du jésuite belge, le Père Joseph de Ghellinck ( en 1950), aboutirent à des résultats que tous considèrent comme définitifs, il fut aidé par les efforts de bien des savants. Voici la conclusion de ses recherches :

La doctrine du symbole des apôtres est apostolique, quant à sa forme, elle est celle de l'antique symbole baptismal de la liturgie romaine dont, à la suite du Père de Ghellinck, nous allons retracer l'histoire.

1) Les deux étapes de la croyance populaire

Il est impossible de dater la légende, mais au IVème siècle, les attestations abondent : ceux qui affirment sobrement, mais sans en douter, que les apôtres sont les rédacteurs du symbole sont les témoins d'une croyance très répandue dans l'Occident latin.

Au VIème siècle, deuxième étape, la légende s'enjolive et s'amplifie, le jeu de l'imagination se donne libre cours, non sans mettre ainsi en relief des vérités profondes.

a) Au IVème siècle.

Saint AMBROISE de Milan (339-397) écrit ceci dans son Explication du symbole :

Si rien ne peut être enlevé des écrits d'un seul apôtre, coinment oserions-nous entacher le symbole que nous avons reçu dans sa tradition et dans sa composition des apôtres ?

Voici que selon les douze apôtres, douze sentences ont été exprimées.

Quant à RUFIN d Aquilée (345-410), il écrit vers l'an 400

Nos anciens rapportent (tradunt : c'est l'idée de tradition) qu'après l'ascension du Seigneur, lorsque le Saint-Esprit se fut reposé sur chacun des apôtres, sous forme de langues de feu, afin qu'ils pussent se faire entendre en toutes les langues, ils reçurent du Seigneur l'ordre de se séparer et d'aller dans toutes les nations pour prêcher la parole de Dieu. Avant de se quitter, ils établirent en commun une règle de la prédication qu'ils devaient faire afin que, une fois séparés, ils ne fussent exposés à enseigner une doctrine différente à ceux qu'ils attiraient à la foi du Christ. Etant donc tous réunis, remplis de l'Esprit Saint, ils composèrent ce bref résumé de leur future prédication, mettant en commun ce que chacun pensait et décidant que telle devra être la règle à donner aux croyants. Pour de multiples et très justes raisons, ils voulurent que cette règle s'appelât symbole.

Commentaire du symbole des apôtres, 2.

(C'est dans cet écrit que se trouve le premier texte latin du symbole).

Nous avons bien, dans ce texte, tous les éléments de la légende qui va aller en s'amplifiant. D'où Rufin la tient-il ? Traducteur d'Origène, aurait-il interprété en ce sens une phrase beaucoup plus sobre du Traité des Principes ?

Il faut savoir que les saints apôtres prêchant la foi du Christ ont transmis en termes manifestes les points de doctrine qu'ils estimaient nécessaires.

ORIGENE, Peri Archôn, préface du livre 1.

Citons encore saint JEROME :

Le symbole de notre foi et de notre espérance fut transmis par les apôtres.

Contre Jean de Jérusalem, 28.

b) Au VIème siècle.

La légende déjà exprimée en germe dans les passages cités ci-dessus va prendre une telle ampleur que, d'une part, il n'est plus possible de ne pas la reconnaître comme légende, mais que de l'autre, elle prêtera le concours de son genre littéraire très particulier à de profondes vérités doctrinales : notre foi est apostolique et, - le Moyen-Age va l'illustrer, - elle s'enracine dans l'Ancien Testament dont l'unité avec le Nouveau est profonde.

Deux sermons pseudo-augustiniens qui sont sans doute l S uvre d'un prédicateur gaulois du VIème siècle nous transmettent une pittoresque leçon de catéchisme. Nous citons le plus court, on y explique la composition du symbole :

Pierre dit : Je crois en Dieu le Père tout-puissant,

Jean dit : Créateur du ciel et de la terre.

Jacob dit Je crois aussi en Jésus-Christ son Fils unique Notre-Seigneur.

André dit Qui a été conçu du Saint-Esprit, est né de la Vierge Marie.

Philippe dit : A souffert sous Ponce-Pilate, a été crucifié, est mort et a été enseveli.

Thomas dit : Est descendu aux enfers, le troisième jour est ressuscité d'entre les morts.

Barthélemy dit : Est monté aux cieux, est assis à la droite de Dieu le Père tout-puissant,

Matthieu dit : D'où il viendra juger les vivants et les morts.

Jacques, fils d'Alphée : Je crois au Saint-Esprit, la sainte Église catholique,

Simon Zélotes : La communion des saints, la rémission des péchés,

Judas, fils de Jacques : La résurrection de la chair,

Matthias acheva :La vie éternelle. Amen.19

Il est facile de remarquer que ce symbole composé par douze apôtres a quatorze articles : je crois au Saint-Esprit, la sainte Église catholique = 2, la communion des saints, la rémission des péchés = 2. La division artificielle du symbole en 12 articles est née de la légende et risque de masquer le rythme ternaire du symbole trinitaire.

Nous n'étudierons plus le développement et la permanence de la légende dans les siècles suivants. Mais il nous faut noter brièvement son retentissement dans l'art religieux.

Dans une église du diocèse de Lyon, celle de Charlieu, des peintures du XVème siècle montrent chacun des 12 apôtres tenant une banderole où est gravé un article du symbole. D'autre part, dans des miniatures de la fin du XIIIème siècle, à chaque apôtre portant en banderole son article du symbole, correspond un prophète qui annonce déjà ce même article : on voit l'unité et la continuité des deux Testaments20. Chaque apôtre, dit avec ingénuité mais non sans profondeur saint Bonaventure (XIIIème siècle), est venu poser son article à l'endroit voulu, pierre vivante, ferme et immuable, tirée de la profondeur des Écritures21.

2) Les trois étapes du travail scientifique et ses conclusions

a) De 1439 à 1860

La polémique prédomine, hostile. On nie sans nuances l'origine de la rédaction apostolique, tendant ainsi à nier la doctrine ou en tout cas son caractère apostolique. Cependant, dès le XVIIème siècle, on découvre une forme plus ancienne du symbole et en cette forme plus ancienne, on doit reconnaître que le symbole qui en est issu se rattache à une règle de foi qui rejoint une tradition primitive. Dans le feu de la polémique, ce résultat si important passe inaperçu.

b) Après 1860 jusqu'en 1914

La forme la plus ancienne - forma antiquior - retient toute l'attention des savants. D'importantes études de comparaison de textes, méthodiquement organisées, tentent de reconstituer la forme du symbole ancien. On en arrive à la conclusion suivante : à côté du textus receptus, le nôtre qui remonte au VIème siècle, il existe une formule plus courte, le textus antiquus, qui compte 12 articles. C'est celle de l'ancien symbole baptismal romain composé non en latin, mais en grec.

c) Après 1914-1918

De minutieuses études de textes anciens aboutissent à la découverte d'une forme très ancienne : la forma antiquissima. On comprend enfin que le symbole baptismal romain, glorieux par sa survivance, ne fut pas le seul symbole ; bien plus, il n'est lui-même que le fruit d'une rédaction composite : deux formules, l'une trinitaire, courte, et l'autre christologique, plus longue, se sont amalgamées. Le texte trinitaire plus court serait, contrairement à ce que l'on a cru parfois, le plus ancien, on le trouve employé dans la liturgie baptismale, vers l'an 100. En disant ceci, nous ne voulons Pas signifier qu'il ne dût exister dès l'origine une formule baptismale christologique, sans doute la plus ancienne, comme les Actes des Apôtres en font foi : « L'Esprit Saint n'était encore descendu sur aucun d'eux car ils avaient seulement été baptisés au nom du Seigneur Jésus »22.

A quelle époque les deux formules, trinitaire et christologique, se soudèrent-elles ? Certainement avant l'an 200, mais il n'est pas possible de fixer une date certaine. La plupart des savants s'accordent à dire : avant 150.

III - ÉTAPES DE LA RÉDACTION DU SYMBOLE BAPTISMAL ROMAIN

Nous allons tenter de suivre les étapes du développement de la rédaction du symbole baptismal romain, à travers le dédale des textes qui ont pu lui donner naissance et forme.

Nous disons bien : le dédale des textes, car « manifestement, le nombre et le développement des anciennes professions de foi fut singulièrement riche et complexe »23.

1) Les textes scripturaires

Nous citons en tout premier lieu les deux textes essentiels qui se rattachent directement à la liturgie baptismale

a. Le texte trinitaire de saint Matthieu 28, 19.

Allez donc, de toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit.

Cette formule baptismale trinitaire d'une frappe si nette fut longtemps suspecte aux critiques24. Mais ce n'est pas une seule formule que nous relevons dans les Écritures du Nouveau Testament : saint Paul écrit dans la Première lettre aux Corinthiens : « Vous avez été lavés, sanctifiés, justifiés par le nom du Seigneur Jésus-Christ et par l'Esprit de notre Dieu (6, 1l) ». La distinction entre les personnes de la Trinité est partout très nette dans le Nouveau Testament, encore que la théologie ne s'en développera que plus tard. En l'an 57, Paul écrit : « La grâce du Seigneur Jésus-Christ, l'amour de Dieu le Père et la communion du Saint-Esprit soient avec vous tous (2 Cor., 13, 13) ». Tous les manuscrits, sans exception, ont le texte connu de S. Matthieu et les auteurs chrétiens du IIème siècle (S. Justin et S. Irénée), comme ceux du IIIème siècle le citent toujours suivant sa teneur.

b. Le texte christologique des Actes 8, 37

Mais Philippe dit : « Si tu crois de tout ton cS ur, c'est possible de te baptiser ». Et répondant, il dit : « Je crois que Jésus-Christ est le Fils de Dieu ».

Tel est le dialogue qu'échangent entre eux le diacre Philippe et l'eunuque éthiopien. Ce verset est absent des meilleurs manuscrits grecs. Par contre, l'antique Itala employée avec prédilection par saint Augustin, mais difficile à dater, porte ce texte25. Que faut-il en conclure ? Absent de la rédaction primitive des Actes, ce texte y fut ajouté, il est, selon toute probabilité, un vestige de la liturgie baptismale. S. Irénée et S. Cyprien connaissent déjà cette glose26.

c. Les autres textes scripturaires proches des professions de foi.

En ce qui concerne la fusion des deux textes, trinitaire et christologique, il y a lieu de souligner le texte du Livre des Actes 19, 1-5. Saint Paul demande à quelques disciples s'ils ont reçu l'Esprit Saint. Ceux-ci répondent : « Mais nous ne savons même pas qu il y a un Esprit Saint ! ». Par cette réponse, saint Paul comprend qu'ils n'ont pu recevoir le baptême du Christ. Il les baptise alors au nom du Seigneur Jésus (formule christologique) et ils reçurent l'Esprit. Voit-on combien se montre étroite la liaison entre le baptême au nom de Jésus et le baptême dans l'Esprit ? Aucune formule trinitaire n'est exprimée ici, mais on n'en voit pas moins le point de rencontre vers lequel s'acheminera le symbole unissant la foi au Christ à celle du Dieu-Trinité qu'il révèle.

Citons maintenant trois professions de foi christologiques :

1 Cor., 15, 3 (en l'an 55) : Je vous ai donc transmis tout d'abord ce que j'avais moi-même reçu, à savoir que le Christ est mort pour nos péchés selon les Écritures, qu'il a été mis au tombeau, qu'il est ressuscité le troisième jour, selon les Écritures.

C'est tout le contenu du kérygme : message du salut. Remarquons combien le texte du symbole y reste fidèle.

Rom., 1, 34 (vers 57-58) : Paul, serviteur du Christ Jésus... mis à part pour annoncer l'Évangile de Dieu que d'avance il avait promis par ses prophètes dans les saintes tritures, concernant son Fils issu de la lignée de David selon la chair, établi Fils de Dieu avec puissance selon l'Esprit de sainteté par sa résurrection des morts, Jésus-Christ notre Seigneur.

Ce texte nettement christologique est aussi trinitaire.

1 Pierre, 3, 18-22 (entre 62 et 64) : Le Christ lui-même est mort une fois pour les péchés, juste pour des injustes... mis à mort selon la chair, il a été vivifié selon l'Esprit, c'est en lui qu'il alla prêcher aux esprits en prison... Le baptême vous sauve à présent... c'est l'engagement à Dieu d'une bonne conscience par la résurrection de Jésus-Christ, lui qui passé au ciel est à la droite de Dieu.

2) Les textes patristiques

a. Au premier siècle.

Dans la célèbre Lettre de S. CLÉMENT de Rome que l'on date de l'an 96, relevons ces deux textes :

Vive Dieu et vive le Seigneur Jésus-Christ et l Esprit Saint, la foi et l'espoir des élus.

58, 2. Ce texte est cité par S. BASILE dans son Traité du Saint-Esprit, ch. 29.

Est-ce que nous n'avons pas un seul Dieu et un seul Christ et un seul Esprit répandu sur nous, nous qui sommes un seul peuple appelé dans le Christ ?

46, 6.

b. Au deuxième siècle.

Texte de S. IGNACE d Antioche (vers l'an 100) :

Fermez l'oreille aux discours qui ne vous parlent pas de Jésus-Christ, né de la race de David, né de Marie, qui a été réellement engendré, a réellement mangé et bu, a réellement souffert persécution sous Ponce Pilate, a été réellement crucifié, est mort sous les regards du ciel, de la terre et des enfers, qui est aussi réellement ressuscité d'entre les morts. C'est son Père qui l'a ressuscité et c'est lui aussi qui nous ressuscitera en Jésus-Christ, nous qui croyons en lui en dehors de qui nous n'avons pas la vie véritable.

Lettre aux Tralliens, 9.

Texte de la Didachè

(date discutée : entre 50 et 70 ou vers 150)27

Baptisez au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit dans l'eau vive... Verse sur la tête trois fois de l'eau au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit.

Textes de S. JUSTIN (vers 155)

Ensuite, nous les conduisons en un endroit où il y a de l'eau et là, de la même manière que nous avons été régénérés nous-mêmes, ils sont régénérés à leur tour : au nom de Dieu le Père et le maître de toutes choses, et de Jésus-Christ, notre Sauveur, et du Saint-Esprit. Ils sont alors lavés dans l'eau... Voici la doctrine que les apôtres nous ont transmise sur ce sujet... : cette ablution s'appelle illumination parce que ceux qui reçoivent cette doctrine ont l'esprit rempli de lumière. Et aussi au nom de Jésus-Christ qui fut crucifié sous Ponce Pilate et au nom de l'Esprit Saint qui prédit par les prophètes toute l'histoire de Jésus, est lavé celui qui est illuminé.

Apologie, I, 6 1.

On aura remarqué la tendance au développement christologique et à la fusion des formules : comparer la Première Lettre à Timothée, 6, 13 : « Le Christ Jésus qui, devant Ponce Pilate, a rendu son beau témoignage ».

Nous adorons le Créateur de cet univers... nous adorons Jésus-Christ qui fut crucifié sous Ponce Pilate... nous voyons en lui le Fils du vrai Dieu, nous le mettons au second rang et, en troisième heu, l'Esprit prophétique.

Apologie, I, 13.

Jésus-Christ a été crucifié, est mort, est ressuscité et il est remonté au ciel où il règne. La bonne nouvelle répandue dans le monde entier par les apôtres est la joie de ceux qui attendent l'immortalité qu'il a promise.

Apologie, I, 42.

(Ici c'est Tryphon, un Juif que Justin ne parvient pas à convaincre, qui parle) : Il te reste à prouver que celui-là ait consenti à naître homme d'une vierge, selon la volonté de son Père, démontre-le et aussi qu'il a été crucifié et qu'il est mort et prouve aussi qu'après tout cela, il est ressuscité et monté au ciel.

Dialogue avec Tryphon, 63.

Ce Fils de Dieu enfanté par une vierge qui s'est fait homme souffrant, crucifié sous Ponce Pilate par votre peuple, mort, ressuscité des morts, monté au ciel.

Dialogue avec Tryphon, 85.

Ce Jésus est le Christ, Fils de Dieu, il a été crucifié et il est ressuscité, monté au ciel et il reviendra comme juge de tous les hommes absolument, jusqu'à Adam lui-même.

Dialogue avec Tryphon, 132.

Les textes de S. IRÉNÉE de Lyon :

(ils datent des environs de 177)

Voici l'enseignement méthodique de notre foi, la base de l'édifice et le fondement de notre salut : Dieu le Père incréé, inengendré, invisible, Dieu unique, Créateur de tout : c'est le premier article de notre foi. Quant au second article, le voici : c'est le Verbe de Dieu, le Fils de Dieu, Jésus-Christ, notre Seigneur qui est apparu aux prophètes en la forme décrite dans leurs oracles et selon l'économie spéciale du Père28, le Verbe par qui tout a été fait et qui, dans la plénitude des temps, pour récapituler et contenir toutes choses, s'est fait homme, né des hommes, s'est rendu visible et palpable, afin de détruire la mort et de rétablir l'union entre Dieu et l'homme.

Quant au troisième article, c'est le Saint-Esprit qui a parlé par les prophètes, a enseigné à nos pères les choses divines et a conduit les justes dans la voie de la justice ; c'est lui qui, dans la plénitude des temps, a été répandu d'une manière nouvelle sur l'humanité tandis que Dieu renouvelait l'homme sur toute la terre.

Démonstration de la prédication apostolique, 6.

Voici ce que nous assure la foi, telle que les presbytres, disciples des apôtres, nous l'ont transmise. Tout d'abord, elle nous oblige à nous rappeler que nous avons reçu le baptême pour la rémission des péchés, au nom de Dieu le Père, et au nom de Jésus-Christ, le Fils de Dieu qui s'est incarné, est mort, et est ressuscité, et dans l'Esprit Saint de Dieu.

Démonstration.., 3.

L'Église, bien qu'elle soit répandue dans tout l'univers jusqu' aux extrémités de la terre, a reçu des apôtres et de leurs disciples, la foi en un seul Dieu, Père tout-puissant qui a fait le ciel et la terre et les mers et tout ce qui s'y trouve, et en un seul Christ Jésus, le Fils de Dieu qui s'est incarné pour notre salut, et en un Esprit Saint qui, par les prophètes, a annoncé les économies et les avènements et la naissance virginale et la passion et la résurrection d'entre les morts et l'ascension corporelle dans les cieux du bien-aimé Christ Jésus notre Seigneur et sa parousie quand des cieux il apparaîtra à la droite du Père pour tout restaurer et ressusciter toute chair de toute l'humanité afin que, devant le Christ Jésus notre Seigneur, Dieu, Sauveur et Roi, selon le bon plaisir du Père invisible, tout genou fléchisse au ciel, sur terre, aux enfers... C'est cette prédication que l'Église a reçue, c'est cette foi, comme nous l'avons dit, et bien qu'elle soit dispersée dans le monde entier, elle la garde soigneusement, comme si elle habitait une seule maison et elle y croit unanimement, comme si elle n'avait qu'une âme et un cS ur, et d'un parfait accord, elle la prêche, elle l'enseigne, elle la transmet comme si elle n'avait qu'une seule bouche. Et sans doute, les langues sur la surface de la terre sont différentes, mais la force de la tradition est une et identique... De même que le soleil, cette créature de Dieu, est dans tout le monde un et identique, ainsi la prédication de la vérité brille partout et éclaire tous les hommes qui veulent parvenir à la connaissance de la vérité.

Contre les hérésies, 1, 10, 2

Au chapitre qui précédait celui dont est extrait ce passage, Irénée parlait du canon de la vérité reçu au baptême.

Dans tous les textes cités on remarque une certaine formulation fixe bien proche des textes du symbole.

Nous citons maintenant deux symboles élaborés. Tous deux doivent dater de la deuxième partie du second siècle. Ils prouvent avec certitude que, dès avant l'an 200, l'usage d'un symbole bref existait et cela dans des Églises très séparées l'une de l'autre

Je crois au Père, le tout-puissant

et en Jésus-Christ, notre Sauveur,

et au Saint-Esprit le Paraclet

et à la sainte Église

et à la rémission des péchés.

Ce premier texte est tiré de l'Epistola Apostolorum qui est une apocalypse apocryphe originaire d Asie Mineure, composée en grec, après 150. C'est en ce symbole à cinq articles que l'on a reconnu la forme la plus ancienne de notre symbole des apôtres : la forma antiquissima.

Je crois en Dieu le Père tout-puissant,

et en son Fils unique notre Seigneur Jésus-Christ

et au Saint-Esprit

et en la résurrection de la chair

et en la sainte Église catholique.

Ce second texte est tiré d'un rituel égyptien de la fin du second siècle, le papyrus de Der-Balyzey.

c. Au troisième siècle.

Vers 200, deux écrivains importants, S. Hippolyte et Tertullien, nous ont transmis chacun un texte du symbole romain. Le texte d'HIPPOLYTE se trouve dans La Tradition apostolique au chapitre où il est question de la tradition du saint baptême. Le voici :

Que celui qui doit être baptisé descende dans l'eau et que celui qui le baptise lui impose la main sur la tête-en disant :

- Crois -tu en Dieu le Père tout-puissant ?

Et que celui qui est baptisé réponde - - Je crois.

Qu'il le baptise alors une fois en lui tenant la main posée sur la tête.

Puis qu'il lui dise :

- Crois-tu au Christ Jésus, le Fils de Dieu qui est né par l'Esprit Saint de la Vierge Marie, est mort et a été enseveli, est ressuscité vivant des morts le troisième jour, est monté aux cieux, est assis à la droite du Père, viendra juger les vivants et les morts ?

Et quand il aura dit : - Je crois, qu'il le baptise de nouveau.

Qu'il lui dise de nouveau :

- Crois-tu au Saint-Esprit, en la sainte Église et en la résurrection de la chair ?

Que celui qui est baptisé dise : - Je crois.

Et ainsi qu'on le baptise une troisième fois.

Au lieu de reconstituer le symbole d'après TERTULLIEN, nous préférons donner tels quels les textes dont on a tiré la reconstitution :

Il faut croire en un seul Dieu tout-puissant, créateur du monde et en son Fils Jésus-Christ, né de la Vierge Marie, crucifié sous Ponce Pilate, ressuscité le troisième jour des morts, reçu dans les cieux, assis maintenant à la droite du Père d'où il viendra juger les vivants et les morts par aussi la résurrection de la chair.

Du voile des vierges, 1

Nous croyons en un seul Dieu, au Fils de Dieu Jésus-Christ, né d'elle (de la Vierge) qui a souffert... est mort et a été enseveli... est ressuscité... a été pris dans les cieux pour s'y asseoir à la droite du Père d'où il viendra juger les vivants et les morts... et au Saint-Esprit.

Contre Praxéas, 2

Il faut croire qu'il y a un seul Dieu, aucun autre que le Créateur du monde, et son Fils porté par l'Esprit dans la Vierge Marie, né d'elle, Jésus-Christ fixé à la croix, il est ressuscité le troisième jour, il fut emporté (ereptum) dans les cieux, il est assis à la droite du Père d'où il viendra pour juger les profanes (profanos) avec la restitution de la chair.

La prescription des hérétiques, 13

Il connaît un seul Dieu, créateur de l'univers et le Christ Jésus, Fils du Dieu Créateur, né de la Vierge, et la résurrection de la chair.

La prescription des hérétiques, 36

La conclusion qui ressort de ces textes, c'est que l'Église romaine vers la fin du second siècle (ces textes datent de 200), avait déjà un symbole baptismal complet, nous voulons dire par là que le développement christologique de la deuxième partie du symbole avait fusionné avec le symbole trinitaire.

Le texte de ce symbole n'a cependant pas encore la fixité qu'il aura plus tard.

Au troisième siècle aussi, les représentations d'un symbole christologique et baptismal vont se multiplier, celle de l'Ichtus, du poisson qui représente tout à la fois le Christ et le chrétien. Les lettres grecques du mot ICHTUS forment un acrostiche où se retrouvent les premières lettres de la formule suivante :

™ · Ã ¿ ° Â § Á ¹ Ã Ä Ì Â ˜ µ ¿ ° ¥ ¹ Ì Â £ É Ä ® Á =

Jésus Christ, Fils du Dieu Sauveur.

Nous voici bien près de la formule de l'initiation chrétienne insérée dans les Actes 8, 37 : Je crois que Jésus-Christ est le Fils de Dieu.

Le poisson peut représenter aussi le chrétien pris par les apôtres dans le filet de l'Église et purifié, régénéré dans l'eau salutaire du baptême. Le poisson dont le symbole premier désigne toujours le Christ, évoque aussi le sacrement de l'Eucharistie : le chrétien y reçoit l'Ichtus (rappel de la multiplication des pains et des poissons : signe eucharistique).

Vu l'importance de ce signe christologique et baptismal, nous en donnons ci-après la première mention connue dans l'épitaphe d'Abercius. Cette épitaphe est à dater d'avant l'année 216, puisqu'à cette date une inscription funéraire en constitue un grossier plagiat. L'origine chrétienne du texte fut longtemps contestée, mais elle est maintenant fermement établie. La pierre funéraire de l'évêque Abercius fut retrouvée en Phrygie en 1883. Les deux fragments furent offerts au pape Léon XIII et ils sont conservés au musée du Latran.

En voici le texte :

Citoyen d'une cité distinguée, j'ai fait ce tombeau de mon vivant afin d'y avoir un jour pour mon corps une place,

mon nom est Abercius, je suis le disciple d'un pasteur pur,

qui paît ses troupeaux de brebis par monts et plaines,

qui a des yeux très grands qui voient tout.

C'est lui qui m'enseigna les Écritures fidèles,

qui m'envoya à Rome contempler la (cité) souveraine,

et voir la reine aux vêtements d'or, aux chaussures d'or,

je vis là un peuple qui porte un sceau brillant.

J'ai vu aussi la plaine de Syrie, et toutes les villes de Nisibe,

par delà l'Euphrate, partout j'ai eu des confrères,

j'avais Paul pour... (compagnon ?) et la foi partout me conduisait.

Partout, elle me servit un poisson de source,

très grand, pur, qu'a pêché une vierge pure,

elle le donnait sans cesse à manger aux amis,

elle a un vin délicieux, elle le donne avec du pain.

Abercius, j'ai ordonné d'écrire ces choses ici,

à l'âge de soixante et douze ans, véritablement,

que le confrère qui comprend prie pour Abercius.

On ne doit pas mettre un tombeau au-dessus du mien :

sinon deux mille pièces d'or (d'amende) pour le fisc romain,

mille pour ma chère patrie Hiéropolis.29

Les érudits sont unanimes à tenir l'épitaphe comme un témoin de première valeur de la foi chrétienne, en ce qui regarde le baptême (le sceau brillant, le poisson de source), l'eucharistie (poisson, pain, vin) et peut-être la conception virginale (un poisson pêché par une vierge pure - cependant, il se pourrait que cette vierge soit l'Église, d'après le contexte : c'est elle qui donne le poisson, le pain, le vin). Les catholiques soulignent aussi l'importance donnée à Rome. Il faut signaler encore que le symbolisme mystérieux du texte est voulu : enterré parmi les païens, l'évêque s'adresse au confrère qui peut comprendre... Le signe du poisson est une profession de foi.

d. Au quatrième siècle.

Si le symbole romain est attesté au IIème et au IIIème s. par tant de textes différents qui nous invitent à tenter de le reconstituer, nous ne le trouvons cependant nulle part cité en entier. Au IVème s., au contraire, nous le trouvons entièrement transcrit en latin par Rufin et en grec par Marcel, évêque d'Ancyre, dans une lettre qu'il écrit en 340 au pape Jules pour l'assurer de sa communauté de foi avec l'Église de Rome.

Le voici, son sigle admis est R = symbole Romain primitif

Je crois en Dieu le Père tout-puissant

Et en Jésus-Christ, son Fils unique, notre Seigneur,

Qui est né du Saint-Esprit et de la Vierge Marie,

Qui, sous Ponce Pilate, a été crucifié et enseveli,

Le troisième jour est ressuscité des morts,

Est monté aux cieux,

Est assis à la droite du Père

D'où à viendra juger les vivants et les morts,

Et au Saint-Esprit,

A la sainte Église,

A la rémission des péchés,

A la résurrection de la chair. Amen.

On voit que les différences avec le symbole des apôtres dans son texte reçu (textus receptus) sont minimes. Afin de bien les faire apparaître, nous en recopions le texte, en soulignant les divergences dont la principale est celle-ci : notre symbole actuel a 14 articles et non pas 12 comme le symbole primitif. La communion des saints (textus receptus) est en fait un doublet de la sainte Église catholique qui est cette communion des saints. La vie éternelle en est presque un aussi de la résurrection de la chair, encore que l'on puisse comprendre la distinction.

Je crois en Dieu le Père tout-puissant,

Créateur du ciel et de la terre,

Et en Jésus-Christ son Fils unique Notre-Seigneur,

Qui a été conçu du Saint-Esprit,

est né de la Vierge Marie,

A souffert sous Ponce Pilate,

a été crucifié, est mort et a été enseveli,

Est descendu aux enfers,

le troisième jour est ressuscité d'entre les morts,

Est monté aux cieux, Est assis à la droite de Dieu le Père tout-puissant,

D'où il viendra juger les vivants et les morts.

Je crois au Saint-Esprit,

la sainte Eglise catholique,

la communion des saints,

la rémission des péchés,

la résurrection de la chair,

la vie éternelle. Amen.

CONCLUSION

On a pu dire du symbole des apôtres qu'il était le « catéchisme le plus ancien de la chrétienté »30. Il est l'ancien symbole de foi de l'Église de Rome, il est l'engagement baptismal du chrétien et, pour cette raison, il se dit au singulier : je crois.

Il n'est nullement une sèche énumération de vérités à croire, il s'articule de manière à former un ensemble organique31 d'une unité saisissante. Notre symbole est trinitaire et il nous révèle une trinité « économique »32 : Dieu nous ouvre son être intime en nous dévoilant son dessein d'amour, le salut des hommes par l'Incarnation rédemptrice de son Fils qui nous introduit dans la connaissance et dans l'amour de la Trinité.

« En la Trinité consiste la foi de tous les chrétiens »33

L'abbé Monchanin, qui fonda en Inde un ermitage contemplatif, disait : « Si je suis chrétien, c'est à cause de la sainte Trinité ». « L'adoration de la Trinité est notre unique dessein », expliquait-il pour justifier sa vocation. Et encore : « Ma vie n'a pas d'autre sens que celui de la louange et de la contemplation de cet unique et total mystère ».

L'ensemble des textes patristiques qui témoignent de l'élaboration de la rédaction du symbole mettent la structure du symbole et sa signification profonde en vive lumière, ces textes sont le meilleur et le plus authentique commentaire de notre profession de foL

Nous terminerons ce chapitre en citant quelques extraits des sermons de saint AUGUSTIN sur le symbole, ils s'adressent à des catéchumènes :

L'Esprit Saint lui-même écrira ce symbole dans vos cS urs afin que ce que vous croyez, vous puissiez l'aimer, et que ce soit par l'amour que la foi opère en vous (cf. Gal., 5, 6).

Ce symbole est la règle de votre foi exprimée en un bref résumé. Sans accabler la mémoire, il instruit l'esprit. Il se dit en bien peu de mots, mais par lui s'acquiert un si grand bien.

Je crois en Dieu le Père tout-puissant.

Vois : c'est dit si vite, et cependant en ces mots, quelle richesse !

Il est Dieu, Il est Père. Dieu par la puissance, Père par la bonté. Combien nous sommes heureux ; nous qui comme Seigneur avons trouvé un Père !

Croyons donc en Lui, et espérons tout de sa miséricorde, car Il est tout-puissant. Et que personne ne dise : « Il ne peut me remettre mes péchés ». Comment ne le pourrait-Il pas : Il est le Tout-Puissant.

(Haec fides imbuat corda vestra& ) Que cette foi pénètre vos cS urs& et ce que vous venez d'entendre, croyez-le, afin de parvenir à le comprendre. C'est la foi chrétienne, c'est la foi catholique, c'est la foi apostolique.

Sermons 212, 213 et 214

Appendice au chapitre I

QUELQUES TEXTES SUR L ICHTUS

Inscription de Pectorius d Autun (avant 200)

Grâce divine de l Ichtus céleste,

Reçois avec un cS ur plein de respect

la vie immortelle parmi les mortels,

rajeunis ton âme, ami, dans les eaux divines

par les flots éternels de la Sagesse qui donne les trésors.

Reçois l'aliment doux comme le miel du Sauveur des saints.

Mange à ta faim, bois à ta soif,

tu tiens l Ichtus dans les paumes de tes mains34

Nourris donc, Maître et Sauveur, avec l Ichtus.

Que ma mère repose en paix, je t'en prie, lumière des morts.

Aschandius, mon père, avec ma douce mère et mes frères,

de toute la gratitude de mon âme,

je vous demande, dans la paix de l Ichtus,

souvenez-vous de Pectorius.

Tertullien ( après 220) dit que le chrétien baptisé devient « le petit poisson » pris par les apôtres, pêcheurs d'hommes dans le filet de l Eglise.

Clément d'Alexandrie ( avant 215) demande aux chrétiens de faire graver l Ichtus sur leurs anneaux pour se souvenir de leur origine chrétienne. Il écrit :

Tu es le pêcheur des mortels

que tu as sauvés

de la mer méchante.

Tu jettes l'appât

pour amener hors du flot

les saints poissons

les appelant à une vie de douceur.

Hymne au Christ qui termine Le Pédagogue.

Saint Ambroise (339-397) écrit, parlant du baptême :

Imite le poisson. Il doit être pour toi une merveille !

La tempête fait rage, les vents violents soufflent, mais le poisson nage, il ne coule pas car il a l'habitude de nager !

Pour toi, la mer, c'est le monde ; elle a des courants divers, de grosses vagues, des tempêtes furieuses.

Sois, toi aussi, un poisson ! Que la vague du monde ne t'engloutisse pas !

Je crois en l Église une, sainte, catholique et apostolique.

Symbole du Concile de Nicée (325)

Si tu es apostolique, sois en communion de sentiments avec les Apôtres.

TERTULLIEN, De carne Christi (vers 212)

Chapitre II

LES PERES APOSTOLIQUES

NOTIONS PRÉLIMINAIRES

1. Définition de l'expression Pères apostoliques

L'expression peut être prise au sens strict ou au sens large dans lequel elle est d'un usage courant.

Au sens strict, l'expression désigne les écrivains de l'antiquité chrétienne qui ont connu ou qui auraient pu connaître les Apôtres. Tels sont très certainement les trois principaux Pères apostoliques

S. Clément, évêque de Rome de 92 ou 93 à 10 1.

S. Ignace d'Antioche, mort vers 110.

S. Polycarpe, évêque de Smyrne, né vers 70, mort vers 156.

Au sens large, l'expression désigne les écrivains ecclésiastiques de la fin du premier siècle et de la première moitié du second.

Le premier anneau solide de la Tradition s'est forgé par le témoignage de ces écrivains, c'est dans leurs S uvres que nous voyons comment fut reçue, comprise et vécue la foi transmise par les Apôtres.

2. Origine de l'expression Pères apostoliques

La désignation existe dès la fin du second siècle car saint Irénée (140-202) parle de Polycarpe de Smyrne comme d'un apostolique, mais elle ne sera d'un usage courant dans le langage de la patrologie qu'au XVIIème s. Le savant laïc Cotelier publiera en 1672 les R uvres des saints Pères qui ont vécu aux temps apostoliques et lorsqu'on rééditera son volume, on se contentera du titre Pères apostoliques qui dès lors prévalut.

3. Liste des Pères apostoliques

Cotelier publiait les S uvres de cinq auteurs :

- S. Clément de Rome

- S. Ignace d'Antioche

- S. Polycarpe de Smyrne

- S. Barnabé : le pseudo-Barnabé car l'auteur de la lettre dite de Barnabé est inconnu.

- Hermas : l'auteur du livre nommé le Pasteur d Hermas.

Au XVIIIème s., on joignit à cette liste deux auteurs :

- L'auteur inconnu de la lettre A Diognète35

- Papias (auditeur de l'apôtre S. Jean et familier de S. Polycarpe, nous ne possédons de lui que quelques fragments).

De nouvelles découvertes amènent à allonger la liste :

- La Didachè fut découverte en 1883

- Les Odes de Salomon furent découvertes en 1905.

4. Intérêt suscité par l'étude des Pères apostoliques

Toutes les S uvres des Pères apostoliques, si on en excepte l'A Diognète si supérieure cependant par la force de sa pensée, ont été très connues, appréciées et utilisées aux premiers temps de l'Église. Mais, dès le IVème s., le grand essor donné à la pensée théologique fit qu'on oublia ces S uvres moins importantes au point de vue de l'élaboration de la pensée religieuse. Au Moyen-Age, à l'heure où la théologie devint une science indépendante, on peut dire que les Pères apostoliques furent pratiquement ignorés.

Le mouvement de la Réforme ramena l'attention générale vers ces premiers témoins des origines chrétiennes. Se séparant de l'Église de Rome, les protestants refusaient de reconnaître chez les catholiques la foi apostolique.

Quelle était donc cette foi de l'Église primitive ?

Comment l'avaient comprise et vécue les premières générations chrétiennes ?

Et l'Église de Rome l'a-t-elle fidèlement gardée ?

A notre époque, loin de s'affaiblir, l'intérêt suscité par l'étude des Pères apostoliques ne fait que s'intensifier et s'approfondir, tandis que de nouvelles découvertes de textes anciens viennent l'accroître encore, renouvelant les problèmes.

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230 Le début de la page

N. 231 
CLÉMENT DE ROME

(évêque entre 92 et 101)

Introduction :Notices sur :

1. Clément de Rome

2. L'épître aux Corinthiens

I - CLÉMENT DE ROME

1. D'après les témoignages

2. D'après l épître aux Corinthiens

3. D'après les hypothèses

4. D'après les légendes

II - L'EPITRE AUX CORINTHIENS

1. Occasion de la lettre

2. Date de l épître

3. Contenu de l'épître :Plan et Textes

4. Importance de l'épître, au point de vue

de la doctrine

de la liturgie

de l'Histoire de l'Église

Conclusion :Physionomie morale de saint Clément.

Abandonnons les recherches vides et vaines et rangeons-nous à la glorieuse et vénérable règle de notre tradition.

7, 2

Le Christ vient de Dieu et les apôtres viennent du Christ : ces deux choses découlent en bel ordre de la volonté de Dieu.

42, 2

INTRODUCTION

1. Clément de Rome

Clément, évêque de Rome, est l'auteur d'une épître aux Corinthiens. C'est sans doute entre les années 92 ou 93 et 101 qu'il fut évêque. Voici l'ordre de succession des évêques de Rome jusqu'à Clément : Pierre, Lin, Anaclet, Clément.

Au dire de saint Irénée (140-202), Clément aurait connu saint Pierre et saint Paul.

La lettre que Clément écrivit aux Corinthiens fut tenue en très grande estime dans l'antiquité, et lue, jusqu'au IVème s., dans de nombreuses Églises.

On attribue à tort à Clément plusieurs autres écrits : une deuxième épître (elle date en réalité de 150 et S. Jérôme n'accepte pas l'attribution à S. Clément) et deux lettres aux vierges (qui datent du Même siècle).

L'épître de Clément nous renseignera, avec sobriété toutefois, sur la personnalité de son auteur. Clément semble être citoyen romain. Serait-il Juif d'origine ? Sa culture peut le faire penser : elle est celle du judaïsme hellénisant.

Le langage de Clément, très romain d'allure, est empreint de calme modération. Il est certes celui d'un évêque conscient de sa fonction et de son autorité, mais jamais il ne se départit d'un accent de profonde bonté et de bienveillante douceur.

Orientée vers la louange, l'âme de Clément est profondément religieuse et, au respect du Dieu qu'il adore, s'ajoute le respect des âmes qu'il guide sans contraindre leur liberté.

2. L'épître aux Corinthiens

L'épître aux Corinthiens ne révélera pas une seule fois le nom de son auteur. Voici le début de l'adresse :

l'Église de Dieu qui séjourne à Rome à l'Église de Dieu qui séjourne à Corinthe...

I, 1

Elle se présente comme une intervention de l'Église de Rome, lors d'un scandale survenu à l'Église de Corinthe :

L'Eglise de Corinthe si antique et si ferme s'est soulevée contre ses presbytres.

47, 6

L'auteur sait que son exhortation sera lue dans l'assemblée des frères, aussi la destination de l'épître en justifie-t-elle le caractère : provoquée par la sédition, la Prima Clementis est une longue admonestation morale, s'adressant à toute l'Église de Corinthe. Clément s'attache en particulier à combattre toute jalousie, à prêcher l'humilité, la concorde et la charité.

Au point de vue littéraire, la lettre est assez terne, le ton en est très uniforme. Une lecture superficielle risque d'engendrer l'ennui. La lettre est très longue (65 chapitres) et le plan, bien qu'il ne soit pas apparent à première vue, est très raisonné, très ordonné.

La noblesse religieuse de l'ensemble est saisissante et au lecteur attentif, l'épître dévoile sa richesse.

La lettre aux Corinthiens est d'une grande importance au triple point de vue de l'étude :

de l'histoire des dogmes,

de la liturgie,

de l'histoire de l'Église ancienne.

Bien que les protestants le contestent, nombreux sont ceux qui, avec Mgr Batiffol, reconnaissent en ce document « L'épiphanie de la primauté romaine »36. On ne peut exagérer cette position, mais il est vrai de dire que l'épître témoigne de l'importance de l'Église de Rome.

I - CLÉMENT DE ROME

Toutes les affirmations de la brève notice sur Clément de Rome reposent, soit sur des témoignages solides et multiples, soit sur l analyse de l'épître aux Corinthiens. Nous allons donc les justifier.

Parmi les témoignages, nous ne choisirons que les principaux, ceux qui présentent la garantie la plus sérieuse d'authenticité.

Ensuite, nous examinerons quelques hypothèses formulées sur la personne de Clément de Rome et nous dirons aussi, brièvement, comment, vu sa célébrité, l'évêque, successeur de Pierre, est entré dans la légende.

1. d'après les témoignages les plus autorisés

L'auteur de la lettre aux Corinthiens est Clément.

a) Tous les manuscrits, dont l'excellent Alexandrinus, et toutes les versions de l'épître portent comme titre : "Epître de Clément aux Corinthiens ».

b) Eusèbe de Césarée nous rapporte deux témoignages anciens très sérieux : celui d'Hégésippe et celui de Denys de Corinthe.

Hégésippe (2ème s.) est un Oriental, Juif sans doute, qui, sous le Pape Anicet (155-166) entreprit un voyage qui le mena à Corinthe et à Rome. Or, dans ses Mémoires, il parle de l'Epître de Clément aux Corinthiens (H.E., IV, 22, I).

Denys, évêque de Corinthe, écrit en ces termes au Pape Soter (166-175) :

Aujourd'hui, nous avons célébré le saint jour du dimanche, auquel nous avons lu votre lettre. Nous continuerons à la lire toujours comme un avertissement, ainsi du reste que la première que Clément nous a adressée (H.E., IV, 23, 11).

c) Irénée vers 180, Clément d'Alexandrie (150-215) et Origène (185-254) citent S. Clément en le nommant expressément.

Nous aurons à citer plus loin le très important texte d'Irénée qui en fait foi.

Clément d'Alexandrie dit ceci : « Ainsi s'exprima Clément dans la lettre aux Corinthiens » (Stromates, VI, 8, 65).

Origène parle de « Clément, disciple des Apôtres » (De Principiis, 2, 3, 6).

Clément est évêque - Il le fut sans doute entre 92 ou 93 et 101 - Il succède à saint Pierre, venant après Lin et Anaclet - Il a connu les Apôtres.

Citons d'abord le texte d'Irénée, texte d'une importance majeure - et sans cesse discuté - sur l'Église de Rome.

Mais puisqu'il serait trop long... d'énumérer les successions de toutes les Églises, nous prendrons la très grande Église, très ancienne et connue de tous, fondée et constituée à Rome par les deux très glorieux Apôtres Pierre et Paul ; nous montrerons que la Tradition qu'elle tient des Apôtres et la foi quelle a annoncée aux hommes sont parvenues jusqu'à nous par des successions d'évêques... C'est avec cette Eglise de Rome, en raison de sa plus puissante autorité de fondation que doit nécessairement s'accorder toute Église, c'est-à-dire les fidèles qui proviennent de partout, elle en qui toujours, par ceux qui proviennent de partout, a été conservée la Tradition qui vient des Apôtres.

Après avoir ainsi fondé et édifié l Église, les bienheureux Apôtres transmirent à Lin la charge de l'épiscopat ; de ce Lin, Paul fait mention dans ses lettres à Timothée (2 Tim., 4, 21). Anaclet lui succède. Après lui, en troisième lieu, à partir des Apôtres, c'est à Clément qu'échoit l'épiscopat. Il avait vu les Apôtres eux-mêmes, avait été en relation avec eux : leur prédication résonnait encore à ses oreilles ; leur Tradition était encore devant ses yeux. D'ailleurs, il n'était pas le seul ; il restait encore à l'époque beaucoup d'hommes qui avaient été instruits par les Apôtres. Du temps donc de Clément, une dissension assez grave se produisit entre les frères de Corinthe ; l'Eglise de Rome adressa alors aux Corinthiens un écrit très important pour les réconcilier dans la paix, ranimer leur foi et leur annoncer la Tradition qu'elle avait reçue récemment des Apôtres :

un seul Dieu tout puissant, créateur du ciel et de la terre,

qui a modelé l'homme,

produit le déluge, appelé Abraham,

fait sortir son peuple d'Égypte, parlé à Moïse,

établi l'économie de la Loi, envoyé les Prophètes,

préparé le feu pour le diable et ses anges.

Qu'un tel Dieu soit annoncé par les Eglises comme étant aussi le Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ, tous ceux qui le veulent peuvent le constater d'après cet écrit même. Ils peuvent ainsi connaître la Tradition apostolique de l'Église puisque cette lettre est plus ancienne que les fauteurs des erreurs actuelles qui inventent mensongèrement un autre Dieu supérieur au Démiurge, au Créateur de notre univers.

A ce Clément succède Evariste, etc. C'est maintenant Eleuthère à qui est échu l'épiscopat en douzième lieu à partir des Apôtres.

Adversus haereses, 3, 2, 3

Eusèbe de Césarée (263-339) et S. Jérôme adoptent l'ordre de succession établi par Irénée. Ce dernier ayant séjourné à Rome, la valeur de son témoignage s'en accroît.

Eusèbe de Césarée fixera la chronologie et assignera à l'épiscopat de Clément ces dates : entre 92 ou 93 et 101. Au IVème s., dirons-nous, une telle reconstitution est bien hasardeuse ! Peut-être, mais nous verrons que l'épître aux Corinthiens parle dans le même sens et d'autre part, Eusèbe interrogeait le deuxième siècle, ayant sous les yeux les Mémoires d'Hégésippe, aujourd'hui perdues :

Etant venu à Rome (après Corinthe), dit Hégésippe, j'ai établi une succession jusqu'à Anicet dont Eleuthère était diacre ; Soter fut le successeur d'Anicet, et Eleuthère après lui (vers 180).

H.E., IV, 22, 2

Le but du voyage d'Hégésippe était précisément de relever les successions épiscopales des différentes Églises et de constater l'unanimité de la foi.

Signalons qu'il existe dans l'Église ancienne d'autres traditions, mais d'un âge plus récent, sur l'ordre de succession des premiers évêques de Rome.

Comme, d'après Tertullien (155 - après 220), Clément aurait été ordonné par Pierre, on en conclut volontiers qu'il fut son successeur immédiat. Et les médaillons peints au Vème s. à la demande de S. Léon le Grand ( en 461) dans la basilique de Saint Paul-hors-les-Murs, donnent l'ordre de succession suivant : Pierre, Clément, Anaclet37. (Anaclet serait un dédoublement de Clet, né de la confusion). Le Liber Pontificalis, de même, dans la partie qui fut compilée au VIème s., suit cet ordre38.

La lettre de Clément aux Corinthiens fut tenue en très grande estime.

Le texte de Denys de Corinthe cité plus haut nous le disait déjà et voici ce que dit Eusèbe de Césarée :

Il existe de Clément une lettre longue et admirable, écrite au nom de l'Eglise de Rome à celle de Corinthe à propos d'une discussion qui s'était alors élevée à Corinthe. En beaucoup d'Eglises, depuis longtemps et de nos jours encore, on la lit publiquement dans les réunions.

H.E., 3, 16

2. d'après l'Epître aux Corinthiens.

Clément est sans doute citoyen romain.

Clément aime Rome et l'admire :

Considérons les soldats qui servent sous nos chefs : quelle discipline, quelle docilité, quelle soumission pour exécuter les ordres.

37, 2

Clément prie pour les princes : nos princes, dit-il, comme il a dit nos chefs :

Rends-nous soumis à ton Nom très puissant et très excellent, à nos princes et à ceux qui gouvernent sur la terre.

60, 4

Clément semble être Juif d'origine.

Fond et forme, l'épître semble être l S uvre d'un Juif : les références à l Ancien Testament abondent et dénotent une connaissance très grande de la Bible. Les phrases elles-mêmes - parallélismes, hébraïsmes - plaident en faveur de l'hypothèse. Les apocryphes juifs eux aussi sont cités (Assomption de Moïse, apocryphe d'Ézéchiel).

De plus, comme le dit le Père Lebreton, « La contemplation habituelle de l S uvre créatrice, la paternité divine conçue comme la relation qui relie le Démiurge à ses créatures plutôt que comme le lien intime né de l'adoption divine : c'était là le cadre traditionnel de la pensée religieuse des Juifs, Clément le reçoit et le respecte »39.

La culture de Clément est celle du judaïsme hellénisant.

Clément cite l'Ecriture dans la version des Septante. On relève dans l'épître des citations ou des emprunts libres à Euripide, à Sophocle. Enfin et surtout, l'admiration si marquée de Clément devant l'ordre et l'harmonie qui règnent dans la nature (voir ch. 20 à 22) appartient au mode de la pensée stoïcienne.

3. d'après les hypothèses.

Faut-il identifier S. Clément de Rome au collaborateur de S. Paul dont parle l'épître aux Philippiens ?

Et toi aussi, mon fidèle compagnon, je te prie de leur venir en aide (= à Evodie et à Syntiché) à elles qui ont travaillé avec moi pour l'Evangile avec Clément et mes autres coopérateurs dont les nom sont inscrits au livre de vie.

Phil., 4, 3

Origène (185-254) et à sa suite Eusèbe de Césarée (H.E., 3, 15) proposent d'identifier Clément de Rome et Clément, le collaborateur de Paul. L'antiquité chrétienne accepta généralement cette identification. Elle n'est pas invraisemblable, mais rien ne peut la prouver et l'Église de Philippes est éloignée de celle de Rome40.

Clément serait-il l'auteur de l'épître aux Hébreux ?

Clément utilise la lettre aux Hébreux qui est donc certainement antérieure à son épître. En serait-il lui-même l'auteur ? Origène et Eusèbe se posaient la même question...

Texte d'Eusèbe :

L'auteur fait beaucoup d'emprunts à l'épître aux Hébreux soit pour les pensées, soit même pour certaines expressions qu'il rapporte textuellement... Paul, dit-on, s'était adressé aux Hébreux dans leur langue maternelle. Sa lettre fut traduite par l'évangéliste Luc selon les uns, et, selon les autres, par Clément. Des deux hypothèses, celle-ci semblerait plutôt la vraie. D'une part, l'épître de Clément et l'épître aux Hébreux conservent la même allure de style et, d'autre part, les pensées dans les deux écrits ont une parenté qui n'est pas éloignée.

H.E., 3, 28, 1-3

On ne peut rien affirmer, mais la parenté des écrits est indéniable. Il faut ici citer Clément :

Telle est la voie, mes bien-aimés, où nous avons trouvé notre salut, Jésus-Christ, le Grand-Prêtre de nos offrandes, le protecteur et l'aide de notre faiblesse. Par Lui, nous fixons nos regards sur les hauteurs des cieux ; par Lui, nous voyons comme dans un miroir le visage immaculé et sublime de Dieu ; par Lui se sont ouverts les yeux do notre cS ur ; par Lui, notre intelligence, jusque là fermée et couverte de ténèbres, s'épanouit dans la lumière ; par Lui, le Maître a voulu nous faire goûter à la science immortelle, Lui qui étant le rayonnement de la majesté de Dieu, est aussi élevé au-dessus des anges que le nom qu'il a hérité l'emporte sur le leur.

36, 1-3

Clément de Rome est-il le même personnage que le martyr Clément, c'est-à-dire le consul Flavius Clemens ?

Flavius Clemens, consul de Rome, est le cousin de l'empereur Domitien ; il fut accusé d'athéisme et quelques mois avant la mort de l'empereur, soit en 95 ou en 96, il fut décapité « avec beaucoup d'autres citoyens qui avaient adopté les mS urs juives » (H.E. 3, 18, 4)41

Il n'y a pas lieu d'attacher crédit à pareille identification : le silence unanime des meilleures sources sur ce point serait par trop étonnant : si le pape Clément avait été consul, s'il était un Flavien et le propre cousin de l'empereur, comment ne l'aurait-on pas retenu et redit ?

De plus, le style de l'épître, quoique romain d'allure comme nous l'avons dit, ne semble pas être celui d'un authentique Romain de vieille souche, mais bien celui d'un Juif de la Diaspora.

Ce qui est certain par contre, c'est que le fait historique du martyre de Flavius Clemens a influencé les récits légendaires qui tous font du pape Clément un martyr.

4. d'après les légendes.

Il existe trois sources différentes de légendes sur la vie de S. Clément de Rome : le roman syrien, la passion romaine, le Liber Pontificalis.

Le roman syrien,

Le roman syrien est formé d'homélies et de « reconnaissances » (les recognitiones). Il peut être daté du début du Même s.

Clément entreprend un grand voyage, il parcourt le monde en quête de vérité. En route il s'égare, perd la trace de tous ses Parents, et demeure seul. Il rencontre alors saint Pierre et devient son disciple. Il retrouvera successivement ensuite tous ses parents perdus (d'où le titre de « Reconnaissances » : il « reconnaît » ses parents).

La passion romaine.

Une passion romaine plus tardive - elle date de la fin du Vème s. - est absolument invraisemblable dans ses détails42. Elle n'en est pas moins bien jolie. C'est elle qui nous raconte le fait qu'a retenu le bréviaire.

Clément fut relégué en exil dans la Chersonèse. Il y demeura trois ans parmi les chrétiens condamnés comme lui à de durs travaux. Enfin, apprenant que Clément convertissait toute la région, l'empereur Trajan ordonna qu'il fut jeté à la mer avec une ancre au cou. Les chrétiens purent voir le temple de marbre édifié par les anges où reposait, dans un sarcophage de pierre, le corps de Clément. Chaque année, la mer se retirait pendant sept jours et les pèlerins affluaient. Une mère veuve ayant perdu son fils, laissé auprès de la tombe du saint, le retrouva l'année suivante, endormi.

Le Liber pontificalis.

Au VIème s. enfin, l'auteur du Liber Pontificalis nous donne de nouveaux renseignements très précis - trop précis - sur Clément. Il eut pour père Faustinus, il partagea Rome en sept régions, fit rechercher en chacune et recueillir avec grand soin les Actes des Martyrs.

A Rome, la belle mosaïque de l'église S. Clément nous montre l'auteur de l'épître aux Corinthiens, cet évêque de Rome, qui tient une ancre. Il siège sur un trône à côté de S. Pierre qui lui dit, en lui montrant le Christ qui siège tout en haut : « Regarde, Clément, le Christ que je t'ai promis ».

Le symbolisme de l'image se serait emparé de la légende pour en faire une profonde réalité. Mais on suggère plutôt que c'est l'iconographie religieuse - l'ancre = l'espérance. l'Agneau et la source d'eau vive43 - qui aurait donné naissance à la légende.

II - L'ÊPITRE AUX CORINTHIENS

1. Occasion de la lettre

Les Corinthiens semblent être gens bien turbulents ! A preuve, ces extraits des deux épîtres de Paul aux Corinthiens :

... Qu'il n'y ait point parmi vous de divisions... en effet, mes frères, il m'a été rapporté... qu'il y a parmi vous des discordes. J'entends par là que chacun de vous dit : « Moi, je suis pour Paul », « et moi, pour Apollos », « et moi, pour Céphas », « et moi pour le Christ ». Le Christ est-il divisé ?

1 Cor., 1, 10-12. En l'an 55.

Je crains qu'à mon arrivée, je ne vous trouve pas tels que je voudrais... qu'il y ait discorde, jalousie, emportements, disputes, médisances, commérages, insolences, désordres...

2 Cor., 12, 20. En l'an 57.

Or, voici qu'à Corinthe a éclaté un nouveau scandale, l'épître de Clément en témoigne :

... Notre attention se tourne bien tardivement à notre gré vers les affaires en litige parmi vous, vers cette sédition inadmissible et déplacée chez les élus de Dieu, exécrable et impie, qu'un petit nombre de meneurs téméraires et insolents ont allumée et portée à un tel degré de démence que votre nom révéré, glorieux et aimable à tous en est grandement décrié.

1, 1

Ce scandale est si grave qu'il « dévoie bien des âmes ».

Pourquoi parmi vous des querelles, des emportements, des dissensions, des schismes et la guerre ? N'avons-nous pas un même Dieu, un même Christ, un même Esprit de grâce répandu sur nous, une même vocation dans le Christ ?

Pourquoi déchirer et écarteler les membres du Christ ? Pourquoi être en révolte contre notre propre corps ? Pourquoi en venir à cette folie d'oublier que nous sommes membres les uns des autres Rappelez-vous les paroles de Jésus Notre-Seigneur qui a dit « Malheur à cet homme ! Mieux vaudrait pour lui n'être pas né que de scandaliser un seul de mes élus ; mieux vaudrait pour lui avoir une meule passée au cou et être jeté à la mer que de pervertir un seul de mes élus. » (Mat., 26, 24 et Luc, 17, 2). Votre schisme a dévoyé bien des âmes : il en a jeté beaucoup dans l'abattement, beaucoup dans le doute et nous tous dans la tristesse ! Et vos dissensions se prolongent !

Reprenez l'épître du bienheureux Paul apôtre. Que vous a-t-il écrit tout d'abord dans les commencements de l'Évangile ? En vérité, c'est sous l'inspiration de l'Esprit qu'il vous a écrit une lettre touchant Céphas, Apollos et lui-même parce que dès lors vous formiez des cabales...

46, 5 à 47, 4

Que s'est-il donc passé ?

Il est honteux, mes bien-aimés, très honteux et indigne d'une conduite chrétienne d'entendre dire que l'Église de Corinthe si antique et si ferme s'est soulevée contre ses presbytres à cause d'un ou de deux personnages.

47, 6

Aussi, devant un tel scandale, l'Église de Rome intervient

L'Eglise de Dieu qui séjourne à Rome, à l'Église de Dieu qui séjourne à Corinthe, aux élus sanctifiés selon la volonté de Dieu par Notre Seigneur Jésus-Christ.

Voyons quels sages conseils, l'Église de Rome donne à sa sS ur indisciplinée. Nous remarquerons qu'elle parle avec autorité, mais surtout et davantage avec douceur, bonté, modération :

Ce ne serait pas une faute légère pour nous de démettre de l'épiscopat des hommes qui ont présenté les oblations d'une façon pieuse et irréprochable... Vous (les) avez destitués du ministère qu'ils exerçaient sans reproche et avec honneur.

44, 4 et 6

Toutes les fautes que nous a fait commettre un des partisans de l'ennemi, implorons-en le pardon... Il vaut mieux pour un homme faire l'exomologèse de ses péchés que d'endurcir son cS ur...

51, 1, 3

Voici le passage essentiel : l'exil est proposé aux coupables, le conseil, ils ont à l'accepter librement, avec noblesse et générosité :

Est-il parmi vous quelqu'un de généreux, de compatissant, et rempli de charité ? Que celui-là dise : si je suis cause de la sédition, de la discorde, des divisions, je quitte le pays, je M'en vais où l'on voudra, j'exécute les décisions de la multitude ; seulement que le troupeau du Christ vive en paix avec les presbytres constitués ! Celui qui agira ainsi s'acquerra une grande gloire dans le Christ...

54, 1-3

Il faut prier pour les coupables. La correction fraternelle est un geste de douceur et d'humble charité :

Intercédons, nous aussi, pour ceux qui sont coupables de quelque faute, que la douceur et l'humilité leur soient accordées, afin qu'ils cèdent non pas à nous certes, niais à la volonté de Dieu. De la sorte, le souvenir compatissant que nous avons d'eux devant Dieu et les saints sera plein de fruit pour eux et de perfection. Acceptons les corrections dont personne, mes bien-aimés, ne doit s'indigner. La réprimande que nous nous adressons mutuellement est bonne et très utile : elle nous attache à la volonté de Dieu.

56, 1-3

Clément s'adresse aux coupables directement

Vous donc qui avez causé le principe de la discorde, soumettez-vous aux presbytres, laissez-vous corriger en esprit de pénitence, fléchissez les genoux de vos cS urs. Apprenez à obéir, déposez votre superbe et orgueilleuse arrogance de langage : mieux vaut pour vous être petits, mais comptés dans le troupeau du Christ que d'être, avec une réputation d'excellence, exclus de l espérance chrétienne.

57, 1-2

S'il y en a qui résistent aux paroles que Dieu leur adresse par notre intermédiaire, qu'ils sachent bien qu'ils se fourvoient dans une faute et un danger grave. Pour nous, nous serons innocents de ce péché...

59, 1

D'ailleurs, Clément envoie des ambassadeurs pour rétablit l'ordre

Vous nous causerez en effet joie et allégresse si vous obéissez aux conseils que nous vous avons donnés par le Saint-Esprit... Nous vous avons envoyé des hommes fidèles et sages qui ont vécu sans reproche au milieu de nous depuis la jeunesse jusqu'à la vieillesse, ils seront témoins entre nous et vous. Nous avons fait cela pour que vous sachiez que toute notre préoccupation a été et est encore de vous amener promptement à la paix.

63, 24

Renvoyez-nous promptement en paix et avec joie nos députés, Claudius Ephebus et Valerius Biton, ainsi que Fortunatus, afin qu'ils nous annoncent au plus tôt la paix et la concorde si désirable et si désirée de nous, afin que nous nous réjouissions nous aussi, le plus tôt possible du bon ordre parmi vous.

65, 1

2. Date de l'épître

L'épître est écrite avant l'an 110, date approximative à laquelle l'évêque de Smyrne, Polycarpe, la cite.

D'autre part, elle est écrite après la terrible persécution de Néron, en l'an 64, sur laquelle d'ailleurs elle nous renseigne : il faut remarquer dans ce texte que la persécution est envisagée comme toute récente :

Mais, pour laisser de côté les exemples des anciens, venons-en aux athlètes tout récents, prenons les exemples de notre génération. C'est par l'effet de la jalousie et de l'envie que furent persécutés ceux qui étaient les colonnes les plus élevées et les plus justes et qu'ils combattirent jusqu'à la mort. Jetons les yeux sur les excellents Apôtres : Pierre, qui, victime d'une injuste jalousie, souffrit non pas une ou deux, mais de nombreuses fatigues, et qui après avoir ainsi accompli son martyre, s'en est allé au séjour de gloire qui lui était dû. C'est par suite de la jalousie et de la discorde que Paul a montré (comment on remporte) le prix de la patience. Chargé sept fois de chaînes, banni, lapidé, devenu un héraut en Orient et en Occident, il a reçu pour sa foi une gloire éclatante. Après avoir enseigné la justice au monde entier, atteint les bornes de l'Occident, accompli son martyre devant ceux qui gouvernent, il a quitté le monde et s'en est allé au saint lieu, illustre modèle de patience. A ces hommes dont la vie a été sainte vint s'adjoindre une grande foule d'élus, qui, par suite de la jalousie, endurèrent beaucoup d'outrages et de tortures, et qui laissèrent parmi nous un magnifique exemple. C'est poursuivies par la jalousie que des femmes, les Danaïdes et les Dircés, après avoir souffert de terribles et monstrueux outrages, ont touché le but dans la course de la foi et ont reçu la noble récompense, toutes débiles de corps qu'elles étaient.

5, 1 à 6, 2.

Une nouvelle persécution vient d'avoir lieu :

Les malheurs, les calamités soudaines qui nous ont frappés coup sur coup, frères bien-aimés, ont été cause que notre attention se tourne bien tardivement à notre gré vers les affaires en litige parmi vous.

1, 1

Et la menace de son renouvellement persiste, car aussitôt après l'évocation de la persécution de Néron, Clément poursuit :

... Nous sommes dans la même arène que vous, le même combat nous attend.

7, 1

Tout concorde donc pour fixer la composition de l'épître vers la fin du règne de Domitien.

Voici quelle est la succession des empereurs romains à l'époque : Néron (54-68), Vespasien (69-79), Domitien (81-96), Nerva (96-98), Trajan (98-117).

La persécution reprit alors, moins sanglante que du temps de Néron, mais rusée et chicanière. La lettre serait donc écrite vers 95 ou 96.

Certains historiens préfèrent en fixer la date de composition en 97 ou 98, soit sous l'empereur Nerva, toute persécution ayant cessé sous son règne.

3. Contenu de l'épître :plan et textes

La lettre de Clément est, nous l'avons dit, fort longue : 65 chapitres. Après un assez bref prologue, deux longues parties se succèdent :

- la première toute générale - chapitres 4 à 38 - est une exhortation à pratiquer les vertus propres à maintenir la paix et la concorde entre les membres de la communauté.

- la deuxième - chapitres 39 à 61 - indique d'abord les remèdes qui rendront la paix à l'Église de Corinthe - chapitres 39 à 59 - une admirable prière s'y ajoute - chapitres 59 à 6 1.

- enfin, la conclusion - chapitres 62 à 65 - résume la lettre et annonce l'envoi de députés.

Vu l'importance de la lettre de Clément, nous allons situer, dans cet ensemble, les textes principaux.

LECTURE DE L'EPITRE

PROLOGUE :

En contraste, Clément y rappelle la sainteté passée de l'Église de Corinthe et y dénonce les graves dangers actuels. II faut remarquer que le désordre est compris comme une ingratitude : comblés de dons, les Corinthiens, comme des enfants trop gâtés, regimbent.

Dans l'éloge des Corinthiens, nous relevons cette admirable phrase :

Contents des viatiques du Christ et y appliquant votre âme, vous gardiez soigneusement ses paroles dans votre cS ur, et ses souffrances étaient devant vos yeux. C'est ainsi qu'une paix profonde et joyeuse avait été donnée à tous avec un désir insatiable de faire le bien, et une abondante effusion de l'Esprit Saint s'était répandue sur tous.

2, 1-2

C'est parce que la foi s'est affaiblie que la paix s'est éloignée :

Ainsi se sont éloignées la justice et la paix, depuis que chacun a délaissé la crainte de Dieu, affaibli les lumières de sa foi.

3, 4

PREMIERE PARTIE : EXHORTATION GENERALE

1. Clément énumère les vertus nécessaires à la concorde d'une façon négative d'abord :

a) Bannir la jalousie (chap. 4 à 6)

Ici, les exemples de l'Ancien Testament abondent voyez par l'exemple de Caïn, d'Esaü, etc., combien la jalousie a causé de maux.

Le passage cité plus haut - « Venons-en aux athlètes tout récents... » p. 55 - vient s'insérer à cette place.

b) Faire pénitence (ch. 7 et 8)

Citons ce bel appel à la pénitence :

Voyons ce qui est beau aux yeux de notre Créateur, ce qui le charme, ce qui lui plait. Fixons nos regards sur le sang du Christ, et connaissons combien il est précieux pour Dieu, son Père, parce qu'ayant été versé pour notre salut, il a ménagé au monde entier la grâce de la pénitence.

7, 3-4

Les exemples tirés de l'Ancien Testament se poursuivent.

Les vertus nécessaires à la concorde sont présentées maintenant d'une façon positive :

a) Pratiquer l'obéissance, la foi, la piété, l'hospitalité (ch.9 à 12)

Toutes ces recommandations sont morales, certes, mais que l'on en remarque l'accent religieux :

Obéissons donc à la volonté magnifique et glorieuse, prosternons-nous en suppliant sa piété et sa bonté, recourons à sa compassion, quittons les besognes vaines, les querelles, la jalousie qui mène à la mort. Fixons nos regards sur ceux qui ont été les serviteurs accomplis de sa magnifique gloire.

9, 1-2

Avec quelque monotonie, les exemples tirés de l Ancien Testament s'alignent : Hénoch, Noé, Abraham, etc., sont ces « serviteurs accomplis de sa magnifique gloire ».

b) Pratiquer l'humilité à l'exemple du Christ et des saints (ch.13 à 19)

Il faut noter la longueur de cette partie : c'est avec complaisance que Clément s'attarde à parler de l'humilité44, c'est cette vertu qui répand dans les âmes, paix, douceur, bonté :

Soyons bons les uns pour les autres, à l'exemple de notre miséricordieux et doux Créateur.

14, 3

C'est elle qui nous conforme le mieux au Christ et nous unit à lui :

Le Christ appartient aux âmes humbles et non pas à ceux qui s'élèvent au-dessus de son troupeau. Le sceptre de la majesté de Dieu, le Seigneur Jésus-Christ, n'est point venu avec le train de la fierté et de l'orgueil, encore qu'il l'eût pu, mais avec d'humbles sentiments.

16, 1-2

Faut-il le dire ? Ici encore, les exemples tirés de l'Ancien Testament se multiplient. C'est là le procédé choisi par Clément tout au long de sa lettre.

Relevons au passage cette admirable formule

Les yeux fixés sur le Père et le Créateur de l'univers, attachons-nous à ses présents magnifiques et incomparables (nés) de la paix et à ses bienfaits.

19, 2 b

Les ch. 20 à 22 constituent la finale grandiose de cette exhortation aux vertus nécessaires à la concorde : dans un passage très connu, Clément célèbre l'ordre qui règne dans l'univers. Cette évocation solennelle et paisible est d'une réelle beauté. C'est en ce passage que l'on reconnaît l'influence stoïcienne : le thème du monde harmonieusement ordonné est propre aux stoïciens. Les chrétiens, on le sait, seront plus volontiers frappés par le désordre du monde blessé par le péché. « Toute la création gémit en travail d'enfantement » nous dit saint Paul (Rom. 8, 22). Tout ce long passage est à lire, nous en citons le début et la magnifique finale :

Les cieux mis en branle par son ordre, lui obéissent en paix. Le jour et la nuit accomplissent la course qu'il leur a prescrite, sans s'entraver l'un l'autre. Le soleil, la lune et le chS ur des astres parcourent, d'après son ordre, avec harmonie et sans aucun écart, les orbites qu'il leur a marqués. La terre féconde, docile à sa volonté, fournit en abondance, dans les saisons convenables, leur nourriture aux hommes, aux animaux, à tous les êtres qui vivent à sa surface ; elle n'hésite pas, elle ne change rien à ses décrets.

20, 14

Le souverain Créateur et Maître de l'univers a disposé que toutes ces choses resteraient dans la paix et la concorde, bienfaisant qu'il est pour toutes ses créatures, mais plus que prodigue envers nous qui recourons à ses miséricordes par Notre Seigneur Jésus-Christ, à qui soit la gloire et la majesté dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

20, 11-12

De cette harmonie du monde soumis à son Créateur, Clément dégage la leçon :

Prenez garde, bien-aimés, que les bienfaits de Dieu, si nombreux, ne soient pour nous tous un sujet de condamnation, si nous ne vivons d'une manière digne de lui, opérant dans la concorde ce qui est bien et agréable à ses yeux.

21, 1

Il est donc juste que nous ne quittions pas notre poste contre sa volonté.

21, 4

Que nos enfants aient part à l'éducation dans le Christ ; qu'ils apprennent quelle est auprès de Dieu la puissance de l'humilité, le pouvoir du chaste amour, combien la crainte de Dieu est belle et précieuse, comment elle sauve tous ceux qui marchent saintement en elle avec une conscience pure.45

21, 8

2. Clément va s'efforcer de ranimer la foi de ses auditeurs : qu'ils ne doutent pas des promesses de Dieu, car la résurrection est certaine (ch. 23-30).

Dieu est d'une munificence extraordinaire46 :

Le Père tout compatissant et bienfaisant se sent des entrailles pour ceux qui le craignent ; il répand ses grâces avec douceur et bonté sur ceux qui s'approchent de lui avec un cS ur simple. Aussi, défaisons-nous de la duplicité, et que notre âme ne s'enfle point à cause de ses dons incomparables et magnifiques.

23, 1-2

Sans doute, et là est l'épreuve de notre foi, toute maturité est graduelle :

Insensés ! Comparez-vous à un arbre ; prenez un cep de vigne d'abord les feuilles tombent ; ensuite il pousse des bourgeons, puis du feuillage, puis la fleur, après cela le raisin vert, enfin les grappes mûres sont là.

23, 4

Les prémices de notre résurrection sont dans le Seigneur Jésus-Christ :

Observons, mes bien-aimés, comment le Maître nous représente continuellement la future résurrection, dont il nous a donné les prémices dans le Seigneur Jésus-Christ, quand il l'a ressuscité d'entre les morts.

24, 1

Le chapitre 25 est consacré à l'étrange exemple de la résurrection du phénix. C'est la première mention de cette légende dans la littérature chrétienne. Clément de Rome, semblable en cela à ses contemporains, y croit comme à un fait d'histoire naturelle. Dieu est fidèle, il accomplira ses promesses :

Celui qui a défendu de mentir, peut beaucoup moins mentir lui-même : rien n'est impossible à Dieu, sauf le mensonge.

27, 2

Il nous faut aimer ce Père si bon :

Approchons-nous donc de lui avec une âme sainte, levons vers lui des mains pures et sans souillure, aimons ce Père indulgent et miséricordieux qui a fait de nous sa part choisie.

29, 1

3. « Voyons quelles sont les voies » que prend la bénédiction de Dieu pour atteindre les hommes, annonce Clément. Du ch. 31 à 36, il va nous les énumérer.

a) la foi, ch. 31 et 32

Les exemples tirés de l Ancien Testament se poursuivent. Mais c'est aux « dons de Dieu » qui répondent à la foi que s'arrête la pensée de Clément :

A les considérer un par un, avec sincérité, l'on découvre la magnificence des dons accordés par Dieu.

32, 1

b) la charité, ch. 33 à 35, 3

Dieu a fait son travail avec amour, il s'est appliqué à ses S uvres, nous aussi, « appliquons-nous » à son exemple :

... l'homme dont l'intelligence fait l'excellence et la supériorité, il l'a formé de ses mains sacrées et pures, comme une empreinte de sa propre image47.

33, 4

Possédant un pareil modèle, appliquons-nous sans hésiter à sa volonté, et pratiquons de toutes nos forces les S uvres de la justice.

33, 8

Les anges exécutent sa volonté avec tant de zèle, tout en criant : Saint, Saint, Saint est le Seigneur.

Et nous aussi, réunis par la communauté de sentiments dans la concorde en un seul corps, crions vers lui avec instance comme d'une seule bouche, afin d'avoir part à ses grandes et magnifiques promesses.

34, 7

Qu'ils sont admirables les dons de Dieu, mes bien-aimés !

35, 1

c) la voie par excellence est « Jésus-Christ, le grand-prêtre de nos offrandes, le protecteur et l'aide de notre faiblesse ». C'est en cheminant par la voie des vertus que nous rencontrerons Jésus-Christ notre salut.

Efforçons-nous donc, de sorte que nous soyons trouvés au nombre de ceux qui l'attendent, afin d'avoir part aux présents qu'il a promis. Mais comment y réussir, bien-aimés ? C'est en fixant avec foi notre pensée en Dieu, en recherchant soigneusement ce qui lui plaît et lui agrée, en accomplissant tels actes qui conviennent à sa volonté pure, en suivant la voie de la vérité.

35, 4 et 5 a

Le passage essentiel, si proche de l'épître aux Hébreux, a déjà été cité : la voie est Jésus-Christ (36, 1-3).

Les chapitres 37 et 38 forment une transition : avec Jésus-Christ, nous formons un corps où doit régner l'unité. L'image de cette unité est très concrète et vive chez Clément. Il l'évoque en deux exemples : la merveilleuse discipline des armées romaines et l'unité du corps humain :

Faisons campagne, ô hommes, mes frères, avec toute l'application possible sous son commandement irréprochable. Considérons les soldats qui servent sous nos chefs, etc..

37, 1-2

Qu'il soit donc conservé en intégrité le corps que nous formons en Jésus-Christ.

38, 1

Citons encore ce beau passage : que l'action de grâces réponde aux bienfaits de Dieu :

Calculons donc, frères, de quelle matière nous avons été formés, quels nous étions en entrant dans le monde, de quelle tombe, de quelles ténèbres, notre auteur et créateur nous a fait passer dans le monde qui est le sien, où il nous avait préparé ses bienfaits avant notre naissance. Puisque nous tenons tout de lui, nous avons le devoir de lui rendre grâces de toutes choses. A lui la gloire dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

38, 34

DEUXIÈME PARTIE : LES REMEDES PRÉCIS PROPOSES A L'ÉGLISE DE CORINTHE, DANS LE DÉSORDRE ACTUEL

1. Dieu a voulu l'ordre dans les fonctions de l'Ancienne et de la Nouvelle Loi. Cet ordre voulu par Dieu et, pour la Nouvelle Loi, établi par Jésus-Christ et ses apôtres, il faut le respecter (ch. 39 à 50).

Nous pouvons voir en ces chapitres comment le culte est réglé dans l'Église :

Or il nous a prescrit de nous acquitter des offrandes et du service divin48, non pas au hasard et sans ordre, mais en des temps et à des heures fixés. Il a déterminé lui-même par sa décision souveraine à quels endroits et par quels ministres ils doivent s'accomplir, afin que toute chose se fasse saintement selon son bon plaisir, et soit agréable à sa volonté.

40, 2-3

Au grand-prêtre, des fonctions particulières ont été confiées ; aux prêtres, on a marqué des places spéciales ; aux lévites incombent des services propres ; les laïcs sont liés par des préceptes particuliers aux laïcs.

40, 5

Mais, bien qu'il y ait ici parallèle avec l'Ancienne Loi, il est évident que ces textes supposent une ordonnance liturgique déjà nettement établie.

La hiérarchie est d'ailleurs soigneusement indiquée dans ce texte important :

Les apôtres ont été dépêchés comme messagers de bonne nouvelle par le Seigneur Jésus-Christ. Jésus-Christ a été envoyé par Dieu. Le Christ vient donc de Dieu et les apôtres viennent du Christ : ces deux choses découlent en bel ordre de la volonté de Dieu.

42, 1-2

Les apôtres ont désigné les évêques qui leur succéderaient. Nous avons ici un témoignage de la succession apostolique :

Prêchant à travers les villes et les campagnes, ils (= les apôtres) éprouvèrent dans le Saint-Esprit leurs prémices, et les instituèrent comme évêques et comme diacres des futurs croyants.

42, 1

... Ils instituèrent ceux que nous avons dits, et ensuite posèrent cette règle qu'après leur mort, d'autres hommes éprouvés succéderaient à leur ministère.

44, 2 b

Ainsi, dès sa naissance, nous voyons l'Église considérée comme le « corps du Christ » (Cf. 38, 1 : qu'il soit donc conservé dans son intégrité le corps que nous formons en Jésus-Christ) et comme une organisation hiérarchique visible et disciplinée. Les deux points de vue ne se séparent pas.

Dans cette partie comme dans la précédente, Clément ne cesse de faire appel aux exemples de l Ancien Testament : « C'est à ces modèles, frères, que nous devons nous tenir » (46, 1).

Et une nouvelle fois revient avec une insistance douloureuse ce pathétique rappel :

Pourquoi parmi vous des querelles, des emportements, des dissensions, des schismes et la guerre ? N'avons-nous pas un même Dieu, un même Christ, un même esprit de grâce répandu sur nous, une même vocation dans le Christ ? Pourquoi déchirer et écarteler les membres du Christ ? Pourquoi être en révolte contre notre propre corps ? Pourquoi en venir à cette folie d'oublier que nous sommes membres les uns des autres ?

46, 5-7 a

Clément recommande aux Corinthiens de relire l'épître que leur écrivait dans les commencements de l'Evangile le bienheureux Paul (la 1ère aux Corinthiens).

Nous nous arrêtons ici à citer une phrase qui, une fois de plus, à travers ses réminiscences pauliniennes, ramène notre pensée vers un texte de la Règle de saint Benoît :

Il (= celui qui est fidèle, etc.) doit être d'autant plus humble qu'il paraît plus grand, il doit chercher l'utilité commune de tous et non la sienne propre.

48, 6

En imitation de la belle hymne de saint Paul à la charité (1 Cor., 13) : Clément entonne, mais avec moins de lyrisme, les louanges de la charité, de son extrême beauté :

Que celui qui a la charité du Christ accomplisse les commandements du Christ. Qui peut expliquer le lien de la charité divine ? Qui est capable d'exprimer son extrême beauté ? La hauteur où la charité nous élève est ineffable. La charité nous unit étroitement à Dieu, « la charité couvre la multitude des péchés », la charité souffre tout, supporte tout ; rien de bas dans la charité, rien de superbe ; la charité ne fait pas de schisme, la charité ne fomente pas de sédition, la charité opère tout dans la concorde la charité consomme la perfection de tous les élus de Dieu sans la charité, rien ne plaît à Dieu. C'est par la charité que le Maître nous a élevés à lui ; c'est à cause de la charité qu'il a eue pour nous que Jésus-Christ Notre Seigneur, docile à la volonté de Dieu, a donné son sang pour nous, sa chair pour notre chair, son âme pour nos âmes. Vous voyez, bien-aimés, combien la charité est une grande et admirable chose, et qu'il n'y a pas de mots pour expliquer sa perfection.

49, 1 à 50, 1

2. Clément indique la conduite à suivre par les responsables du schisme : conversion et exil volontaire pour se sacrifier au bien commun. Ch. 51 à 58.

On s'est étonné parfois de la sévérité du châtiment que propose Clément ; en fait, rien n'indique mieux son respect de la liberté, de la grandeur humaine et aussi son sens du bien de la communauté qui passe avant celui de l'individu.

Tous les passages relatifs au schisme ont été cités plus haut.

Nous relevons un texte où l'affirmation de la foi dans les trois personnes divines est si nette que ce texte est fréquemment cité dans l'histoire du dogme de la Trinité. Saint Basile le cite dans son Traité du Saint-Esprit.49

Acceptez notre conseil et vous n'en aurez pas de repentir. Car aussi vrai que Dieu vit, et que vit le Seigneur Jésus-Christ et le Saint-Esprit, la foi et l'espérance des élus, celui qui accomplit les volontés et les commandements donnés par Dieu... sera rangé et compté au nombre de ceux qui sont sauvés par Jésus-Christ, par lequel gloire soit à Dieu dans les siècles des siècles.

58, 250.

Il est continuel dans la lettre de Clément que la mention de Dieu soit suivie, comme dans ce texte, d'une doxologie. Il y a ici une coutume courante, mais le ton de la lettre entière est celui de la louange.

La deuxième partie se termine par une longue et admirable prière (ch. 59 à 61) qui constitue « un des joyaux de la littérature chrétienne » (Hemmer). Les demandes qui s'y égrènent comme dans une litanie sont enchâssées dans une hymne de louange qui s'achève en action de grâces. Nous sommes ici au sommet de la lettre de Clément. Cette prière est un document très important au Point de vue liturgique, comme nous le redirons51.

CONCLUSION :

Clément lui-même résume la lettre, énumérant encore toutes les vertus qui conviennent « à ceux qui veulent vivre dans la piété et la justice ». Ces vertus, il nous faut les pratiquer « à l'exemple de nos pères que nous avons cités ».

Un souhait de paix et l'annonce de l'envoi de députés termine l'épître.

4. Importance de l'épître

Au point de vue doctrinal

Comme le dit le Père Lebreton52 : « L'heure n'est pas venue encore des élaborations théologiques ni des controverses ; mais déjà la révélation de Dieu a éclairé les âmes et, sous l'action de la grâce, la foi est née ».

De cette foi, nous pouvons trouver un raccourci saisissant dans la lettre de Clément : la foi aux trois Personnes divines, à la divinité du Christ, à la rédemption par le sang du Christ, à la résurrection du Christ, gage certain de notre résurrection future, s'énonce clairement53.

Mais c'est surtout la doctrine de l'Eglise qui s'explicite

- L'Eglise est une - « N'avons-nous pas un même Dieu, un même Christ, un même Esprit de grâce répandu sur nous, une même vocation dans le Christ ? (ch. 46) » - « Soyons réunis par la communauté de sentiment dans la concorde en un seul corps (ch.34) ».

- L'Eglise est catholique - « C'est au monde entier que Paul a prêché la justice (ch. 5) » - « Que le Créateur de l'univers conserve intact le nombre compté de ses élus dans le monde entier par son Fils bien-aimé Jésus-Christ (ch. 59) ».

- L'Eglise est le corps du Christ - « Pourquoi déchirer et écarteler les membres du Christ ? (ch. 46) ».

- l'Église est apostolique : sa hiérarchie est fondée sur l'autorité immédiate des apôtres (voir ch. 42, 14).

Clément affirme aussi l'inspiration scripturaire : « Vous avez pâli sur les Écritures sacrées, véridiques, dues au Saint-Esprit (ch. 45) »54.

Clément a-t-il sous les yeux les textes des Évangiles ? Il cite les « paroles du Seigneur », les « logia », les citations semblent se référer aux évangiles de Matthieu et de Luc, mais elles ne sont pas littérales, et elles pourraient laisser supposer une rédaction quelque peu différente. Les épîtres de Paul, la première de Pierre, celle de Jacques et l'épître aux Hébreux sont citées.

Au point de vue liturgique

« Frères, que chacun d'entre nous, à son rang, plaise à Dieu par une bonne conscience, sans transgresser les règles imposées à son office (ch. 41) ». Les deux mots grecs employés sont « canon » (règle) et « liturgie » : sans transgresser le canon de la liturgie.

Et, en effet, l'ordonnance liturgique est ferme d'après la lettre de Clément : hiérarchie et laïcat, - évêque ou presbytres et diacres - la fonction première des presbytres est d'offrir les dons, de présenter les offrandes (ch. 44).

Mais la plus importante contribution à l'histoire de la liturgie que nous offre la lettre de Clément est l'admirable prière finale.

Il semble, écrit Bardy55, que l'on assiste « au premier éveil de la prière officielle de l'Eglise ».

Saint Justin ( vers 165) dira après Clément, en parlant de l'assemblée qui se fait « le jour du soleil » : « Celui qui préside fait monter vers Dieu ses prières et ses actions de grâces autant qu'il en a la force » (Apologie, 1, 67, 5). Or, nous avons ici un des plus beaux exemples de ces prières solennelles qu'improvise l'évêque. Nous ne sommes pas loin de la prière juive de bénédiction, mais la prière chrétienne s'y enracine, elle la renouvelle et la transforme.

Nous retrouvons le schème des litanies ou encore celui qui fut à l'origine des grandes oraisons du vendredi-saint : prières pour les opprimés, les malades, les captifs, prières d'intercession.

L'accent solennel de la prière est calme et tranquille. C'est déjà celui de la liturgie romaine.

Au point de vue de l'Histoire de l'Église

Harnack (1851-1930), le célèbre historien protestant de l'Eglise, voit dans la lettre de Clément « la meilleure introduction à l'Histoire ancienne de l'Eglise » et cela vaut surtout par la doctrine de l'Eglise que nous révèle l'épître et que nous avons esquissée.

Rien ne peut effacer non plus l'impression que ce document plaide en faveur d'une primauté de l'Église de Rome. Les lettres d'Ignace vont bientôt nous prouver combien les liens des différentes Eglises chrétiennes étaient étroits, mais une nouvelle fois, en lisant la lettre d'Ignace aux Romains, nous nous trouverons mis en face d'une certaine primauté : Rome est la première des Églises.

Le cinquième chapitre nous fournit un témoignage sur le martyre de saint Pierre et de saint Paul et confirme la thèse du voyage de Paul en Espagne56 : Paul « a atteint les bornes de l'Occident ».

CONCLUSION PHYSIONOMIE MORALE DE SAINT CLEMENT

Il est dans la Règle de saint Benoît un emprunt quasi littéral à la lettre de Clément aux Corinthiens : un zèle qui conduit à la mort (ch. 72 de la Règle et ch. 9 de Clément). De plus, comme dans le Prologue de saint Benoît, le psaume 33 se trouve longuement cité au ch. 22 de l'épître aux Corinthiens : « Venez, mes fils, écoutez-moi Je vous enseignerai la crainte du Seigneur ».

Ce sont là de menus rapprochements, mais il est tentant d'esquisser un parallèle entre ces deux grandes figures religieuses : Clément et Benoît. Chez l'un comme chez l'autre domine la crainte de Dieu. Cette crainte est maîtresse d'humilité, elle engendre le respect de Dieu, respect qui s'exprime en louange, elle fait naître aussi le respect des hommes qui est à la base de la discrétion, de la modération, dans le beau sens religieux de ces mots.

D'une plume ferme, Clément a retracé le programme de la charité fraternelle, de la concorde. Que l'ordre règne dans l'Église de Dieu comme il règne dans la nature créée par ses mains douces et puissantes. Ainsi Benoît demandera que tout soit en ordre dans « la maison de Dieu » sagement administrée.

Saisi profondément par l'idée de la grandeur de Dieu, Clément ne l'est pas moins par celle de sa munificence : nous sommes comblés des dons divins et par des voies multiples, la bénédiction de Dieu vient à nous, mais elle nous vient surtout par notre grand-prêtre, Jésus-Christ, le sceptre de la majesté de Dieu.

Attentif par dessus tout aux leçons que nous donne l'Ecriture, Clément, tout à la fois Juif et Romain, ne rejette pas l'héritage cultuel des écrivains profanes, il demeure sensible au spectacle grandiose de l'univers, il aime l'ordre et la paix et conserve tout son loyalisme à l'égard des autorités établies, si injustes soient-elles.

Nous percevons dans l'âme religieuse de Clément un tel équilibre des plus hautes valeurs humaines et religieuses que nous nous sentons dominés par la grandeur de cette majestueuse figure : tout y est sérénité, sagesse, modération, intelligence, charité. <retour

231 Le début de la page

N. 232
IGNACE D'ANTIOCHE ( 107)

Introduction :Notices sur :

1. Ignace d'Antioche

2. Son S uvre authentique : les sept lettres

I - IGNACE D'ANTIOCHE

1. D'après les témoignages anciens

2. D'après les lettres d Ignace

3. D'après la lettre de Polycarpe de Smyrne aux Philippiens

4. Quelques déductions et hypothèses

5. D'après les légendes

6. Le culte d Ignace

II - LES SEPT LETTRES AUTHENTIQUES

1. La question de l'authenticité

2. Le style des lettres

3. Aperçu sur le texte des lettres

4. La doctrine des lettres

Conclusion : L âme d Ignace d Antioche

Appendice :

1. Les emprunts johaniques

2. Notes sur un texte de la lettre aux Romains, 7, 2 : L'eau vive

3. Notes sur un texte de la lettre aux Philadelphiens, 6, 1 : Le sens de l Ancien Testament

4. Notes sur un texte de la lettre aux Ephésiens, 18, 2 : Le baptême du Christ.

Honoré du titre le plus glorieux, dans les fers que je promène, je chante les Eglises. Je leur souhaite l'union avec la chair et l'esprit de Jésus-Christ, notre éternelle vie ; l'union dans la foi et la charité, cette charité que rien n'égale ; l'union bien plus importante encore avec Jésus et le Père en qui nous résisterons à toutes les menaces du prince de ce monde ; nous y échapperons et nous atteindrons Dieu.

Magn., 1, 2

INTRODUCTION

Ignace d Antioche

Ignace, évêque d'Antioche, fut condamné à être livré aux bêtes à Rome. Il y subit le martyre sous le règne de Trajan. Enchaîné et mené au supplice, il écrivit, pendant son long parcours, sept lettres, soit six à des Eglises locales et une à l'évêque de l'une d'elles qui l'avait accueilli : Polycarpe de Smyrne.

Les sept lettres authentiques d'Ignace

Ces sept lettres authentiques d'Ignace d Antioche nous renseignent sur la vie des Eglises au début du second siècle, sur leur organisation hiérarchique et sur les hérésies menaçantes. La lettre aux Romains témoigne aussi de la primauté de Rome.

Ces lettres nous révèlent l'âme ardente du grand martyr et la pureté de sa doctrine imprégnée des pensées de S. Paul souvent cité, et tout autant de celles que nous retrouvons dans les écrits johanniques.

I - IGNACE D'ANTIOCHE

L'âme d'Ignace nous apparaîtra tout entière dans ses lettres très personnelles.

Quant à sa vie, en dehors des nombreux détails que ses lettres nous donnent sur la route vers le supplice, nous n'en savons pour ainsi dire rien. Il nous faut donc classer, d'après les sources consultées, les renseignements fournis, afin d'être mieux à même d'en évaluer la portée.

1. d'après les témoignages anciens les plus autorisés

Remarquons que seuls ces témoignages nous confirment le martyre d'Ignace que nul, bien entendu, ne met en doute. Seuls aussi, ils nous fournissent le cadre chronologique des événements ; tout d'ailleurs invite à l'accepter.

Irénée et Origène

Vers 180, Irénée (Adv. Haer., 5, 28) et vers 235 Origène (In Luc, 6) assurent qu'Ignace fut livré aux bêtes. Origène nous dit qu'Ignace fut le deuxième évêque d'Antioche57.

Eusèbe

La Chronique d'Eusèbe place le martyre d'Ignace la dixième année de Trajan, soit en 107. Cette précision n'a qu'une valeur approximative, mais tous les savants s'accordent pour accepter les environs de l'an 110.

L'Histoire Ecclésiastique (3, 22) nous apprend, d'accord avec Origène, qu'Ignace, deuxième évêque d'Antioche, succéda au successeur immédiat de saint Pierre, Evodius. Or, Eusèbe avait sous les yeux les anciennes listes épiscopales d'Antioche (dans la Chronique de Jules l Africain ( après 240), ami d'Origène.

Le chapitre de l Histoire Ecclésiastique, au livre 3, est consacré tout entier à Ignace, mais les renseignements proviennent visiblement des lettres du martyr ; c'est donc là que nous préférons les rechercher.

2. d'après les lettres d Ignace

L'évêque d Antioche, Ignace, appelé aussi Théophore, condamné à être livré aux bêtes à Rome, y fut conduit enchaîné.

Depuis la Syrie jusqu'à Rome, je combats contre les bêtes, sur terre et sur mer, de nuit et de jour, enchaîné que je suis à dix léopards, je veux parler des soldats qui me gardent. A mesure qu'on leur fait plus de bien, ils en deviennent pires. Mais par leurs mauvais traitements, je deviens davantage un disciple.

Rom, 5, 1

Pendant ce douloureux voyage, le saint évêque, exultant de joie, écrivit aux Églises sept lettres qui nous dévoilent son âme ardente et nous révèlent aussi ses préoccupations - assurer l'union

des Églises à leurs évêques, leur union entre elles et la fuite de l'hérésie.

Il est aisé de retracer, d'après les détails donnés, l'itinéraire parcouru par le condamné (voir carte page suivante).

Il y eut trois escales plus importantes : Philadelphie, Smyrne et Troas.

A Smyrne, Ignace fut accueilli par l'évêque Polycarpe. Des délégations importantes d'autres Églises d'Asie s'empressèrent de venir le saluer.

... Les charitables Eglises m'ont accueilli au nom de Jésus-Christ, non comme un simple passant. Et celles-là mêmes qui n'étaient pas sur ma route selon la chair venaient au devant de moi de ville en ville.

Rom., 9, 3

De Smyrne, Ignace écrit quatre lettres

- les lettres aux communautés :

d'Éphèse

de Magnésie

de Tralles

pour les remercier de l'avoir fait saluer par leurs délégués.

- et l'incomparable lettre aux Romains

pour supplier instamment ceux-ci de ne tenter aucune démarche en sa faveur.

Je crains que votre charité ne me fasse tort... Jamais je ne retrouverai une pareille occasion d'aller à Dieu... Si vous vous taisez, je deviendrai une parole de Dieu, mais si vous aimez trop ma chair, je ne serai plus qu'une voix58... Je ne vous demande qu'une chose, c'est de laisser offrir à Dieu la libation de mon sang tandis que l'autel est encore prêt : alors, réunis tous en chS ur par la charité, vous pourrez chanter dans le Christ Jésus un hymne à Dieu le Père pour avoir daigné faire venir l'évêque de Syrie du levant au couchant. Il est bon de se coucher loin du monde en Dieu pour se lever en Lui.

Rom., 1 et 2

A Troas, Ignace reçoit une heureuse nouvelle : toute persécution a cessé dans son Eglise d'Antioche. Il écrit alors trois lettres

- les lettres aux communautés :

de Philadelphie

de Smyrne

- la lettre à l'évêque de Smyrne : Polycarpe.

Très semblables aux lettres de remerciement et de conseils écrites de Smyrne, - celle aux Romains exceptée -, ces lettres écrites de Troas n'en diffèrent que sur un point : elles se terminent par la recommandation d'envoyer à Antioche un diacre, un « courrier de Dieu ».

On m'a annoncé que grâce à votre prière et à la miséricorde que vous avez dans le Christ Jésus, l'Église d'Antioche de Syrie est en paix ; il convient donc que vous, en tant qu'Eglise de Dieu, vous élisiez un diacre, pour qu'il y aille en messager de Dieu, pour se réjouir avec ceux qui sont rassemblés et glorifier le Nom.

Phil., 10, 1

J'ai appris que l'Église d'Antioche en Syrie a, grâce à votre prière, recouvré la paix. Cette nouvelle a relevé mon courage, et maintenant que Dieu m'a rendu la tranquillité, je n'ai plus qu'un seul souci : celui d'arriver à lui par le martyre et d'être, grâce à vous, compté parmi les vrais disciples au jour de la résurrection. Il convient, bienheureux Polycarpe, de convoquer une assemblée agréable à Dieu et d'élire quelqu'un qui vous soit très cher et qui soit actif, on pourra l'appeler le courrier de Dieu, il serait chargé d'aller porter en Syrie, pour l'honneur de Dieu, le glorieux témoignage de votre ardente charité. Un chrétien ne s'appartient pas, il appartient au service de Dieu.

A Polycarpe, 7, 1-3

Ignace se proposait d'écrire bien d'autres lettres encore.

J'écris à toutes les Eglises : je mande à tous que je mourrai de grand cS ur pour Dieu, si vous ne m'en empêchez.

Rom., 4, 1

N'avait-il pas annoncé, dans sa lettre aux Éphésiens, la plus longue, un « deuxième livret » qui leur exposerait plus en détail « l'économie concernant l'homme nouveau Jésus-Christ » (Eph., 20, 1) ?

Les derniers mots de la lettre à Polycarpe sont les derniers que nous entendrons d'Ignace :

Je vous dis un éternel adieu en Jésus-Christ notre Dieu. Puissiez-vous demeurer toujours en Lui, dans l'unité de Dieu et sous sa surveillance59. Je salue Alcé dont le nom m'est si cher. Adieu dans le Seigneur.

8, 2

3. d'après la lettre de S. Polycarpe aux Philippiens

Les Philippiens ont eux aussi reçu Ignace sur son passage, ils écrivent à Polycarpe, demandant l'envoi des précieuses lettres du martyr. Et Polycarpe répond à leur désir :

Les épîtres d'Ignace, tant celles qu'il nous a adressées que d'autres que nous possédons de lui, nous vous les envoyons toutes selon votre demande, elles sont jointes à la présente lettre. Vous pourrez en tirer un grand profit car elles sont pleines de foi, de patience, de tout ce qui peut édifier et porter à Notre Seigneur. De votre côté, si vous avez des nouvelles sûres d'Ignace et de ses compagnons, veuillez me les communiquer.

13, 2

Polycarpe n'a donc aucune nouvelle sûre de l'évêque d Antioche, cependant, il n'en doute pas : il a, comme ses compagnons, subi le martyre.

Montrez cette indéfectible patience que vous avez contemplée de vos propres yeux, non seulement dans les bienheureux Ignace, Zosime et Rufus, mais aussi en d'autres qui étaient de chez vous, en Paul lui-même et dans les autres apôtres, bien persuadés que ces hommes n'ont pas couru en vain (Phil., 2, 16), mais dans la foi et la justice, et que maintenant, ils occupent auprès du Seigneur, dont ils ont partagé les souffrances, la place qui leur est due.

9, 1-2

C'est la lettre de Polycarpe qui nous apprend que, du moins à son arrivée à Philippes, d'autres condamnés furent adjoints à Ignace (1, 1 ; 9, 1 ; 13, 2).

4. quelques déductions et hypothèses plausibles

Ignace semble bien être Syrien d'origine. Il n'est pas citoyen romain, car jamais un citoyen romain ne fut condamné aux bêtes. Rien n'indique qu'il soit Juif : il s'oppose avec fermeté aux coutumes juives (Magn., 8 et 9) et aux judaïsants.

On considère volontiers Ignace comme un converti et on le met en parallèle sur ce point avec Paul, l'ancien persécuteur. De part et d'autre, mêmes protestations d'humilité, même vive conscience des grâces reçues.

Je ne vous donne pas des ordres comme si j'étais un personnage. Je suis bien, il est vrai, chargé de fers pour le Nom, mais je n'ai pas encore atteint la perfection en Jésus-Christ. Je ne fais que débuter à son école et si je m'adresse à vous, c'est comme à mes condisciples.

Eph, 3, 1

Bien que je sois le dernier des fidèles dAntioche, Dieu a daigné me choisir pour le glorifier.

Eph., 21, 2

Bien que je sois dans les fers et que vous, vous soyez libres, je ne suis pas à comparer à un seul d'entre vous.

Magn., 12

J'ai de grandes pensées en Dieu, mais je m'impose à moi-même une mesure, pour ne pas me perdre par ma vanterie. Car c'est maintenant surtout que je dois me tenir sur mes gardes et éviter de prêter l'oreille à la flatterie. Ceux qui me flattent me flagellent. Assurément je désire souffrir, mais j'ignore si j'en suis digne, car si mon irritation échappe aux yeux d'un grand nombre, elle ne m'en fait pas moins une guerre très acharnée... Oui, je pourrais, dans cette lettre, vous parler des choses du ciel. Mais vous êtes si enfants encore et je crains de vous faire mal. Excusez-moi donc : incapables d'avaler, vous pourriez vous étrangler. Moi-même, bien que prisonnier, et en état de concevoir les choses du ciel, de connaître les hiérarchies des anges, les armées des principautés, les choses visibles et invisibles, je ne suis pas encore pour autant un vrai disciple. Nous manquons de tant de choses pour que Dieu ne nous manque pas.

Trall, 4 et 5

Je ne suis pas digne de faire partie de cette Église (= Antioche) moi, le dernier de ses membres. C'est à la volonté de Dieu que je dois cet honneur, non à mes mérites, mais à sa grâce. Puissé-je, grâce à vos prières, la recevoir dans toute sa plénitude pour parvenir enfin à atteindre Dieu.

Smyrn., 11.

Une loi du Digeste romain spécifie que les hommes (gladiateurs ou condamnés) dirigés vers Rome doivent être « dignes d'être exhibés au peuple romain » (si eius roboris vel artifis sint ut digne populo romano exhiberi possint, Digeste, 48, 19, 31). Ignace fut donc désigné comme une victime de choix.

5. d'après les légendes

Il existe cinq récits différents ou « Actes » du martyre d'Ignace : les deux principaux sont les Actes antiochiens (le Martyrium Colbertinum) et les Actes romains (le Martyrium Vaticanum). On les consulte pour fixer la suite de l'itinéraire d'Ignace, la date du martyre, etc., mais tout y est légendaire.

Une légende tardive (IXème s. - d'Anastase le Bibliothécaire) a souligné l'humilité d'Ignace : elle voit en lui le petit enfant que Jésus prit entre ses bras pour le montrer en exemple à ses apôtres et justifie ainsi son nom de Théophore60. Une autre légende étrange (de saint Vincent de Beauvais, dominicain du XIIIème s.) prétend que sur chacun des morceaux du cS ur d'Ignace, on lisait une lettre en or : ces lettres recomposaient le nom de Jésus-Christ... On ne se trompe pas en affirmant que le cS ur d'Ignace était possédé de l'amour du Christ, mais ceci est exprimé par trop naïvement ! Les lettres d'Ignace nous le disent bien mieux

6. le culte d Ignace

Des reliques d'Ignace seraient conservées à Antioche et d'autres à Rome, à l'église de S. Clément. Ce qui est sûr, c'est que le culte d'Ignace se répandit aussitôt après sa mort. Saint Jean Chrysostome prononça à Antioche le panégyrique du saint martyr en son dies natalis, le 17 octobre61 : « Rome fut arrosée de son sang, vous avez recueilli ses dépouilles... Vous aviez envoyé un évêque, on vous a rendu un martyr » In sanct. mart. Ignatium, 5.

II - LES SEPT LETTRES AUTHENTIQUES D'IGNACE

1. La question de l'authenticité

Pendant plus de deux siècles, la question de l'authenticité des sept lettres d'Ignace d'Antioche fut âprement débattue. Vers la fin du XIXème s., la quasi unanimité se fit : la force et la convergence des arguments, tant externes qu'internes, qui plaident en faveur de l'authenticité, fit cesser la bataille.

Eusèbe de Césarée, au livre III de l Histoire Ecclésiastique, consacre, nous l'avons vu, tout le chapitre 36 à Ignace et à ses lettres. Il les a manifestement sous les yeux et la liste qu'il en dresse est exactement celle des sept lettres que nous étudions. Il cite en outre le témoignage si précieux de Polycarpe, l'évêque de Smyrne qui accueillit Ignace lorsque celui-ci s'acheminait vers le martyre. Polycarpe, dont l'écrit est aussi venu jusqu'à nous, envoie aux Philippiens qui la lui demandent la collection des lettres d'Ignace. Eusèbe nous rappelle encore qu'Irénée cite dans ses S uvres la lettre d'Ignace aux Romains.

Comment, devant de tels témoignages, a-t-on même pu douter de l'authenticité des sept lettres ?

Deux motifs furent à la base de la controverse

a) Trois recensions différentes des lettres d'Ignace existent. L'une (la recension courte) ne comprend que des extraits, la troisième (la recension longue) contient nos lettres, mais aussi six lettres additionnelles apocryphes. La critique dut donc déchiffrer l'énigme et elle a admis comme seule authentique la recension moyenne, celle qui correspond en tous points au relevé d'Eusèbe.

b) Renan voyait, dans les lettres d'Ignace, « un plaidoyer pour l'orthodoxie et l'épiscopat ». De fait, les lettres d'Ignace sont la source unique qui permet de retracer l'organisation hiérarchique si ferme de l'Église à une époque aussi ancienne. Chaque Eglise est réunie autour de la hiérarchie : évêque, presbytres, diacres. La plupart des savants se refusaient à admettre ce fait.

2. Le style des lettres

Le style des lettres d'Ignace d'Antioche est d'une originalité saisissante.

Ce style, « qualités et défauts, grammaire et vocabulaire, est exactement le même dans les sept lettres et sa parfaite unité, d'un bout à l'autre de la collection, trahit l'unité d'auteur »62.

Rien de composé ni d'étudié, bien au contraire, mais un langage direct et ardent. L'évêque d'Antioche sait que ces mots heurtés, qu'il dicte à la hâte, sous le regard hostile de ses malveillants gardiens, seront son testament spirituel et, tandis que son esprit embrasse tout l'horizon de l'Eglise catholique qui se soude dans l'unité, il lègue ce testament, toujours identique, à chacune des Eglises locales qu'il peut atteindre.

Répétitions incessantes, images maladroites et trop fortes, phrases inachevées, brisées soudain par le jaillissement d'une idée nouvelle : ces défauts littéraires, que l'on a signalés à l'envi, ne lasseront que ceux qui ne peuvent communier aux convictions profondes de cette âme passionnée, tendue vers le Christ et vers Dieu.

Le jugement d'un fin littérateur comme Renan fut sévère : « Si l'on excepte en effet l'épître aux Romains, pleine d'une énergie étrange, d'une sorte de feu sombre, et empreinte d'un caractère particulier d'originalité, les six autres épîtres, à part deux ou trois passages sont froides, sans accent, d'une désespérante monotonie »63.

Il est très vrai que l'incomparable Lettre aux Romains est d'une beauté unique : « On n'écrit pas dans sa vie deux lettres comme celle-là », mais « la différence est de degré, non de nature » et ce que Renan nomme monotonie, d'autres le nommeront insistance64.

Le jugement de Tixeront nous semble si juste et si bien exprimé que nous le transcrivons ici : « Ignace ignore l'atticisme et l'art des périodes harmonieuses et savantes. Mais nul auteur, si ce n'est S. Paul à qui il ressemble beaucoup, n'a fait, mieux que lui, passer dans ses écrits toute sa personnalité et toute son âme. Un mouvement que l'on sent irrésistible entraîne cette composition incorrecte et heurtée, un feu court sous ses phrases où, parfois, un mot à l'emporte-pièce jaillit comme un éclair. La beauté de l'équilibre classique a fait place à une beauté d'ordre supérieur, parfois étrange, dont la source est dans l'intensité du sentiment et dans les profondeurs de la piété du martyr »65.

3. Aperçu sur les différentes lettres

Voici comment se présente la collection des lettres d'Ignace :

a) Les quatre lettres écrites de Smyrne :

1 - aux Ephésiens

2 - aux Magnésiens

3 - aux Tralliens

4 - aux Romains

b) Les trois lettres écrites de Troas :

5 - aux Philadelphiens

6 - aux Smyrniotes

7 - à l'évêque de Smyrne : Polycarpe.

Cinq de ces lettres ont, en ce qui concerne les idées traitées, un contenu absolument identique. Ce sont les lettres 1 - 2 - 3 et 5 - 6, soit toutes les lettres écrites aux Eglises, celle aux Romains mise à part.

En voici, non pas le plan - car la disposition des sujets traités varie quelque peu - mais le relevé des idées :

- Salutation

- Eloge des qualités de la communauté

- Recommandations pressantes :

fuir l'hérésie

s'attacher à l'unité dans la soumission à l'évêque

- Salut final et demande de prières pour la Syrie ou de l'envoi d'un diacre (les lettres de Troas).

Quant à la lettre à l'évêque de Smyrne, Polycarpe, elle est bien semblable aux cinq lettres aux Eglises, mais les conseils y ont évidemment un accent plus personnel et direct. Ignace se rend compte cependant que cette lettre aussi sera lue à toute l'assemblée, car, en une deuxième partie, il la termine en s'adressant à toute l'Église, lui recommandant la soumission à l'évêque.

Contre quelle hérésie Ignace met-il en garde les chrétiens ?

Ignace s'attaque à deux erreurs : le judéo-christianisme qui consiste à mêler les rites et les pratiques du judaïsme au christianisme et le ascétisme qui ne voit dans le corps de Jésus-Christ qu'un fantôme sans réalité objective.

Nous allons passer en revue chacune des lettres d'Ignace. Dans les citations, nous suivrons l'ordre des chapitres.

a) Les quatre lettres écrites de Smyrne

1 - LA LETTRE AUX ÉPHÉSIENS

Cette lettre est la plus longue, presque le double des autres et Ignace y annonce une deuxième lettre. Il y exhorte les Ephésiens à l'unité entre eux et avec leur évêque, il les met en garde contre l'hérésie et les remercie de l'envoi de leurs représentants.

Soumission à l'évêque :

Vous ne devez avoir avec votre évêque qu'une seule et même pensée... Votre vénérable presbyterium vraiment digne de Dieu est uni à l'évêque comme les cordes à la lyre et c'est ainsi que du parfait accord de vos sentiments et de l'harmonie de votre charité, s'élève un chant vers Jésus-Christ. Que chacun de vous entre dans ce chS ur. Alors, dans l'harmonie de la concorde, vous prendrez par votre unité même le ton de Dieu, et vous chanterez tous d'une seule voix par Jésus-Christ, les louanges du Père qui vous entendra et, à vos bonnes S uvres, vous reconnaîtra pour les membres de son Fils. Il vous est bon de vous tenir dans une irréprochable unité : C'est par là que vous jouirez d'une constante unité avec Dieu lui-même.

4, 2

L'unité :

Quel n'est pas votre bonheur à vous qui êtes étroitement unis à l'évêque comme l'Église l'est à Jésus-Christ et Jésus-Christ à son Père, dans l'harmonie de l'universelle unité.

5, 1

En garde contre l'hérésie :

Ne vous laissez jamais séduire par personne... car vous vous êtes donnés tout entiers à Dieu.

8

A Ephèse, les processions en l'honneur de la grande Artémis étaient célèbres. Ignace s'empare de l'image et montre dans les chrétiens les « théophores », les « christophores », les porteurs des objets sacrés :

Vous êtes tous compagnons de route, portant votre Dieu et son temple, le Christ, les objets sacrés, et parés des préceptes de Jésus-Christ.

9, 2

Bonté pour tous :

Priez aussi sans cesse pour les autres hommes : on peut espérer les voir arriver à Dieu par la pénitence. Donnez-leur au moins la leçon de vos exemples. A leurs emportements, opposez la douceur, à leur orgueil, l'humilité ; à leurs blasphèmes, la prière ; à leurs erreurs, la fermeté dans la foi ; à leur caractère sauvage, l'humilité, sans jamais chercher à rendre le mal qu'ils vous font. Montrons-nous vraiment leurs frères par la bonté. Efforçons-nous d'imiter le Seigneur en rivalisant à qui souffrira davantage l'injustice, le dépouillement et le mépris.

10

Amour du Christ :

L'essentiel, c'est d'être trouvé par notre union avec le Christ Jésus dignes de la véritable vie. N'aimez rien en dehors de Lui. C'est pour Lui que je promène mes chaînes qui sont mes perles spirituelles. Puissé-je ressusciter avec elles grâce à vos prières

Le silence de Jésus :

Celui qui entend en vérité la parole de Jésus, celui-là peut entendre en vérité son silence même ; c'est alors qu'il sera parfait : il agira par sa parole et se manifestera par son silence.

15

Si le Seigneur s'est laissé répandre un parfum sur la tête, c'est pour communiquer à l'Église son incorruptibilité.

17

Pourquoi ne pas acquérir tous la sagesse en recevant la connaissance de Dieu qui est Jésus-Christ ?

Pourquoi courir follement à notre perte en méconnaissant le don que le Seigneur nous a véritablement envoyé ?

17

Au chapitre 19, Ignace fait mention d'une étoile miraculeuse « qui fit pâlir toutes les autres » et manifesta « les mystères éclatants que Dieu opéra dans le silence » (la virginité de Marie, son enfantement, la mort du Seigneur). Cette croyance, écho de celle qui se trouve dans l'Evangile de Matthieu, se retrouvera encore dans un évangile apocryphe (le Protévangile de Jacques) et dans Clément d'Alexandrie.

2 - LA LETTRE AUX MAGNÉSIENS

Ignace remercie les Magnésiens de l'envoi de leurs représentants, il les exhorte au respect et à la soumission envers leur évêque et, leur recommandant de garder l'unité de la foi, il les met en garde contre l'hérésie des judaisants.

Damas, le saint évêque de Magnésie, est très jeune encore, aussi Ignace met-il en garde les fidèles :

La jeunesse de votre évêque ne doit pas être pour vous le prétexte d'une trop grande familiarité : c'est la puissance même de Dieu le Père que vous devez pleinement révérer en lui... Ce n'est pas à lui que va la soumission des presbytres, mais au Père de Jésus-Christ, à l'évêque universel.

3, 1

De qui est cette monnaie ?

Il y a pour ainsi dire deux sortes de monnaies : celle de Dieu et celle du monde, et chacune d'elles a son effigie propre ; les infidèles portent l'effigie de ce monde ; les fidèles, que la charité anime, l'empreinte de Dieu le Père.

5

Faire tout « en commun » dans l'unité :

De même que le Seigneur n'a rien fait, ni par lui-même, ni par ses apôtres, sans son Père (cf. Jean, 5, 19) avec lequel il est un, ainsi, vous non plus, ne faites rien sans l'évêque et les presbytres. C'est en vain que vous essaierez de faire passer pour raisonnable une action accomplie à part vous, faites donc tout en commun : une même prière, une même supplication, un seul et même esprit, une même espérance animés par la charité dans une joie innocente. Tout cela, c'est Jésus-Christ au-dessus duquel il n'y a rien... Accourez tous vous réunir dans le même temple de Dieu, au pied du même autel, en Jésus-Christ un, qui est sorti du Père un et qui demeurait dans l'unité du Père et qui est retourné à Lui (cf. Jean, 16, 28).

7

Comment pourrions-nous vivre sans Jésus-Christ ?

Ce mystère (la résurrection de Jésus) nié par plusieurs est la source de notre foi et par là de la patience avec laquelle nous souffrons pour devenir de vrais disciples de Jésus-Christ, notre unique Maître. Comment donc pourrions-nous vivre sans lui quand les prophètes eux-mêmes, ses disciples en esprit, l'attendaient comme leur Maître ?

9

Ne restons donc pas insensibles à sa bonté. S'il vient à régler sa conduite sur la nôtre, c'en est fait de nous. Apprenons donc à son école à vivre selon le christianisme66.

10, 1

3 - LA LETTRE AUX TRALLIENS

Ignace remercie les Tralliens de l'envoi de leurs représentants, il fait l'éloge des Tralliens, les félicitant surtout de leur soumission à leur évêque. Il les met en garde contre l'hérésie et leur recommande de demeurer dans l'unité.

Ignace a une réelle affection, presque une prédilection, pour ses chers diacres. Il a une conception très haute de leur service :

Ils ne sont pas en effet de simples distributeurs d'aliments et de boissons, ils sont les serviteurs de l'Eglise de Dieu.

2, 1

Nous rappelons que nous avons déjà cité, emprunté à la lettre aux Tralliens (ch. 9), un texte important qui est à l'origine du Symbole des apôtres : profession de foi dont les termes se fixent déjà67. Au chapitre 10, on relève une vive protestation contre le docétisme et ce lyrisme passionné est bien semblable à celui qui anime toute la lettre aux Romains :

S'il (= Jésus-Christ) n'a souffert qu'en apparence, comme le prétendent certains athées, c'est-à-dire certains incrédules qui ne sont eux-mêmes qu'une apparence, à quoi bon alors les fers que je porte ? Pourquoi brûler de combattre contre les bêtes ? C'est donc en vain que je meurs ! Ce que je dis du Seigneur n'est donc qu'une fable !

10

C'est dans les lettres d'Ignace que se rencontre pour la première fois l'image devenue si courante de « l'arbre de la croix », arbre de vie68 :

Fuyez les rameaux parasites et dangereux (= les incrédules) ils portent des fruits qui donnent la mort, si quelqu'un en goûte, il meurt sur-le-champ. Ceux-là ne sont pas la plantation du Père. S'ils l'étaient, ils apparaîtraient comme des rameaux de la croix, et leur fruit serait incorruptible69.

11, 1-2

Et ce texte se poursuit par cet émouvant appel à l'unité :

Par sa croix, dans sa passion, Jésus-Christ vous appelle à lui, vous qui êtes ses membres. La tête, en effet, ne peut pas être engendrée sans les membres et c'est Dieu qui nous promet cette unité : Dieu qui est lui-même unité.

11, 2

4 - LA LETTRE AUX ROMAINS

Cette lettre a un seul but : implorer les Romains de ne pas intervenir pour éloigner d'Ignace le supplice qu'il considère comme la grâce suprême de sa vie. Elle est tout entière un cri passionné d'amour. Elle est la première et la plus belle expression de ce « désir du martyre » qui enflammera les chrétiens fervents des premiers siècles, qui dictera à un Origène et à un S. Cyprien leur Exhortation au martyre et sera à l'origine de la naissance et de la diffusion du monachisme ancien.

Il faut aussi retenir le témoignage que cette lettre apporte à la primauté romaine.

Contentez-vous de demander pour moi la force intérieure et extérieure, pour que je sois chrétien, non seulement de bouche mais de cS ur ; non seulement de nom mais de fait, car si je me montre chrétien de fait, je mériterai aussi ce nom, et c'est quand j'aurai disparu de ce monde que ma foi apparaîtra avec le plus d'éclat. Rien de ce qui se voit n'est bon : même notre Dieu, Jésus-Christ ne s'est jamais mieux manifesté que depuis qu 'il est retourné au sein du Père. Le christianisme, en butte à la haine du monde, n'est plus objet de persuasion (humaine) mais S uvre de puissance.

3, 1-2

Laissez-moi devenir la pâture des bêtes : c'est par elles qu'il me sera donné d'arriver à Dieu. Je suis le froment de Dieu et je suis moulu par, la dent des bêtes pour devenir le pain immaculé du Christ. Caressez-les plutôt, afin « elles soient mon tombeau et qu'elles ne laissent rien subsister de mon corps, mes funérailles ne seront ainsi à charge à personne.

4, 1-2

Il m'est bien plus glorieux de mourir pour le Christ Jésus que de régner jusqu'aux extrémités de la terre. C'est lui que je cherche, qui est mort pour nous ! C'est lui que je veux, qui est ressuscité pour nous ! Voici le moment où je vais être enfanté. De grâce, frères, épargnez-moi : ne m'empêchez pas de naître à la vie, ne cherchez pas ma mort... Laissez-moi arriver à la pure lumière : c'est alors que je serai vraiment homme. Permettez-moi d'imiter la passion de mon Dieu.

6

Mes passions terrestres ont été crucifiées, il n'existe plus en moi de feu pour la matière il n'y a plus qu'une eau vive qui murmure au-dedans de moi « Viens vers le Père ».

7

La lettre aux Romains est datée : Ignace veut annoncer son arrivée :

Je vous écris de Smyrne, par l'intermédiaire d'Ephésiens... Je vous écris le neuvième jour avant les calendes de septembre (= 24 août).

10

b) Les trois lettres écrites de Troas

5 - LA LETTRE AUX PHILADELPHIENS

Après avoir fait l'éloge de leur évêque, Ignace recommande aux Philadelphiens de fuir l'hérésie, il signale surtout celle des judaïsants, il exhorte à rechercher l'unité dans l'eucharistie et il demande d'envoyer un diacre comme délégué à Antioche.

Il est remarquable qu'Ignace, malgré la sévérité de sa mise en garde constante contre l'hérésie et les hérétiques, demeure profondément bienveillant pour les personnes dont il ne cesse d'espérer le retour à la vérité, à l'unité :

L'hérésie :

Abstenez-vous de ces plantes vénéneuses : Jésus-Christ ne les cultive pas parce qu'elles n'ont point été plantées par le Père... Tous ceux qui appartiennent à Dieu et à Jésus-Christ restent unis à l'évêque ; et tous ceux que le repentir ramène dans l'unité de l'Église appartiendront, eux aussi, à Dieu, pour vivre selon Jésus-Christ.

3, 1-2

La charité :

Serrez-vous les uns contre les autres dans l'indivisible unité de vos cS urs.

6, 2

Le repentir :

Dieu pardonne toujours au repentir pourvu que ce repentir ramène à l'union avec Dieu et à la communion avec l'évêque.

8, 1

Nous citons ci-après un passage important dont le sens est très discuté : il semble bien qu'il s'agit de répondre à ceux qui opposent l'autorité de l'Ancien Testament à celle de l'Evangile70.

Je vous en prie, inspirez-vous toujours dans votre conduite, non de l'esprit de discorde, mais de la doctrine du Christ. J'ai entendu dire à certaines gens : « Ce que je ne trouve pas dans nos archives, je ne l'admets pas dans l'Evangile ». -Et quand je leur disais : « Mais, c'est écrit », ils me répondaient : « Là est justement toute la question ».

Mes archives à moi, c'est Jésus-Christ ; mes inviolables archives, c'est sa croix, sa mort, sa résurrection et la foi dont il est l'auteur. Voilà d'où j'attends, avec l'aide de vos prières, d'être justifié.

8, 2

Il n'y a d'ailleurs chez Ignace aucune opposition entre l'Ancien Testament et l'Evangile, c'est à plusieurs reprises qu'il parlera avec grand éloge des prophètes :

Tout cela71 n'a qu'un but : notre union avec Dieu, mais il y a dans l'Evangile un trait tout particulier : c'est l'avènement du Sauveur, notre Seigneur Jésus-Christ, sa passion et sa résurrection. Car les bien-aimés prophètes n'avaient fait que l'annoncer, tandis que l'Evangile est la consommation de la vie éternelle.

9, 2

6 - LA LETTRE AUX SMYRNIOTES

Ignace met les Smyrniotes en garde contre l'hérésie du docétisme. Il leur recommande l'union à l'évêque et les prie d'envoyer un délégué à Antioche.

La lettre débute par un passage qui, lui aussi, est bien proche d'une profession de foi : voir chap. 1 et 2 (cf. Trall. 9).

Nouvelle mise en garde contre le docétisme :

Mon but est de vous mettre en garde contre les bêtes féroces à figure humaine, que non seulement vous ne devez pas accueillir, mais dont vous devez même, si c'est possible, éviter la rencontre, vous contentant de prier pour leur conversion, chose d'ailleurs bien difficile, mais possible pourtant à Jésus-Christ, notre véritable vie. Si c'est seulement en apparence que notre Seigneur a agi, ce n'est aussi qu'en apparence que je suis chargé de fers. Alors, pourquoi me suis-je voué à la mort, par le feu, le glaive, les bêtes ?... C'est pour m'associer à sa passion que j'endure tout et c'est lui qui m'en donne la force, lui qui s'est fait complètement homme.

4

Ignace souhaite que la pénitence ramène les infidèles

à la foi en la passion qui est notre résurrection.

5, 3

Nous citons le texte qui est le plus ancien exemple de l'emploi du mot Église catholique dans le sens d'Eglise universelle72 :

Ne regardez comme valide que l'Eucharistie célébrée sous la présidence de l'évêque ou de son délégué. Partout où paraît l'évêque, que là aussi soit la communauté, de même que partout où est le Christ-Jésus, là est l'Église catholique.

8

Nous avons la preuve qu'Ignace dictait ses lettres, car il dit qu'il écrit aux Smyrniotes par la main de Burrhus (ch. 12).

7 - LA LETTRE A POLYCARPE

On a toujours remarqué que le ton de la lettre d'Ignace à Polycarpe, s'il est bienveillant certes, est aussi quelque peu protecteur : tout suggère que Polycarpe est plus jeune qu'Ignace et encore assez inexpérimenté.

L'évêque de Smyrne « est soumis lui-même à l'épiscopat de Dieu le Père et du Seigneur Jésus-Christ », il lui est dit « d'avancer avec plus d'ardeur dans sa course » et de demander « une sagesse plus grande que celle qu'il a » (ch.. 1).

Prends soin de l'unité, le plus grand de tous les biens. Aide tous les autres, comme le Seigneur t'aide toi-même.

Parle à chacun en particulier à l'exemple de Dieu.

Quant aux choses invisibles, prie pour qu'elles te soient révélées, tu ne manqueras ainsi de rien et tu auras les dons spirituels en abondance.

2, 2

En faisant semblable recommandation à Polycarpe, Ignace nous livre un secret de son âme qui a la « révélation de l'invisible ».

Comme le pilote réclame les vents et comme l'homme livré à la tempête réclame le port, ainsi le moment présent te réclame pour te mener jusqu'à Dieu.

2, 3

J'offre pour toi ma vie et ces fers pour lesquels tu as montré tant de charité.

2, 3

Tiens ferme comme l'enclume sous le marteau. Un grand athlète triomphe malgré les coups qui le déchirent.

3, 1

Le texte cité ci-dessus est bien émouvant lorsqu'on le rapproche de la pensée du martyre de Polycarpe. On a d'ailleurs souvent souligné combien cette lettre d'Ignace convenait au futur martyr qui eut en une vision la « révélation de l'invisible », qui est loué pour sa piété solidement établie comme sur un roc inébranlable et qui est appelé à deux reprises un athlète (« Porte, en athlète accompli, les infirmités de tous » ch. 1).

A partir du ch. 6, la lettre s'adresse à tous :

Ecoutez votre évêque pour que Dieu lui-même vous écoute... soyez les uns pour les autres indulgents et doux, comme Dieu l'est pour vous.

6

La lettre se termine en annonçant le départ précipité :

Je ne puis écrire à toutes les Églises car on nous fait embarquer précipitamment à Troas pour Néapolis, ainsi l'ordonne la volonté.

8, 1

4. La doctrine des lettres

Les lettres d'Ignace « ont une importance incalculable pour l'histoire du dogme »73.

« Comme à ses grands docteurs, l'Église lui doit certains traits qui resteront acquis pour toujours : pour la doctrine de l'Incarnation et de la Rédemption, de l'Église ou de l'Eucharistie, Ignace a apporté à la construction du dogme catholique des pierres solides et bien appareillées qui resteront à la base de l'édifice »74.

« Du IIème au IVème s., la langue théologique a changé, mais la pensée est la même »75.

On voit suffisamment par ces trois citations l'importance doctrinale des lettres d'Ignace d'Antioche : elle est d'autant plus remarquable qu'il s'agit de lettres hâtivement rédigées et occasionnelles.

Nous allons rapidement dresser ci-après un relevé de quelques textes majeurs soulignant les sujets suivants :

- Unité de Dieu et Trinité

- Divinité de Jésus

- Réalité de l'Incarnation

- Rédemption

- Eucharistie

- Église

- Virginité de Marie

Unité de Dieu

Magn. 8, 2 - Il n'y a qu'un Dieu qui s'est manifesté par Jésus-Christ, son Fils qui est son Verbe sorti du silence76.

Trinité

Eph. 9, 1 - Vous êtes les pierres du temple du Père, destinées à l'édifice que construit Dieu le Père, élevées jusqu'au faite par la machine de Jésus-Christ qui est sa croix, avec le Saint-Esprit pour câble77.

Magn. 13, 1 - Ayez soin de vous tenir dans la foi et la charité avec le Fils, le Père et l'Esprit.

13, 2 - Soyez soumis à l'évêque... comme les apôtres le furent au Christ, au Père et à l'Esprit78.

Divinité de Jésus-Christ79

Eph. 1, 1 Après vous être retrempés dans le sang de Dieu...

7, 2 Il n'y a qu'un seul médecin, à la fois chair et esprit, engendré et non engendré80, Dieu fait chair, vraie vie au sein de la mort, né de Marie et de Dieu, d'abord passible et maintenant impassible, Jésus-Christ notre-Seigneur.

18, 2 - Notre Dieu Jésus-Christ a été selon le plan divin porté dans le sein de Marie, issu du sang de David et aussi du Saint-Esprit. Il est né et a été baptisé pour purifier l'eau par sa passion.

Magn. 6, 1 - Jésus-Christ qui était auprès du Père avant les siècles et qui s'est révélé à la fin des temps.

Rom. 3, 3 - Rien de ce qui est visible n'est bon. Même notre Dieu Jésus-Christ ne s'est jamais mieux manifesté que depuis qu'il est retourné au sein du Père.

6, 3 - Permettez-moi d'imiter la passion de mon Dieu.

Réalité de l'Incarnation

On pourrait relever ici tous les textes qui visiblement s'opposent au docétisme. Rappelons la fervente exclamation :

Smyrn. 4, 1-2 - Il faut prier pour leur conversion (des docètes), chose bien difficile mais possible pourtant à Jésus-Christ, notre véritable vie. Si c'est seulement en apparence que Notre-Seigneur a agi, ce n'est aussi qu'en apparence que je suis chargé de fers. Alors pourquoi me suis-je voué à la mort, par le feu, le glaive, les bêtes ?.. C'est pour m'associer à sa passion que j'endure tout, et c'est lui qui m'en donne la force, lui qui s'est fait complètement homme.

Rédemption

Quelques textes cités à la suite l'un de l'autre prouveront l'insistance d'Ignace sur ce point :

Jésus-Christ est mort pour nous afin de vous préserver de la mort par la foi en sa mort (Trall., 2, 1). C'est pour notre salut qu'il a enduré toutes ces souffrances (Smyrn., 2, 1). Il est mort pour nous, ressuscité à cause de nous (Rom., 6, 1). Il a été réellement percé de clous pour nous en sa chair sous Ponce-Pilate et Hérode le Tétrarque ; c'est au fruit de sa croix, à sa sainte et divine passion que nous devons la vie (Smyrn, 1, 2). Ceux qui sont plantés par le Père sont des rejetons de la croix et leur fruit est incorruptible (Trall., 11, 2).

Le Christ révèle son Père

Rom. 8, 2 - Jésus-Christ, Lui, la bouche infaillible par laquelle le Père a vraiment parlé.

Le Christ, tête du corps de l'Eglise

Eph. 4, 2 - A vos bonnes S uvres, le Père vous reconnaîtra pour les membres de son Fils.

Trall. 11, 2 - Par sa croix, dans sa passion, Jésus-Christ vous appelle à lui, vous qui êtes ses membres.

Eucharistie

Eph. 13, 1 - Ayez donc soin de tenir des réunions plus fréquentes pour offrir à Dieu votre Eucharistie et vos louanges.

20, 2 -... si le Seigneur me fait savoir que, chacun en particulier et tous ensemble... vous êtes unis de cS ur dans une inébranlable soumission à l'évêque et au presbyterium, rompant tous un même pain, ce pain qui est un remède d'immortalité, un antidote destiné à nous préserver de la mort et à nous assurer pour toujours la vie en Jésus-Christ.

Philad. 4 - Ayez donc soin de ne participer qu'à une seule Eucharistie. Il n'y a en effet qu'une seule chair de Notre Seigneur,

une seule coupe pour nous unir dans son sang, un seul autel comme il n'y a qu'un seul évêque, entouré du presbyterium et des diacres, les associés de mon ministère.

Smyrn. 7, 1 - Ils (les docètes) s'abstiennent de l'Eucharistie et de la prière parce qu'ils ne veulent pas reconnaître dans l'Eucharistie la chair de Jésus-Christ notre Sauveur, cette chair qui a souffert pour nos péchés et que le Père, dans sa bonté, a ressuscitée.

Église

Ignace a souvent nommé les trois degrés de la hiérarchie ecclésiastique :

Magn. 6, 1 - Je vous en conjure, accomplissez toutes vos actions dans cet esprit de concorde qui plaît à Dieu, sous la présidence de l'évêque qui tient la place de Dieu, des presbytres qui représentent le sénat des apôtres, des diacres, objets de ma particulière affection, chargés du service de Jésus-Christ qui était auprès du Père avant les siècles et qui s'est révélé à la fin des temps.

Trall. 3 - Vous devez tous révérer les diacres comme Jésus-Christ lui-même, l'évêque comme l'image du Père, les presbytres comme le sénat de Dieu et le collège des Apôtres ; sans eux, il n'y a point d'Église.

Il ne cesse de recommander l'union à l'évêque

Philad. 7, 1 - Pendant mon séjour parmi vous, j'ai crié, j'ai dit bien haut d'une voix qui était la voix même de Dieu : Tenez-vous étroitement unis à votre évêque, au presbyterium et aux diacres... C'est l'Esprit qui disait bien haut : n'agissez jamais en dehors de votre évêque... aimez l'unité, fuyez les divisions.

Il voit l'Église dans son unité et dans sa catholicité, cette unité est à la fois intérieure et extérieure :

Magn. 13, 2 - Soyez soumis à l'évêque et les uns aux autres, comme Jésus-Christ dans sa chair le fut à son Père, et comme les Apôtres le furent au Christ, au Père et à l'Esprit, et qu'ainsi votre union soit à la fois extérieure et intérieure.

Smym. 1, 2 - Par sa résurrection, il a levé son étendard sur les siècles pour grouper ses saints et ses fidèles, tant du sein du judaïsme que de celui de la gentilité en un seul et même corps qui est l'Église.

Eph. 3, 2 - Les évêques établis jusqu'aux extrémités du monde ne sont qu'un avec l'Esprit de Jésus-Christ.

Smyrn. 8, 2 - Là où paraît l'évêque, que là soit la communauté, de même que là où est le Christ Jésus, là est l'Église catholique.

Virginité de Marie

Eph. 19, 2 - Le prince de ce monde n'eut connaissance ni de la virginité de Marie, ni de son enfantement, ni de la mort du Seigneur : trois mystères éclatants que Dieu opéra dans le silence.

Eph. 7, 2 - Il n'y a qu'un seul médecin... né de Marie et de Dieu.

18, 2 - Jésus-Christ a été selon le plan divin, porté dans le sein de Marie, issu du sang de David et aussi du Saint-Esprit...

CONCLUSION : L'AME D'IGNACE D'ANTIOCHE

Le nom d'Ignace, on le souligne volontiers, vient du mot latin : ignis, le feu. Une âme de feu, telle est bien l'âme passionnée de l'humble et mystique évêque d'Antioche, et sa passion suprême, c'est le Christ, c'est lui que cherche Ignace, « Lui qui est mort pour nous ; lui qui est ressuscité à cause de nous »81.

Dans les lettres de saint Ignace d'Antioche, les pensées dominantes de saint Paul et de saint Jean fusionnent : union du Christ et de l'Église et vie dans le Christ. Le thème majeur qui les parcourt est celui de l'union : union à Dieu et au Christ, union à l'évêque et entre tous les chrétiens.

Cette intime union à son Dieu qui l'appelle est la source vive où Ignace puise le désir ardent et la force de l'imiter dans sa patience et jusque dans sa mort glorieuse. Mais c'est en pleine conscience de son absolue faiblesse que « dernier des fidèles d'Antioche »82, il s'élance à la suite de son Maître : « Pour s'associer à sa passion, il endure tout » mais - il le sait et le proclame - seul « lui en donne la force celui qui s'est fait parfaitement homme »83.

Dans une foi ferme, animée d'espérance et d'amour, Ignace contemple son « Sauveur »84 « né de Marie et de Dieu85, « l'invisible qui à cause de nous s'est rendu visible »86, et cette foi le mène à l'imitation du Christ.

Par cette imitation, et comme d'étape en étape, tel le prisonnier mené d'Antioche à Rome, l'humble disciple sera mené à la plus haute contemplation : c'est ce que met si bien en valeur le beau tropaire de la liturgie byzantine87 :

Emule des Apôtres dans leur vie, leur successeur sur leurs trônes, tu as trouvé dans la pratique des vertus, ô inspiré de Dieu, la voie qui mène à la contemplation. Aussi, dispensant fidèlement la parole de vérité, tu as lutté pour la foi jusqu'au sang, ô Pontife martyr Ignace. Prie le Christ-Dieu de sauver nos âmes.

APPENDICE

1. IGNACE D'ANTIOCHE : emprunts johanniques.

d'après M.J. Lagrange, Ev. selon S. Jean, Paris, 1925, P. XXVI

JEAN

IGNACE

Le vent souffle où il veut, mais tu ne sais ni d'où il vient ni où il va. 3, 8

On ne trompe pas l'Esprit, car il vient de Dieu, il sait d'où il vient et où il va, il pénètre les secrets les plus cachés. Ph. 7, 1

Le Fils ne peut rien faire de lui-même rien qu'il ne voit faire au Père.5, 19

Le Père qui demeure en moi, accomplit les S uvres 14, 10

En dehors de moi, vous ne pouvez rien faire. 15, 5

De même que le Seigneur, soit par lui-même, soit par ses apôtres, n'a rien fait sans le Père avec lequel il n'est qu'un, vous non plus, en dehors de l'évêque et des presbytres. Magn. 8, 1

Travaillez, non pour la nourriture périssable 6, 27

Car le pain de Dieu, c'est celui qui descend du ciel 6, 33

Qui mange ma chair et boit mon sang 6, 54

Je ne prends plus plaisir à la nourriture corruptible ce que je veux, c'est le pain de Dieu, ce pain qui est la chair de J.C., le Fils de David, et pour breuvage je veux son sang qui est l'amour incorruptible. Rom. 7, 3

J'ai manifesté ton nom... 17, 6

Le Verbe 1, 1

Le Fils unique, lui, l'a fait connaître 1, 18

Celui qui m'a envoyé est avec moi... Je fais toujours ce qui lui plaît.8, 29

Il n'y a qu'un Dieu et ce Dieu s'est manifesté par J.C., son Fils, qui est son Verbe sorti du silence, celui qui accomplit fidèlement les volontés de celui qui l'a envoyé. Magn. 8, 2

... Pour qu'ils soient un comme nous sommes un, moi en eux et toi en moi, pour qu'ils soient parfaitement un. 17, 22

Quel n'est pas votre bonheur à vous qui lui (Le. à l'évêque) êtes étroitement unis, comme 1'Eglise l'est à J.C. et J.C. à son Père, dans l'harmonie de l'universelle unité. Eph. 5, 1

Et le pain que moi je donnerai, c'est ma chair pour la vie du monde 6, 51

Si vous ne mangez la chair du Fils de l'Homme... vous n'aurez pas la vie en vous. 6, 53

Qui mange ma chair, je le ressusciterai 6, 54

Ils s'abstiennent de l'Eucharistie et de la prière, parce qu'ils ne veulent pas reconnaître dans l'Eucharistie la chair de J.C. notre Sauveur... Cette chair qui a souffert pour nos péchés& ceux qui le nient n'ont pas la vie. Ils feraient mieux de pratiquer la charité (agapè) pour avoir part à la résurrection. Smyrn. 7, 1

2 - LETTRE AUX ROMAINS, 7, 2. - Le sens des mots : « Eau vive »

Mes passions terrestres ont été crucifiées et il n'existe plus en moi de feu pour la matière, il n'y a qu'une eau vive (Jn., 4, 10 & 7, 38) qui murmure au-dedans de moi : « Viens vers le Père ».

Si, comme semble l'indiquer, la dépendance des lettres d'Ignace par rapport à la doctrine johannique, les mots « eau vive » sont empruntés au vocabulaire de Jean (Cf. aussi Za., 14, 8 & Jé., 2, 3), le sens en est certainement, selon saint Jean lui-même, l'Esprit Saint ; dès lors, la beauté de l'expression se revêt d'une forme doctrinale très importante.

Or le dernier jour, le plus solennel de la fête, Jésus se tenait debout et il s'écria : « Si quelqu'un a soif qu'il vienne vers moi et qu'il boive, celui qui croit en moi. Comme a dit l'Ecriture : des fleuves d'eau vive couleront de son sein ». Il dit cela de l'Esprit que devaient recevoir ceux qui croiraient en lui ; car il n'y avait pas encore d Esprit, parce que Jésus n'avait pas encore été glorifié.

Jn., 7, 37-39

A l'appui de cette hypothèse, nous citons deux textes de saint Irénée qui, au second siècle, désigne certainement l'Esprit Saint par l'eau vive.

L'Esprit ramène à l'Unité les races éloignées, il offre au Père les prémices des nations. Le Seigneur nous a promis le Paraclet pour nous adapter à Dieu : comme la farine sèche ne peut, sans eau, devenir une seule pâte, un seul pain, ainsi, nous tous, nous ne pouvions non plus devenir un dans le Christ Jésus, sans l'eau qui vient du ciel. La terre aride, si elle ne reçoit l'eau, ne fructifie point, ainsi nous-mêmes qui étions d'abord du bois sec, nous n'aurions jamais porté de fruits de vie sans cette eau, pluie librement donnée d'en haut.

Dans le baptême, nos corps, par le bain de l'eau, ont reçu l'Unité qui les rend incorruptibles, et nos âmes la reçoivent par l'Esprit.

La Samaritaine avait forniqué en des noces multiples, Notre-Seigneur lui a montré et Il lui a promis l'Eau vive. Désormais elle aura en elle le breuvage qui jaillit pour la vie éternelle, ce breuvage que le Seigneur Jésus a reçu en don du Père et qu'il a donné lui aussi, à ceux qui participent de lui, en envoyant son Esprit Saint sur la terre entière.

IRENEE, Adv. Haer., II, 17, 2.

... ceux qui ne participent pas à l'Esprit ne puisent pas au sein de leur Mère (I'Eglise) la nourriture de Vie ; ils ne reçoivent rien de la source très pure qui coule du corps du Christ.

IRENEE, Adv. Haer., III, 24, 1.

3. LETTRE AUX PHILADELPHIENS, 6, 1. le sens de l Ancien Testament

Si quelqu'un vous interprète les prophètes dans le sens du judaïsme, ne l'écoutez pas : mieux vaut entendre le christianisme prêché par un circoncis, que le judaïsme par un incirconcis. S'ils ne vous parlent ni l'un ni l'autre de Jésus-Christ, ils ne sont à mes yeux que des cippes funéraires et des tombeaux sur lesquels ne sont inscrits que des noms d'hommes.

Il nous semble ne pouvoir mieux commenter ce passage très important d'Ignace d'Antioche qu'en citant le Père Durwell88 :

« Pour faire un juste départ dans l'interprétation des textes messianiques et donner son dû à chacun des deux peuples, il faut les entendre successivement en un sens « charnel » et en un sens « spirituel » ; il faut accorder à l'économie ancienne le bénéfice des promesses terrestres, puis faire mourir ces textes à leur signification charnelle, les ensevelissant avec le Christ pour les ressusciter avec lui dans l'Esprit et les donner ainsi à l'Eglise ».

« Il ne faut cependant pas soumettre ces prophéties à une désincarnation, mais à une résurrection corporelle spiritualisante ».

4. LETTRE AUX EPHESIENS, 18, 2. Le baptême du Christ

Notre Dieu, Jésus-Christ... a été baptisé pour purifier l'eau par sa passion.

Il ne nous est pas habituel de voir dans la scène du baptême du Christ une anticipation, une préfiguration de la Passion et du baptême chrétien en tant qu'il nous plonge dans cette Passion rédemptrice. Or, seule cette perspective explique ce texte d'Ignace d'Antioche. Nous citons une nouvelle fois le Père Durwell qui explicite ce point de vue :

« Deux logia de Jésus (Mc, 10, 38 ;Lc, 12, 50) relient l'idée de baptême à celle de la passion et posent pour les synoptiques le problème des relations du baptême à la mort et à la résurrection.

Une tradition très ancienne se prévaut par contre du récit des synoptiques, pour placer, dans le baptême de Jésus au Jourdain, l'institution du baptême chrétien et en faire le prototype, au détriment de la doctrine baptismale de saint Paul et des relations du sacrement avec la mort et la résurrection.

Le baptême de Jésus est une préfiguration du rite chrétien, mais loin de revendiquer pour lui l'institution du baptême aux dépens de la mort et de la résurrection, il est lui-même dans la pensée de Jésus et selon la comparaison des faits, tourné vers l'acte rédempteur et expliqué par lui.

La théophanie du Jourdain marque l'inauguration de la vie publique du Christ. Dieu accrédite Jésus de Nazareth : la voix d'en haut le manifeste comme le Fils ; la présence de l'Esprit révèle en lui le Messie, l'oint de Yahvé sur lequel repose la force divine. Sous l'impulsion de l'Esprit, pareil aux héros des anciens temps, Jésus entre dans sa carrière (Le, 4, 1.14).

Telle est la portée de l'apparition divine. Mais, pris dans son ensemble, le sens du baptême de Jésus déborde en une signification plus complexe.

Quand le Baptiste se voit pour la première fois, en présence de celui dont il avait contemplé la terrible grandeur (Mt, 3, 11), il s'écrie : « C'est à moi d'être baptisé par toi, et tu viens à moi » ? Jésus répond : « Laisse-moi faire en ce moment, car c'est ainsi qu'il nous convient d'accomplir toute justice » (Mt, 3, 14 s.). Quel est ce devoir imposé à tous deux ? Jean est le héraut qui ouvre la voie, l'ami qui introduit. Pour lui, la justice à parfaire, c'est le chemin à frayer, le grand ami à introduire. Pour Jésus, c'est d'être le sauveur du peuple pécheur (Mt, 1, 21 et Lc, 1, 77). En cette rencontre, Jean atteint au sommet de sa mission, il introduit le Christ dans son S uvre rédemptrice. Et Jésus s'y engage. Le baptême est le prélude de la rédemption, là est son mystère.

Ce prélude est significatif en même temps que réel, l'acte rédempteur s'y reflète tout entier et s'y trouve inauguré. Jésus devait se ranger parmi les pécheurs et se soumettre au « baptême dans la pénitence ». Plus tard, il aura à subir un autre baptême : « J'ai à recevoir un baptême » (Lc, 12, 50). « Etes-vous capables de recevoir le baptême que je vais recevoir » ? (Mc, 10, 38). L'immersion dans les eaux de la pénitence anticipait et figurait le bain de sang et d'angoisse. A l'abaissement momentané répond aussitôt la glorification : « Dès qu'il fut baptisé, Jésus remonta de l'eau ». Et voici que le ciel s'ouvrit à lui et il vit l'Esprit de Dieu descendre comme une colombe et venant sur lui. Et une voix du ciel disait : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé en qui je prends mes complaisances » (Mt, 3, 16 ; Mc, 1, 10s.). Jésus sort des eaux du Jourdain comme plus tard il ressuscitera dans la gloire de l'Esprit, dans la manifestation de la divine filiation ; déjà s'annonce la création nouvelle qui se réalisera dans la résurrection.

Le baptême d'eau auquel Jésus doit se soumettre se relie donc au devoir essentiel, celui de la mort et de la résurrection : du geste rédempteur, il est une première esquisse. Depuis lors, Jean-Baptiste, qui ne l'avait pas connu (Jn, 1, 33) sinon comme un juge redoutable, l'appelle « I'Agneau de Dieu, celui qui ôte les péchés du monde » (Jn, 1, 29). Par ailleurs, cette anticipation du drame rédempteur est réalisée par un rite d'eau : Jésus expérimente sa mort et sa résurrection par l'immersion et l'émersion baptismales.

La doctrine baptismale des synoptiques est donc pleine de suggestions. Le baptême chrétien se relie à la grandiose promesse des prophètes et du précurseur, au baptême eschatologique dans l'Esprit dont naîtra le peuple messianique. La théologie ultérieure rattachera cette effusion de l'Esprit à la glorification de Jésus. Mais déjà le récit du baptême de Jésus évoque tout le drame rédempteur et permet aux chrétiens de voir dans le sacrement de l'eau une extension sur eux de l'événement eschatologique, de la mort et de la Résurrection »89.

Quelques témoignages des Pères

Jean baptise, Jésus s'approche... pour ensevelir dans l'eau tout le vieil Adam.

S. GREGOIRE DE NAZIANZE, Or. 39, In sancta lumina, 25.

Tu verras Jésus se purifiant dans le Jourdain pour une purification, ou plutôt (car il n'avait pas besoin d'être purifié, lui qui ôte les péchés du monde), purifiant les eaux par sa purification...

Or. 38, In Teophania, 16

Le Seigneur a donc été baptisé ; il voulait non pas être purifié, mais purifier les eaux, afin que lavées par la chair du Christ qui n'a pas commis le péché, elles eussent le pouvoir de baptiser. Ainsi quiconque vient au baptême du Christ y laisse ses péchés.

S. AMBROISE, Traité sur l'Ev. de s. Luc, II, 83

Pour nous le Christ s'est lavé, ou mieux, il nous a lavés dans son corps. Seul il s'est plongé, mais il a relevé le monde entier.

Idem, II, 91

Jésus est baptisé, bénissant les eaux et les purifiant pour nous&

S. CYRILLE D'ALEXANDRIE, Comm. in Luc, 3, 21

L'iconographie orientale illustre au mieux cette doctrine. <retour

232 Le début de la page

N. 233  POLYCARPE DE SMYRNE ( 155/156)

I - SOURCES à consulter

II - VIE DE POLYCARPE

III - Son S uvre littéraire : LA LETTRE A UX PHILIPPIENS

1. État du texte

2. Occasion et date de la lettre

3. Style de la lettre

4. Aperçu sur la lettre

IV - LE RÉCIT DU MARTYRE DE POLYCARPE

1. Genre littéraire

2. Sources du texte

3. Auteur de la lettre

4. Date de la lettre

5. Aperçu sur la lettre

Conclusion Physionomie morale de Polycarpe

Il y a quatre-vingt-six ans que je sers le Christ et il ne m'a jamais fait aucun mal. Comment pourrais-je blasphémer mon Roi et mon Sauveur ?

Martyre de Polycarpe, 9

Seigneur, Dieu tout-puissant, Père de Jésus-Christ, ton enfant bien-aimé et béni, qui nous a appris à te connaître, Dieu des Anges, des Puissances et de toute la création, Dieu de toute la famille des justes qui vivent en ta présence, je te bénis pour m'avoir jugé digne de ce jour et de cette heure, digne d'être compté au nombre de tes martyrs, et d'avoir part avec eux au calice de ton Christ, pour ressusciter à la vie éternelle de l'âme et du corps dans l'incorruptibilité de l'Esprit Saint !... Pour cette grâce et pour toutes choses, je te loue, je te bénis, je te glorifie par l'éternel grand-prêtre du ciel, Jésus-Christ, ton enfant bien-aimé. Par lui, gloire soit à Toi, avec Lui et le Saint-Esprit, maintenant et dam les siècles à venir. Amen.

Martyre de Polycarpe, 14

I - SOURCES A CONSULTER

Pour l'étude de saint Polycarpe de Smyrne (69-155 ?), auteur d'une lettre aux Philippiens, voici les sources dont nous disposons :

1. L S uvre écrite de S. Polycarpe, soit la Lettre aux Philippiens

2. Trois lettres de S. Ignace d'Antioche 107), soit celles qu'il adresse :

aux Éphésiens

à S. Polycarpe

aux Smyrniotes

3. La lettre appelée communément Martyre de S. Polycarpe : lettre de l'Église de Smyrne à la communauté chrétienne de Philomelium « et à toutes les chrétientés du monde appartenant à l'Église catholique ». Cette lettre authentique et admirable est écrite moins d'un an après le martyre.

4. Dans l S uvre de S. Irénée de Lyon (vers 180) qui fut, très jeune encore, disciple de S. Polycarpe :

la lettre à Florinus (autre disciple de S. Polycarpe)

la lettre au pape Victor

Adversus haereses, III, 3, 4

5. Eusèbe, Histoire ecclésiastique, IV, 14 et 15

6. Une vie de S. Polycarpe doit être rejetée : elle est entièrement légendaire et faussement attribuée au prêtre Pionius de Smyrne dont la dévotion à Polycarpe était connue et qui fut martyrisé sous l'empereur Dèce (250). Elle est écrite sans doute vers l'an 400. Elle demeure précieuse cependant car elle seule cite dans son entier la lettre connue sous le nom de « Martyre de Polycarpe ».

II - VIE DE POLYCARPE

En consultant les différentes sources que nous venons de citer nous pourrons retracer la vie de S. Polycarpe.

Polycarpe est né de parents chrétiens vers l'an 69.

Voici comment on en arrive à cette double conjecture :

Il y a quatre-vingt-six ans que je sers le Christ !

Martyre, 9

Ainsi parle Polycarpe au matin même de son martyre. Or le martyre du bienheureux Polycarpe est daté :

Polycarpe souffrit le martyre le second jour du mois de Xanthice, sept jours avant les calendes de mars, le jour du grand sabbat, à la huitième heure. Il fut fait prisonnier par Hérode, sous le pontificat de Philippe de Tralles. Statius Quadratus était proconsul de la province d'Asie, et notre Seigneur Jésus-Christ régnait dans tous les siècles. A lui soient rendus gloire, honneur, majesté, royauté éternelle, de génération en génération. Amen

Martyre, 21

D'après les calculs, cette date pourrait être, soit le 23 février 155, soit le 22 février 156.

Sans doute, les « 86 ans de service » du martyr Polycarpe sont-ils ceux de sa vie, il serait donc né en 69 ou 70. D'autre part, on le pense, ces 86 ans sont comptés à partir du baptême, reçu dès le plus jeune âge. Par voie de conséquence, on suppose Polycarpe né de parents chrétiens.

- Il fut le disciple de Jean et d'autres témoins du Seigneur

a) Je me souviens, écrit Irénée à Florinus, que quand j'étais encore enfant, dans l'Asie inférieure, où tu brillais alors par ton emploi à la cour91, je t'ai vu près de Polycarpe, cherchant à acquérir son estime. Je me souviens mieux des choses d'alors que de ce qui est arrivé depuis, car ce que nous avons appris dans l'enfance croît dans l'âme, s'identifie avec elle : si bien que je pourrais dire l'endroit où le bienheureux Polycarpe s'asseyait pour causer, sa démarche, sa physionomie, sa façon de vivre, les traits de son corps, sa manière d'entretenir l'assistance, comment il racontait la familiarité qu'il avait eue avec Jean et les autres qui avaient vu le Seigneur. Et ce qu'il leur avait entendu dire sur le Seigneur et sur ses miracles et sur sa doctrine. Polycarpe le rapportait comme l'ayant reçu des témoins oculaires du Verbe de Vie, le tout conforme aux Écritures.

IRÉNÉE, Lettre à Florinus, citée par Eusèbe, H.E., V, 20, 4-6

b) Et Polycarpe ? Non seulement, il a été instruit par les Apôtres et a vécu avec beaucoup de ceux qui ont vu Notre-Seigneur, mais c'est encore par les Apôtres que dans l'Église de Smyrne en Asie, il a été constitué évêque. Nous-même l'avons vu dans notre premier âge (car il a vécu longtemps et était tout à fait vieux lorsqu'il est sorti de cette vie par un très glorieux et illustre martyre). Or il a toujours enseigné ce qu'il avait appris des Apôtres, cette doctrine que l'Église aussi transmet et qui est la seule vraie. Toutes les Églises qui sont en Asie l'attestent, et tous ceux qui jusqu'à ce jour ont succédé à Polycarpe. Un tel homme est un témoin de la vérité autrement sûr et digne de foi que Valentin, Marcion, et tous les autres qui pensent de travers.

IRÉNEE, Adv. haer., 111, 34.

c) Anicet ne pouvait pas persuader Polycarpe de ne pas observer ce que, avec Jean, le disciple de Notre-Seigneur, et les autres Apôtres avec qui il avait vécu, il avait toujours observé...

IRÉNÉE, Lettre au pape Victor, citée par Eusèbe, H.E., V, 24, 16.

- Il fut établi évêque de Smyrne

Nous ignorons à quelle date Polycarpe fut institué évêque de Smyrne. Saint Irénée vient de nous dire : « C'est... par les Apôtres que dans l'Église de Smyrne en Asie, il a été constitué évêque » (Adv. haer., III, 3, 4). Ce qui est certain, c'est que Polycarpe est évêque et évêque monarchique lors du passage d'Ignace d'Antioche à Smyrne, donc aux environs de l'an 107. Le style paternel et un peu protecteur de la lettre d'Ignace nous a suggéré que Polycarpe était alors assez jeune encore (si l'hypothèse admise plus haut est juste, il aurait eu une quarantaine d'années).

- Polycarpe n'est pas d'origine juive

Ce qui nous autorise à le supposer, c'est son ignorance de l'Ancien Testament. Lui-même l'avoue ingénument :

Je suis persuadé que vous êtes très versés dans les saintes Lettres qui ne renferment pas de secret pour vous. Moi, je ne puis en dire autant.

Phil., 12, 1

Dans cet humble aveu, il n'y a nulle exagération, semble-t-il. Dans une lettre qui n'est qu'un tissu de citations, Polycarpe ne cite guère l'Ancien Testament.

- Polycarpe reçut à Smyrne l'évêque Ignace d'Antioche marchant vers le supplice

Ignace nous dit son affection pour Polycarpe et loue sa piété :

C'est de cette ville (= Smyrne) que je vous écris, aimant Polycarpe comme je vous aime vous-même.

Eph., 21, 1

Je rends hommage à ta piété solidement établie comme sur un roc inébranlable.

A Polyc., 1

- L'aversion profonde de Polycarpe pour l'hérésie est bien connue :

La piété de Polycarpe à laquelle Ignace rend hommage est basée sur sa foi solide, foi pour laquelle « ferme comme l'enclume sous le marteau » (A Polyc., 3), il sacrifiera sa vie. Aussi a-t-il l'hérésie en horreur :

Je puis témoigner en face de Dieu que si ce presbytre bienheureux et apostolique avait entendu quelque chose de semblable à ce que tu dis, Florinus92, il aurait poussé des cris et se serait bouché les oreilles, en disant, selon qu'il était accoutumé : « 0 Dieu bon, pour quel temps m'as-tu réservé, pour que je supporte cela ? » Et il se serait enfui du lieu dans lequel, assis ou debout, il aurait entendu de telles paroles.

IRÉNÉE, Lettre à Florinus, citée par Eusèbe, H.E., V, 20, 7.

Il se souvient en cela de l'exemple de Jean, son maître :

Certains ont entendu Polycarpe conter que Jean, le disciple du Seigneur, étant allé aux bains à Éphèse, aperçut Cérinthe à l'intérieur ; alors, sans se laver, il bondit hors de l'établissement : « Sauvons-nous, dit-il, de crainte que les bains ne s'écroulent puisque Cérinthe, l'ennemi de la vérité, est à l'intérieur ! »

IRÉNÉE, Ady. haer., 111, 3, 4

- Polycarpe a écrit plusieurs lettres. Irénée en témoigne :

Par les lettres qu'il envoyait, soit aux Églises voisines pour les affermir, soit à certains frères pour les avertir et les exhorter...

IRÉNÉE, Lettre à Florinus, citée par Eusèbe, H.E., V, 20, 8

- Une seule d'entre elles nous est conservée :

Il s'agit de la lettre aux Philippiens et Irénée lui-même ne mentionne expressément que cette lettre :

Il existe encore une importante lettre de Polycarpe adressée aux Philippiens, où tous ceux qui le désirent et qui ont leur salut à cS ur peuvent apprendre en même temps et la frappe de sa foi et la prédication de la Vérité.

IRÉNÉE, Adv. haer., 111, 3, 4

Cette lettre est écrite - nous allons l'étudier - peu après le Passage d'Ignace à Smyrne.

- Vers 154, Polycarpe rencontra à Rome le pape Anicet93.

Sans doute est-ce une quarantaine d'années après la rédaction de la lettre aux Philippiens que se place le voyage à Rome :

Le bienheureux Polycarpe ayant fait un séjour à Rome sous Anicet, ils eurent l'un avec l'autre d'autres divergences sans importance, mais ils firent aussitôt la paix, et sur ce chapitre ils ne se disputèrent pas entre eux. En effet, Anicet ne pouvait persuader Polycarpe de ne pas observer ce que, avec Jean, le disciple de Notre-Seigneur, et les autres apôtres avec qui il avait vécu, il avait toujours observé ; et Polycarpe de son côté ne persuada pas Anicet de garder l'observance ; car il disait qu'il fallait retenir la coutume des presbytres antérieurs à lui. Et les autres choses étant ainsi, ils communièrent l'un avec l'autre, et à l'église, Anicet céda l'Eucharistie à Polycarpe, évidemment par déférence ; ils se séparèrent l'un de l'autre dans la paix ; et dans toute l'Église on avait la paix, qu'on observât ou non le quatorzième jour.

IRÉNÉE, Lettre au pape Victor, citée par Eusèbe, H. E., V, 24, 16 -17

- Il s'oppose avec force à Marcion qui l'abordait :

Et Polycarpe lui-même, à Marcion qui s'avançait un jour vers lui en disant : « Reconnais-moi » : « Je reconnais, dit-il, le premier-né de Satan ».

IRÉNÉE, Adv. haer., 111, 3, 4

On pense communément que cette rencontre se fit à Rome94

- Il est certain que Polycarpe eut une activité apostolique très intense :

Gardien jaloux de la foi, Polycarpe convertit de nombreux hérétiques :

Au cours d'un voyage à Rome sous Anicet, Polycarpe convertit à l'Église de Dieu beaucoup des hérétiques dont il vient d'être question, proclamant qu'il n'avait reçu des Apôtres qu'une seule et unique vérité, celle-là même qui est transmise par l'Église.

IRÉNÉE, Adv. haer., 111, 3, 4

A l'heure de son martyre, la foule en témoignera « en vociférant » :

Le voilà, le docteur de l'Asie, le père des chrétiens, le destructeur de nos dieux, qui par son enseignement empêche tant de gens de leur sacrifier, de les adorer.

Martyre, 12

- Polycarpe subit le martyre

lors d'une persécution qui éclata à Smyrne, sous le proconsulat de Statius Quadratus. Les Actes nous donneront tous les détails de ce martyre : l'évêque de Smyrne fut brûlé vif ; instruit par une vision, il en avait fait la prophétie. Mais le feu ne consumant pas le corps, d'un coup de poignard, on acheva le vieillard. Selon la coutume païenne, la dépouille fut ensuite brûlée. Les chrétiens de Smyrne en recueillirent les ossements.

III - LA LETTRE AUX PHILIPPIENS

1. Etat du texte

L'épître aux Philippiens compte quatorze chapitres. Eusèbe cite dans leur texte grec les chapitres 9 à 13 : il les avait donc encore au IVe s. sous les yeux. Quant à nous, nous ne pouvons plus nous référer, pour posséder le texte complet, qu'à une assez médiocre version latine.

Neuf manuscrits grecs95 existent cependant, mais incomplets. Tous doivent dépendre d'une source unique, car ils présentent la même étrange anomalie : au ch. 9 se soude immédiatement, comme au milieu d'une phrase, la deuxième partie de la lettre dite de Barnabé. Le copiste n'aura pas remarqué la disparition de plusieurs feuillets dans son modèle.

2. Occasion et date de la lettre

Les chapitres 1, 3, 9 et 13 de la lettre aux Philippiens nous en indiquent l'occasion et la date.

Occasion : pour répondre à une demande des Philippiens, Polycarpe leur envoie les lettres d'Ignace d'Antioche. S'il joint une exhortation à sa lettre, c'est parce que les Philippiens en ont exprimé le désir :

Les épîtres d'Ignace, tant celles qu'il nous a adressées que d'autres que nous possédons de lui, nous vous les envoyons toutes, selon votre demande, elles sont jointes à la présente lettre.

13

Frères, ce n'est pas de mon propre mouvement que je vous écris ainsi sur la justice, c'est parce que vous m'y avez invité.

3

Date : la lettre est écrite peu après le passage d'Ignace suivi de sa mort96. Polycarpe n'a pu encore envoyer en Syrie un délégué comme l'évêque d'Antioche le lui avait instamment demandé, il se propose d'ailleurs d'y aller lui-même s'il le peut. Il demande qu'on lui communique des nouvelles sûres d'Ignace et de ses compagnons. On peut donc dater la lettre de l'an 107.

J'ai pris en Notre-Seigneur Jésus-Christ une grande part à la joie que vous avez eue d'accueillir les images de la vraie charité et d'escorter, ainsi qu'il vous appartenait, les captifs chargés de ces fers vénérables qui sont les diadèmes des véritables élus de Dieu et de Notre-Seigneur.

1

Montrez cette indéfectible patience que vous avez contemplée de vos propres yeux, non seulement dans les bienheureux Ignace, Zozime et Rufus, mais aussi en d'autres qui étaient de chez vous, en Paul lui-même et dans les autres apôtres, bien persuadés que ces hommes n'ont pas couru en vain mais dans la foi et la justice et que maintenant fis occupent auprès du Seigneur dont ils ont partagé les souffrances, la place qui leur est due. Car ce n'est pas le siècle présent qu'ils ont aimé mais celui qui est mort pour nous et que Dieu a ressuscité à cause de nous.

9

Vous m'avez écrit, vous et Ignace, de confier aussi votre lettre à celui qui éventuellement se rendra en Syrie. Je le ferai si je trouve une occasion favorable, soit moi-même, soit celui que j'enverrai pour vous représenter avec moi. Nous vous envoyons les lettres d'Ignace, comme vous nous l'avez demandé, celles qu'il nous a adressées et toutes les autres que nous avons chez nous. Elles sont jointes à la présente lettre et vous pourrez en tirer grand profit, car elles renferment foi, patience et toute édification en Notre-Seigneur. Faites-nous savoir ce que vous aurez appris de sûr au sujet d'Ignace et de ses compagnons.

13

3. Style de la lettre

La lettre de S. Polycarpe appartient au genre parénétique elle se compose d'une suite d'exhortations sur la fidélité à la vraie foi et à la pratique de la vie chrétienne.

Elle se distingue par sa forme sans apprêt. Toutes les pensées et presque toutes les paroles de Polycarpe sont empruntées à d'autres auteurs qu'il s'est entièrement assimilés. On compte une quarantaine d'emprunts à S. Clément de Rome. Les citations de la première épître de S. Pierre abondent, comme le remarquait Eusèbe :

... Polycarpe, dans sa lettre aux Philippiens dont on vient de parler et qui est conservée jusqu'à présent, se sert de témoignages tirés de la première épître de Pierre.

EUSEBE, H.E., IV, 14, 9

Les emprunts aux épîtres de S. Paul sont nombreux et c'est surtout l'épître aux Philippiens - on le comprend - qui fournit à Polycarpe ses citations. Enfin, on peut compter sept citations de S. Jean.

L'ensemble, très simple, manque d'originalité. La puissance doctrinale de la lettre est réelle, mais elle n'est pas due à la pensée personnelle de Polycarpe.

4. Aperçu de la lettre

La lettre comprend, nous l'avons dit, 14 petits chapitres. Il est facile de faire le plan de la première partie, ch. 1 à 6.

- Conseils aux fidèles (ch. 1 à 5).

- Conseils aux diacres (ch. 5, 1-3) aux jeunes gens et aux vierges (ch. 5, 3).

- Conseils aux presbytres (ch. 6).

La deuxième partie (ch. 7 à 13) est une suite de conseils divers adressés à toute la communauté, mais il faut y relever deux chapitres plus circonstanciés, les ch. 7 et 11 : le chapitre 7 est une mise en garde contre le docétisme97 ; le chapitre 11 fait allusion à un scandale de l'Église de Philippes, celui du presbytre Valens et de sa femme, coupables « d'amour de l'argent ».

Enfin, la conclusion - ch. 13 et 14 - sert de billet d'envoi des lettres d Ignace98.

Voyons la lettre d'un peu plus près

- Dans les conseils aux fidèles, on doit remarquer l'insistance avec laquelle Polycarpe parle de la foi : la solide racine de leur foi porte des fruits (1, 2), qu'ils relisent la lettre du « bienheureux et glorieux Paul » pour les affermir dans la foi qu'ils ont reçue (3) car cette foi est notre « mère à tous » (cf. Galates 4, 26) (ch. 3).

- Les diacres sont diacres (serviteurs) de Dieu et du Christ et non des hommes (5, 2) ; qu'ils marchent dans la voie de la vérité tracée par le Seigneur qui s'est fait le diacre (serviteur) de tous (5, 2).

- Les jeunes gens doivent mettre un frein à leurs moindres mauvais désirs, s'affranchir de toutes les passions de ce monde, car toute passion combat contre l'esprit (5, 3).

- L'évêque Polycarpe et ses presbytres (voir la suscription) s'adressent alors aux presbytres de l'Église de Philippes. On a remarqué que l'évêque de Philippes n'est nulle part mentionné.

Y avait-il à Philippes un évêque ? Si les lettres d'Ignace d Antioche attestent l'existence d'un épiscopat monarchique, elles ne prouvent pas, pour autant, que cet état de choses, normal alors, ait été déjà généralisé. Quoi qu'il en soit, l'évêque de Smyrne parle conjointement avec son collège presbytéral :

(Les jeunes gens doivent) se soumettre aux presbytres et aux diacres, comme à Dieu et au Christ.

5, 3

Les presbytres sont exhortés à la bienveillance

Qu'ils ne croient pas facilement au mal, qu'ils ne soient pas durs dans leurs jugements, se rappelant que nous avons tous contracté la dette du péché.

6, 1

Le chapitre 7 - cri d'alarme contre l'hérésie - est important. L'erreur dénoncée est bien la même que celle contre laquelle combattait Ignace d Antioche ; de part et d'autre, nous avons un écho direct de l'enseignement de saint Jean contre le docétisme.

Quiconque refuse en effet de reconnaître que Jésus-Christ est venu en chair, est un antéchrist (1 Jo., 4, 2, 3 et 2 Jo., 7). Celui qui ne confesse pas le témoignage de la croix est du diable. Celui qui infléchit les paroles du Seigneur selon ses propres désirs en niant la résurrection et le jugement est le premier-né de Satan99.

7 Ce qui est recommandé par-dessus tout - et ceci est capital c'est la fidélité à la tradition :

Disons donc adieu aux vanités de la foule et aux fausses doctrines, revenons à l'enseignement qui nous a été transmis dès le commencement100.

7, 2

Nous citons ci-après Mgr Batiffol afin de souligner l'importance de cette recommandation qui est constante dès les débuts du christianisme : « La méthode de foi que Polycarpe esquisse, dès avant l'an 120, c'est la soumission des fidèles aux presbytres en chaque Église, c'est la fidélité à l'enseignement donné dès le commencement par les apôtres qui ont évangélisé les Églises101«.

Au chapitre 8, Polycarpe recommande l'imitation du Christ dans sa patience, le passage est bien émouvant si on pense au martyre de Polycarpe, qui lui donnera toute sa vérité :

Ayons donc sans cesse les yeux attachés sur notre espérance et le gage de notre justice, c'est-à-dire sur Jésus-Christ « qui a emporté nos péchés en son propre corps sur le bois, qui n'a point commis de péché et dans la bouche duquel ne s'est trouvé aucun artifice » (1 P., 2, 24 et 22), mais qui a tout enduré pour nous afin que nous ayons la vie en lui. Tâchons donc d'imiter sa patience et si nous venons à souffrir pour lui, rendons-lui gloire. Tel est le modèle qu'il nous a proposé en sa personne et nous y avons cru.

« Profondément affligé au sujet du presbytre Valens et de son épouse », Polycarpe recommande envers eux la charité :

Puisse le Seigneur leur inspirer un repentir sincère. De votre côté, montrez de la discrétion à leur égard, ne les regardez pas comme des ennemis (2 Thess., 3, 15), mais tâchez de les ramener comme des membres infirmes et égarés pour sauver votre corps tout entier. Ce faisant, vous travaillerez à vous édifier (construire) vous-mêmes102.

Vers la fin de la lettre, on trouve une formule solennelle à laquelle se joint la recommandation de prier pour les autorités : que l'on se rappelle la grande prière de Clément. Tout ici est plus modeste, mais le schéma est le même :

Que Dieu, le Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ, que le Pontife éternel lui-même, Jésus-Christ, Fils de Dieu, vous fasse croître dans la foi et la vérité, dans une douceur parfaite et exempte de tout emportement, dans la patience et la longanimité, dans la résignation, dans la chasteté ; que Dieu vous donne part à l'héritage de ses saints, qu'il nous y fasse participer avec vous, nous et tous ceux qui sont sous le ciel, qui croiront en Notre-Seigneur Jésus-Christ et en son Père qui l'a ressuscité d'entre les morts. Priez pour tous les saints. Priez aussi pour les rois, les magistrats et les princes, pour ceux qui vous persécutent et vous haïssent, et pour les ennemis de la croix : ainsi les fruits que vous porterez seront manifestes aux yeux de tous, et vous serez parfaits en Jésus-Christ103.

12

On peut le remarquer : la lettre de Polycarpe (ce nom veut dire : qui porte des fruits nombreux) débutait en félicitant les Philippiens des fruits que portait leur foi, elle se termine en leur souhaitant de porter des fruits. Sans doute, ce jeu de mots est-il voulu. Ignace, appelé « Théophore » aimait de dire que nous « portions Dieu ».

IV - LE RECIT DU MARTYRE DE POLYCARPE

1. Genre littéraire

Le martyre de Polycarpe nous est raconté en détail dans une lettre que l'Église de Smyrne adresse à l'Église de Philomélium et à toutes les chrétientés du monde appartenant à l'Eglise catholique104.

Tout le monde s'accorde à voir dans ce document le plus ancien exemple connu et aussi le plus beau des « Actes des martyrs ». A parler strictement cependant, ce n'est pas tout à fait exact, car ce récit relève du genre épistolaire du christianisme primitif105.

Voici comment on peut classer les « Actes des Martyrs » :

1 - Les Acta ou Gesta : procès-verbaux officiels encadrés dans un récit édifiant.

2 - Les Passiones ou Martyria : récits composés par des témoins ou des contemporains dignes de foi.

3 - Les légendes des martyrs : récits écrits tardivement et sans valeur historique.

La lettre de l'Église de Smyrne servit certainement de modèle aux écrits similaires postérieurs : une comparaison de cette lettre avec celle des Eglises des Gaules sur les Martyrs de Lyon en fournit la preuve. Aussi peut-on souscrire au jugement de Renan : « Ce beau morceau constitue le plus ancien exemple connu des Actes de martyre. Il fut le modèle qu'on imita et qui fournit la marche et les parties essentielles de ces sortes de compositions »106.

La lettre de l'Église de Smyrne a une valeur historique certaine. Nous citerons simplement les avis du Père Delehaye, bollandiste, et du Père Lebreton : « C'est le plus ancien document hagiographique que nous possédions et il n'y a qu'une voix pour dire qu'il n'en existe pas de plus beau. Il suffit de le relire et de peser chaque phrase pour se persuader que ce récit est ce qu'il prétend être, la relation d' un contemporain qui a connu le martyr, l'a vu au milieu des flammes, a touché de ses mains les restes du saint corps »107. « L'historien des origines de la religion chrétienne ne saurait souhaiter un texte plus autorisé »108.

2. Sources du texte

Deux sources indépendantes - l'une est incomplète - nous transmettent le récit du martyre de saint Polycarpe :

a) Eusèbe, dans son Histoire ecclésiastique, IV, 15, résume la lettre (chap. 2 à 7), après quoi il en cite heureusement la plus grande partie (chap. 8 à 19).

b) Une soixantaine d'années plus tard, vers 400, l'auteur inconnu qui se fait faussement passer pour le prêtre Pionius de Smyrne (mort martyr en 250), insère dans sa Vie de Polycarpe légendaire le texte complet de la lettre de l'Église de Smyrne appelée Martyre de saint Polycarpe.

L'auteur étant suspect, le texte de la lettre ne l'est-il pas devenu lui aussi ? N'y a-t-il pas eu corruption du document ?

Une comparaison avec le récit et les extraits cités par Eusèbe permet d'affirmer que, dans son ensemble, le texte de la lettre fut respecté. Voici l'exemple le plus frappant d'un changement introduit :

Voyant que les flammes ne pouvaient attaquer le corps de Polycarpe, les impies ordonnèrent au bourreau d'aller le percer de son poignard. A peine l'eût-il fait qu'une colombe s'échappa du bûcher...

16

L'apparition de la colombe est due à une interpolation ! Dans la Vita, cette même colombe légendaire planait sur la tête de l'évêque lors de sa consécration.

Le faux Pionius ajouta aussi à la lettre un appendice (22, 3) destiné à raconter l'histoire du manuscrit et de sa transmission.

Tous les manuscrits connus ont cet appendice : il est donc certain que tous dérivent du texte cité par le faux Pionius.

3. Auteur de la lettre

Le chapitre 20 nous renseigne très clairement : ce « récit sommaire » a été rédigé par un certain Marcion, un frère de l'Église de Smyrne. Le copiste qui transcrit la lettre est Evariste.

Ce récit peut être regardé comme sommaire, si on pense aux onze martyrs qui ont précédé Polycarpe,

Il (= Polycarpe) fut le douzième qui souffrit le martyre à Smyrne, mais c'est de lui surtout qu'on a gardé le souvenir, au point que partout les païens eux-mêmes parlent de lui.

19

En ce qui concerne Polycarpe cependant, on ne voit pas bien quels détails encore pourraient être fournis.

4. Date de la lettre

A s'en tenir aux termes mêmes de la lettre, on peut affirmer que celle-ci fut écrite peu de temps après l'événement :

- des témoins oculaires109 ont chargé Marcion de rédiger le récit.

- ce récit est abrégé : c'est en attendant l'histoire détaillée des événements qu'il fut rédigé :

Vous nous avez priés de vous envoyer l'histoire détaillée de ces événements ; mais en attendant, nous vous en avons fait rédiger un récit sommaire par notre frère Marcion.

20

- au jour anniversaire du martyre, les chrétiens se proposent de se réunir autour des reliques (18).

D'autre part, il faut remarquer que Philomelium (l'actuelle Akschéher) étant distante de plus de 400 km de Smyrne, il a fallu un certain temps pour que la correspondance puisse s'établir entre les deux communautés.

On peut donc conclure : la lettre est écrite moins d'un an après le martyre de Polycarpe.

5. Aperçu sur la lettre

Une lecture de la lettre permettra de mettre en relief la personnalité si attachante du vénérable vieillard Polycarpe. C'est ce point de vue surtout qui nous guidera dans le choix des extraits. Cependant, dès la suscription, une remarque intéressante s'impose sur l'emploi du terme « catholique ».

... lettre que l'Église de Smyrne adresse à l'Église de Philomelium et à toutes les chrétientés du monde appartenant à l'Église catholique.

Nous citons les trois passages de la lettre où le terme est encore employé :

Polycarpe acheva enfin sa prière dans laquelle il avait fait la mention de tous ceux qu'il avait jamais connus, petits ou grands, illustres ou obscurs, et de toute l'Eglise catholique répandue sur la surface de la terre.

8, 1

Au nombre de ceux-ci (= des élus), doit être rangé Polycarpe, ce très glorieux martyr, qui, à notre époque, fut, par ses enseignements, un apôtre et un prophète et l'évêque de l'Église catholique de Smyrne.

16, 2

Maintenant, Polycarpe glorifie Dieu le Père tout-puissant et il bénit notre Seigneur Jésus-Christ, le Sauveur de nos âmes, le pilote de nos corps, le pasteur de l'Église catholique répandue sur toute la terre.

19, 2

On se souvient du texte le plus ancien où est employé le terme « catholique ». Il est de S. Ignace d'Antioche : « Partout où est le Christ Jésus, là est l'Église catholique » (Smyrn., 8, 2). Il signifie « universelle ». Dans le texte cité ci-dessus (16, 2), nous pouvons constater que le mot a pris une deuxième acception : « orthodoxe » par opposition à hérétique ou schismatique, puisqu'il ne serait pas possible de parler de « l'Église universelle de Smyrne » ! Dans ce sens, le terme se retrouve dans le Canon de Muratori110 puis dans les S uvres de Clément d'Alexandrie, etc.

Ce sens nouveau est né le jour où l'Église chrétienne dut distinguer la véritable Église des sectes chrétiennes qui s'en détachaient. Or nous savons qu'à Smyrne existaient, au milieu du second siècle, des sectes gnostiques : Marcionites, Valentiniens, etc.

Dès le début de la lettre, un parallélisme voulu s'établit entre le martyre de Polycarpe et la passion du Sauveur :

Polycarpe, comme le Seigneur lui-même, a patiemment attendu d'être livré.

1, 2

Ce parallélisme, un peu forcé parfois, se maintiendra tout au long de la lettre. Le martyre, en effet, est par excellence l'imitation du Sauveur111.

Les chapitres 2 à 4 sont consacrés au récit très sommaire112 d'autres martyres. Relevons ces mots :

Le Seigneur se tenait à leurs côtés et s'entretenait avec eux.

2, 2

« Dans cette expression si simple et si profonde, écrit le Père Lebreton113, ne retrouve-t-on pas cette familiarité qui nous charme chez sainte Perpétue : Ego, quae me sciebam fabulari cum Domino... ? On la retrouve chez sainte Blandine et exprimée dans les mêmes termes : au milieu de ses tortures atroces, elle ne sentait pas ce qu'elle souffrait, grâce à l'espérance, à l'attachement aux biens de la foi et à « sa conversation avec le Christ114«.

Un seul chrétien apostasia : ce fut le Phrygien Quintus qui avait eu la présomption de se livrer :

Aussi, frères, n'approuvons-nous pas ceux qui se livrent d'eux-mêmes : ce n'est d'ailleurs pas là ce qu'enseigne l'Évangile.

4

Au chapitre 5 commence le récit circonstancié du martyre de Polycarpe. Sur les instances de ses conseillers, l'évêque de Smyrne se retire dans une petite maison de campagne :

Nuit et jour, il ne faisait que prier pour tous les hommes et pour les Églises du monde entier (l'oikoumenè) selon son habitude. Trois jours avant son arrestation pendant qu'il priait, il eut une vision : il vit son oreiller consumé par le feu. Se tournant vers ses compagnons, il leur dit : « Je dois être brûlé vif ».

5, 1-2

Devant l'insistance des recherches, Polycarpe se retire dans une autre villa. Mais « associé du Christ » (ch. 6), il fut trahi par l'un des siens : jeune esclave mis à la torture.

L'arrestation eut lieu.

C'était un vendre »vers l'heure du souper... Il eût pu encore s'échapper... mais il ne le voulut pas et dit : « Que la volonté de Dieu soit faite ».

7, 1

Il leur (aux policiers) fit servir à manger et à boire à volonté, il leur demanda de lui accorder une heure pour prier librement. Ils y consentirent ; alors, se tenant debout, Polycarpe se mit en prière, tellement rempli de la grâce de Dieu que, deux heures durant, il ne put s'interrompre...

7, 2-3

Dans cette longue prière, il avait fait mention de tous ceux qu'il avait jamais connus, petits ou grands... et de toute l'Église catholique répandue sur la surface de la terre.

On l'emmena, monté sur un âne, à la ville. Deux magistrats - Hérode et son père Nicète - le prirent ensuite dans leur voiture et s'efforcèrent de le persuader :

Quel mal y a-t-il donc à dire : César est le Seigneur

8

De tels mots, pour un chrétien, étaient la négation directe de la Seigneurie de Jésus, de sa divinité : « Jésus est Seigneur » (1 Cor., 12, 3).

Outrés du refus du vieillard, les magistrats le chassèrent brutalement de la voiture. Polycarpe tomba et s'écorcha la jambe.

Sans même se retourner, et comme s'il ne lui était rien arrivé, Polycarpe reprit la route à pied, allègrement et d'un pas rapide.

8, 3

On le conduisit vers le stade où régnait un grand tumulte. Les chrétiens entendaient une voix venue du ciel qui disait : « Sois fort, Polycarpe, et agis en homme »115. Engagé à renier et à crier ensuite : « Plus d'athées », Polycarpe, très grave, montrant la foule, les yeux levés au ciel, dit avec un profond soupir : « Plus d'athées »116. Sommé alors de maudire le Christ, Polycarpe répond :

Il y a quatre-vingt-six ans que je le sers et il ne m'a jamais fait aucun mal. Comment pourrais-je blasphémer mon Roi et mon Sauveur ?

9, 3

Le dialogue se poursuit et il semble certain qu'il ait été pris sur le vif. Polycarpe propose de discuter avec le proconsul, mais se refuse à le faire devant le peuple : « Quant à ceux-là, je ne les juge pas dignes ( ± ¾ ¯ ¿ Å Â ) d'entendre ma défense. » On traduirait peut-être mieux l'idée en disant qu'ils ne sont pas désignés pour cela : Polycarpe se refuse à un procédé qui ne convient pas.

Polycarpe donna ces réponses avec joie et assurance. Son visage rayonnait de la grâce divine. Ce n'était pas lui que l'interrogatoire avait troublé, mais le proconsul.

12, 1

A l'accusation de christianisme, la foule vociféra :

Le voilà, le docteur de l'Asie, le père des chrétiens, le destructeur de nos dieux, celui qui, par ses enseignements, détourne tant de gens de sacrifier et d'adorer.

12, 2

Les combats des bêtes étaient terminés, aussi Polycarpe fut-il condamné à être brûlé vif117. La foule prépara le bûcher. L'hostilité des Juifs est soulignée :

Selon leur habitude, les Juifs se distinguèrent par leur ardeur à cette besogne.

13, 1

Polycarpe s'applique à se déchausser : il n'y était pas accoutumé :

En toute occasion, les fidèles se disputaient l'honneur de toucher son corps, tant était grand le prestige dont l'avait entouré, même avant son martyre, la sainteté de sa vie.

13, 2

Polycarpe refuse d'être cloué

Celui qui me donne la force d'affronter le feu me donnera aussi celle de rester immobile sur le bûcher sans qu'il soit besoin de vos clous.

13, 3

Lié au poteau, il semblait « un bélier de choix pris dans un grand troupeau, pour le sacrifice », levant les yeux au ciel, il dit :

Seigneur, Dieu tout-puissant, père de Jésus-Christ, ton enfant bien-aimé et béni, qui nous a appris à te connaître, Dieu des Anges, des Puissances et de toute la création, Dieu de toute la famille des justes qui vivent en ta présence, je te bénis pour m'avoir jugé digne de ce jour et de cette heure, digne d'être compté au nombre de tes martyrs et d'avoir part avec eux au calice de ton Christ, pour ressusciter à la vie éternelle de l'âme et du corps dans l'incorruptibilité de l'Esprit Saint ! Puissé-je, aujourd'hui, être admis en ta présence, avec eux, comme une victime grasse et agréable, de même que le sort que tu m'avais préparé, que tu m'avais fait voir d'avance, tu le réalises maintenant, Dieu de vérité, Dieu exempt de mensonge ! Pour cette grâce et pour toute chose, je te loue, je te bénis, je te glorifie par l'éternel grand-prêtre du ciel, Jésus-Christ, ton enfant bien-aimé, par qui, à toi, avec lui, dans l'Esprit Saint, soit gloire maintenant et dans les siècles à venir. Amen.

14

Merveilleuse prière d'action de grâces et de louange qui, à la suite de celle de Clément de Rome, nous remet sous les yeux le type même de la prière ancienne118.

Le feu ne s'attaquant pas à la victime, le bourreau l'acheva en le frappant du glaive.

« A l'instigation et sur les instances des Juifs », on voulut refuser le corps aux fidèles de Smyrne :

Ils seraient capables d'abandonner le crucifié pour rendre un culte à Polycarpe.

17, 2

Cette crainte étrange nous vaut cette ardente protestation de foi qui est aussi une justification de la vénération que l'Eglise témoigne aux martyrs :

Ils ignoraient que jamais nous ne pourrons abandonner le Christ qui a souffert pour le salut des sauvés du monde entier, (lui innocent pour des pécheurs119) ni rendre un culte à aucun autre : car lui, nous l'adorons parce qu'il est le Fils de Dieu ; quant aux martyrs, c'est en leur qualité de disciples et d'imitateurs du Seigneur que nous les aimons, et ils en sont bien dignes par leur attachement sans bornes à leur Roi et Maître. Puissions-nous, nous aussi, partager leur sort et être leurs condisciples.

17, 2-3

La perspective est exactement la même que dans les lettres d'Ignace d'Antioche : le martyr est le disciple parfait, l'imitateur du Seigneur. Il faut souligner aussi qu'uni au Seigneur, il est comme lui, offert en holocauste : Ignace parlait de la libation de son sang sur l'autel (Rom., 2) et, froment moulu, aspirait à devenir le pain immolé du Christ ». Ainsi Polycarpe prononce avant son immolation une prière eucharistique et tout comme les fidèles voient en lui un holocauste, il se considère comme une victime agréable à Dieu. Comme Ignace voit en sa mort le terme auquel elle mène : la résurrection. Les martyrs ne vont pas à la mort, mais par la mort, unie à la passion du Seigneur, ils vont à la résurrection, participation à celle du Seigneur. Le martyre est participation au sacrifice glorieux du Christ. Polycarpe a part avec les martyrs « au calice du Christ pour ressusciter à la vie éternelle de l'âme et du corps dans l'incorruptibilité de l'Esprit Saint120«. Tous ces textes sont d'une grande densité doctrinale.

Le cadavre est brûlé selon la coutume païenne :

Voilà comment nous pûmes ensuite recueillir ses ossements, d'une plus grande valeur que les pierres précieuses, plus estimables que l'or, pour les déposer dans un lieu convenable. C'est là que, dans la mesure du possible, nous nous réunirons dans la joie et l'allégresse pour célébrer, avec l'aide du Seigneur, l'anniversaire du jour où Polycarpe est né par le martyre...

18, 2-3

Texte important qui est à l'origine du culte des reliques et de la célébration du dies natalis des saints. Le texte poursuit en disant que s'il y a un hommage, il y a aussi une « exhortation au martyre » :

Ce sera un hommage à la mémoire de ceux qui ont combattu avant nous, mais aussi un entraînement et une préparation aux luttes de l'avenir.

18, 3

CONCLUSION : Physionomie de Polycarpe

La lettre aux Philippiens ne nous a donné qu'une image assez floue de son auteur : celui-ci s'est parfaitement assimilé les écrits chrétiens de son temps, et il se contente de s'en faire l'écho. Cependant, à travers ce document, Polycarpe, l'évêque de Smyrne, nous apparaît déjà comme un homme calme et humble, d'une foi profonde121.

Ces traits essentiels, les Actes du martyre les burineront et nous pourrons mieux alors évoquer l'admirable physionomie de l'évêque de Smyrne qui, « serviteur toujours fidèle de son Sauveur » est devenu un vieillard. Simple et grave, il nous apparaît vénérable et presque majestueux. Sa fierté chrétienne est virile et joyeuse. Cette âme d'une foi intrépide est une âme de prière et son intention constante et première se trahit dans sa supplication habituelle pour « l'Eglise catholique ».

S'il ne nous est pas donné de pénétrer plus avant dans le sanctuaire intime de l'âme de Polycarpe, comme nous avons pu le faire pour l'ardent Ignace d Antioche, nous n'en sentons pas moins, dans la protestation si fervente qui s'échappe des lèvres du vieil évêque122, tout le respect confiant, toute la tendresse contenue dont vibre son âme.

Les « athées » dont Polycarpe, si ardemment, implorait la conversion ont laissé de lui un éloge définitif qui est magnifique :

Polycarpe fut le docteur de l Asie, le père des chrétiens et le destructeur des dieux.

Martyre de Polycarpe, 12

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233 Le début de la page

N. 234 
PAPIAS D'HIERAPOLIS (écrit vers 130)

I - PAPIAS D'HIERAPOLIS (notice)

II - D'après le TEMOIGNAGE D'IRENEE

1. Un auditeur de Jean

2. Un millénariste

III - D'après le TÉMOIGNAGE D EUSÈBE DE CÉSARÉE

1. Évêque d Hiérapolis, contemporain d Ignace d Antioche et de Polycarpe de Smyrne

2. Auditeur de Jean ?

3. Un millénariste un "esprit médiocre »

4, Origine des Évangiles selon saint Marc et saint Matthieu

5. Citations du Nouveau Testament

I PAPIAS D'HIERAPOLIS

Papias, évêque d'Hiérapolis, dans la Phrygie Mineure, fut le contemporain d'Ignace d'Antioche et de Polycarpe de Smyrne.

Après s'être mis en quête de tous les derniers vestiges des traditions orales concernant la vie et les discours du Seigneur, il écrivit, vers 130, une Explication des sentences du Seigneur, en cinq livres123. Il ne nous en reste que de très rares fragments cités par saint Irénée et par Eusèbe de Césarée.

Par son ancienneté et par l'enquête menée auprès des derniers disciples des Apôtres, le témoignage de Papias est vénérable et important, il est cependant suspect : Papias s'exprime en un style assez confus et il ne semble pas avoir un esprit critique très sûr.

Ne possédant qu'une infime partie de son S uvre, il nous est impossible de porter un jugement définitif. Eusèbe, qui pouvait lire son ouvrage en entier, se montre sévère : il accuse Papias d'avoir un esprit très médiocre. Papias est un millénariste (voir p. 118).

Les renseignements les plus importants que nous livre Papias sont ceux qui concernent l'origine de l'Évangile de Marc et de celui de Matthieu. « L'obscurité de son témoignage au sujet des deux Jean fait le désespoir de la critique »124. En d'autres termes, il demeure très difficile d'identifier celui que Papias nous désigne sous le nom de Jean le Presbytre.

II - D'APRÈS LE TÊMOIGNAGE D'IRENEE

1. Irénée appelle Papias « un homme ancien »125 et « un auditeur de Jean »

Papias, lui aussi un auditeur de Jean et compagnon de Polycarpe, homme ancien, a témoigné par écrit dans le quatrième de ses livres. En effet, il existe cinq livres composés par lui.

IRÉNÊE, Adv. Haer., V, 33, 4

Cité aussi par EUSEBE, H.E., III, 39, 1

2. Irénée, millénariste, cite Papias à l'appui de sa croyance

... des vignes naîtront dont chacune contiendra dix mille ceps, et dans chaque cep, il y aura dix mille bras, et dans chaque bras, dix mille rejetons, et dans chaque rejeton, dix mille grains, et chaque grain pressé donnera vingt-cinq mille muids de vin ; et quand un des saints saisira une des grappes, une autre criera : « Je suis meilleure, prends-moi, et bénis Dieu à mon sujet ».

PAPIAS, cité par IRENÊE, Adv. Haer, V, 33, 3

Le millénarisme, appelé aussi chiliasme126, est l'« erreur professée par ceux qui attendaient un règne temporel du Messie, règne dont ils fixaient parfois la durée à mille ans »127. Cette croyance, née de l'espérance d'Israël qui se figurait un règne messianique terrestre, prit appui sur une interprétation historicisante de textes prophétiques ou apocalyptiques128.

L'imagerie traditionnelle des apocalypses juives passa dans l'Apocalypse chrétienne de Jean :

Les âmes de ceux qui furent décapités pour le témoignage de Jésus et la Parole de Dieu... reprirent vie et régnèrent avec le Christ mille années. C'est la première résurrection.

Apocalypse, 20129.

Le millénarisme fut très répandu, et parmi les meilleurs esprits, au IIème siècle : le pseudo-Barnabée, S. Justin, S. Irénée, Tertullien sont millénaristes. Le IIIème s. verra le déclin de cette erreur. Au début du Vème s. encore, S. Augustin commentant longuement dans la Cité de Dieu (Livre XX, ch. 7 et sv.) le chapitre 20 de l Apocalypse, reconnaît qu'il avait autrefois adopté l'opinion du millénarisme, « opinion tolérable si la présence du Seigneur devait donner au sabbat des saints des délices spirituelles ».

III - D'APRÈS LE TÉMOIGNAGE D'EUSEBE DE CÉSARÉE

1. Eusèbe nous apprend que Papias est évêque d Hiérapolis, contemporain d Ignace d Antioche et de Polycarpe de Smyrne

EUSÈBE, H.E., 111, 36, 2

2. Auditeur de Jean ?

Eusèbe cite un texte de Papias - l'importante préface de son S uvre - et l'interprète ensuite.

La question examinée est celle-ci : Jean le Presbytre est-il Jean l'Apôtre et Papias fût-il « auditeur de Jean » comme l'affirmait S. Irénée ? Nullement, répond Eusèbe.

Avant de transcrire le texte de Papias suivi de celui d'Eusèbe130, remarquons que l'évêque de Césarée devait être, a priori, hostile à Papias : farouchement anti-millénariste, il considérait personnellement l Apocalypse, attribuée à l'Apôtre Jean, comme un livre apocryphe et il cherchait à le faire admettre comme tel131. En se basant sur le texte confus de Papias qu'il interprète, il est heureux d'affaiblir le témoignage quasi unanime de la tradition132 en attribuant la composition de l Apocalypse à un autre Jean : Jean le Presbytre133.

Voici la préface de l S uvre de Papias :

Pour toi, je n hésiterai pas à ajouter à mes explications ce que j'ai bien appris autrefois des presbytres et dont j'ai bien gardé le souvenir, afin d'en fortifier la vérité. Car je ne me plaisais pas auprès de ceux qui parlent beaucoup, comme le font la plupart, mais auprès de ceux qui enseignent la vérité Je ne me plaisais pas non plus auprès de ceux qui font mémoire de commandements étrangers, mais auprès de ceux qui rappellent les commandements donnés par le Seigneur à la foi et nés de la vérité elle-même. Si quelque part venait quelqu'un qui avait été dans la compagnie des presbytres, je m'informais des paroles des presbytres : ce qu'ont dit André ou Pierre, ou Philippe, ou Thomas, ou Jacques, ou Jean, ou Matthieu, ou quelqu'autre des disciples du Seigneur, et ce que disent Aristion et le presbytre Jean, disciples du Seigneur. Je ne pensais pas que les choses qui proviennent des livres ne fussent aussi utiles que ce qui vient d'une parole vivante et durable.

EUSEBE, H.E., 111, 39, 3 -4

On le voit, la question est d'évaluer la portée des mots :

« ce qu'ont dit » (les Apôtres)

« ce que disent » (Aristion et le presbytre Jean)

Pour Papias, un seul mot désigne les Apôtres et les disciples du Seigneur : tous sont les Anciens, les presbytres. Jean est nommé deux fois : il semble que le presbytre Jean ne soit pas l'Apôtre nommé précédemment. Mais le langage de Papias est maladroit et, de plus, S. Irénée et le prologue antimarcionite de l'évangile de S. Jean nous transmettent, dès le IIème s., la tradition suivante : Papias fut auditeur de Jean l'Apôtre. Cette opinion se base-t-elle sur la préface de l S uvre de Papias ? Il y aurait lieu de le croire. Cependant rien de tel n'y est affirmé.

Voici l'interprétation d Eusèbe :

Ici, il est convenable de remarquer que Papias compte deux fois le nom de Jean : il signale le premier des deux avec Pierre et Jacques et Matthieu et les autres apôtres, et il indique clairement l'évangéliste ; pour l'autre Jean, après avoir coupé son énumération, il le place avec d'autres en dehors du nombre des apôtres ; il le fait précéder d'Aristion et le désigne clairement comme un presbytre.

Papias... reconnaît avoir reçu les paroles des apôtres par l'intermédiaire de) ceux qui les ont fréquentés ; il dit d'autre part avoir été lui-même l'auditeur d'Aristion et de Jean le presbytre : en effet, il les mentionne souvent par leurs noms dans ses écrits pour rapporter leurs traditions.

EUSEBE, H.E., 111, 39, 5 et 7

« Pour tendancieuse qu'elle fût, l'interprétation d Eusèbe n'en est pas moins perspicace »134.

En fait, Papias ne dit même pas, dans ce fragment, ce que concède Eusèbe : qu'il fut auditeur de Jean le presbytre.

Citons encore le prologue antimarcionite de l'évangile de Jean135. Son témoignage est antérieur à celui de S. Irénée.

L'Evangile de Jean fut manifesté et donné aux Eglises par Jean, de son vivant, ainsi que Papias d'Hiérapolis, cher disciple de Jean, le rapporte dans les cinq derniers livres de son ouvrage, les Exégèses. Il écrivit l'Evangile sous la dictée de Jean. Marcion, l'hérétique, fut à bon droit réprimandé par lui pour avoir des sentiments contraires et il fut rejeté par Jean. Il était venu muni d'écrits et de lettres de recommandation émanant des frères qui résident en la province du Pont136.

Discutant ce texte, le Père Braun conclut, en se référant au jugement d'un savant anglais, W.F. Howard : « Parmi plusieurs éléments de valeur douteuse, il est clairement établi que l'Evangile de Jean fut donné aux Eglises par Jean, de son vivant, et que, de ce fait, Papias témoigne dans ses, cinq livres d Exégèses ».

3. Un millénariste, un « esprit médiocre"

Eusèbe nous dit que Papias a appris une « histoire merveilleuse » des filles de l'apôtre Philippe qui avait séjourné à Hiérapolis, et il signale sans s'y étendre quelques récits de Papias (EUSÈBE, H.E., III, 39, 8-10).

Ensuite, parmi les renseignements « bizarres » et « tout à fait fabuleux » de Papias, Eusèbe signale le millénarisme.

C'est dans ce contexte qu'Eusèbe émet ce jugement : Papias est un esprit médiocre :

Il (le même Papias) dit qu'il y aura mille ans après la résurrection des morts et que le règne du Christ aura lieu corporellement sur cette terre.

Je pense qu'il suppose tout cela après avoir compris de travers les récits des apôtres et qu'il n'a pas saisi les choses dites par eux en figures et d'une manière symbolique. En effet, il parait avoir été tout à fait petit par l'esprit, comme on peut s'en rendre compte par ses livres ; cependant il a été cause qu'un très grand nombre d'écrivains ecclésiastiques, après lui, ont adopté les mêmes opinions que lui, confiants dans son antiquité : c'est là ce qui s'est produit pour Irénée et pour d'autres qui ont pensé les mêmes choses que lui.

EUSÈBE, H.E., 111, 39, 12-13

4. Origine des Évangiles selon saint Marc et saint Matthieu

Eusèbe cite les fragments de l S uvre de Papias sur l'origine des évangiles selon saint Marc et saint Matthieu137 :

« Et voici ce que disait le presbytre : Marc qui était l'interprète de Pierre a écrit avec exactitude, mais pourtant sans ordre, tout ce dont il se souvenait de ce qui avait été dit ou fait par le Seigneur. Car il n'avait pas entendu ni accompagné le Seigneur ; mais plus tard, comme je l'ai dit, il a accompagné Pierre. Celui-ci donnait ses enseignements selon les besoins, mais sans faire une synthèse des paroles du Seigneur. De la sorte, Marc n'a pas commis d'erreur en écrivant comme il se souvenait. Il n'a eu, en effet, qu'un seul dessein, celui de ne rien laisser de côté de ce qu'il avait entendu et de ne tromper en rien dans ce qu'il rapportait ».

EUSÈBE, H. E., 111, 39, 15

Sur Matthieu, Papias dit ceci : « Matthieu réunit donc en langue hébraïque les logia (de Jésus) et chacun les interpréta comme il en était capable ».

EUSÈBE, H.E., 111, 39, 16

L'importance de ces passages est incontestable car « Papias est le plus ancien témoin qui nous ait rapporté des souvenirs touchant l'origine humaine des évangiles »138.

5. Citations du Nouveau Testament

Au dire d'Eusèbe, Papias utilise la 1 ère épître de Jean, la 1 ère épître de Pierre et raconte l'histoire de la femme accusée de nombreux péchés.139

De cette analyse il ressort clairement que l'ancienneté de Papias ne suffit pas à en garantir le témoignage.

Le champ reste ouvert aux recherches pour tout témoignage qui reposerait sur le sien.<retour

234 Le début de la page

N. 235  <retour

ODES DE SALOMON (Première moitié du IIe siècle)

I - Découverte de l S uvre

II - Son contenu

III - Date

IV - Caractéristiques

V - Quelques extraits

I - DÊCOUVERTE DE L'R UVRE

L S uvre fut découverte en 1905 dans un manuscrit syriaque, par J. Rendel Harris, et publiée par lui en 1909.

Elle était connue auparavant par des citations

1. de la Pistis Sophia, traité gnostique140 qui fut écrit entre 250 et 300.

2. de Lactance141.

II SON CONTENU

42 hymnes (mais la deuxième manque).

Elles sont une imitation voulue des psaumes et leur structure est sémitique (parallélisme, images hardies). Il y a probablement alternance des chS urs qui se répondent et on a supposé qu'on chantait ces odes aux réunions chrétiennes. La plupart se terminent par « Alléluia ».

III - DATE

On s'accorde, par l'analyse des indices fournis dans le texte, à fixer la composition des Odes de Salomon au IIème siècle et, selon toute probabilité, dans la première moitié de celui-ci.

IV - CARACTÉRISTIQUES

Soutenues par un merveilleux élan de louange et d'exultation, ces Odes sont composées en vue de la prière et ne contiennent donc pas un exposé doctrinal. Les allusions à la Trinité, à l'Incarnation, à la Rédemption par la croix, à la descente aux enfers, au baptême et à son rituel y sont cependant fréquentes.

On s'est étonné de n'y pas trouver le nom de « Jésus ». Mais il fallait respecter la fiction littéraire : « Salomon » ne peut parler que du « Christ », de l'Oint de Dieu.

On y reconnaît l'influence de la pensée johannique. Mais une parenté littéraire ne s'impose pas forcément, car l'évangile de Jean est lui-même dépendant des thèmes du messianisme sapientiel. Une certaine influence de la philosophie et de la mythologie grecques est possible.

Certains ont cru reconnaître dans ces Odes une S uvre gnostique. Il est possible, en effet, qu'on puisse y relever des traces de gnosticisme (cf. note 106) : toute l'ode 19 en particulier prête à cette accusation. Mais le jugement de Rendel Harris que nous citons ci-après est pleinement fondé :

« Si les gnostiques pouvaient écrire d'aussi belles louanges de Dieu que celles que nous lisons dans ce volume, nous n'aurions plus qu'à dire : Plût à Dieu que tous les chrétiens fussent gnostiques »142.

La cohésion de l S uvre et l'unité du style sont de forts arguments en faveur de l'unité d'auteur. On suppose que sa langue originale était le grec143 De toute façon, l'écrit est un témoin du christianisme oriental : il n'y a nulle occidentalisation de la pensée.

La piété qui s'y exprime est toute nourrie de la Bible et de l'Évangile. Citons encore Rendel Harris :

« Ces odes sont caractérisées par une vigueur, une exaltation de la vie spirituelle, une intuition mystique, pour lesquelles nous ne trouvons de parallèles que dans les périodes les plus brillantes de l'histoire de l'Eglise »144.

V - QUELQUES EXTRAITS145

De la TROISIEME ODE, d'accent si johannique : l'amour, l'union, « Dieu nous a aimés le premier » (I Jn., 4, 10) :

&

Je n'aurais pas su aimer le Seigneur,

si lui-même ne m'avait aimé le premier.

Qui peut en effet comprendre l'amour

si ce n'est celui qui aime ?

J aime l'aimé et mon âme l'aime.

Où est son repos, là aussi je suis.

&

Parce que j'aime le Fils,

je deviendrai fils.

Oui, qui adhère à celui qui ne meurt pas

sera lui aussi immortel,

Et celui qui se complaît en la Vie

sera vivant.

A la QUATRIEME ODE, nous trouvons cette pensée, biblique certes (cf. psaume 49, 9 et sv.), que nous signalons parce qu'elle sera développée avec insistance par S. Irénée de Lyon :

Tu nous as donné ta communion.

Non pas que tu eusses besoin de nous ;

c'est nous qui avions besoin de toi.

Un extrait de la CINQUIEME ODE, cri d'amour et de confiance :

Je te rends grâces, Seigneur,

parce que je t'aime.

Très-Haut, ne m'abandonne pas,

car tu es mon espoir.

J'ai reçu gratuitement ta grâce,

c'est elle qui me fait vivre.

Je ne chancellerai pas,

quand même l'univers chancellerait,

moi, je resterai debout.

Si tout ce qui est visible périssait,

moi, je ne mourrais jamais,

car le Seigneur est avec moi

et moi je suis avec lui.

Alléluia !

A la SIXIEME ODE, nous trouvons l'image de la cithare qui fut chère aussi à S. Ignace d'Antioche (voir Eph., 4, 1 et Philad., 1, 2) :

Comme la main se promène sur la cithare

et qu'aussitôt les cordes parlent,

ainsi parle en mes membres l'Esprit du Seigneur

et je chante son amour...

Remarquons que la pensée de l'Esprit suscite l'image de l'eau (cf. Jn. 7, 37-39) : un ruisseau devient torrent et emporte l'univers entier vers le Temple céleste : ainsi, dans l'évangile de Jean (4, 13 14), l'eau vive que donne Jésus jaillit jusque dans la vie éternelle. Il faut signaler aussi que la pensée de l'auteur est universaliste : tout l'univers se désaltérera à l'eau vive, recevra la connaissance du Seigneur :

Un petit ruisseau

est devenu un torrent grand et large

qui inonde et brise l'univers

et l'emporte vers le Temple.

Aucun obstacle, aucune construction n'a pu l'arrêter,

en vain les hommes se sont efforcés de l'endiguer,

il a recouvert toute la surface de la terre,

il a tout rempli

et ils ont bu, tous les assoiffés de la terre,

ils vivent par l'eau vivante

et pour l'éternité.

Alléluia !

L'ODE SEPT s'ouvre dans l'impétuosité de la joie. Elle fait une allusion directe à l'Incarnation :

Telle la colère se fait impétueuse contre le mal,

telle ma joie se fait impétueuse pour s'élancer vers celui que j'aime.

Ma joie, c'est le Seigneur !

Vers lui, tout mon élan !

Ma route est belle,

car elle se dirige vers le Seigneur

et c'est lui qui est mon aide.

Il s'est fait connaître lui-même à moi,

par sa libéralité et dans sa simplicité,

car sa bonté a rapetissé pour moi sa grandeur.

Il est devenu comme moi pour que je le reçoive,

il s'est fait semblable à moi pour que je m'en revête

et je n'ai eu aucune frayeur en le voyant

car il est ma miséricorde...

A l'ODE ONZE se retrouve l'image de l'eau parlante, telle qu'elle se trouve aussi dans la lettre aux Romains d'Ignace d'Antioche : « Une eau vive murmure en moi : viens vers le Père » :

Une eau parlante s'est approchée de mes lèvres,

elle venait de la source du Seigneur, libéralement.

J'ai bu et j'ai été enivré

de l'eau vivante qui ne meurt jamais,

et mon ivresse ne fut certes pas la perte de ma raison

car j'abandonnai la vanité

et je me tournai vers le Très-Haut, mon Dieu.

Je devins riche par son don !

Transporté ainsi dans le Paradis « où est la richesse de la douceur du Seigneur », les yeux du fidèle se purifient et il peut désormais contempler la terre elle-même comme une chose bonne, l S uvre du Seigneur :

Toute la terre est comme une relique de toi !

Elle est un souvenir éternel de tes S uvres fidèles.

Nous citons en entier la jolie ODE TREIZE : puisque nous sommes créés à l'image de Dieu, il faut en reproduire en nous les traits, il faut « devenir conformes à l'image du Fils de Dieu » (Rom., 8, 29) :

Voici : le Seigneur est notre miroir :

ouvrez les yeux

et regardez-les en lui,

apprenez comment sont vos visages.

Glorifiez hautement son Esprit !

Effacez-la souillure. de vos visages,

aimez sa sainteté et revêtez-vous d'elle,

soyez sans tache en tout temps en sa présence.

Alléluia !

A l ODE QUATORZE, une réminiscence du Psaume 122 : « Comme les yeux d'un esclave vers la main de leur maître » prend un accent chrétien, tout filial :

Comme les yeux du Fils vers son Père,

mes yeux, Seigneur, sont dirigés vers toi, toujours.

Auprès de toi, ma joie et mon bonheur.

N'éloigne jamais de moi ta miséricorde,

ne retire pas de moi ta bonté.

Toujours tends-moi, Seigneur, ta main droite

sois mon guide, jusqu à la fin,

suivant ta volonté.

A l ODE SEIZE, cette pensée si belle que la vocation de l'homme est de louer Dieu. Nous citons en parallèle un texte d'Épictète, philosophe stoïcien du premier siècle :

Comme l S uvre du laboureur est de tirer la charrue,

comme l S uvre du pilote est de manS uvrer le mât,

ainsi mon S uvre est de chanter le Seigneur,

de célébrer ses louanges.

Tout mon art, toute ma tâche est de louer Dieu...

mon amour c'est le Seigneur,

aussi je le chanterai,

je suis fort par sa louange

et j'ai foi en lui.

Ode 16

Si j'étais un rossignol, je ferais comme le rossignol, si J'étais un cygne, je ferais comme le cygne, étant un être raisonnable, je dois chanter Dieu et je vous invite à le faire tous, à mon exemple.

EPICTETE, Entretiens, 1, 16

L'ODE VINGT-SEPT contient une allusion certaine à la passion :

J'ai étendu mes mains

et sacrifié au Seigneur,

les mains étendues sont le signe du Seigneur,

mon extension est le bois dressé.

Alléluia !

Un extrait de L'ODE VINGT-HUIT donne une image suggestive de la sollicitude de l'Esprit, source de notre confiance :

Comme les ailes des colombes s'étendent sur leurs petits

et comme les becs de leurs petits vers leurs becs,

ainsi sont les ailes de l'Esprit sur mon cS ur.

Aussi mon cS ur se réjouit et tressaille

comme un enfant tressaille dans le sein de sa mère.

L'ODE QUARANTE rejoint la pensée de l'ode 16 : la joie de louer Dieu est notre tâche :

... Connue la source fait jaillir ses eaux,

ainsi de mon cS ur sourd la louange du Seigneur,

de mes lèvres jaillit la louange,

de ma langue, des chants.

Mon visage exulte de joie,

mon esprit exulte d'amour.

En lui, mon âme rayonne,

en lui, la crainte devient confiance,

en lui, le salut est assuré...

Dans la dernière ode, l'ODE QUARANTE DEUX, après une allusion à la passion, très semblable à celle de l'ode 27, cette référence à la résurrection :

... Je suis auprès de ceux qui m aiment,

tous mes persécuteurs sont morts,

mais ceux qui croient en moi me prient,

car je suis Vivant.

Je suis ressuscité et je suis avec eux

et je parle par leur bouche...

Le texte poursuit en évoquant l'image des épousailles :

J'ai jeté sur eux le joug de mon amour.

Comme le bras du fiancé sur sa fiancée,

ainsi est mon joug sur ceux qui me connaissent.

Comme la tente des noces qui est étendue chez l'époux,

ainsi mon amour s'étend sur ceux qui croient en moi.

235 Le début de la page

N. 236 LA DIDACHE (date contestée : 70 ou 150 ?)

I - LA DECOUVERTE DE LA DIDACHE

II - APERÇU SUR LE CONTENU DE LA DIDACHE

1. Le "Duae Viae"

2. Instructions diverses

3. Nouvelles instructions

4. La conclusion : Veillez

III - IMPORTANCE DE LA FIXATION DE LA DATE

IV- LE BILAN DE 75 ANS DE CRITIQUE

V - LE RENOUVELLEMENT DE LA QUESTION PAR L'IMPORTANTE ETUDE D'AUDET

1. La mise au point du genre littéraire exprimé par le titre

2. Les étapes de la composition littéraire

3. La date proposée

4. Le lieu d origine

VI- PRÉPARATION A LA LECTURE DE LA DIDACHE

1. Le "Duae Viae"

2. L'instruction sur l Eucharistie

3. Quelques points importants

4. La conclusion : Veillez

CONCLUSION : Importance de la Didaché.

Réunissez-vous le jour du Seigneur, rompez le pain et rendez grâces après avoir d'abord confessé vos péchés, afin que votre sacrifice soit pur.

14, 1

I - LA DÉCOUVERTE DE LA DIDACHE

En 1873, au couvent du Saint Sépulcre de Constantinople, le métropolite146 de Nicomédie, Philotée Bryennios, feuilletait un manuscrit daté de 1056. A la suite d'écrits de S. Jean Chrysostome et des deux lettres dites de S. Clément147, il y trouva un écrit intitulé :

” ¹ ´ ± Ç ® Ä Î ½ ´ Î ´ µ º ± † À ¿ Ã Ä Ì » É ½

ce que l'on traduisit : La Doctrine des Douze Apôtres. Un second titre, plus long, semblait expliciter le premier :

Doctrine du Seigneur enseignée aux nations par les douze Apôtres. Le couvent de Constantinople dépendant du patriarcat grec orthodoxe de Jérusalem, le manuscrit y fut transféré et prit par conséquent le nom de Hierosolymitanus désigné sous le sigle H. 54.

En 1883, parut l'édition princeps. La diffusion du petit, ouvrage suscita, dans tous les milieux savants, un enthousiasme fiévreux difficile à décrire. Il semblait que tous les problèmes (concernant le baptême, l'Eucharistie, la prédication apostolique et la fixation du texte des Évangiles, la hiérarchie de l'Église primitive, etc& ), allaient être remis en question à la lumière de ce petit volume enfin sorti de l'obscurité. Notre époque a connu un phénomène semblable à la suite de la découverte des manuscrits du désert de Juda en 1947.

Le livret de la Didachè ne se présentait pas comme un inconnu : une liste d'écrits chrétiens. dressée par Eusèbe de Césarée ( 339) le mentionnait, le mettant au rang des apocryphes, tout comme le Pasteur d'Hermas, I'Epître attribuée à Barnabé et l'Apocalypse de Jean.148 S. Athanase, écrivant en 367, nous apprend dans la Lettre festale 39 que la Didachè est depuis longtemps utilisée en Égypte pour la formation des catéchumènes.

De plus, à la lecture du texte, on crut reconnaître que de très nombreux auteurs le citaient. Parmi ces auteurs, nommons seulement les plus anciens : le pseudo-Barnabé et Hermas. La Didachè leur était donc antérieure ? Mais si l'auteur de la Didachè avait au contraire copié lui-même le pseudo-Barnabé, et Hermas ?

On le voit, les questions vont surgir : date, lieu d'origine, Portée de l'écrit... Le texte seul apportera les réponses. Prenons-en rapidement connaissance.

II - APERÇU SUR LE CONTENU DE LA DIDACHE

Vient d'abord le double titre.

Ensuite, on a pu diviser le texte en seize chapitres.

1. Le "Duae Viae » (6 chapitres)

Voici la toute première phrase :

Il y a deux chemins, un de la vie et un de la mort.

L'écart est grand entre ces deux chemins.

Les six premiers chapitres développent cette introduction. On les appelle communément le Duae Viae : les deux voies.

Le développement consacré au « chemin de la vie » est long : 4 chapitres. Au contraire, celui qui parle du « chemin de la mort » est très bref : le seul chapitre 5. Le chapitre 6 est la conclusion du Duae Viae. En voici le début :

Veille à ce que nul ne te détourne de cette voie de la Didachè, car celui-là te propose un enseignement étranger à Dieu.

Il est remarquable que les emprunts ou les prétendus emprunts faits à la Didachè sont presque tous pris à ces chapitres : c'est le cas des emprunts du pseudo-Barnabé et d'Hermas.

2. Instructions diverses (7-11, 2)

- Instruction sur le rite du baptême : « Baptisez ainsi » (ch.7)

- Instructions sur les jeûnes hebdomadaires : il est demandé de se différencier des Juifs (8, 1)

et sur la prière quotidienne le Pater qui est cité (8, 2-3)

- Instruction sur l'Eucharistie : des prières eucharistiques très belles, formules de bénédiction sont citées (9 et 10)

- Mise en garde contre des instructions contraires (11, 1-2)

Cette mise en garde semble bien être une finale, une conclusion :

Si quelqu'un donc se présente à vous avec des instructions conformes à tout ce qui vient d'être dit, recevez-le, mais si celui-là même qui enseigne est perverti et propose d'autres instructions dans le but de démolir, ne lui prêtez pas attention ; enseigne-t-il au contraire en vue d'accroître la justice et la connaissance du Seigneur, recevez-le comme le Seigneur.

3. Nouvelles instructions

relatives surtout à l'organisation des communautés :

- Conduite à tenir à l'égard des apôtres (11, 3-6) et des prophètes (11, 7-12)

- Les devoirs de l'hospitalité (12, 1 - 13, 2)

- L'offrande des prémices aux prophètes (13, 3-7)

- La synaxe dominicale (14, 1-3)

- Le choix des évêques et des diacres (15, 1-2)

- La correction fraternelle (15, 3)

- La prière, l'aumône et les autres pratiques (15, 4)

4. Conclusion : « Veillez » (16, 1-8)

- L'attente du retour du Seigneur.

III - IMPORTANCE DE LA FIXATION DE LA DATE

Après 75 ans de critique, aucun consentement général n'étant intervenu, il n'y a pas encore de solution définitive.

La question majeure qui retient l'attention de tous est celle de la fixation de la date de l'écrit. L'énoncer, c'est dire son importance :

Ou bien l'ouvrage remonte à une date très ancienne et, en ce cas, il est pour nous un écrit très précieux, un document historique de premier ordre qui nous renseigne sur l'Église primitive,

ou bien - et cela dans l'hypothèse où le pseudo-Barnabé et Hermas seraient copiés par l'auteur de la Didachè cet écrit nous trompe et il n'est qu'une fiction littéraire archaïsante, une fiction apostolique. Il n'est plus alors qu'un curieux objet d'étude.

D'où viendra la réponse ? Du texte seul. La date de la Didachè ne peut être que la résultante d'indices majeurs convergents dispersés dans le texte.

IV - LE BILAN DE 75 ANS DE CRITIQUE

Les travaux de base qui ont orienté toutes les recherches postérieures sont ceux de Bryennios et d'Harnack : or, tous deux définissent clairement le genre littéraire de la Didachè en se basant sur son titre et sur son titre long. Nous citons une formule d'Harnack qui traduit parfaitement sa conception : après avoir dit que le deuxième titre est naturellement (natürlich) le plus ancien, il ajoute : « Rédigé à l'intention des convertis de la gentilité, l'écrit est véritablement, comme le déclare son titre, un précis de l'enseignement reçu du Christ et donné à la communauté des chrétiens sur tout ce qui regarde la vie chrétienne et ecclésiale, tel que, dans la pensée de l'auteur, les douze apôtres l'ont eux-mêmes prêché et transmis »149.

Restait à bien déterminer les rapports littéraires entre la Didachè et l'Epître dite de Barnabé. « On doit dire, sans hésiter, que c'est l'auteur de la Didachè qui a utilisé l'Epître de Barnabé », conclut Harnack150.

Tel ne fut pas l'avis de tous, loin de là. Et Lightfoot a cette réflexion qui ne manque pas de sagesse : « Quand je vois deux groupes de critiques maintenir chacun avec une égale assurance et avec quelque apparence de raison, l'un que Barnabé emprunte à la Didachè, l'autre que la Didachè dépend de Barnabé, une troisième solution me vient à l'esprit qui me semble plus probable que l'une et l'autre. Ne se peut-il qu'aucun des deux ne plagie l'autre, mais que tous deux tiennent ce qu'ils ont de commun d'une troisième source ? »151.

Lightfoot d'ailleurs conclut son étude de la Didachè par une position assurée : « De toute évidence, l'ouvrage remonte à une date très ancienne »152.

Harnack et Lightfoot sont comme deux chefs de file derrière lesquels se rangeront les savants, ajoutant à la thèse première le poids de leurs recherches personnelles. Mais le dernier mot n'est pas dit encore et, à l'époque actuelle, l'incertitude demeure et la défiance domine : cette fiction archaïsante serait à dater, dit-on, de la fin du deuxième siècle et non pas de la fin du premier, comme osent le proposer encore quelques conservateurs attardés

Une minutieuse et très importante étude du Père Audet153 parue en 1958, renouvelle entièrement le problème de la Didachè Nous présentons ici son point de vue, sans vouloir prendre position, nous efforçant de faire la synthèse de ses conclusions.

V - LE RENOUVELLEMENT DE LA QUESTION PAR L'IMPORTANTE ÉTUDE D'AUDET

1. La mise au point du genre littéraire exprimé par le titre

Premier titre : La doctrine des douze Apôtres

L'écrit est bien peu doctrinal. Il suffit de relire le plan : pas trace de kérygme, c'est-à-dire de prédication, d'enseignement, de proclamation de l'avènement du règne de Dieu, d'annonce de la bonne nouvelle de l'Evangile154.

Ce qui ressort de tout l'écrit, c'est un souci d'organiser la communauté : préceptes moraux qui dominent dans le Duae Viae, rites du baptême, réglementation de l'Eucharistie, prières et jeûnes prescrits, élection des presbytres et diacres, règles de l'hospitalité, etc...

Le contenu de la Didachè ne correspond donc nullement à son titre.

Aussi bien faut-il remarquer que les deux attestations les plus anciennes de notre écrit l'intitulent, l'un en latin, l'autre en grec : Doctrinae Apostolorum, ” ¹ ´ ± Ç ± ¯ Ä Î ½ ¬ À ¿ Ã Ä Ì » É ½ (au pluriel et non au singulier). Ce sont le pseudo-Cyprien155 qui écrit sans doute vers 300 et Eusèbe de Césarée156 qui écrit vers 315-325. Vers l'an 600, une liste de livres canoniques reprend le même titre qui, entre temps, a été cité au singulier sous la forme de Didachè et traduit Doctrina. A mesure que l'écrit sort de ses conditions de vie, on ne le comprend plus.

Le sens du pluriel est cependant bien différent de celui du singulier. Il s'agit des « instructions » des apôtres. Et cette fois, le contenu est d'accord avec le titre. Ce livre est bien un recueil d'instructions diverses qui se lient les unes aux autres sans transitions habilement ménagées, comme des pièces détachées. Si l'on veut bien comprendre le genre littéraire de notre Didachè, il suffit de comparer l'écrit aux chapitres 7 à14 de la première épître aux Corinthiens : là aussi, nous trouvons une série d'instructions, de mises au point de problèmes moraux ou liturgiques : peut-on se marier ? Peut-on manger les viandes immolées aux idoles ? Quelle doit être, à l'assemblée, la tenue des femmes ? Comment célébrer le « Repas du Seigneur » ?

Deuxième remarque importante : il ne s'agit nullement des Douze, mais simplement d'apôtres au sens beaucoup plus large du mot, tel qu'on le trouve dans la première épître aux Corinthiens :

Il en est que Dieu a établis dans l'Église premièrement comme apôtres, deuxièmement comme prophètes, troisièmement comme docteurs... Tous sont-ils apôtres ?

1 Cor., 12, 28

Et sur ce point, le témoignage des sources est unanime. Jusqu'au IXè s., toujours il s'agit de la Didachè « d'apôtres ». Seuls, le manuscrit du XIè s. et une version géorgienne découverte en 1932 (copie d'un manuscrit du XIXe s.) parlent des « douze apôtres ».

Des apôtres, missionnaires itinérants, chargés du ministère des Eglises, en prévoient l'organisation : telle est la portée de la Didachè qui est un directoire.

Deuxième titre : Doctrine du Seigneur enseignée aux nations par les douze Apôtres.

C'est le titre du manuscrit du XIè s., découvert par Bryennios et publié en 1883. On n'en trouve pas d'autre témoin. Il doit cependant avoir une origine et une explication. Audet y voit l'amplification toute arbitraire d'un titre primitif - Doctrine du Seigneur aux nations qui serait bel et bien un second titre : celui du seul Duae Viae dont nous dirons plus loin qu'il est un écrit juif intégré à la Didachè. Ce titre le caractérise en effet au mieux.

Didachè Kuriou : le Kurios (Seigneur), c'est Dieu, le Dieu de l'Ancien Testament, et non pas Jésus. L'absence de l'article (Kuriou et non pas tou Kuriou) est, sur ce point, révélateur. Due à une main chrétienne, une telle omission serait un archaïsme caractérisé.

Remarquons encore que si les deux titres sont primitifs :

- titre de l'ensemble, suivi du

- titre du Duae Viae,

il est de toute évidence que le premier titre ne peut être qu'au pluriel : le Duae Viae est la première d'une série d'instructions. Aussi la clausule du chapitre 11 parle d'instructions, au pluriel. Audet a corrigé le texte de l'édition princeps sur ce point, se basant sur une ancienne version copte qui date du Vè s. :

Si quelqu'un se présente à vous avec des instructions conformes à tout ce qui vient d'être dit, recevez-le... s'il propose d'autres instructions, ne lui prêtez pas attention...

11, 1-2

2. Les étapes de la composition littéraire

Sans entrer dans le détail d'une minutieuse analyse, nous nous contenterons d'indiquer ici « Ies grandes nervures de l'écrit »157. Trois couches rédactionnelles seront ainsi distinguées.

a) On remarque, dispersés dans les « passages-vous », un certain nombre de « passages-tu » qui ont leurs particularités propres et spécialement une tournure casuiste qui est en vif contraste avec la simplicité des « passages-vous ». Ils ont toutes les apparences d'additions faites après coup.

Nous mettons à part le Duae Viae qui a son origine propre.

Voici, à titre d'exemple, un « passage-tu » ajouté postérieurement à un « passage-vous ». Ce dernier a réglementé avec simplicité le rite baptismal :

Au sujet du baptême, baptisez ainsi, au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, dans une eau courante.

7, 1

Un « passage-tu » répond aux difficultés qui se sont posées :

Si toutefois tu n'as pas d'eau courante, baptise dans une autre eau, et si l'eau froide est exclue, dans de l'eau chaude. A défaut de l'une et de l'autre, verse trois fois de l'eau sur la tête, au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. Avant le baptême, que le baptisant, le baptisé, et d'autres qui le pourraient observent d'abord un jeûne ; au baptisé, tu dois imposer un jeûne préalable d'un ou de deux jours.

7, 2-4

b) Nous citions plus haut les versets 1 et 2 du chapitre 11. Pris dans son sens naturel ce passage - et le fait fut reconnu bien avant l'étude d'Audet158 - ne peut être que la conclusion de tout ce qui précède. En fait, cette clausule fut, purement et simplement, à l'origine, la conclusion de la Didachè qui n'allait pas plus loin. C'est sous la pression de conditions nouvelles dans la communauté que la forme primitive (1 à 11, 2) aurait reçu une longue addition (11, 3 à 16, 18).

Ainsi s'expliquent au mieux plusieurs sortes de répétitions qui de tous temps ont surpris les lecteurs attentifs. Pour en donner un exemple : on ne voit pas pourquoi, en dehors de cette perspective, il est traité de l'Eucharistie au chapitre 14, alors qu'on en avait traité longuement aux chapitres 9 et 10.

Nous pouvons dès maintenant résumer ainsi la conclusion qui s'impose :

La Didachè comprend

1 - une forme première de la Didachè = D. 1.

2 - une forme amplifiée = D. 1 + D. 2.

3 - des interpolations (surtout les « passages-tu ») = I.

La rédaction définitive = D. 1 + D. 2 + I.

c) Voici en outre une remarque très importante mise en valeur par Audet : elle souligne la différence entre D. 1 et D. 2.

Dans D. 1, les appels à l'autorité du Seigneur se présentent comme suit :

(Priez) comme le Seigneur l'a demandé dans son évangile.

8, 2

A ce propos le Seigneur a dit : ne donnez pas aux chiens les choses saintes.

9, 5

Et dans D.2 :

Au sujet des apôtres et des prophètes, suivez la règle de l'Evangile.

11, 3

Reprenez-vous dans la paix, comme vous l'avez dans l'Évangile.

15, 3

Pour vos prières, vos aumônes et toutes vos actions, faites comme vous l'avez dans 1'Evangile de notre Seigneur.

15, 4

Dans D.1, les deux appels sont au passé (aoriste et parfait) et ne contiennent « aucune allusion perceptible à un écrit évangélique »159. Dans D.2, au contraire, après 11, 3 assez neutre, deux appels font, au présent, « une allusion directe à un Évangile qui, dans ces conditions, ne peut être qu'un Évangile écrit »160.

Voici comment Audet explique ce fait : entre DA et D.2, est intervenue la diffusion - sinon la rédaction - d'un écrit évangélique dans les communautés auxquelles était destinée la Didachè.

3. La date proposée

La date de la Didachè est inscrite dans son texte. Elle est la résultante d'indices convergents. « Cette date n'est pas quelque part, elle est partout »161.

Relevons les principaux arguments qui vont amener Audet à proposer comme le fit jadis Lightfoot162, une date très ancienne.

a) Une analyse attentive du Duae Viae prouve que l'écrit est spécifiquement juif. Le Didachiste163 l'a à peine christianisé au moyen d'une interpolation que chacun reconnaît à première vue (1, 3 à 2, 1). Or un emprunt chrétien au prosélytisme juif ne peut avoir été fait qu'à une époque relativement très ancienne.

b) Les prières eucharistiques sont judéo-chrétiennes. Elles sont certes très anciennes et surgies en droite ligne de la littérature juive. Mais, puisqu'elles constituent une citation, il est clair que l'âge d'un recueil est celui de ses éléments les plus récents et non celui de ses citations. Voici cependant un fait remarquable : les rubriques (9, 1 - 9, 5 - 10, 1 - 10, 7) qui accompagnent ces prières témoignent, elles aussi, en faveur d'une époque très ancienne.

c) La Didachè est rédigée au temps du ministère des apôtres, des prophètes et des docteurs (11, 3 à 12 et 13, 1-2). Ce sont là des composantes juives. L'analogie avec la situation décrite dans les Actes des Apôtres et dans les épîtres pauliniennes est évidente.

Précisons davantage : la situation est identique à celle que supposent les Epîtres pastorales. Nous sommes à un point de transition : au ministère itinérant des apôtres, des prophètes et des docteurs va s'ajouter celui des évêques et des diacres. Les évêques et les diacres sont créés en vue d'une suppléance parallèle au ministère itinérant, et cette suppléance est exigée par les réunions eucharistiques (15, 1-2)164.

d) L'expression qui se trouve au chapitre 16, verset 2 : « tout le temps de votre foi ne vous servira de rien... », suppose les premières générations chrétiennes venues à l'Evangile comme en cours de route et espérant pour le proche avenir une entrée collective dans le royaume du Seigneur165.

e) Tout l'écrit se caractérise par un ton de simplicité archaïque qui suggère le temps de la première expansion dans la gentilité.

f) La Didachè est contemporaine des premiers écrits évangéliques. Les extraits cités sont apparentés à la tradition de Mt166.

g) L'interpolation (passage-tu) du chapitre 6, verset 3 :

Quant aux aliments, prends sur toi ce que tu pourras porter, mais abstiens-toi absolument des viandes offertes aux idoles :

vise une situation réelle identique à celle que supposent les textes pauliniens 1 Cor., 8, 10 ; Rom., 14 ; Col., 2, 16 ; 20-23 et 1 Tim., 4, 3. Or les interpolations marquent évidemment la date ultime de la composition de la Didachè.

En conclusion, Audet pense devoir assigner comme date ultime de la composition de la Didachè l'année 70 ; pour lui, c'est entre les années 50 et 70 que se place la rédaction finale. Il est Parfaitement conscient que tels savants, - Bardy par exemple, - ont considéré le fait de proposer une date aussi ancienne comme une « impertinence » mais, dit-il, « il faut en juger sur les faits »167.

4. Le lieu d'origine

Il serait utopique de s'efforcer de le préciser ! Mais ceci du moins peut être affirmé :

1. Les églises pauliniennes sont exclues.

2. L'écrit a dû s'adresser au milieu du prosélytisme juif car :

- le Duae Viae est juif.

- les prières eucharistiques sont d'origine palestinienne.

On pourrait donc supposer un milieu tel que la Syrie, l'Église d'Antioche par exemple.

VI - PREPARATION A LA LECTURE DE LA DIDACHE

1. Le « Duae Viae »

La forme du Duae Viae est très complexe. Une étude attentive de son texte distingue, dans un ensemble composite, trois instructions, différentes par leur origine, leur destination, leur structure et leur contenu.

Le Duae Viae n'est nullement une composition du Didachiste ; tout y est spécifiquement juif. Le Didachiste a pris tel quel ce recueil de trois didachai juives et il les a christianisées en y insérant une longue interpolation empruntée à la tradition évangélique du Sermon sur la Montagne (Didachè, 1, 3 à 2, 2).

La situation littéraire du Duae Viae dans l'ensemble de la Didachè ne diffère en rien de celle du Pater ou des prières eucharistiques : c'est une simple citation.

L'examen du texte a le grand avantage de nous montrer concrètement le rapport de la filiation du christianisme au judaïsme en terre païenne. C'est un témoignage parmi tant d'autres de la manière dont toute une littérature s'est alors formée168.

Première instruction : 1, 2 et, après la longue interpolation, 2, 2-7 = L'instruction aux gentils.

Toute cette première instruction est coulée dans la forme la plus dépouillée du style légal : Tu aimeras..., tu ne tueras point... : ce sont les impératifs de la loi. Une nuance de réflexion sapientielle est jetée sur cet ensemble par l'énoncé de la Règle d'or :

Ce que tu ne voudrais pas qu'il te soit fait, toi non plus ne le fais pas à autrui.

1, 2

On sait que le premier énoncé de la Règle d'or se trouve dam le testament sapientiel de Tobie à son fils :

Ce que toi-même tu n'aimes pas, ne le fais pas à autrui.

Tob., 4, 15

L'Evangile a retenu de l'enseignement de Jésus une forme positive de la même Règle d'or :

Tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le vous aussi pareillement pour eux : voilà la Loi et les prophètes.

Mt, 7, 12

Comme vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites le semblablement pour eux.

Lc., 6, 13

L'interpolation : 1, 3 à 2, 2. Bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour vos ennemis...

Nous sommes ici dans la tradition évangélique du Sermon sur la montagne. L'interpolation est certainement due à une main chrétienne. Elle manque dans plusieurs des témoins du texte du Duae Viae pris isolément. Impossible d'identifier l'emprunt : Matthieu ? Luc ? Texte évangélique perdu ? Peut-être n'y a-t-il aucun emprunt à un écrit, mais vivante tradition orale qui se fixe par écrit. Audet est formel l'emprunt est antérieur à Matthieu.

Deuxième instruction 3, 1-6 = L'instruction du sage.

Mon fils, évite tout ce qui est mal et tout ce qui en aurait jusqu'à l'apparence... mon fils, ne sois pas menteur... mon fils, ne sois pas amer...169

Le style s'est adouci, il a changé du tout au tout. Tout le passage est très concerté : après l'introduction générale, viennent cinq petites unités toutes construites sur le même canevas, et cela jusque dans le détail de la phrase. La composition est évidemment mnémotechnique. Pour une large part, cette instruction est un doublet de la précédente. Elle énumère les interdictions du décalogue. C'est une adaptation sapientielle du décalogue, c'est le savoir-vivre selon la crainte de Dieu.

Troisième instruction : 3, 7 - 4, 14 = L'instruction aux pauvres ou la Règle des pauvres.

Nouvelle rupture littéraire, nouveau changement de style. Il Y a reprise des impératifs, mais ce n'est plus Dieu qui est censé parler comme dans l'instruction aux gentils. C'est, dans le style didactique des sages, l'impératif d'exhortation, beaucoup moins abrupt, avec un ton d'intimité communicative. On respire une autre atmosphère tout aussi reconnaissable que celle qui a permis de discerner, dans le recueil des psaumes, la contribution des anâwîm. Quiconque a fréquenté ce monde avec une certaine assiduité ne peut s'y méprendre : on appartenait au groupe des anâwîm, diffus dans tout le judaïsme, quand on commençait à faire de son humilité de condition sociale et économique une humilité de cS ur dont se nourrissait l'espoir en Dieu dans l'attente de la venue du Royaume. C'est à ces pauvres que s'est attaché Luc en quelques-uns de ses plus beaux récits, principalement ceux de l'enfance de Jean et de Jésus. C'est à eux qu'est adressée la première béatitude (Mt. et Le.).

Dès le début, l'instruction est caractérisée :

Fais de toi un doux, car les doux recevront la terre en héritage.

3, 7

C'est la mansuétude des pauvres avec le mystérieux héritage, leur plus grand espoir. Ce qui va suivre, c'est l'appel à la longanimité, à la patience, à la pitié, à la paix, à la bonté, l'accueil déférent à la « parole ».

Reçois toujours en tremblant (de révérence) les paroles que tu as entendues.

3, 8

Il est évident que l'on a rapproché 3, 7 : « Les doux recevront la terre en héritage » de la béatitude de Mt., 5, 5 et le rapprochement s'impose. Mais l'une et l'autre de ces sentences s'enracinent dans le psaume 37 (Vulg. 36), une des prières des anâwîm

Encore un peu et plus d'impie,

Tu t'enquiers de sa place,

il n'est plus mais les doux posséderont la terre

réjouis d'une grande paix.

Mansueti autem heraditabunt terram

et delectabuntur in multitudine pacis.

Ps.37, 11

« Quelles rencontres ! » s'exclame Audet170, soulignant que c'est la venue du Messie qui seule donne tout son sens à la grande promesse :

L'Esprit du Seigneur est sur moi, car Yahvé m'a oint.

Il ma envoyé porter la bonne nouvelle aux pauvres.

Is., 61, 1

Ainsi, dans l'évangile de Luc, Jésus inaugure-t-il son enseignement dans la synagogue de Nazareth.

Nous nous sommes un peu attardés à caractériser l'instruction aux pauvres à cause de sa résonance religieuse. Pour le même motif, nous en citons, dans la traduction d'Audet, l'un ou l'autre passage

Tu ne fieras pas ta vie au monde des grands, mais à la voie des justes et des humbles.

Tu accueilleras les événements de la vie comme autant de biens, sachant que Dieu n'est étranger à rien de ce qui arrive.

3, 9-10

Mon fils, de celui qui te propose la parole du Seigneur, tu te souviendras nuit et jour et tu l'honoreras comme le Seigneur, car là où sa souveraineté est proclamée, le Maître est présent.

Tu rechercheras chaque jour la compagnie des saints pour trouver appui dans leurs paroles.

4, 1-2

Tu ne feras pas acception des personnes dans la correction des fautes.

4, 3

N'aie pas toujours les mains tendues pour recevoir, mais repliées au moment de donner.

4, 5

Tu mettras toutes choses en commun avec ton frère et tu ne déclareras pas qu'elles sont à toi, car si vous partagez les biens de l'immortalité, à combien plus forte raison devez-vous le faire pour les biens corruptibles.

4, 8

Citons encore, dans un autre ordre d'idées :

Dans l'assemblée, tu feras l'exomologèse (= la confession) de tes péchés et tu n'iras pas à la prière avec une conscience mauvaise.

4, 14

Le chemin de la mort : 5, 1-2

5, 1 est la contrepartie de l'instruction aux gentils. C'est une liste, un « catalogue de péchés ».

5, 2 est la contrepartie de l'instruction aux pauvres. Une lecture attentive suffit à différencier ces deux parties du « chemin de la mort ».

Il n' y a donc pas déséquilibre entre la présentation littéraire du chemin de la vie et celle du chemin de la mort. Les deux tableaux se correspondent comme dans un diptyque. Certes, la description du chemin de la mort est beaucoup plus brève, mais celle du chemin de la vie n'était guère plus longue à l'origine puisqu'il faut en supprimer l'interpolation chrétienne et l'instruction au sage.

Il nous reste à dire que le Duae Viae fut utilisé dans l'Église pour la formation des catéchumènes. Nous lisons dans la Didachè 7, 1 : « pour le baptême, donnez-le de la manière suivante après avoir enseigné tout ce qui précède ». C'est une attestation, mais elle n'est pas primitive : la critique textuelle reconnaît en elle une interpolation tardive, étrangère au Didachiste ; elle date sans doute du 3ème siècle. Rappelons que saint Athanase en 367 nous apprenait dans sa lettre festale 39 que la Didachè était depuis longtemps utilisée en Egypte pour la formation des catéchumènes. Il est évident qu'il s'agit ici du Duae Viae, encore que saint Athanase connaisse sans doute l'ensemble du texte, car il recommande les « prières eucharistiques » comme prières du matin.

Parcourons à grands pas la Didaché, nous attachant à en suivre le plan.

Les instructions diverses du chapitre 7 à 11, 2

- L'instruction sur le rite du baptême : 7, 1 suivi de I'interpolation 7, 2-4 (passage-tu) :

Baptisez au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit dans de l'eau courante.

7, 1

Devant cette formule baptismale trinitaire, nous nous sentons devenir méfiants... : elle ne peut être très ancienne...

Sans rappeler tout ce qui a été dit ici dans l'étude du symbole des Apôtres qui nous a donné des témoignages très anciens de textes trinitaires, citons Audet, mot à mot :

« Dans ce rite si simple et d'allure si primitive, la formule baptismale représente-t-elle une théologie relativement évoluée ?&

Sommes-nous bien sûrs, d'abord, d'être justifiés de parler ici sans réserves d'une formule trinitaire ?

Elle l'est pour nous sans aucun doute. Mais il n'est pas dit qu'elle l'ait été tout à fait dans le même sens et au même degré à l'origine... Selon toutes apparences, la formule n'est pas descendue de la « théologie » Vers le rite : elle est montée au contraire, du rite et de l'action pastorale qui l'entourait vers la « théologie », à mesure que le changement des conditions générales dans l'Église s'y est prêté ou même l'a exigé (comparer l'évolution des confessions de foi primitives... vers les symboles conciliaires jusqu'au symbole pseudo-athanasien). Or l'action pastorale qui, à l'origine, a entouré et presque seule, le rite du baptême, n'a été rien d'autre que l'annonce évangélique »171.

Audet montre alors longuement que toute l'annonce évangélique est « trinitaire », non pas certes qu'elle analyse la vie de la Trinité, les rapports entre les personnes divines, etc.... mais qu'elle se réfère continuellement au Christ, Fils du Père, qui nous envoie l'Esprit. Enfin, il nous renvoie au texte « baptismal » de la 1ère épître aux Corinthiens, 6, 11 : « Vous vous êtes lavés, vous avez été sanctifiés, vous avez été justifiés par le nom du Seigneur Jésus-Christ et par l'Esprit de notre Dieu ». Un tel texte est lui aussi « trinitaire ». S'il a fallu insister sur ce point, c'est parce qu'il est contesté.

- L'instruction sur les jeûnes hebdomadaires, 8, 1 :

Que vos jeûnes n'aient pas lieu en même temps que ceux des hypocrites...

Nous avons ici un triste présage du mouvement qui aboutira à la littérature « contre les Juifs ». La conscience de la séparation et de la rupture s'intensifie.

- L'instruction sur la prière quotidienne, 8, 2-3

Suivant une association traditionnelle, l'instruction sur la prière est étroitement soudée à l'instruction sur le jeûne et eue respire le même esprit :

Ne priez pas non plus comme font les hypocrites.

8, 2

La même recommandation se trouve dans l'évangile de Matthieu, 6, 5. Par contre, il est clair que dans la Didachè, adressée aux gentils, il n'est nulle trace de la recommandation parallèle de Matthieu : « Ne rabâchez pas comme les païens » !

Mais comme le Seigneur l'a demandé dans son évangile, priez ainsi : Notre Père...

8, 2

Le texte du Pater est quasi identique à celui de Mt, 6, 9-13, sauf quelques menues variations de formules et l'addition d'une doxologie :

... mais délivrez-nous du mal. Car à toi appartiennent la puissance et la gloire dans les siècles.

Voici les variantes du Pater

Didachè

Matthieu

qui es au ciel

...aux cieux

remets-nous notre dette

... nos dettes

comme nous remettons

... avons remis

« Ailleurs, de telles variantes pourraient être sans portée. Mais le Pater est un texte liturgique, témoin ici même la doxologie finale. Si le didachiste l'avait emprunté à Matthieu, il est peu probable qu il ait voulu le modifier. Il serait allé contre un usage reçu et contre le plus tenace des usages : l'usage liturgique »172.

2. L'instruction sur l Eucharistie, 9 - 10.

L'instruction sur l'Eucharistie clôt le recueil de la Didachè en son premier état. Ainsi, avec une symétrie parfaite, l'instruction sur la vigilance (invitation à une synaxe de vigile) clôt la Didachè en son deuxième état.173

Les prières eucharistiques sont très anciennes et très belles. Elles ont été étudiées avec des résultats bien divers depuis ces quelques 75 ans. Audet remarque, avec raison semble-t-il, que « nous sommes dans des conditions générales d'interprétation meilleures qu'on ne l'a été jusqu'ici ».

Le genre littéraire est très nettement celui de la beràkhâh juive (bénédiction, eucharistie). C'est, on le sait, une louange, une anamnèse (= une mémoire. Cf. « Faites ceci en mémoire de moi ») des « merveilles de Dieu ». C'est parce que ceci a été mal compris que l'on a fait de si lourdes erreurs, tissées d'anachronismes, dans l'étude de cette « bénédiction » qui n'est ni une « action de grâces » ni une « consécration », ni une « communion » au sens actuel de ces termes.

Le thème général est celui des S uvres de Dieu, de ses merveilles ; les sentiments sont ceux de la joie et de l'admiration. Dans cette perspective, on peut lire ces admirables formules anciennes.

Au sujet de l'eucharistie, bénissez ainsi : D'abord pour la coupe : Nous te bénissons, notre Père, pour la sainte vigne de David ton serviteur, que tu nous as révélée par Jésus, ton serviteur174, à toi la gloire pour les siècles. Amen.

9, 1-2

Ces textes sont difficiles et demandent un examen minutieux. David est par excellence, dans la tradition chrétienne primitive, le prophète de la résurrection du Seigneur175. Le texte du discours de, Paul aux Juifs est beaucoup plus clair et plus explicite encore pour notre sujet176. La vigne de David (célébration de la coupe) est la chose sainte de David révélée par Jésus : cette anamnèse est le chant de la merveille de la Résurrection.

Puis pour le pain rompu : Nous te bénissons, notre Père, pour la vie et la connaissance que tu nous as révélées par Jésus, ton serviteur, à toi la gloire pour les siècles. Amen.

9, 3

Ici se fait la fraction du pain. L'idée du pain suggère celle de la vie et la merveille célébrée est encore celle de la résurrection de jésus qui, vivant, nous communique vie et connaissance.

De même que ce pain rompu, d'abord semé sur les collines, une fois recueilli est devenu un, qu'ainsi ton Église soit rassemblée des extrémités de la terre dans ton royaume, car à toi appartiennent la gloire et la puissance pour les siècles. Amen.

9, 4

La miche de pain recueille en son unité la multitude des grains rassemblés. L'image suggère une prière : celle du rassemblement dans le royaume (nous y insistons car la perspective n'est pas la perspective johannique de l'union comme on l'a dit si souvent). C'est le souhait du Pater « Que votre royaume arrive » et c'est un regard vers les mirabilia Dei réservés à l'avenir.

- Remarquer dans la doxologie la mention de la puissance s'ajoutant à celle de la gloire déjà mentionnée dans les deux bénédictions précédentes. On le sent, tout cet ensemble est admirablement construit.

Un étonnement nous saisit : pourquoi la bénédiction de la coupe précède-t-elle la bénédiction du pain rompu ? Ceci est une liturgie de fraction du pain et tout l'accent, comme le montrent bien les textes, est mis sur ce geste qui s'achève en prière. Le sens de cette liturgie, c'est d'être une vigile : une attente toute chargée d'espérance du royaume qui vient dans la double perspective de la résurrection du Seigneur que célèbrent les deux anamnèses et du retour du Seigneur qu'implique la prière pour le rassemblement.

Que personne ne mange ni ne boive de votre eucharistie, si ce n'est les baptisés au nom du Seigneur. Aussi bien est-ce à ce propos que le Seigneur a dit : « Ne donnez pas aux chiens les choses sacrées ».

9, 5

Peu de choses à dire, pour le moment, sur ce verset qui semble étroitement rattaché à la texture de l'ensemble.

Après vous être rassasiés, bénissez ainsi :

10, 1

Ici donc se place un repas cultuel.

Nous te bénissons, Père saint, pour ton saint nom que tu as fait habiter en nos cS urs, et pour la connaissance, la foi et l'immortalité que tu nous as révélées par Jésus, ton serviteur. A toi la gloire pour les siècles. Amen.

10, 2

Ceci est presque une reprise de la seconde anamnèse, c'est en tout cas une variation sur le même thème : la vie (l'immortalité), la connaissance révélées par Jésus. Mais - et pour nous c'est plus difficile à reconnaître - c'est aussi une reprise de 1a première anamnèse : « Pour ton saint nom que tu as fait habiter en nos cS urs ». Pour la physiologie des anciens, il est évident que les liquides descendaient du poumon dans le cS ur177, « La première bénédiction qui suit le repas réunit simplement, et dans le même or re, ce que les deux bénédictions d'avant le repas tenaient séparé »0.

C'est toi, Maître tout-puissant, qui as créé toutes choses à la gloire de ton nom, et qui as donné en jouissance nourriture et boisson aux enfants des hommes, afin qu'ils te bénissent ; mais à nous, tu as fait la faveur d'une nourriture et d'une boisson spirituelles et de la vie éternelle par Jésus, ton Serviteur. Par-dessus tout, nous te bénissons de ce que tu es puissant ; à toi la gloire pour les siècles ! Amen.

10, 3-4

La deuxième bénédiction qui suit le repas, réunit cette fois, suivant leur ordre naturel, « la nourriture et la boisson » dans la double perspective de la création et de l'Evangile. A bien remarquer l'admirable finale motif suprême de louange : seule considération ide Dieu dont la puissance garde l'initiative de toutes les merveilles178.

Souviens-toi, Seigneur, de ton Église, pour la délivrer de tout mal et la parfaire dans ton amour. Rassemble-la des quatre vent, cette Eglise sanctifiée, dans ton royaume que tu lui as préparé ; car à toi appartiennent la puissance et la gloire pour les siècles. Amen.

10, 5

Prière parallèle, on le voit, à celle de la liturgie d'ouverture (9, 4 : prière pour le rassemblement). On notera la très belle reprise : « Souviens-toi, Seigneur », venant après les anamnèses des bénédictions.

Si on veut bien comprendre les perspectives anciennes de ce « rassemblement » dans le royaume, il faut penser que les images sont empruntées au souvenir de l'exil - les dispersés seront réunis et il faut rapprocher notre texte de textes semblables de l'Apocalypse :

J'aperçus quatre anges debout aux quatre coins de la terre, retenant les quatre vents de la terre ... :... Attendez que nous ayons marqué au front les serviteurs de notre Dieu. Cent quarante-quatre mille de toutes les tribus des enfants d'Israël... après quoi une foule immense impossible à dénombrer...

Apoc., 7, 1-13

Voir aussi Apoc., 14, 1-6

Les quelques phrases et exclamations qui suivent « ressemblent à une allée de sphinx »179. Recenser les explications proposées serait une entreprise infinie...

Ce que nous retenons, c'est que plusieurs critiques proposent de déplacer le texte qui ne serait pas à sa place : il faudrait le ramener, disent-ils, après 9, 4, donc avant le repas cultuel.

Audet, impressionné par la parfaite unité et cohérence des bénédictions qui ont précédé, s'y refuse. Il faut, dit-il, prendre le texte dans l'ordre où il se présente.

Que la grâce vienne et que ce monde passe. Amen. Hosanna à la maison de David !

Que celui qui est saint vienne ; que celui qui ne Pest pas se repente !

Maranatha ! Amen.

10, 6

Le texte central qui donne son sens à l'ensemble est :

Que celui qui est saint vienne180

Que celui qui ne l'est pas se repente !

Et ceci signifie : que celui qui est baptisé vienne ; que celui qui ne l'est pas se repente (par le baptême). Est-ce donc un doublet de 9, 5 que nous devons examiner maintenant ? Non, dit Audet, 9, 5 est une interpolation du Didachiste qui défend aux non-baptisés de participer à la « fraction du pain » et qui en appelle à l'autorité du Seigneur pour justifier ainsi une pratique nouvelle, car il est clair que normalement tous les hôtes réunis pouvaient participer à ce repas cultuel et ont dû le faire au début de sa pratique chrétienne.

10, 6 au contraire est partie intégrante de la liturgie eucharistique qui, en ce moment, passe de la fraction du pain à la célébration de l'Eucharistie majeure.

La salle du repas est quittée, on passe à une autre salle plus sacrée, « à la maison de David ». Il est difficile de résumer ici Audet qui consacre plus de quinze longues pages à l'étude de ce rituel de transition (il en a consacré plus de soixante à l'analyse des prières eucharistiques) mais disons rapidement qu'il étudie les témoignages que peut fournir l'archéologie et il se montre très convaincu par l'étude de l'architecture de la maison Doura-Europos, la plus ancienne « maison des chrétiens » découverte. Certes, dans ses derniers aménagements, elle doit dater de 232. Mais les idées qui ont présidé à l'affectation des lieux, à l'ornementation de la salle principale du baptistère remontent certainement beaucoup plus haut. Sous une niche centrale, on voit la victoire de David sur Goliath, et cette très ancienne peinture semble empruntée à la représentation d'un personnage qui, du fond du baptistère paraît dominer tout le reste : « Le Pasteur ».

Je susciterai pour le mettre à leur tête un Pasteur qui les fera paître, mon serviteur David : c'est lui qui les fera paître et sera pour eux un pasteur.

Ez., 34

C'est le thème iconographique du Pasteur Véritable : thème messianique, c'est David et c'est Jésus, car Jésus est la réalisation de la promesse figurée en David qui fut, pour les premiers chrétiens, le prophète de la Résurrection.

Nous pouvons maintenant relire le texte :

Que la grâce vienne et que le monde passe ! Amen.

La grâce est évidemment la grâce du royaume (que ton règne vienne) vers lequel la prière pour le rassemblement vient de tourner toute l'espérance. Il entre à sa place dans l'anticipation liturgique du retour du Seigneur, qui va être célébrée eucharistie majeure).

Hosanna à la maison de David.

Acclamation commune qui est tout ensemble une confession de foi implicite en la personne de Jésus (descendant de David) et un salut rempli de joyeuse assurance au lieu réservé à la grande « eucharistie », transposition chrétienne de la ferveur dont l'âme d Israël entourait depuis longtemps le Temple.

Que celui qui est saint vienne ;

Que celui qui ne l'est pas se repente.

Le président de l'assemblée invite les baptisés à venir au lieu où l'eucharistie majeure va être célébrée et il prend congé de ceux qui restent, employant la formule courante d'invitation au baptême, leur proposant par là de manière implicite la participation de ce dont ils demeurent pour l'instant exclus.

Maranatha. Amen.

La dernière phrase reprend, en forme d'inclusion, le souhait de l'invocation initiale « Que la grâce vienne ».... nouvelle expression de la même espérance.

Laissez les prophètes prononcer la bénédiction à leur gré.

A l'eucharistie, l'apôtre, auteur de la Didachè, ajoute une dernière directive. La « bénédiction » est, par excellence, expression prophétique. C'est ainsi que Luc souligne que Zacharie fut rempli de l'Esprit Saint au moment où il prononça son Benedictus qui est, pour l'essentiel, une bénédiction. La bénédiction était regardée comme la plus haute forme cultuelle revêtue par la parole, elle revenait de droit à ceux que l'Esprit comblait. On sait combien cette directive restera longtemps en honneur dans l'Eglise ; JUSTIN (vers 165) :

Celui qui préside fait monter des prières et des bénédictions, autant qu'il peut et l assemblée lui fait écho en répondant : Amen.

1 Apol., 67, 5

et plus tard, HYPPOLYTE de Rome (début du IIIe s.) :

Que l'évêque rende grâces selon ce que nous avons dit plus haut. Il n'est pas du tout nécessaire cependant qu'il prononce les mêmes mots que nous avons dits, en sorte qu'il s'efforce de les dire par cS ur dans son action de grâces à Dieu ; mais que chacun prie selon ses capacités. Si quelqu'un peut faire convenablement une prière grande et élevée, c'est bien ; mais s'il prie et récite une prière avec mesure, qu'on ne l'empêche pas, pourvu que sa prière soit correcte et conforme à l'orthodoxie.

Tradition apostolique, 10, 4

Au chapitre 14, le Didachiste demandera que l'on s'assemble pour la fraction du pain et l'eucharistie le « jour du Seigneur ». On notera, dans la lumière des bénédictions liturgiques que nous venons d'analyser, que le dimanche est donc le « jour merveilleux » par excellence, celui où se célèbrent les merveilles de Dieu : salut actuel = mort dépassée dans la vie, et salut futur = rassemblement de l'Eglise dans le royaume, ce qui est la plénitude de l'espérance.

3. Quelques points importants

- Nouvelles instructions relatives surtout à l'organisation des communautés, 11, 3 - 15, 4

Nous ne nous attarderons pas à cette section. Le plan en a donné les grandes lignes. Voyons seulement l'importante instruction sur la synaxe dominicale.

L'instruction sur la synaxe dominicale, 14, 1-3

Le jour du Seigneur181 assemblez-vous pour la fraction du pain et l'eucharistie, après avoir d'abord confessé vos péchés pour que votre sacrifice soit pur. Mais que celui qui a un différend avec son compagnon ne se joigne pas à votre assemblée avant de s'être réconcilié, afin que votre sacrifice n'en souffre pas de souillure. Ce sacrifice est bien en effet celui dont a parlé le Seigneur : « Qu'en tout lieu et en tout temps, on m'offre un sacrifice pur, car je suis un grand roi, dit le Seigneur, et mon nom est merveilleux parmi les nations » (Mal., 1, 11-14).

Choisissez donc des évêques et des diacres dignes du Seigneur, hommes doux, désintéressés, véridiques et sûrs, car fis remplissent, eux aussi, auprès de vous, l'office des prophètes et des docteurs.

14, 1 - 15, 1

Toute cette instruction complète volontairement l'instruction primitive du premier recueil : chapitre 9 et 10 (les prières eucharistiques). Elle introduit deux éléments nouveaux : la régularité de la synaxe eucharistique, « le jour du Seigneur » et la confession préalable des fautes, confession commune et liturgique dont les psaumes donnent tant d'exemples :

Nous avons failli avec nos pères ; nous avons dévié, renié ;nos pères en Egypte n'ont pas compris tes merveilles...

Ps., 106, 6-7

et qui précède l'eucharistie (la bénédiction juive) :

Béni soit Jahvé, le Dieu d Israël depuis toujours jusqu'à toujours, et tout le peuple dira : Amen.

Ps., 106, 48

Dans l'instruction aux pauvres, la recommandation en avait été faite :

Dans l'assemblée, tu confesseras tes fautes et tu n'entreras pas en prière avec une conscience mauvaise.

Duae Viae, 4, 14

Remarquons que l'instruction paraît distinguer une « fraction du pain » de ce qui serait « l'eucharistie » proprement dite. C'est l'ordre même de la vigile eucharistique, tel qu'il était prévu aux ch. 9 et 10 dans le premier état de la Didachè.

Il est aussi très important de remarquer que c'est la synaxe dominicale régulière qui, dans la pensée de l'auteur, impose comme une nécessité que chaque Eglise se choisisse des évêques et des diacres (voir le mot « donc ») en suppléance au ministère itinérant des prophètes et des docteurs.

4. La conclusion : « Veillez ».

- « Veillez » : l'attente du retour du Seigneur, 16, 1 - 8.

Le recueil se clôt sur une « didachè » prophétique. Le pseudo Barnabé l'utilise certainement :

Assemblez-vous fréquemment, cherchant l'intérêt de vos âmes, car tout le temps de votre foi ne vous servira de rien, à moins qu'au dernier moment vous ne soyez devenus parfaits.

Did, 16, 2

Prêtons donc attention aux derniers jours, car tout le temps de notre vie et de notre foi ne nous servira de rien si, maintenant dans le temps d'iniquité et au milieu des scandales à venir, nous ne résistons pas comme il convient à des fils de Dieu.

Barn, 4, 9

Nous ne pouvons entrer dans le détail de la discussion : deux brèves remarques. Le Sinaiticus (voir p. 157) n'a pas, pour Barnabé, les mots « tout le temps de notre vie et de notre foi ». En second lieu, il se peut que cette « didaché » soit, elle aussi (comme le Duae Viae), une citation du Didachiste.

Il y a plus important : « Assemblez-vous ». Le grec dit : « Faites la synaxe ». La vigilance de l'Église (de l'assemblée) se traduit donc en fait principalement dans la synaxe c'est dans une vigile que s'exprime l'attente du Seigneur.

L'exhortation à la vigilance et les images de cette instruction prophétique nous sont devenues familières par le Nouveau Testament. Il serait intéressant d'étudier à quel point ces images étaient courantes dans les premières générations chrétiennes. Nous citons les principales références :

- Sur la multiplication des faux prophètes : Mt., 24, 11 ; 1 Tim., 4, 1 - 3 ; 2 Petr., 3, 3 ; Jud., 18.

- sur les corrupteurs : Apoc., 19, 2

- sur les trahisons : Mt., 24, 10 - 12

- sur l'Antéchrist :2 Thess., 3 - 4.

- sur les signes et les prodiges opérés par l'Antéchrist 2 Thess., 2, 9 ; Apoc., 13, 13.

- sur le pouvoir de l'Antéchrist : Apoc., 13, 1 - 8.

- sur la persévérance qui assurera le salut : Mt., 24, 13.

- sur la chute d'un grand nombre : Mt., 24, 10 ; Apoc., 13, 1 - 8, 14 - 17.

- sur le signe de la trompette : Mt., 24, 31 ; 1 Cor., 15, 52 ; 1 Thess., 4, 10.

- sur la résurrection : 1 Cor., 15, 52 ; 1 Thess., 4, 16.

16, 7 de la Didachè pourrait faire difficulté pour nous :

Le troisième signe, celui de la résurrection des morts, non point de tous cependant, mais selon ce qui a été dit : « Le Seigneur viendra et tous les saints avec Lui » (Zach., 14, 5).

La citation de Zacharie explique suffisamment le sens que l'auteur donne à la résurrection « non pas de tous ». On peut comparer le point de vue également restreint de Paul, 1 Thess., 4, 13-18.

Les morts qui sont dans le Christ ressusciteront en premier lieu, après quoi, nous les vivants, nous qui serons encore là, nous serons réunis à eux...

et aussi 1 Cor., 15, 20-24 où « le jeu des implications élargit cependant les perspectives »182 :

- sur la venue du Seigneur :Mt., 24, 30 ; 1 Thess., 4, 16.

Alors le monde verra le Seigneur venir sur les nuées du ciel...

16, 8.

Ainsi s'achève le manuscrit H.54 : il est évident qu'il copiait un exemplaire mutilé..., la phrase est demeurée inachevée.

Mais c'est tout l'espoir des chrétiens :

Maranatha 1 Cor. 16, 22 ; Apoc., 22, 20 ; Didachè, 10, 6.

« Viens, Seigneur Jésus ».

CONCLUSION : IMPORTANCE DE LA DIDACHE

La Didachè est un écrit judéo-chrétien destiné à la catéchèse Primitive. Elle suppose un ministère apostolique183 encore itinérant. Bien que l'écrit soit modeste et sans prétention, sa valeur historique est grande. Il est un témoin de l'Église primitive. Il nous renseigne sur la vie chrétienne, sur l'organisation des Églises, sur la liturgie du baptême et de l'eucharistie, sur l'enseignement catéchétique que recevaient les chrétiens du premier siècle.

Que penser de la date proposée par le Père Audet dont nous avons Suivi la pensée ? Est-ce vraiment entre 50 et 70 que la Didachè fut rédigée ? Voici, dans une importante recension de l'ouvrage du Père Audet, la réponse du Père P. Benoît184 :

« Que penser, en définitive, de cette thèse hardie ? Là est le point le plus délicat, encore que je ne parvienne pas à me convaincre qu'une date si haute soit vraiment impossible. A tout le moins devra-t-on reconnaître qu'après la démonstration habile et bien charpentée du P. Audet, il n'est guère facile de faire dépasser à la Didachè l'horizon du 1er siècle. C'est déjà beaucoup. La critique a plus d'une fois tenu cette position, mais jamais avec tant de force dans la preuve, de conséquence dans l'exploitation.

Après un effort si largement réussi, on reprend volontiers en main avec une joie renouvelée par la confiance, ce vieux petit livret, souvent décrié et méconnu, qui a tout de même bien des choses à nous dire ». <retour

236 Le début de la page

N. 237  L'EPITRE DE BARNABÉ (130 ?)

I - LES TÉMOINS DU TEXTE

II - APERÇU SUR LE TEXTE

1. Plan

2. Contenu

III - HYPOTHESES SUR L'AUTEUR, LE LIEU D'ORIGINE ET LA DATE

IV - GENRE LITTÈRAIRE, STYLE ET BUT DE L'EPITRE

V - ORIGINALITE DE L'EPITRE

1. Le jugement du pseudo-Barnabé sur la valeur de l Ancien Testament

2. L'allégorisme du pseudo-Barnabé interprète de l'Ancien Testament

VI - DOCTRINE DE L'EPITRE

1. Christologie

2. Sur le baptême

VII - SPIRITUALITÈ DE L'ÊPITRE

Je vous en prie encore et encore : soyez vous-mêmes vos bons législateurs, restez vous-mêmes vos fidèles conseillers... soyez les dociles apprentis de Dieu, cherchant ce que le Seigneur demande de vous.

21, 4 et 6

I - LES TÊMOINS DU TEXTE

Très lue et souvent citée dans l'antiquité chrétienne, l'épître dite de Barnabé tomba dans un oubli presque complet du IXème au XVIIème siècle. Les savants qui la publièrent alors, en ce siècle de la renaissance de la patrologie, se basaient sur un assez grand nombre de manuscrits d'époque relativement tardive : le plus ancien remontait au Xème s., c'est le manuscrit de Corbie qui reproduisait une version latine du IIIème siècle.

En 1859, Tischendorf découvrit au monastère du mont Sinaï le célèbre codex Sinaïticus du IVème s. L'épître de Barnabé y figure après l'Apocalypse, prenant place parmi les livres du Nouveau Testament.

En 1873, Mgr. Bryennios découvrit à Constantinople le codex que l'on appela Hierosolymitanus. Le manuscrit daté de 1056 contenait, avec la célèbre Didachè et d'autres écrits, l'épître de Barnabé.

II - APERÇU SUR LE TEXTE

L'épître de Barnabé ne nous livre directement ni nom d'auteur, ni date, ni lieu d'origine.

Afin de pouvoir vérifier les hypothèses communément admises, il y a lieu d'en prendre succinctement connaissance.

1. Plan

L'épître se compose de 21 chapitres. Elle se divise en deux grandes sections que l'auteur lui-même différencie :

a) Une section à caractère dogmatique : 1 à 17

La polémique anti-juive y domine.

Le chapitre 17 clôt ainsi cette première section :

Je vous ai donné ces explications de mon mieux, avec toute la simplicité possible... Que les choses que nous venons de traiter restent donc ainsi.

17, 1-2

b) Une section morale : la voie de la lumière et la voie des ténèbres : 18 à 21

Cette partie est introduite par ces mots du ch. 18 :

Passons maintenant à une autre sorte de connaissance (de gnose) et de doctrine.

18, 1

Elle offre une grande ressemblance avec le Duae Viae de la Didachè.

2. Contenu

Première section.

- Salut et félicitations aux destinataires, 1.

- Les jours sont mauvais - La loi ancienne est abrogée - Dieu n'a nul besoin de sacrifices - C'est maintenant la loi nouvelle et toute spirituelle de Notre-Seigneur Jésus-Christ, 2.

- Dieu ne veut pas le jeûne corporel, mais la fuite de toute injustice, 3.

- C'est l'heure du grand scandale (ce chapitre aux allusions historiques doit être étudié pour fixer la date de l'écrit). « Devenons des hommes spirituels, devenons un temple achevé pour Dieu », 4.

- Le Fils de Dieu s'est incarné et nous a rachetés, 5.

- L'Incarnation et la Rédemption ont été préfigurées, 6.

- Le bouc émissaire et la vache rousse (voir Nombres, 19) sont des images du Christ, 7-8.

- La circoncision est abrogée, Dieu n'a jamais voulu que la seule circoncision du cS ur, les Juifs charnels ont mal interprété son commandement, 9.

- Il n'est pas question de s'abstenir d'aliments impurs, mais de fuir la société des hommes pervers, 10.

- Les mystères de l'eau (= baptême) et de la croix ont été préfigurés, 11.

- Moïse priant les bras étendus et le serpent d'airain sont des figures de la croix, 12.

- Les cadets sont les préférés de Dieu, ils préfigurent l'élection des Gentils, 13.

- Les Juifs idolâtres se sont rendus indignes du Testament qui est désormais le nôtre, non le leur, 14.

- Le sabbat venant après les six jours de la création signifie le repos de la fin des temps venant après les six mille ans que durera l'univers, 15185.

- Le vrai Temple de Dieu, c'est notre cS ur, 16.

Ce chapitre fournit aussi des données historiques pour la datation de l'épître.

- Transition, 17.

Cette première partie est surtout un jugement sur la valeur du Testament des Juifs : ce Testament est le nôtre, non le leur ; tout y est figure et allégorie. Il est clair que cette position que nous aurons à juger est outrée. Elle s'explique par les circonstances historiques, mais elle n'en reste pas moins, telle qu'elle est exposée ici, hétérodoxe.

Deuxième section

- La grande différence des deux voies confiées l'une aux anges de Dieu, l'autre aux anges de Satan, 18.

- Le chemin de la lumière, 19.

- Le chemin des ténèbres ou du Noir (= catalogue de péchés), 20.

- Sincère et émouvante conclusion, 2 1.

Les chapitres 18 à 20 sont donc ceux qui sont parallèles au Duae Viae de la Didachè. Seule une lecture comparative des deux documents peut donner une juste idée des ressemblances frappantes, mais aussi des dissemblances. Le style des « deux voies » dans l'épître de Barnabé est beaucoup plus médiocre, plus embrouillé, et comme ce style est bien celui de toute l'épître, il y a lieu de penser que le pseudo-Barnabé a retouché sa source.

Le chemin de la Lumière est caractérisé par une suite d'injonctions à la deuxième personne (style sapientiel, adaptation du décalogue).

Tu chériras comme la prunelle de ton oeil quiconque te prêchera la parole de Dieu.

19, 9

Tu feras l'exomologèse de tes péchés. Tu n'iras pas à la prière avec une conscience mauvaise. Tel est le chemin de la lumière.

19, 12

Quant au chemin des ténèbres ou du Noir, il est rédigé sous la forme d'un « catalogue de péchés ».

Le chemin du Noir est au contraire tortueux et plein de malédiction.

20, 1

III - HYPOTHESES SUR L'AUTEUR, LE LIEU D'ORIGINE ET LA DATE DE L'ÉCRIT

1. L'auteur

On désigna comme auteur de l'épître l'apôtre Barnabé, le compagnon de saint Paul. Cette usurpation n'est nullement imputable à l'auteur lui-même qui ne se nomme pas. Au début du IIIe siècle, Clément d'Alexandrie fut le premier à reconnaître de bonne foi Barnabé comme l'auteur de cette épître jugée par lui très précieuse. Il fut suivi par Origène qui partageait son estime pour l'épître, et l'opinion fut alors unanimement acceptée.

Parce que tenue pour « apostolique », l'épître eut sa place parmi les livres du Nouveau Testament où la rangeait Origène. Le Sinaïticus, manuscrit du IVème s., en fait foi : l'épître de Barnabé y est transcrite à la suite de l'Apocalypse. Eusèbe de Césarée et saint Jérôme, au contraire, comptent l'épître au nombre des apocryphes.

Si on ne peut accepter de considérer le compagnon de saint Paul comme l'auteur de cette lettre, c'est pour un double motif : son anthipathie déclarée envers les Juifs, - différente de l'attitude de saint Paul -, et davantage encore la date probable de son écrit (vers l'an 130 ?).

Peut-on identifier l'auteur ?

Mgr Ladeuze a suggéré avec beaucoup de vraisemblance qu'il serait un de ces catéchètes d'Alexandrie qui précédèrent Pantène186, le maître vénéré de Clément d'Alexandrie. Ainsi s'expliquerait l'estime dont la lettre jouissait auprès des Alexandrins, ainsi se justifierait l'exégèse allégorique qu'il propose en dépendance visible de Philon d'Alexandrie (40 avant-40 après J.C.).

Nous citons ci-après les extraits de la lettre qui peuvent nous renseigner plus directement sur l'auteur :

Ayant déjà souvent conversé parmi vous, j'ai la persuasion, l'intime conscience de savoir que le Seigneur m'a tenu compagnie dans le chemin de la justice.

1, 4187

Pour moi, ce n'est pas comme docteur, c'est comme l'un d'entre vous que je vous offrirai quelques menus enseignements capables de vous réjouir dans les circonstances présentes.

1, 8

Ayant dessein de vous écrire bien des choses, non en docteur, mais comme il sied à un homme qui vous aime et n'entend rien laisser perdre de ce que nous possédons, moi votre pauvre serviteur, je me suis appliqué à écrire.

4, 9

Je vous écris tout simplement, moi, l'humble serviteur de votre charité, afin que vous compreniez.

6, 5

Conclusions

- l'auteur connaît intimement les destinataires de son épître

- il se présente avec modestie, comme « I'un d'entre eux ».

2, Lieu d'origine

Aucune indication du lieu d'origine de la lettre n'est à relever dans le texte. Un indice pourtant : au chapitre neuvième, après avoir dit que la circoncision n'est pas propre aux seuls Juifs, que tous les Syriens, tous les Arabes, tous les prêtres des idoles sont également circoncis, l'auteur ajoute :

mais les Egyptiens eux-mêmes pratiquent la circoncision.

9, 6

Cet « eux-mêmes » semble bien indiquer que l'auteur se trouve en Egypte, D'autre part, indépendamment de cet indice, il semble certain, comme nous venons de la signaler, que l S uvre du pseudo-Barnabé fut écrite à Alexandrie.

3. Date

C'est certainement entre l'an 70 (première date possible) et l'an 138 (dernière date possible) que se place la rédaction de l'épître dite de Barnabé.

Voici pourquoi : au chapitre 16, il est clairement fait mention de la ruine du Temple de Jérusalem qui date de l'an 70 :

Comme les Juifs étaient en guerre, leurs ennemis démolirent le Temple...

16, 4

D'autre part, la lettre a été écrite soit sous le règne de Nerva (96-98), soit - et beaucoup plus probablement - sous celui d'Hadrien (117-138).

Toutes les recherches pour préciser la date de l'écrit se concentrent sur les chapitres 4 et 16 de la lettre : le chapitre 4 parle « des circonstances présentes », du « grand scandale » et fait appel à la prophétie de Daniel : « Après dix royaumes, viendra un petit roi qui abaissera trois des rois », « A la quatrième bête, je vis dix cornes et une petite corne abaissa d'un seul coup trois des grandes cornes » (cf. Daniel, 7).

« Vous devez donc comprendre », conclut le pseudo-Barnabé. Oui, mais le malheur c'est que nous ne comprenons plus très bien !

S'agit-il de Nerva qui monta sur le trône à la suite de l'assassinat de Domitien en qui s'éteignait la dynastie des Flaviens (trois rois = Vespasien, Titus et Domitien) ?188

S'agit-il d'Hadrien qui peut bien être considéré comme succédant à dix royaumes puisque la domination de Galba, Othon et Vitellius fut assez éphémère ?0

Tout plaide en faveur de cette seconde hypothèse, car le contexte de la lettre nous dit que le grand scandale est le péril du judaïsme reprenant toute son influence et tentant de. faire perdre aux chrétiens le sens du vrai culte spirituel pour leur faire adopter à nouveau le ritualisme judaïque.

Or les Juifs, écrasés sous les Flaviens, relevèrent la tête sous l'empereur Hadrien. Et le début de son règne fut marqué par une politique de concessions et de bienveillance envers les Juifs dont l'insurrection fut, au contraire, réprimée sans pitié plus tard, lors de la terrible révolte de Barchochéba. C'est en l'an 130-131 que le Temple de Jérusalem fut reconstruit pour être dédié d'ailleurs à Jupiter Capitolin.

Si le passage suivant du chapitre 16 fait allusion à cette reconstruction, la lettre date de l'an 130 :

« Voici que ceux-là mêmes qui ont détruit ce temple le rebâtiront » (Is., 49, 17). C'est bien ce qui arrive. Comme les Juifs étaient en guerre, leurs ennemis démolirent le Temple et maintenant les serviteurs de ces ennemis le rebâtiront.

16, 34

IV - GENRE LITTÉRAIRE, STYLE ET BUT DE L'EPITRE

1. Genre littéraire

Cet écrit est un petit traité divisé en deux parties nettement différenciées par l'auteur lui-même : l'une dogmatique, l'autre morale. Il est rédigé sous forme de lettre. Il est possible, comme le voudraient certains, que cette forme épistolaire ne soit qu'une « pure convention littéraire ».189

2. Style

L'épître de Barnabé est très médiocre au point de vue littéraire. La composition est maladroite, assez incohérente même. L'expression est gauche, les phrases sont souvent lourdes et traînantes.

3. But

Le but de l'épître est mis en relief par l'auteur lui-même :

Je prends soin de faire part de ce que j'ai reçu, et j'entreprends de vous écrire brièvement afin qu'avec la foi vous ayez une connaissance (gnose) parfaite.

1, 5

Il s'agit donc de communiquer aux lecteurs la « connaissance parfaite », la gnose qui doit donner à leur foi toute sa fermeté. Cette gnose est un don de Dieu :

Béni soit notre Seigneur qui a mis en nous la sagesse et l'intelligence de ses secrets.

6, 10

Elle portera :

sur la doctrine (Ire partie de l'épître)

sur la morale (2e partie de l'épître).

Citons encore les textes qui montrent en quelle haute estime la tient le pseudo-Barnabé :

Apprenez ce que dit à ce propos la connaissance (gnose)

6, 9

Puisse Dieu, le Maître de l'univers, vous donner la sagesse, l'intelligence, la science, la connaissance (gnose) de ses volontés, la persévérance.

21, 5

L'estime de cette gnose s'inscrit dans le grand courant intellectuel d'Alexandrie.

La gnose contient en elle-même un danger d'illusion et on sait que, chez certain§, la gnose chrétienne se dégradera en gnosticisme, la grande hérésie du lie siècle, contre laquelle luttera saint Irénée. Clément d'Alexandrie opposera au faux gnostique, le « parfait gnostique » dont la foi est illuminée par la contemplation et la pratique des vertus.190

Mais ce serait trop vague de ne pas préciser davantage le but de la lettre du pseudo-Barnabé : on y a vu, à juste titre, un cri d'alarme

... les jours sont mauvais et l'actif ennemi possède la puissance.

2, 1

Nous devons donc, mes frères, donner un soin minutieux à notre salut, de peur que le Malin n'insinue furtivement l'erreur en nous et, comme avec une fronde, ne nous lance loin de notre vie.

2, 10

Il s'est approché le grand scandale dont Hénoch dit qu'il a été écrit.

4, 3

... tout le temps de notre vie et de notre foi ne nous servira de rien si, maintenant dans le temps d'iniquité et au milieu des scandales à venir, nous ne résistons pas comme fi convient à des fils de Dieu. De peur que le Noir ne se glisse furtivement chez nous, fuyons toute vanité, haïssons à fond les S uvres de la mauvaise voie.

4, 10

Les « jours sont mauvais » et le péril contre lequel lutte l'auteur est le péril juif : nous assistons à un grand effort pour dégager du judaïsme le christianisme naissant et lui assurer sa vie propre, fibre, indépendante. Ce traité s'inscrit dans la même ligne que l'épître aux Galates. « 0 Galates sans intelligence », disait Paul, « qui vous a ensorcelés ? » De même le pseudo-Barnabé veut que la gnose arrache ses lecteurs à l'ensorcellement du ritualisme juif.

V - ORIGINALITE DE L'EPITRE

L'originalité propre de l'épître de Barnabé est son attitude vis-à-vis de l Ancien Testament et la présentation de sa méthode allégorique, mais ce n'est certes pas en cela que l'écrit demeure précieux.

C'est sa doctrine christologique très ferme et très belle qui en est la meilleure richesse. Il en sera traité plus loin.

1. Le jugement du pseudo-Barnabé sur la valeur de l Ancien Testament

Dans l'épître dite de Barnabé, on ne trouve pas moins de 99 citations ou références à l'Ancien Testament ; on en compte aussi 68 au Nouveau Testament. Cet écrit « a sa place à part dans l'histoire des tentatives auxquelles le christianisme primitif s'est risqué, avant de prendre à l'égard de l'Ancien Testament une attitude définitive. Cette place est intermédiaire entre celles qu'occupent l'épître aux Hébreux et les Antithèses de l'hérétique Marcion191. Le pseudo-Barnabé va plus loin que le pseudo-Paul de l'Epître aux Hébreux, mais se garde de tomber dans l'hérésie flagrante où se précipitera Marcion. Il donne de la Loi une interprétation allégorique, comme le faisait déjà le premier, comme le faisait souvent même, avant lui, saint Paul, et il n'admet que cette interprétation. Il ne lui conserve aucune valeur transitoire ; il se refuse à reconnaître, qu'aujourd'hui dépassée, elle ait été, à son heure, bonne et nécessaire »192.

Les citations suivantes illustreront cet extrait de A. Puech et montreront le danger de la position du pseudo-Barnabé : l'histoire biblique est dissoute et la voie est ouverte aux erreurs d'un Marcion. Tout n'est cependant pas à rejeter dans le jugement du pseudo-Barnabé : une simple lecture des textes permettra de les juger

Il a donc abrogé tout cela (les sacrifices de la loi ancienne) afin que la loi nouvelle de Notre-Seigneur Jésus-Christ, exempte du joug de la nécessité, n'ait pas une offrande qui soit faite par les hommes.

2, 6

... nous devons comprendre le dessein de bonté de notre Père : s'il nous parle, c'est qu'il veut que sans nous égarer comme ceux-là (les Juifs), nous cherchions le moyen de nous approcher de Lui.

2, 9

0 mes frères, notre Dieu longanime a donc pourvu à ce que le peuple qu'il a préparé par son Bien-Aimé eût une foi sans mélange ; il nous a prévenus de toutes choses, de crainte qu'étrangers affiliés à leur loi, nous n'allions nous briser contre.

3, 6

Faites attention à vous-mêmes, ne ressemblez pas à certaines gens en accumulant péché sur péché et répétant que le Testament est à la fois leur bien et le nôtre Il est nôtre à la vérité, mais eux, ils ont perdu pour jamais le Testament reçu autrefois par Moïse.

4, 7

... ce Testament, ils l'ont perdu pour s'être tournés vers les idoles... Leur Testament se brisera afin que celui du Bien-Aimé Jésus fut scellé dans nos cS urs par l'espérance de la foi en lui.

4, 8

L'Ecriture parle de lui à ce sujet (la rémission des péchés) en partie pour Israël, en partie pour nous... : « Il a été blessé à cause de nos iniquités... Nous avons été guéris par sa meurtrissure ».

5, 2

Résumons un texte trop long à citer et très caractéristique de la pensée de l'auteur : c'est trompés par un mauvais ange que les Juifs se firent circoncire. Le Seigneur n'avait demandé que la circoncision du cS ur (cf. 9, 4).

Moïse a parlé au sens spirituel, les Juifs ont reçu ses paroles selon le désir de la chair, comme s'il s'agissait de la nourriture.193

10, 9

Pour nous, nous avons compris le vrai sens des commandements.

10, 12

Assurément, Dieu a donné l'Alliance aux Juifs, « mais eux n'étaient pas dignes de la recevoir à cause de leurs péchés ».

14, 1

Moïse a reçu le Testament, mais les Juifs n'en ont pas été dignes.

14, 4

On l'a senti : la position de l'auteur n'est pas très assurée. On lui rendra justice si on comprend que tout le but de sa polémique est de donner finalement aux chrétiens le sentiment très ferme d'être devenus « le Peuple de l'Alliance » :

Le Seigneur en personne nous a donné l'Alliance comme au peuple héritier, après avoir souffert pour nous.

14, 4

Il n'en est pas moins très regrettable que la polémique ait dépassé le but.

2. L'Allégorie du pseudo-Barnabé, interprète de l Ancien Testament194

Si Mgr Ladeuze a pu penser que l'auteur de la lettre de Barnabé était un des catéchistes d'Alexandrie qui précédèrent Pantène c'est surtout parce que le pseudo-Barnabé s'inscrit dans le grand courant d'exégèse allégorique dont dépendra toute l'Ecole d'Alexandrie (Clément d'Alexandrie, Origène, etc... ) et qui, à travers Philon, remonte tant à l'exégèse rabbinique qu'à la philosophie néoplatonicienne et néostoïcienne.

Deux remarques complémentaires s'imposent avant tout examen des textes :

- On trouve des extravagances fantaisistes dans l'exégèse allégorique médiocre et embrouillée de Barnabé. Jamais il ne pourrait s'agir pour nous de revenir en arrière et de remettre en valeur un procédé aussi arbitraire.

- S'en tenir à ce seul point de vue serait profondément injuste. Toute l'exégèse allégorique doit être remise dans le contexte de la pensée de l'époque et l'Église aura toujours à en recueillir les très authentiques richesses spirituelles. Dans le cas particulier de la lettre de Barnabé, nous assistons en fait à un effort - maladroit, mais méritoire et extrêmement important - pour dégager le christianisme du judaïsme et lui assurer sa vie indépendante.

Il est clair que nous ne pouvons rechercher dans les textes cités « le sens authentique de la Bible » même si Barnabé a cru nous le donner, mais nous y recherchons certes le témoignage de la foi de l'Église primitive.

Nous résumerons d'abord un très long texte diffus :

La terre où coulent le lait et le miel désigne allégoriquement la chair du Seigneur.

Cf. 6, 9 et sv.

Deux idées sont développées dans le contexte : la « terre » est la chair fragile et passible ; dans cette « terre promise », nous devons entrer. Malgré la maladresse d'expression (question de style), ce qui est dit ici, c'est que le chrétien s'incorpore au Christ Rédempteur. L'image splendide ne fut pas oubliée, nous la retrouvons dans la Tradition apostolique d'Hippolyte de Rome (début du IIIe siècle) :

Que l'évêque bénisse le pain pour représenter le corps du Christ.

(Qu'il bénisse) le calice où est mêlé le vin pour représenter le sang qui a été répandu pour tous ceux qui ont cru en lui.

(Qu'il bénisse) le lait et le miel mélangés ensemble... car la terre où coulaient le lait et le miel, c'est la chair du Christ qu'Il a donnée lui-même et dont se nourrissent les croyants...

(Qu'il bénisse) l'eau en signe de purification...

Trad. Apost., 23

Nous pouvons encore recueillir l'image dans un sermon de saint Augustin :

La terre où coulent vraiment le lait et le miel, c'est cette terre dont il est dit : « Tu es mon espérance, tu es ma part dans la terre des vivants » (Ps. 141). Cette terre-ci est la terre des mourants. Vous cherchez le lait et le miel ? « Goûtez et voyez combien le Seigneur est doux » (Ps. 33). « Lait et miel » est sa grâce si douce et nourrissante.

Sermon 25

Autre exemple :

Le bouc chassé dans le désert doit être, dit la Mischna, coiffé d'une laine rouge écarlate. Pourquoi ? C'est qu'un jour, la chair de Jésus sera couverte du vêtement écarlate.

Cf. 7, 9 et sv.

La « couleur rouge » évoque invinciblement la pensée de la passion du Christ. On se souvient d'un passage de Clément de Rome, auteur si sobre cependant, passage très important au point de vue doctrinal (la Rédemption) :

Les espions indiquèrent à Rahab un signal qui était de suspendre à sa maison une corde de pourpre. C'était déclarer que le sang du Seigneur devait racheter tous ceux qui croient et espèrent en Dieu.

Ep. aux Cor., 12, 7

Résumons un ahurissant calcul allégorisant du pseudo-Barnabé : Abraham circoncit les hommes de sa maison. Ces hommes étaient du nombre de 318 (d'après Genèse, 17, 23 et 27, et 14, 14). Pourquoi 318 ? Dix-huit signifie : Jésus, IH (premières lettres de 18 en grec). Trois cents signifie : la Croix, T (tau = première lettre de 300 en grec). Il est donc bien certain qu'Abraham, connut Jésus et sa Croix... Et, pour que rien ne manque à notre irritation intérieure devant semblable procédé, le pseudo-Barnabé conclut avec une vibrante fierté :

Celui qui a implanté en nous le don de sa doctrine le sait bien que personne n'a entendu de moi instruction de meilleur aloi ; mais je sais que vous en êtes dignes.

9, 9

« L'arithmologie fantastique à laquelle les hommes s'amuseront pendant des siècles195 remonte à la philosophie pythagoricienne (VIe s. avant J.C.). Et bien sûr, pour nous, c'est un jeu, mais pour les auteurs anciens, ce fut un exercice extrêmement sérieux et, encore une fois, à travers ces formes usées et caduques, nous avons des richesses à recueillir. L'allégorisme des « 318 » hommes parut si remarquable aux anciens qu'elle fut reprise par Clément d'Alexandrie (Stromates, 6, 11, 84) et par le pseudo-Cyprien (De Pascha, 10, 1, 20, 22).

L'allégorisme des nombres est d'ailleurs fréquent dans la Bible même.

Ce qui paraît important aux yeux des Pères, c'est de retrouver dans l'Ancien Testament des préfigurations de la passion du Sauveur. En cela, ils suivent l'enseignement de 1'Evangile :

Ne fallait-il pas que le Christ endurât ces souffrances pour entrer dans sa gloire ? Et, commençant par Moïse et parcourant tous les prophètes, il leur interpréta dans toutes les Écritures ce qui le concernait.

Lc, 24, 26-27

« Sa souffrance a été prédite d'avance », nous dit avec foi le pseudo-Barnabé (6, 7) et, parmi d'autres témoignages de cette prédiction, il explique l'allégorisme du serpent d'airain (12, 6-7), concluant :

Ici encore paraît la gloire de Jésus.

12, 7

Gloire toujours associée à la pensée de la Passion (cf. S. Ignace d'Antioche). Nous acceptons sans peine l'allégorisme du serpent d'airain, fondé sur l'Évangile. On le voit : le procédé, partout présent dans le Nouveau Testament, est admis par les anciens.

Citons un dernier exemple et, de nouveau, nous trouverons la Croix partout préfigurée, Croix et Baptême :

Le juste sera « comme l'arbre planté près d'un cours d'eau » (Ps. 1) : Heureux ceux qui, ayant espéré en la croix, sont descendus dans l'eau.

11, 8

Concluons ce paragraphe, important parce qu'il est une introduction à la compréhension de toute « I'École d'Alexandrie » : le procédé arbitraire de l'allégorisme est la rançon payée au temps et au milieu ambiant. « Des choses les plus mêlées d'illusions, prenons garde, si nous ne voulons être nous-mêmes légers, de ne savoir apprécier le poids humain »196.

VI - DOCTRINE DE L'ÉPITRE

1. Christologie197

Moïse n'est qu'un serviteur, le Christ, c'est le Seigneur : telle est bien la pensée dominante de Barnabé. Aussi s'attache-t-il de toutes se§ forces et avec un réel amour à mettre en une vive lumière la transcendance et la divinité du « bien-aimé Jésus » (4, 8). Les textes que nous citons parleront d'eux-mêmes et diront la foi de l'auteur en la divinité du Fils de Dieu, en son Incarnation et en la Rédemption qu'il apporta au monde.

Le Seigneur a enduré que sa chair fût livrée à la destruction c'était en vue de nous purifier par la rémission des péchés laquelle s'opère par l'aspersion de son sang.

5, 1

Le Seigneur a enduré de souffrir pour nos âmes quoiqu'il fût le Seigneur de l'univers à qui Dieu a dit dès la fondation du monde : « Faisons l'homme à notre image et ressemblance »...

5, 5

« Le Seigneur de l'univers » : c'est ainsi qu'en un autre passage, l'auteur désigne le Père : « Puisse Dieu, le Seigneur de l'univers, vous donner la sagesse... » (21, 5).

De plus, on voit nettement dans ce texte l'affirmation de la préexistence du Fils de Dieu.

Enfin, l'exégèse de Philon est reprise pour être profondément transformée : Philon d'Alexandrie s'inspirant de la philosophie platonicienne avait montré Dieu appelant les Puissances (et donc des êtres inférieurs à lui) à collaborer avec lui dans l S uvre de la création de l'homme : « Faisons l'homme... ». Commentant le texte de la Genèse, le pseudo-Barnabé, laissant au Père toute l'initiative de la création, montre pour la première fois dans l'exégèse chrétienne, le propre Fils de Dieu créant, avec le Père, l'homme à « l'image et à la ressemblance de Dieu ».

... Il fallait qu'il se manifestât dans la chair pour abolir la mort et prouver la résurrection d'entre les morts, il a enduré de souffrir ainsi afin d'acquitter la promesse faite à nos pères, afin de se préparer pour lui-même le peuple nouveau, et de montrer dès le temps de son séjour sur la terre que c'est lui qui opère la résurrection des morts, lui qui procédera au jugement.

5, 6-7

S'il n'était pas venu dans la chair, comment les hommes fussent-ils demeurés sains et saufs à sa vue, puisqu'en face du soleil qui s'achemine au néant et qui est l'ouvrage de ses mains, ils ne peuvent lever les yeux et en fixer les rayons198.

5, 10

C'est de nous que parle l'Ecriture lorsque (Dieu) dit au Fils : « Faisons l'homme à notre image et ressemblance... »... Ces paroles furent adressées au Fils.

6, 12

... Mais je te montrerai aussi comment, fidèle à sa parole envers nous, il (le Seigneur) a fait dans les derniers temps une deuxième création. Le Seigneur dit en effet : « Voici que je fais les dernières choses telles que les premières »199.

6, 13

Le Fils de Dieu, quoique Seigneur et « juge futur des vivants et des morts » (2 Tim., 4, 1) a souffert afin de nous faire vivre de ses blessures.

7, 1

2. Le baptême

La doctrine sur le baptême est très belle et très ferme : le baptême est une nouvelle création :

En nous renouvelant par la rémission des péchés, il nous a mis une autre empreinte, au point d'avoir l'âme de petits enfants, justement comme s'il nous créait à nouveau.

6, 11

Dans un contexte d'un subtil allégorisme, nous trouvons aussi cette nette affirmation :

Nous descendons dans l'eau remplis de péchés et de souillures mais nous en sortons chargés de fruits, ayant dans le cS ur la crainte et dans l'esprit l'espérance en Jésus.

11, 11

Entièrement transformé par cette nouvelle création, le chrétien est d'ailleurs le Temple de Dieu :

Nous avons été créés à nouveau... : « Voici qu'à ceux-là, j'arracherai leurs cS urs de pierre et en mettrai à la place, de chair » (Ez., 11, 19), lui-même (le Seigneur) devant se manifester dans la chair et habiter en nous. Mes frères, l'habitation de nos cS urs est un temple saint pour le Seigneur.

6, 14-15

Au chapitre 16 qui parle de la destruction du temple de Jérusalem, la supériorité absolue du temple « spirituel » de notre âme sur le temple matériel qui n'est qu'un sanctuaire « à peu près à la manière des païens » est soulignée :

Recherchons s'il existe encore un temple de Dieu. Il en existe un sans doute, mais là où lui-même déclare le bâtir et le restaurer... Avant que nous eussions foi en Dieu, l'intérieur de nos âmes était corruptible et chétif, en vérité tout comme un temple bâti de main d'homme ; il était rempli du culte des idoles, une demeure des démons puisque nous faisions tout ce qui contrarie Dieu. « Mais il sera bâti au nom du Seigneur » (cf. Daniel, 9, 24-27). Veillez-y de sorte que le temple du Seigneur soit magnifiquement bâti. De quelle façon, le voici : c'est en recevant la rémission des péchés, c'est en espérant au nom du Seigneur que nous devenons des hommes nouveaux, que nous sommes recréés de fond en comble ; c'est ainsi que Dieu habite réellement en nous, en notre intérieur.

16, 6-8

En conséquence, le chrétien qui écoute la prédication écoute Dieu qui parle en son Temple :

Celui qui désire son salut ne regarde pas à l'homme qui le lui annonce, mais à celui qui demeure en lui et qui parle par lui, effrayé de n'avoir jamais écouté les paroles de celui qui parle par sa bouche, ni même désiré les entendre.

16, 10

VII - SPIRITUALITE DE L'ÉPÎTRE

L'accent de spiritualité de l'épître de Barnabé est simple et émouvant : la vie religieuse du chrétien y apparaît « tout entière dépendante du Christ tout entière plongée dans ce milieu vivifiant qu'est l'Église »200.

La morale y a un caractère social et ecclésiastique :

Ne vivez point isolés, retirés en vous-mêmes, comme si vous étiez déjà justifiés, mais rassemblez-vous pour rechercher ensemble ce qui est de l'intérêt commun.

4, 10

Ce qui nous paraît le plus frappant, c'est l'accent de pure joie chrétienne qui parcourt toute la lettre, et cela malgré la tristesse de l'heure (« le grand scandale » ch. 4). Certains passages déjà cités ont témoigné de cette joie qu'annonce déjà le vibrant début de l'épître :

Salut dans la paix, à vous, fils et filles, au nom du Seigneur qui nous a aimés. Grandes et splendides sont les volontés du Seigneur à votre égard. Aussi je me réjouis plus que de toute autre chose et au-delà de toute mesure de votre vie spirituelle, bienheureuse et illustre, tant est bien implantée la grâce du don spirituel que vous avez reçu.

1, 1-2

(La troisième maxime du Seigneur est) l'amour agissant dans la joie et dans l'allégresse, attestation de la justice.

1, 6

Mettez-vous donc dans l'esprit, enfants de l'allégresse, que le bon Seigneur nous a tout révélé d'avance afin qu'en toute circonstance, nous sachions à qui nous sommes débiteurs de nos actions de grâces et de nos louanges.

7, 1

A un autre endroit, les chrétiens seront appelés « enfants de la charité »et dans la très belle finale « enfants d'amour et de paix ».

21, 9

Le huitième jour est le jour de la joie :

Ce ne sont point les sabbats actuels qui me plaisent, mais celui que j'ai fait et dans lequel, mettant fin à l'univers, j'inaugurerai le huitième jour, c'est-à-dire un autre monde. C'est pourquoi nous célébrons avec joie le huitième jour, où Jésus est ressuscité et où, après s'être manifesté, il est monté aux cieux.

15, 8-9

La « vie spirituelle du chrétien » (1, 2), il la tient de « l'abondance de la source du Seigneur » (1, 3), aussi devons-nous « comprendre le dessein de bonté de notre Père » (2, 9), « s'il nous parle, c'est qu'il veut... que nous cherchions le moyen de nous approcher de lui » (2, 9).<retour

237 Le début de la page

N. 238  LE PASTEUR D'HERMAS (vers 96)

Plan

I - L'AUTEUR

1. D'après le Canon de Muratori

2. D'après son S uvre : Le Pasteur

a) Vie d'Hermas

b) L'événement décisif ou l'occasion de la rédaction du Pasteur

c) Autobiographie ou fiction ?

II - L'R UVRE

1. Date

2. Autorité historique

3. Genre littéraire

4. Style

5. Plan et contenu

III - LA DOCTRINE ET LA MORALE

1. La doctrine

a) la Pénitence

b) l'Église

c) Erreurs doctrinales

2. La morale

Appendice : Développement de la discipline pénitentielle dans l'Eglise.

Purifie-toi donc de cette tristesse mauvaise et tu vivras pour Dieu et ils vivront pour Dieu ceux qui rejetteront loin d'eux la tristesse et se revêtiront de la seule joie.

Mand. 10, 3, 4

I - L'AUTEUR

Les renseignements sur l'auteur du livre intitulé « Le Pasteur » proviennent de deux sources :

1. Le Canon de Muratori

2. L S uvre elle-même : "Le Pasteur »

1. D'après le Canon de Muratori :

Citons le texte concernant Hermas

Et très récemment, à notre époque, dans la cité de Rome, Hermas écrivit Le Pasteur, lorsque son frère Pie, l'évêque, était assis dans la chaire de Rome.

Le règne du pape est daté de 142 à 155 environ. Voici donc datés, du même coup, la rédaction du Pasteur (vers 150) et le Canon de Muratori (un peu après, soit certainement avant 200).

2. D'après son S uvre Le Pasteur

a) Vie d'Hermas Hermas est un chrétien, esclave de naissance. Il fut vendu à Rome à une femme nommée Rhodé. Sans doute fut-il affranchi par elle201. Marié à une épouse qui ne domine pas sa langue et commerçant peu scrupuleux, accoutumé au mensonge, il réussit à s'enrichir. Ses fils, qu'il aimait mal en ne les reprenant pas, furent traîtres à leurs parents, débauchés et blasphémateurs. En guise de châtiment, Dieu livra toute la maison d'Hermas à la ruine. Aussi ne lui reste-t-il plus qu'un champ à cultiver sur la route de Rome à Cumes.

Tous ces éléments sont épars dans le texte. Mais dans la vie d'Hermas, un fait fut décisif et c'est lui qui fut l'occasion de la rédaction du Pasteur.

b) L'événement décisif : occasion de la rédaction du Pasteur :

Mon maître m'avait vendu à une certaine Rhodé à Rome. Bien des années après, je la revis et me mis à l'aimer comme une sS ur. Quelque temps après, je la vis se baignant dans le Tibre, je lui tendis la main et la sortis du fleuve. Voyant sa beauté, je réfléchissais, me disant en mon cS ur : je serais bien heureux si j'avais une femme de cette beauté et de ce caractère. Voilà uniquement ce que je pensai, sans aller plus loin. Quelque temps après, je marchais vers Cumes et je réfléchissais que les S uvres de Dieu sont grandes, remarquables et fortes ; tout en marchant je m'endormis : l'esprit me saisit et m'emmena par une route non frayée où l'homme ne pouvait marcher. L'endroit était escarpé, tout déchiqueté par les eaux. Je traversai le fleuve qui était là et arrivé dans la plaine, je m'agenouille et me mets à prier Dieu, le ciel s'ouvrit et je vois cette femme que j'avais désirée : elle me salue du ciel et me dit : « Bonjour, Hermas ». Je la regarde et lui dis : « Maîtresse, que faites-vous là ? » Et elle me répond : « J'ai été transportée (au ciel) pour dénoncer tes péchés au Seigneur. » Je lui dis : « Vous êtes maintenant ma dénonciatrice ? » - » Non, dit-elle, écoute les paroles que je vais te dire : Dieu qui habite dans les cieux, qui du néant a créé les êtres, les a multipliés et les a fait croître en vue de sa sainte Eglise, est irrité contre toi parce que tu as commis une faute à mon égard. » Je lui répondis en ces termes : « J'ai commis une faute à votre égard ? En quel endroit, quand vous ai-je jamais dit une parole déplacée ? Ne vous ai-je pas toujours tenue pour une déesse ? Ne me suis-je pas toujours comporté envers vous comme envers une sS ur ? Pourquoi, femme, m'accuser faussement de vice et d'impureté ? » Elle sourit et me dit : « Le désir du vice est monté à ton cS ur. Et ne te semble-t-il pas que pour un homme juste, c'est chose vicieuse que le désir du vice monte à son cS ur ? C'est une faute, et une grande, dit-elle, car l'homme juste pense juste. C'est par ses justes pensées qu'il accroît sa réputation dans les cieux et qu'il se rend le Seigneur indulgent pour tous ses actes. Mais ceux dont les pensées sont mauvaises en leur cS ur ne s'attirent que mort et captivité, surtout ceux qui jouissent de cette vie-ci, s'enorgueillissent de leurs richesses et ne s'attachent pas aux biens futurs. Elles se repentiront les âmes de ceux qui, n'ayant pas d'espérance, ont désespéré d'eux-mêmes et de leur vie. Mais toi, prie Dieu : il guérira tes péchés et ceux de toute ta maison et de tous les saints.

Vis. I, p. 77 et sv.202

Hermas a donc commis une faute involontaire, irréfléchie. Il est coupable cependant et d'une grande faute, car « l'homme juste pense juste ». Rendu conscient de son écart, Hermas est accablé par la pensée de tant d'autres péchés réellement accomplis (Vis. I). Venue du monde céleste, se dirigeant vers un siège garni de laine, blanc comme neige, une femme âgée lui apparaît : c'est l'Eglise. Elle rassure Hermas, le coupable, et l'invite à la pénitence.

Plus tard, elle l'investira d'une mission : non seulement Hermas doit corriger les gens de sa maison mais il doit, devant les presbytres, communiquer à tous un message céleste : invitation à la pénitence, possibilité du pardon.

c) Autobiographie ou fiction ?

Lorsque nous reprenons, à la lumière de ce récit, l'autobiographie d'Hermas, nous remarquons que tout y est volontairement ordonné au but de l'ouvrage qui est une solennelle invitation à la pénitence : Hermas, sa femme, ses fils sont tous, à des degrés divers, des pécheurs. Ils ont donc tous à se repentir et à faire effectivement pénitence.

Dès lors, une question se pose : l'autobiographie d'Hermas est-elle fiction ou histoire ? Il est probable qu'elle ne soit que fiction, au même titre par exemple que l'autobiographie du prophète Osée. La mission prophétique d'Hermas est supposée mimée par sa vie même.

Les éléments historiques qui ressortent avec certitude du texte coïncident avec ceux que nous donne le Canon de Muratori. L'auteur vit à Rome vers le milieu du second siècle. On peut y ajouter sans risque d'erreur qu'Hermas est un laïc sans grande culture. Les graves erreurs théologiques de l'ouvrage et la pauvreté relative du style en témoignent.

II - L'R UVRE

1. Date

a) Un indice textuel nous invite à dater l'écrit aux environs de l'an 96 :

l'Église dit à Hermas : Tu feras donc deux copies du petit livre et tu enverras une à Clément, l'autre à Grapté. Et Clément l'enverra aux autres villes, c'est sa mission.

Vis. 2, 4, 3

Clément fut évêque à Rome entre 92 et 101.

b) Le Canon de Muratori nous dit que l'écrit date du temps du pape Pie (soit entre 142 et 155).

Comment résoudre la contradiction ?

Trois hypothèses ont chacune leurs défenseurs :

- « Clément » ne serait pas Clément de Rome.

- Hermas antidaterait son S uvre, la plaçant précisément sous le patronage de Clément pour lui donner plus d'importance.

- Le texte des quatre premières visions serait une S uvre de jeunesse, datant bien du temps de Clément. Le Pasteur qui, en fait, ne commence qu'à la cinquième vision, daterait seul du temps du pape Pie.

Cette dernière hypothèse a pour elle de sérieuses vraisemblances. L ancienne version latine, peut-être contemporaine d Hermas, intitule la cinquième vision : Visio quinta, initium Pastoris (Cinquième Vision, commencement du Pasteur).

2. Autorité historique

Le Pasteur d'Hermas est loué et tenu comme Écriture par saint Irénée (Adv. haer., IV, 20, 2) et Clément d'Alexandrie (Stromates, I, 29 etc.). Origène tient encore Le Pasteur pour inspiré mais il n'ignore pas que certains estiment peu cette S uvre (In epist. ad Rom., X, 31 etc.).

Tertullien, catholique, range Le Pasteur parmi les Ecritures (De oratione, 16) mais, devenu montaniste, il repousse avec un furieux rigorisme cette « Ecriture adultère et patronne des adultères » (De pudicitia X, 11).

Le Canon de Muratori en recommande la lecture mais non pas la lecture publique dans l'Église : c'est lui refuser le titre d'Ecriture.

Eusèbe de Césarée enfin, l'attribuant à tort, comme Origène, à l'Hermas dont parle saint Paul dans l'épître aux Romains, reconnaît son utilité et rapporte qu'il est lu encore dans des Eglises : il n'est cependant pas incontestablement inspiré (H.E., III, 3).

Dès le IIe siècle, l S uvre rédigée en grec, fut traduite en latin.

Le célèbre Sinaïticus a le premier quart de l S uvre (jusqu'au Précepte 4, 3).

3. Genre littéraire

Le Pasteur semble un livre bien étrange. Tout s'explique si on ne perd pas de vue le genre littéraire de l'écrit qui est une apocalypse : vision de personnages célestes. Elle s'apparente aux apocalypses juives, sans rien leur emprunter. Il est presque certain que ces visions sont purement littéraires ; elles sont « imaginées » afin de traduire une intuition religieuse très profonde : le droit du pécheur au pardon, droit fondé sur la seule miséricorde de Dieu.

4. Style

Le Pasteur n'est pas une S uvre littéraire géniale. Du moins est-il d'une lecture facile et agréable. La technique de l S uvre est naïve, mais cette naïveté n'a rien d'affecté et, si elle va parfois jusqu à la maladresse, elle n est pas sans charmes.

5. Plan et contenu

Plan :

cinq visions

douze préceptes

dix paraboles ou similitudes

Contenu :

a) Les cinq visions

Distinguons les quatre premières Visions (Ì Á ¬ Ã µ ¹ Â ) et la cinquième vision (¬ À ¿ º ¬ » Å È ¹ Â ­ ) ou l'Initium Pastoris.

Voici le résumé des QUATRE PREMIERES VISIONS :

En habits resplendissants, l'Église apparaît à Hermas. Elle est très âgée (À Á µ Ã ² Í Ä µ Á ± ). Hermas demandera en songe à un jeune homme très beau :

- Pourquoi est-elle si âgée ?

- Parce que, dit-il, elle fut créée avant toutes choses. Voilà pourquoi elle est âgée ; c'est pour elle que le monde a été formé.

Vis. 2, 4, 1

L'Église charge Hermas d'exhorter les siens et tous les chrétiens à la pénitence.

Dans la troisième Vision, l'Église montre à Hermas une tour immense en construction s'élevant sur les eaux (du baptême) :

La tour que tu vois construire, c'est moi, l'Église.

Vis. 3, 3, 3

Les six jeunes gens qui bâtissent... sont les saints anges de Dieu, les premiers créés, à qui le Seigneur a confié toute sa création à développer, à bâtir, à gouverner.

3, 4, 1

Toutes les pierres retirées du fond de l'eau s'agençaient et s'emboîtaient parfaitement aux jointures avec les autres pierres : elles se soudaient si bien entre elles qu'on ne voyait pas les joints. La construction paraissait bâtie d'un seul bloc.

3, 2, 6

Les pierres inutiles, fêlées et mutilées seront soit équarries par la pénitence, soit brisées et jetées loin de la tour.

Une pierre ronde, sans être taillée, sans rejeter un morceau d'elle-même, ne peut devenir carrée : de même les riches de ce monde, si on ne rogne pas leurs richesses, ne peuvent être utiles au Seigneur. Instruis-toi d'abord d'après toi-même : lorsque tu étais riche, tu étais inutile ; c'est maintenant que tu es tout à fait utilisable pour la vie. Devenez utilisables pour Dieu !203

3, 6, 6-7

Hermas s'étonne de ce qu'à chaque vision nouvelle, l'Eglise aux cheveux blancs lui apparaisse plus jeune « belle, gaie, d'un physique charmant » Vis. 3, 13, 1. C'est l'espoir de la pénitence de ses enfants qui lui redonne joie et jeunesse.

A la quatrième vision, Hermas rencontre un monstre effrayant :

Une bête énorme comme une baleine et de sa gueule sortaient des sauterelles de feu... Le monstre s'avançait avec un ronflement à anéantir une ville.

4, 1, 6 et 8

Hermas s'approche « revêtu de la foi en Dieu » et « l'énorme baleine s'étend à terre sans un mouvement ». l'Église vient à la rencontre d'Hermas,

... jeune fille parée comme si elle sortait de la chambre nuptiale tout en blanc, avec des souliers blancs, voilée jusqu'au front204 et avec une mitre comme coiffure.

4, 2, 1

Elle lui explique le sens de la vision : A la grande épreuve qui arrive et que préfigurait ce monstre, ceux qui d'un « cS ur repentant reviennent au Seigneur », pourront échapper.

La CINQUIÈME VISION (l'Initium Pastoris) : l'ange de la Pénitence apparaît sous l'aspect d'un Pasteur. Cet ange révélateur n'est autre que l'ange gardien d'Hermas :

Je suis le Pasteur à qui tu as été confié.

5, 3

Il demande à Hermas de prendre note des Préceptes (Mandata) et des Paraboles (Similitudines).

b) Les douze Préceptes

Les douze Préceptes sont un abrégé de la morale chrétienne.

Au premier Précepte sont recommandées la foi, la crainte du Seigneur et la continence :

Premier point entre tous : crois qu'il n'y a qu'un seul Dieu... Crois donc en lui et crains-le, et par cette crainte, sois continent.

Mand. 1, 1-2

Au deuxième Précepte, la simplicité du cS ur et l'innocence :

Maintiens-toi dans la simplicité, l'innocence et tu seras comme les petits enfants qui ignorent le mal destructeur de la vie des hommes.

2, 1

Revêts-toi de gravité : avec elle, point d'achoppement, mais rien que des chemins unis et de l'allégresse.

2, 4

Au troisième Précepte, la vérité :

Aime la vérité, qu'elle seule puisse sortir de ta bouche.

3, 1

A cette admonition, un désespoir soudain s'empare d'Hermas qui fond en larmes et avoue sa duplicité :

C'est que dans ma vie, Seigneur, je n'ai pas encore dit une parole vraie mais depuis toujours, j'ai vécu de fourberie envers tous.

3, 3

Au quatrième Précepte, la chasteté est prescrite. Hermas y poursuit le Pasteur de questions minutieuses sur le mariage, l'adultère et la pénitence,

... car je ne comprends rien et mon cS ur s'est endurci par mes méfaits passés. Instruisez-moi, car je suis tout à fait dépourvu d'intelligence et je ne comprends absolument rien.

4, 2, 1

Clairement, le Pasteur exprime sa doctrine sur la pénitence :

Le repentir est un acte de grande intelligence.

4, 2, 2

Hermas objecte

J'ai entendu certains docteurs dire qu'il n'y a pas d'autre pénitence que celle du jour où nous descendîmes dans l'eau et où nous reçûmes le pardon de nos péchés antérieurs.205

4, 3, 1

La réponse du Pasteur est un texte essentiel. Le rigorisme de l'Église y est ménagé et l'indulgence triomphe :

Ce que tu as entendu est exact. Il en est ainsi. Celui qui a reçu le pardon de ses péchés ne devrait en effet plus pécher, mais demeurer en sainteté... Le Seigneur connaît les cS urs... Il a connu la faiblesse des hommes... Dans sa grande miséricorde, le Seigneur s'est ému pour sa créature et a institué cette pénitence et fi m'a accordé de la diriger.

4, 3, 2-5

Mais cet « appel important et solennel » est « uniquement pour ceux qui ont été appelés avant ces tout derniers jours » : la faveur de l'unique pénitence seconde ne vaut, dans le Pasteur d'Hermas, qu'à titre exceptionnel.

Au cinquième Précepte, la patience est exaltée. Elle est condition de la justice. Comme au troisième Précepte (de la sincérité), le but de la morale est souligné : conserver intact l'esprit que Dieu a fait habiter en la chair (cf. aussi Mand. 10, 2, 5) :

Si tu es patient, l'Esprit Saint qui habite en toi sera pur de n'être pas obscurci par un autre esprit mauvais.

5, 1, 1

Le sixième Précepte rappelle d'abord la trilogie du premier Précepte : foi, crainte, continence. Leurs vertus (= leur puissance) vont maintenant être montrées : par la foi, l'homme donnera sa confiance au juste et il fuira l'injuste. Car il est deux voies206 : voie droite et unie de la justice, voie tortueuse de l'injustice. L'homme a deux anges, celui de la Justice qu'il lui faut écouter et celui de l'injustice auquel il faut renoncer207.

Le septième Précepte décrit la puissance de la crainte

Crains le Seigneur et garde ses commandements (Eccl, 12, 13)... Le diable, ne le crains pas... Qui n'a pas de pouvoir n'inspire pas de crainte208.

7, 1-2

Le huitième Précepte traite de la continence (­ ³ º Á ¬ Ä µ ¹ ± )

Abstiens-toi du mal et fais le bien.

8, 2

Dans ce huitième Précepte, la charité est mentionnée avec ses S uvres de miséricorde, mais nulle part Hermas, ne lui réserve sa place d'honneur qu'il ne semble pas avoir eu clairement en vue.

Le neuvième Précepte :

Enlève de toi le doute... ce fils du diable.

9, 1 et 9

Il s'agit du manque de confiance dans la prière. Les péchés passés ne sont pas un obstacle à une « pleine confiance, ferme et puissante ».

Car Dieu n'est pas comme les hommes rancuniers ; il ne connaît pas la rancune et il a compassion de sa créature.

9, 3

Le dixième Précepte

Éloigne de toi la tristesse, car elle est sS ur du doute et de la colère...

10, 1, 1

L'homme triste... attriste l'Esprit Saint donné joyeux à l'homme. La prière de l'homme triste n'a pas la force de monter à l'autel de Dieu.

10, 3, 2

Le onzième Précepte donne les règles du discernement entre les vrais et les faux prophètes, 'qui se disent « porteurs de l'Esprit ». Ceci est donc une page très vivante d'Histoire de l'Église. Au temps d'Hermas, le prophétisme était en voie de disparition. Mais les faux prophètes, avides de gains, dupaient les crédules en faisant fonction de devins209.

Eprouve d'après sa vie l'homme qui détient l'Esprit divin.210

11, 7

Est-ce qu'un Esprit divin peut accepter un salaire pour prophétiser ?

11, 12

Ce Précepte se termine par cette jolie comparaison :

L'esprit terrestre vient du diable... Prends une pierre et jette-la vers le ciel ; vois si tu peux l'atteindre !... Prends donc la force qui vient d'en haut : la grêle est un très petit grain, mais quand elle tombe sur la tête d'un homme, quel mal elle fait ! Ou bien prends la goutte qui du toit tombe à terre et perce la pierre. Tu vois ainsi que les plus petites choses qui tombent d'en haut sur la terre ont une grande force ; de même l'esprit divin qui vient d'en haut est puissant. Aie donc confiance en cet esprit et éloigne-toi de l'autre.

11, 17 à 21

Douzième Précepte

Écarte de toi tout désir mauvais ; revêts-toi du désir bon et saint. Car revêtu de ce désir, tu haïras le désir mauvais, tu lui mettras un frein comme tu voudras.

12, 1

Les Préceptes se terminent, comme on pouvait s'y attendre, par une solennelle invitation à la pénitence. Le Pasteur dit à Hermas :

Exhorte ceux qui entendront ces préceptes à faire une pénitence purificatrice le reste des jours de leur vie. Ce ministère dont je te charge, remplis-le scrupuleusement.

12, 3, 2-3

Hermas se trouble : ces préceptes sont durs à observer. Devant semblable objection, une véritable irritation s'empare du Pasteur qui parle

d'une façon si indignée que j'en fus tout bouleversé et qu'il me fit grand peur.

12, 4, 1

Devant le trouble du pauvre Hermas, le Pasteur s'adoucit. Seule la légèreté, l'irrésolution de l'homme rend les préceptes durs à observer.

Mettez le Seigneur dans votre cS ur et vous connaîtrez qu'il n'y a rien de plus facile que ces préceptes, ni de plus doux, ni de plus humain.

12, 4, 5

Que le bon désir emplisse nos cS urs :

Les amphores non remplies s'aigrissent vite.

12, 5, 3

Ceux qui sont entiers dans leur foi résistent énergiquement.

12, 5, 4

La menace du diable, ne la craignez pas du tout, il est sans force, comme les nerfs d'un mort211.

12, 6, 2

c) Les dix Similitudes

Similitude 1 - Le thème des « deux Cités »

Vous habitez sur une terre étrangère, vous les serviteurs de Dieu... votre cité est loin de celle-ci.

Sim.1, 1, 1

Ce thème, courant chez Philon, se trouve dans la Première Épître de Pierre 2, 11 et dans l'Épître aux Hébreux, 11, 9-10. Il faut donc vivre selon la loi de sa cité et les richesses sont « au service de Dieu ».

Rachetez des personnes dans le besoin...

1, 8

Ne te réserve rien de plus que le strict nécessaire et sois prêt212.

1, 6

Similitude 2 - Le même sujet y est traité : les richesses sont au service de Dieu.

L'ormeau et la vigne s'attachent l'un à l'autre et ainsi les fruits de la vigne sont bien ceux de l'ormeau car les raisins, au contact de la terre, pourriraient. Ainsi, la richesse spirituelle du pauvre devient celle du riche, si pauvre aux yeux de Dieu, lorsque le riche s'attachant au pauvre, lui communique sans hésitation, les richesses reçues du Seigneur.

Similitude 3

Dans ce monde, ne se distinguent ni justes, ni pécheurs c'est l'hiver, et tous les arbres, dépouillés de leurs feuilles, semblent morts.

Similitude 4

Après l'hiver de ce monde, l'été du « monde qui vient »213. Quand « brillera la miséricorde du Seigneur », les justes « arbres verdoyants », se distingueront des pécheurs, arbres secs.

Toi donc, porte des fruits en toi-même, afin qu'en cet été-là ton fruit soit connu.

4, 5

Similitude 5

Le Pasteur, assis près d'Hermas, se révèle à lui. Hermas jeûne. Le Pasteur lui enseigne à jeûner « pour le Seigneur »214 :

Jeûne pour Dieu... : ne fais rien de mal dans ta vie et sers le Seigneur avec un cS ur pur.

5, 1, 4

Suit la longue parabole de la vigne215 que le maître confie à son esclave, lui demandant une seule chose : l'entourer d'une clôture. Mais l'esclave ne se contente pas d'exécuter cet ordre : aucun soin ne sera épargné.

Ainsi, à l'imitation de l'esclave fidèle que Dieu fera le cohéritier de son Fils, Hermas doit d'abord accomplir les commandements de Dieu.

Le jeûne, S uvre surérogatoire, sera alors accueilli par Dieu et avec d'autant plus de faveur que le prix des aliments non consommés sera donné aux pauvres.

Une explication théologique minutieuse de la parabole est alors donnée et... c'est dommage, car les idées. d'Hermas ne sont pas claires : le Fils de Dieu est le Saint-Esprit216. Le Saint-Esprit préexistant, Dieu l'a fait habiter dans la chair (l'esclave) qu'il avait choisie. Cette chair, modèle de la nôtre, « servit fort bien l'Esprit ». La théologie erronée d'Hermas sert de base à sa remarquable position morale :

La chair et l'esprit vont ensemble et ils ne peuvent être souillés séparément.

5, 7, 4

Similitude 6

Hermas voit un berger tout jeune dont les brebis vivaient dans les délices. Beaucoup d'entre elles bondissaient çà et là.

Il vit un autre berger d'aspect austère, avec dans la main, un très solide bâton à nS uds et un long fouet.

Le tout jeune berger passait au berger sévère celles de ses brebis qui ne bondissaient pas. Elles étaient fouettées et malmenées...

Le jeune berger est l'ange de volupté et d'erreur. Les brebis joyeuses et bondissantes sont « ceux qui se sont définitivement écartés de Dieu » (Sim. 6, 2, 3) Le berger sévère est l'ange du châtiment qui inflige aux brebis coupables la « pénitence qui donne la vie » (ibid.).

Similitude 7

Hermas se met à la recherche de l'ange justicier. Il veut lui demander de l'épargner désormais car il souffre trop. Le Pasteur explique à Hermas que la pénitence qu'il subit profite aussi à ses enfants et à toute sa maison.

Similitude 8

Le Pasteur montre à Hermas

un saule couvrant des plaines et des montagnes, et à l'abri sous le saule, étaient venus tous ceux qui sont appelés au nom du Seigneur.

8, 1

Ce saule « vivace de nature » est la loi de Dieu.

Se tenait debout sous le saule l'ange glorieux du Seigneur, d'une taille énorme, avec une grande faucille, et il coupait des branches de saules et il les donnait à la foule abritée sous le saule.

8, 1, 2

L'ange grand et glorieux, c'est Michel, qui détient le pouvoir sur ce peuple et qui le gouverne. C'est lui qui donne la loi et la mort dans le cS ur des croyants.

8, 3, 3

Ensuite l'ange reprenait les rameaux de chacun : rameaux, hélas, secs et fendillés, pourris, rongés des vers, etc. Mais :

La plus grande partie de la foule remettait des rameaux verts et l'ange s'en réjouissait beaucoup.

8, 1, 16

Tous ceux qui avaient remis leurs rameaux verts étaient envoyés dans la tour217 marqués d'un signe, leurs vêtements étaient blancs comme neige.

Le Pasteur plante et arrose tous les rameaux desséchés

car celui qui a créé cet arbre souhaite que vivent tous ceux qui reçoivent un rameau de lui.

8, 2, 9

Beaucoup revivront, sauvés par la pénitence :

Le Seigneur est patient et il veut que soit sauvé l'appel qui vient de son Fils218.

8, 11, 1

Cette longue similitude distingue avec minutie toutes les catégories d'élus et de pécheurs.

Similitude 9

La similitude 9 est très longue, plus du double de la huitième similitude.

Autour du thème central : construction de la tour, repris d'ailleurs à la troisième vision, évoluent d'autres thèmes secondaires et les interprétations des symboles sont multiples. D'où un ensemble à la fois diffus et confus. Voici l'essentiel de la similitude :

Emporté en Arcadie219, Hermas voit au centre d'une immense plaine entourée de douze montagnes, un grand rocher blanc, très ancien, sur lequel se dresse une tour en construction.

C'est le va-et-vient animé d'un chantier : une foule d'hommes dont six plus importants travaillent à la construction. Toutes les pierres doivent être portées par les mains des vierges et n'entrent dans la construction que lorsque les vierges ont passé par la porte du rocher.

Les douze montagnes symbolisent à la fois les douze tribus et toutes les nations et douze catégories de chrétiens.

Le roc blanc très ancien est le Fils de Dieu « né avant la création tout entière » (Sim. 9, 12, 2). La porte neuve du rocher est le Fils de Dieu « lorsqu'il s'est manifesté aux derniers jours de l'accomplissement » (Sim. 9, 12, 3).

Les douze vierges sont douze vertus. Quatre d'entre elles gardent les angles de la tour : Foi, Tempérance, Force, Patience.

Les hommes qui travaillent au chantier sont les anges.

Le propriétaire de la tour vint l'examiner

au milieu d'un cortège nombreux d'hommes qui avançaient, un homme d'une taille telle qu'il dépassait la tour.

9, 6, 1

Ce propriétaire, c'est le Fils de Dieu. Il donne ses ordres et confie au Pasteur (l'ange de la Pénitence) les pierres qui avaient été « rejetées comme indignes » (Sim. 9, 7, 4).

Nettoie avec soin ces pierres et emploie à la construction de la tour celles qui peuvent s'ajuster aux autres ; celles qui ne s'y ajustent pas, jette-les loin de la tour.

9, 7, 2

C'est le grand cri de la miséricorde : que tout soit mis en S uvre pour que les pierres s'ajustent :

Celles qui seront trouvées trop petites seront mises à l'intérieur des murs... les plus grosses soutiendront les autres220.

9, 7, 5

Les pierres demeurées inutilisables sont emportées par douze femmes vêtues de noir : Incrédulité, Intempérance, Désobéissance, Tromperie, Tristesse, Méchanceté, etc...

La leçon majeure de la Similitude est celle de tout le Livre :

Guérissez-vous donc pendant que la tour est encore en construction.

9, 32, 1

Certains auteurs soutiennent que la Similitude 9 n'a été insérée que plus tard, elle justifierait le retard de la Parousie comme un délai accordé encore aux pénitents.

Similitude 10

Lorsqu'à la Vision 5, le Pasteur était apparu à Hermas, il lui avait dit :

J'ai été envoyé par le plus vénérable des anges pour habiter avec toi tout le reste de tes jours.

Vis. 5, 2

La Similitude 10 forme la conclusion de l'ouvrage : cet ange lui-même apparaît familièrement à Hermas et l'exhorte à la persévérance dans sa pénitence personnelle,

Le Pasteur a bonne impression de toi. Il me l'a dit.

Sim. 10, 2, 2

Il l'encourage aussi dans sa grande mission de prédicateur de la pénitence.

Il confie Hermas au Pasteur et aux vierges (= les vertus) qui, s'il nettoie bien sa maison, habiteront toujours avec lui !

III - LA DOCTRINE ET LA MORALE

Le contenu de l S uvre ayant été examiné, il ne reste plus qu'à en synthétiser le message sur quelques points plus importants.

1. La doctrine

a) La Pénitence.

La pensée dominante d'Hermas est de rendre l'espoir du salut au chrétien tombé dans le péché. Il est nécessaire ici de remettre Le Pasteur dans son contexte historique.

L'Église du second siècle prend douloureusement conscience de la faiblesse de ses enfants. En son sein même, la réaction se dessine en deux courants opposés : l'encratisme221, rigorisme excessif, qui est un « esprit et non pas une secte, un esprit répandu dans l'Église même au second siècle »222, et l'indulgence dont le Pasteur d'Hermas se fait le manifeste.

Un message de salut - il est important de le remarquer - est attribué à l'Église elle-même.

Hermas a une conscience très nette de sa hardiesse. Aussi n'ose-t-il présenter le pardon qu'à titre de faveur exceptionnelle, en vue de la Parousie toute proche. Très habilement, il se présente lui-même comme un encratite, mais c'est la vie chrétienne normale et non plus l'héroïsme qui est proposée comme idéal. La faiblesse de l'homme que Dieu veut sauver lui est connue, si beaux soient-ils, les préceptes du Pasteur lui semblent encore « excessivement durs ».

Dernière notation importante : aucune faute n'est exclue du bénéfice du pardon.223

b) l'Église

La doctrine d Hermas sur l'Église est très ferme et belle. Agée, elle est cette créature en vue de laquelle Dieu a tout créé. Céleste, elle vient de Dieu.

Terrestre, elle est en construction et la purification de ses enfants lui rend sa jeunesse, sa joie et sa beauté.

Elle est constituée en Églises locales, visibles et gouvernées et Hermas doit transmettre aux presbytres le livre que lui remet l'Église céleste. Clément l'adressera aux « villes du dehors ».

Elle est catholique : toutes les nations qui « habitent sous le ciel » ont entendu le message.

Elle est apostolique : les douze montagnes (Sim. 9) figurent le monde entier à qui le Fils de Dieu fut annoncé par les Apôtres.

Purifiée, elle doit tendre à l'unité qui est sa loi :

Ceux qui auront été purifiés formeront un seul corps... L'Eglise de Dieu sera un seul corps, un seul sentiment, un seul esprit, une seule foi, une seule charité. Alors le Fils de Dieu se réjouira et exultera au milieu d'eux en accueillant son peuple pur.

Sim. 9, 18, 34

Elle est intimement unie au Fils de Dieu comme la tour au rocher qui, ensemble, forment un monolithe.

c) Erreurs doctrinales

Hermas est un « pauvre théologien qui s'embrouille dès qu'il essaie d'exposer le mystère de l'Incarnation »224.

« Le nom du Fils de Dieu est grand, infini et soutient le monde entier » (Sim. 9, 14, 5). Pas une seule fois, Hermas n'écrit « Jésus » ni « Christ ». Il parle du « Nom » - « Ceux qui ont souffert à cause du Nom » (Vis. 3, 1, 9) - du Fils de Dieu, du Fils bien-aimé.

Mais ce Fils de Dieu, Hermas l'identifie au Saint-Esprit : « Le Fils, c'est le Saint-Esprit » (Sim. 5, 2 ; 9, 1). « L'Esprit Saint, Dieu l'a fait habiter dans une chair de son choix », une chair d'esclave, et de cette chair glorifiée, de cet esclave qui a servi admirablement l'Esprit, Dieu fera le cohéritier de son Fils (Sim. 5).

Pensées confuses, inexactes et il n'est même pas exclu qu'Hermas n'ait confondu l'archange Michaël, l'ange grand et glorieux, avec le Fils de Dieu, chef des anges.

Comment a-t-on pu accorder si large crédit à une S uvre d'une théologie aussi douteuse ?

Deux réponses s'imposent

1. La confusion entre le Fils de Dieu et le Saint-Esprit était assez répandue à cette époque.225

2. Les anciens ont compris que la théologie était noyée dans la parénèse. Le Pasteur d'Hermas est l S uvre d'un moraliste. « C'est le moraliste qui a toujours retenu l'attention et à bon droit. Hermas est et se veut moraliste, il ne s'affirme pas théologien »226.

2. La morale

Nous voulons seulement mettre ici en relief le but de la morale, tel que le présente avec insistance Hermas :

Tout l'effort humain consiste à conserver intact « l'esprit que Dieu a fait habiter dans la chair ». Cette idée est répétée avec complaisance.

La morale d'Hermas est très belle, équilibrée, discrète, mais on ne voit pas que ses éléments en soient hiérarchisés. On reste surpris que la charité, cette clé de voûte du christianisme, ne soit que mentionnée (Mand. 8, 9). Par contre, la place accordée à la crainte de Dieu est fondamentale (Mand. 7).

« Tu vivras pour Dieu » est la grande promesse, le refrain qui scande tous les conseils. Aux yeux de Dieu, tout effort moral nous rend vivants.

APPENDICE

DÉVELOPPEMENT DE LA DISCIPLINE PÉNITENTIELLE DANS L'ÉGLISE

La pratique pénitentielle des premiers siècles est d'une grande complexité. Nous n'en indiquerons que quelques jalons à l'aide de textes des Pères. Mais d'emblée, nous donnons les conclusions du livre de P. GALTIER227 qui fait autorité en la matière : l'Église et la rémission des péchés aux premiers siècles.

A partir du VIIe s., sous l'influence des pratiques monastiques, l'usage de la pénitence privée se généralise.

Or, deux constatations s'imposent :

1. Les moines de Rome qui arrivent en Angleterre acceptent, sans en être choqués, l'usage du pays où la pénitence publique est inconnue.

En cette province, la réconciliation publique n'est pas établie, car la pénitence n'y est pas publique.

Pénitentiel dit de Théodore, 1, 13, 3

2. Les moines venus d'Irlande répandent sur le continent, sans que l'on remarque la moindre résistance, l'usage de la pénitence privée.

La pénitence privée était-elle une innovation ?

Voici ce qui ressort d'une exacte observation des faits

1) Il existe une seule institution pénitentielle : c'est une expiation liturgique solennelle requise pour les fautes les plus graves et les plus scandaleuses.

2) Cependant, en secret, en privé, l'Église (= l'Evêque ou le prêtre) en dispense.

3) Dès le IIIe s., l'absolution aux mourants est d'usage. A partir du Concile de Nicée, cet usage devient universel.

Dans la pénitence ecclésiastique, il faut distinguer :

- l'aveu : confession des fautes, l'exomologèse,

- la pénitence expiation, peines imposées,

- la rémission l'absolution, la réconciliation.

L'aveu des fautes fut généralement privé.

La coutume contraire fera souvent l'objet d'un blâme.

La pénitence, très sévère, et la réconciliation sont officiellement publiques et ne peuvent être concédées une deuxième fois.

C'est au IIIe s. qu'apparaît un mode secret de rémission paternel et familial, mais il est vrai que plus l'Église devient officielle, plus l'usage s'en raréfie.

Mgr Batiffol écrivait : « Ne disons pas : il y a une pénitence publique et il n'y a pas de pénitence secrète. Disons : il y a une consultation secrète, une satisfaction publique, une réconciliation publique. Le jour où toute cette publicité disparaîtra, il n'y aura pas une institution nouvelle mais la modification d'une seule et même institution préexistante "228.

Galtier souscrit à ce point de vue mais il y ajoute un élément important : « On ne saurait mieux dire, à condition toutefois de ne pas trop retarder cette disparition de la publicité ».

Nous allons choisir quelques textes patristiques qui illustrent les conclusions de Galtier.

Quelques textes et leur signification

« J'ai péché comme homme Toi, comme Dieu, aie pitié ! »

Abbé Apollo de Scété

La position d'Hermas (vers 145)

A titre exceptionnel, les pécheurs pénitents peuvent obtenir le pardon de toutes les fautes commises après le baptême.

L'évêque Denys de Corinthe (vers 170)

Écrivant aux Églises du Pont, l'évêque Denys ordonne

de recevoir ceux qui se convertissent de quelque faute que ce soit, qu'il s'agisse d'une faute de négligence ou même du péché d'hérésie.

EUSEBE, H.E., IV, 23, 6229

Clément d'Alexandrie ( avant 215)

Après le baptême, il existe une seconde pénitence laborieuse :

Dieu donc, qui est plein de miséricorde, a donné même à ceux qui tombent dans le péché après avoir cru, une seconde pénitence : si un élu est tenté, par force ou par ruse, il trouve encore une pénitence après laquelle il n'y en aura plus d'autre...

celui qui après cela (= le baptême) pèche, puis se repent, même s'il obtient le pardon, doit être couvert de honte, car il n'est plus lavé pour la rémission des péchés...

Une fréquente pénitence est de la complaisance pour le péché, une disposition à la rechute par manque d'exercice.

Stromates, 11, 13

De ce « second baptême dans les larmes », Clément propose un exemple émouvant : il nous montre l'apôtre Jean courant à la poursuite d'un jeune homme baptisé qui, « se croyant perdu définitivement », était devenu « sans rival dans la violence et le crime ».

L'apôtre le poursuivit de toutes ses forces, oubliant son âge et criant : « Pourquoi me fuis-tu, mon enfant, moi ton père, désarmé, vieux. Aie pitié de moi, enfant, ne crains pas. Tu as encore l'espérance de vivre. Moi je rendrai compte au Christ à ta place. S'il le faut, je supporterai volontiers la mort, comme a fait le Seigneur pour nous ; pour toi, je donnerai ma vie. Arrête-toi. Aie confiance. C'est le Christ qui m'a envoyé.

Quis dives salvetur, 42230

Tertullien ( après 220)

a) Période catholique

Tout baptisé, coupable d'un péché grave, doit se soumettre à la pénitence ecclésiastique non réitérable.

Dieu a voulu, la porte du pardon une fois fermée, le verrou du baptême tiré, laisser un refuge ouvert. Il a placé dans le vestibule une seconde pénitence, pour qu'elle ouvre à ceux qui frappent, mais une fois seulement, puisque c'est déjà la seconde fois ; et jamais plus ensuite, puisque ç'a été en vain que le dernier pardon a été accordé. N'est-ce pas en effet assez d'une fois ?

De paenitentia, VIII (écrit en 203)

L'exomologèse nous est décrite :

L'exomologèse est donc une discipline qui apprend à l'homme à s'humilier et à s'abaisser, en lui imposant un régime capable d'attirer sur lui la miséricorde... Elle veut que l'on couche sur le sac et la cendre, que l'on se couvre le corps de haillons, que l'on s'abandonne à la tristesse, que l'on corrige ses fautes par un traitement sévère. D'autre part, le pénitent doit se contenter, pour le boire et le manger, de choses toutes simples... ; il alimente souvent la prière par le jeûne ; il gémit, il pleure, à crie jour et nuit vers le Seigneur son Dieu, se roule aux pieds des prêtres, s'agenouille devant ceux qui sont chers à Dieu, charge tous ses frères d'intercéder pour obtenir son pardon.

De paenitentia, X

Déjà apparaît l'inconvénient majeur de la pénitence publique : le coupable s'y dérobe :

Il en est cependant beaucoup qui, devant ce devoir, ou s'y dérobent ou en remettent l'accomplissement de jour en jour.

De paenitentia, X

Tertullien met admirablement en relief le rôle d'intercession de l'Église, corps du Christ :

Pourquoi fuis-tu, comme s'ils devaient applaudir à ton malheur, ceux qui y participent ? Le corps ne peut se réjouir du mal qui fait souffrir un de ses membres : il faut bien qu'il souffre tout entier, et collabore à la guérison. Là où il y a un ou deux fidèles, là est l'Église, et l'Église, c'est le Christ. Donc quand tu tends les mains vers les genoux de tes frères, c'est le Christ que tu touches, le Christ que tu implores. De même, quand ils répandent des larmes sur toi, c'est le Christ qui souffre, le Christ qui demande pardon. Or la prière d'un fils est vite exaucée.

De paenitentia, X

b) Période montaniste

La position de Tertullien dans le De pudicitia (écrit vers 217) est devenue rigoriste. Le pouvoir des clés n'appartient pas à l'Église des évêques, dit-il, mais seulement aux spirituels. l'Église à laquelle Tertullien continue à décerner le titre de « Mère » n'est d'ailleurs désormais pour lui qu'un groupement spirituel231.

Tertullien distingue dorénavant les péchés rémissibles et les péchés irrémissibles (adultère - meurtre - apostasie).

Il s'indigne de ce que l'on profane le sacrement chrétien de l'Eucharistie en faisant peindre sur les calices l'image du Pasteur ramenant au bercail la brebis égarée. Le Pasteur d'Hermas n'est pour lui qu'Ecriture adultère et patronne des adultères (X, 11).

Enfin, il attaque violemment l'édit d'un évêque232 qui a osé déclarer : « Quant à moi, je remets aussi, par la pénitence, les délits d'adultère et de fornication »233.

Au sein même de l'Église, la distinction entre péchés rémissibles et péchés irrémissibles est faite souvent234, le pardon étant « réservé à Dieu ». Les pécheurs s'adressent aussi volontiers aux « spirituels », aux martyrs surtout dont ils réclament un libellus235. Leur démarche se justifie par leur confiance en l'intercession des saints.

La Didascalie des Apôtres (Première moitié du IIIe siècle)

L'auteur, un évêque syrien, se montre beaucoup plus indulgent que ses contemporains d'Occident (Tertullien, Hippolyte, Cyprien). Tous les péchés, à l'exception du péché contre le Saint-Esprit, peuvent être pardonnés.

Il n'est pas question de la non-réitérabilité de la pénitence.

Les évêques qui ferment les yeux sur les pécheurs pour n'avoir pas à les excommunier sont blâmés. Mais leur pouvoir de rémission est reconnu : il ne se restreint pas à la réconciliation par la pénitence publique.

Origène ( 253/254)

Seuls les péchés « qui conduisent à la mort » sont normalement assujettis à l'expiation que nous appelons la pénitence publique236. Les autres fautes sont l'objet d'une rémission gracieuse s'obtenant d'emblée par la prière des prêtres.

Le laïc ne peut pas faire disparaître lui-même son péché, il va au lévite ; il lui faut le prêtre ou même quelqu'un de plus haut ; il a besoin du pontife pour obtenir la rémission des péchés.

Je vais plus loin : celui qui n'a pas le zèle de la sainteté ne songe pas, quand il a péché, à faire pénitence de sa faute ; fi ne sait pas en chercher le remède. Ce sont les saints qui se repentent de leurs péchés, qui sentent leurs blessures, se rendent compte de leurs chutes, vont à la recherche des prêtres, demandent la guérison et la purification au pontife.

In Num., Hom. X, 1 sv.

Origène se rend compte de la sévérité de la discipline ecclésiastique.

Peut-être les auditeurs de l'Eglise diront-ils : il faisait meilleur avec les anciens qu'avec nous, lorsque le pardon était accordé aux pécheurs par l'offrande des sacrifices divers. Chez nous, il n'y a qu'un seul pardon des péchés, celui qui est donné au commencement par la grâce du baptême : ensuite, ni miséricorde, ni pardon ne sont concédés au pécheur. Il convient certes qu'une discipline plus austère enchaîne le chrétien, pour qui le Christ est mort. Pour ceux d'autrefois, les brebis, les boucs, les bS ufs, les oiseaux étaient égorgés, la farine était répandue. Pour toi, c'est le Fils de Dieu qui a été égorgé et il te plairait encore de pécher ?

In Levit., Hom. 2, 4

Cependant, après la première rémission du baptême, six autres moyens de salut sont offerts au pécheur : le martyre, l'aumône, le pardon à nos frères, la conversion d'un frère, l'abondance de la charité et enfin cette septième rémission laborieuse prescrite pour les fautes graves :

Il y a encore une septième rémission des péchés, bien que dure et laborieuse, par le moyen de la pénitence, lorsque le pécheur lave sa couche dans les larmes, que les larmes deviennent sa nourriture de jour et de nuit, qu'il ne rougit pas de dévoiler son péché au prêtre du Seigneur et de lui demander le remède, selon la parole : « J'ai dit : je déclarerai contre moi mon injustice au Seigneur, et tu as remis l'impiété de mon cS ur ». (Ps. 31, 5)

In levit., hom. 2, 4

C'est le devoir des pasteurs de s'efforcer de ramener le pécheur. Si celui-ci s'endurcit, qu'on le retranche du corps de l'Eglise

Tu es le pasteur : tu vois les petites brebis du Seigneur ignorantes du danger se jeter dans les précipices, se suspendre aux abîmes ? Tu ne cours pas ? Tu ne les rappelles pas ? Tu ne les arrêtes pas au moins par ta voix, tu ne les effrayes pas par des mots de correction ? Est-ce ainsi que tu oublies le mystère divin, et comment le Sauveur ayant abandonné les quatre-vingt dix-neuf brebis dans les cieux, est descendu sur terre pour une seule petite brebis qui s'était perdue, et, après l'avoir trouvée, l'a portée sur ses épaules jusqu'au ciel ? Et nous, imitons-nous l'exemple du maître berger en ne prenant aucun soin de nos petites brebis ?

Nous ne parlons pas de la sorte pour faire retrancher un homme coupable d'une faute légère ; mais si un pécheur, après avoir été averti et corrigé pour sa faute, une, deux ou trois fois ne s'améliore pas, usons des procédés du médecin. Si nous l'avons oint d'huile, si nous l'avons bandé avec des emplâtres, si nous l'avons frotté de pommade, et que la dureté de tumeur ne cède pas aux remèdes, il n'y a plus qu'à couper237

In libr. Jesu Nave, hom. 7, 6

Saint Cyprien de Carthage ( 258)

Saint Cyprien proteste contre la réconciliation trop hâtive des lapsi238 et rappelle aux prêtres qui l'accordent, leur devoir d'obéissance à leur évêque.

C'est le devoir des chefs de s'en tenir à la règle.

Lettre 15, 2, 1

En cas de danger, il autorise cependant d'accorder cette réconciliation à ceux qui ont reçu un billet des martyrs.

En conséquence, que ceux qui ont reçu des martyrs des billets et qui, par le crédit de leur prérogative auprès de Dieu, peuvent en être aidés, s'ils viennent à tomber dans quelqu'état de souffrance ou péril de maladie, soient autorisés, sans attendre notre présence, à faire à un prêtre quelconque, ou si l'on ne trouve pas de prêtre, et que la fin approche, à faire même à un diacre, la confession de leur faute : ainsi on leur imposera les mains en signe de réconciliation et ils pourront aller au Seigneur avec la paix que les martyrs nous ont demandée pour eux dans leurs lettres.

Lettre 18, 1, 1

Mais les martyrs ne peuvent accorder ce billet à la légère.

Saint Ambroise (339 397)

Voici ce qu'écrit le secrétaire d'Ambroise, le clerc Paulin de Milan239 :

Chaque fois que pour obtenir la pénitence, quelqu'un venait lui confesser ses fautes, il pleurait au point d'arracher des larmes au pénitent lui aussi.

Vita, 38

Ce n'est pas facilement qu'Ambroise, si humble et bon, « liait » les pécheurs

Je n'étais pas digne d'être évêque, je le savais, car je m'étais livré au monde. Celui-là donc, Seigneur, qu'au moment où il se perdait vous avez appelé au sacerdoce, maintenant qu'il est prêtre, ne le laissez pas périr. Et tout d'abord, donnez-moi de savoir compatir affectueusement aux pécheurs. Chaque fois que le péché d'un coupable m'est révélé, que je sache prendre ma part de sa douleur. Au lieu de le reprendre avec hauteur, que je sache m'affliger et pleurer.

De paenitentis, 11, 8, 73

Nous n'usurpons pas un pouvoir, nous sommes au service d'un commandement. Il ne faut pas, lorsque viendra le Seigneur, qu'il trouve liés ceux qu'il nous fallait délier et qu'il reprenne alors sévèrement l'intendant qui a tenu liés les serviteurs que le Seigneur avait ordonné de délier.

Enarr. in psalm. 38, 37

Saint Jean Chrysostome (354 407)

En août 403, le synode du Chêne240 groupa 36 évêques.

Pour 29 motifs ridicules, Jean Chrysostome, évêque de Constantinople, fut injustement déclaré déchu de ses droits. Voici un de ces motifs :

Il encourage à pécher. S'il vous arrive de pécher une seconde fois, enseigne-t-il, faites pénitence une seconde fois. Chaque fois que vous aurez péché, venez me trouver et je vous guérirai.

PHOTIUS, Bibl., cod. 59

Saint Augustin (354 430)

Voici, en bref, une synthèse de la position d'Augustin :

1) l'Église remet tous les péchés, même les plus graves, mais sans exiger pour tous le même mode d'expiation.

2) L'expiation qui comporte une séparation officielle du corps du Christ n'est point de rigueur pour tous les péchés que remet l'Église.

3) Là même où cette expiation est de rigueur, l'Église peut la réduire ou en dispenser, tout au moins quand les péchés à remettre n'ont pas été publics.

Quelques textes préciseront sa pensée :

L'apôtre dît : « Reprenez publiquement les pécheurs, afin d'inspirer la crainte aux autres » (I Tim., 5,20). En cela, il ne contredit pas la parole du Maître : « Reprends-le entre toi et lui seul » (Mt., 18,15). Car il faut faire l'un et l'autre suivant les circonstances et le genre d'infirmité de ceux que nous voulons, non pas perdre, mais corriger et guérir.

De Fide et operibus, 3,4

l'Église catholique, comme une véritable mère, ne repousse pas ses enfants avec dédain quand ils sont tombés dans le péché, et quand ils se corrigent, elle refuse de leur montrer trop de rigueur dans le pardon.

De agone christiano, 30,32

Quel que soit le ministre qui impose les mains pour la réconciliation, c'est toujours l'amour de l'Église qui remet les péchés à ceux qui sont en communion avec elle.

Tr. in Jo., 121,4

Augustin veut que l'on distingue entre les fautes objectives et les fautes subjectives ; ce texte est très clair pour notre sujet :

 

Autres sont les péchés d'infirmité, autres ceux d'ignorance, autres ceux de malice... Il faut juger... devant la bonté de Dieu... quels sont ceux qu'on doit dispenser d'une pénitence douloureuse et pénible, bien qu'ils reconnaissent leurs péchés et quels sont ceux qui ne peuvent espérer le salut qu en offrant à Dieu, comme sacrifice, un cS ur brisé par la pénitence.

De diversis quaestionibus, 83, 26

Tous les pécheurs peuvent obtenir le pardon :

Il y en a qui ont dit : il ne faut pas accorder la pénitence à tels et tels péchés ; ils ont été exclus de l'Église et sont devenus hérétiques. Pour quelque péché que ce soit, l'Église notre mère miséricordieuse ne perd pas ses entrailles (non perdit viscera pia mater Ecclesia).

Sermon 352,9

On reproche à Augustin de ne pas sévir :

Voici un meurtrier que l'évêque connaît ; personne que lui ne le connaît. Je veux bien le reprendre publiquement, mais on cherche à le mettre en accusation. Il faut donc absolument que j'évite de le trahir sans négliger de le reprendre. Je le reprends donc en secret (corripio), je lui mets sous les yeux le jugement de Dieu, je tâche d'exciter la crainte dans sa conscience de meurtrier, je lui persuade la pénitence. Voilà la charité qu'il nous faut avoir. A cause de cela, on nous reproche parfois de ne pas sévir ; on s'imagine ou bien que nous savons ce que nous ignorons, ou bien que, sachant, nous nous taisons. Eh non : ce que vous savez, moi aussi je le sais ; mais je ne reprends pas devant vous parce que je veux guérir et non pas accuser.

Sermon 82

Et cependant, Augustin veille à ce que les pécheurs soient exclus de la communion :

Ceux qui savent que je suis au courant de leurs péchés (= adultères) doivent s'abstenir de venir communier, pour n'être pas obligés de s'éloigner du cancel241.

Sermon 392, 5

 

Mais de plus en plus, la masse des chrétiens se refuse aux sévérités de la pénitence publique, ce n'est qu'à l'heure du danger que les pécheurs affluent :

Ne savons-nous pas, en cet excès de péril, quand la fuite elle-même n'est plus possible, l'affluence qui se fait à l'église des fidèles de l'un et de l'autre sexe et de tous les âges ? Les uns demandent le baptême, les autres la réconciliation (= l'absolution), d'autres la pénitence elle-même : tous veulent que, pour les consoler, on célèbre les saints mystères et les leur distribue.

Lettre 228, 8

Cette « grande pénitence publique de repentir et de deuil » (Sermon 351) demeure obligatoire lorsqu'un péché constitue un scandale public et grave.

Saint Léon le Grand (pape de 440 à 46 1)

S. Léon proteste contre l'abus qui consiste à lire publiquement la liste des péchés des pénitents. La confession doit être et rester secrète242.

Troisième Concile de Tolède (en 589 contre les Ariens)

Au canon II, le Concile proteste contre l'abus « abominable » (foedissime) qui se généralise :

Chaque fois que l'on a péché, l'usage s'établit d'aller demander la réconciliation aux prêtres.

Le canon rappelle et recommande « les formes canoniques des anciens »243.

Ce petit dossier de textes n'est, en fait, qu'une introduction à une question extrêmement complexe. Il suffit à marquer en quel sens se dessine l'évolution.

Malgré un changement profond de la discipline pénitentielle, tous les éléments primitifs se retrouvent dans la confession privée, où le triomphe de la miséricorde s'allie au respect de la faiblesse humaine244.

« A aucune époque, l'Église n'a cessé de laver sa robe dans le sang de l'Agneau... Son vêtement est lumière plus vraiment que le lin le plus blanc, car il se comporte comme une force agissante, comme une source de lumière blanche... La blancheur de l'Église est due... à l'incessante action de son Époux qui la sanctifie et la purifie245.

CONCLUSION A L ÉTUDE DES PERES APOSTOLIQUES

La littérature chrétienne qui s'échelonne des années 90 à 150 nous a permis de nous faire une vivante image de l'Église naissante :

Affermissement des institutions hiérarchiques (Ignace)

Menace des persécutions et héroïsme des martyrs (Ignace Polycarpe)

Menace du judaïsme (Barnabé), du docétisme (Ignace) et du gnosticisme naissant (Odes de Salomon)

Union des Églises locales (Ignace Polycarpe)

Catéchèse primitive (Didachè)

Diffusion progressive des évangiles (Papias)

A ces quelques traits, on pourrait en ajouter d'autres encore. En fait, il n'est guère possible d'établir une synthèse de tant d'enseignements divers.

La religion de l'esprit se développe au sein du christianisme institutionnel246.

« Admirablement variée est donc la robe de l'Église. Aimons cette large magnificence. S. Paul a écrit « Divers sont les dons, mais un est l'Esprit ; diverses sont les fonctions, mais un est le Seigneur ; diverses sont les S uvres, mais un est Dieu qui opère tout en tous » (1 Cor., 12, 4 6). Ce contact avec le christianisme primitif apporte avec soi la salubre et vivifiante impression de jeunesse la jeunesse de l'Église du Christ :

1. Jeune est sa foi et son espérance : le souvenir du Seigneur, ses promesses sont encore si proches ! Devant le fidèle s'ouvrent les perspectives absolues du salut et de la victoire.

2. Jeune cette fierté devant le paganisme corrompu, vieilli, agonisant qui s'oppose à la rigueur morale de la religion nouvelle.

3. Jeune aussi ce sentiment fraternel ardent qui réunit et soude l'une à l'autre malgré l'espace, toutes les Églises : les chrétiens s'appellent les uns les autres de partout.

4. Jeune aussi la religion, la piété, le culte : les prières si vigoureuses, concises, mâles, sans rien de fade et de sentimental, puisant à plein dans les grandes sources révélées.

5. Jeune enfin ce sentiment d'énergie joyeuse et généreuse, qui se sait sûre de l'avenir et sûre davantage de Dieu son Père. Le jeune chrétien se sait son enfant, de l'enfant il a l'audace et la candeur, le regard plein de soleil, et la certitude absolue, conquérante que lui confère la possession de la Vérité même en la personne du Verbe de Dieu ». <retour

238 Le début de la page

N. 239  Les Pères Anténiceens
   
DEUXIEME PARTIE

LES PERES ANTENICEENS

I. LES APOLOGISTES GRECS

Notice sur les Apologistes

Saint Justin ( vers 165)

Athénagore (écrit vers 177)

A Diognète (écrit vers 190-202)

II. LITTÉRATURE ANTI HÉRÉTIQUE DU SECOND SIECLE

Le gnosticisme

Saint Irénée de Lyon (vers 140-202)

. LITTÉRATURE CHRÉTIENNE DU TROISIEME SIECLE

Écrivains occidentaux :

Tertullien ( après 220)

Hippolyte de Rome ( après 235)

Saint Cyprien ( après 258)

Écrivains grecs d'Orient :

Clément d'Alexandrie ( avant 215)

Origène ( 253/254)

La vérité est devant les yeux des chrétiens et ils ont un esprit de patience. Aussi, quand ils ont reconnu l'erreur des païens et sont persécutés par eux, ils les supportent avec patience et plus encore, ils ont compassion d'eux comme d'hommes qui sont privés de la connaissance de la vérité et ils offrent des prières pour eux afin qu'ils se convertissent de leur erreur.

ARISTIDE, Apologie, 17,3

Chapitre I

LES APOLOGISTES GRECS

NOTICE SUR LES APOLOGISTES

L'Apologie au second siècle

L'apologie du christianisme résulte au second siècle d'un affrontement avec la société cultivée, elle est une démonstration et une justification, une explication aussi, face aux thèses de la philosophie païenne. Elle est souvent une réponse à des calomnies. Sollicitant l'audience des païens, elle fait entendre les revendications de la conscience chrétienne.

R uvres d'adversaires

Les écrits des adversaires du christianisme durent être nombreux au IIe siècle. Nous sont encore connus :

Le discours du précepteur de Marc-Aurèle, FRONTON de CIRTA.

La satire de LUCIEN de SAMOSATE, Sur la mort de Pérégrinus 169/170.

L'important ouvrage polémique du platonicien CELSE (vers 178) auquel répondra ORIGENE dans son Contre Celse.

Formes littéraires des Apologies

Les apologies se présentent sous forme de discours ou de dialogues, elles obéissent aux règles de la rhétorique grecque. Elles sont souvent dédiées aux empereurs, mais il est douteux que les empereurs les aient lues.

Les grands thèmes des Apologies

On peut compter cinq thèmes principaux

1. Dans le Christ, le Logos (c'est-à-dire la raison divine, le Verbe) est apparu sur la terre.

2. Défense du monothéisme.

3. Lien de la passion et de la résurrection (le kérygme), annonce de la résurrection des corps.

4. Réalisation des prophéties (recueils de Testimonia : textes de l'Ecriture interprétés selon la typologie).

5. Ancienneté de cette religion nouvelle (lien entre les deux Testaments : Moïse antérieur aux philosophes grecs).

Y a-t-il eu hellénisation du christianisme ?

Il y eut plutôt christianisation progressive de l'hellénisme.

Liste des principaux apologistes

QUADRATUS originaire d'Asie Mineure, il adresse en 123-124 une apologie à l'empereur Hadrien - fragment de l S uvre dans Eusèbe, Hist. Eccl. IV, 3, 1-2.

ARISTIDE D'ATHENES adresse une apologie à Hadrien qui est mentionnée par Eusèbe, H.E. IV, 3, 1-2. Son S uvre a été retrouvée en 1893 par Rendel Harris. Signalons que la religion de la « quatrième race » (celle des chrétiens) est dite s'opposer à celle des trois races (barbares, Grecs et Juifs). Nous citons ici des extraits de cette apologie :

Les chrétiens chantent Dieu, chaque matin et à toute heure, ils le louent de sa bonté pour eux... et si parmi eux, un juste sort de ce monde, ils se réjouissent et rendent grâce à Dieu et ils suivent son corps comme s'il passait d'un lieu à un autre.

Apol. 15

C'est vraiment de Dieu que vient ce qui est dit de la bouche des chrétiens et leur enseignement est la porte de la Lumière. Qu'ils approchent donc d'elle tous ceux qui n'ont pas connu Dieu et qu'ils écoutent les paroles qui ne passent pas, qui sont de toujours et éternellement.

Apol. 17

JUSTIN est philosophe et martyr (vers 165) : cette expression se trouve déjà chez Tertullien (contre les Valentiniens, 5). Vu son importance, nous l'étudierons plus longuement.

Malgré la mort qui menace ceux qui enseignent ou seulement confessent le nom du Christ, partout nous recevons cette parole, partout nous l'enseignons.

1re Apol. 45

TATIEN, né au « pays des Assyriens », devient chrétien à Rome où il fut disciple de Justin.

Vers 172, il fonde la secte encratite gnostique qui rejette le mariage et remplace, dans le sacrifice eucharistique, le vin par l'eau (les Aquariens).

Ses S uvres :

- Discours aux Grecs : apologie qui est une polémique passionnée. Toute la culture grecque est rejetée (philosophie, rhétorique, arts, etc.).

- le Diatesseron : des quatre évangiles, Tatien tire un récit unique, écrit en syrien. L'ouvrage n'existe plus mais de nombreux textes servent à le reconstituer : le principal est le commentaire syriaque du Diatesseron par saint Ephrem.

MILTIADE, rhéteur d'Asie Mineure.

Plusieurs apologies adressées à l'empereur Marc-Aurèle mentionnées par Eusèbe, H.E., V, 17, 5, mais perdues.

APOLLINAIRE, évêque de Hiérapolis.

Quatre apologies à Marc-Aurèle également, mentionnées par Eusèbe, H.E., IV, 26, 1, mais perdues.

ATHENAGORE, philosophe chrétien d'Athènes.

Auteur important que nous étudions plus loin attitude bienveillante envers la culture grecque -grandes qualités de pensée et de style.

Ses S uvres :

- Supplique pour les chrétiens (à Marc-Aurèle).

- Sur la Résurrection des morts, c'est le meilleur ouvrage ancien sur ce sujet. Mais est-il sûr qu'il soit d'Athénagore ? Certains savants le datent des environs de 310.

Saint THEOPHILE, évêque d Antioche.

Il écrit trois livres A Autolycus qu'il invite à embrasser la foi. Le mot « Trinité » y est utilisé pour la première fois par un écrivain catholique, à la suite du gnostique valentinien Théodote. Pour la première fois aussi, l'inspiration du Nouveau Testament (les évangiles et les épîtres de saint Paul) est clairement affirmée.

MELITON, évêque de Sardes.

Il écrit de nombreux ouvrages dont une Apologie à MarcAurèle (vers 172) où il souhaite des rapports pacifiques entre l'Église et l'États

L'A DIOGNETE

Ce petit chef d S uvre anonyme sera étudié plus loin.

H.I. Marrou a prouvé qu'il s'agit bien d'une apologie et que c'est à tort que l S uvre fut rangée parmi les écrits des Pères apostoliques.<retour

239 Le début de la page

N. 240  JUSTIN ( ~ 165)

1 - VIE

1. Sommaire

2. Examen de quelques points

a) milieu d'origine

b) motifs de sa conversion

c) caractère de sa conversion

d) l'enseignement philosophique à Rome

e) le martyre de Justin.

II OEUVRES

1. Les deux Apologies

2. Le Dialogue avec Tryphon.

III IDÉES

1. Les thèmes chers à Justin

a) théologie de l'histoire

b) logos spermatikos

c) les bons athées sont des chrétiens

d) ancienneté des prophètes

e) la philosophie chrétienne n'est pas ésotérique

2. La théologie de Justin.

Conclusion le caractère de Justin.

Appendice

1. A propos de typologie

2. La typologie chez saint Justin dans le Dialogue avec Tryphon.

Il (le vieillard) me dit toutes ces choses... me recommandant de les méditer. Je ne l'ai plus revu. Mais un feu subitement s'alluma dans mon âme ; je fus pris d'amour pour les prophètes et pour ces hommes amis du Christ. Je repassai en moi-même toutes ces paroles, je reconnus que c'était la seule philosophie sûre et profitable. Voilà comment et pourquoi je suis philosophe. Je voudrais que chacun ait les mêmes sentiments que moi et ne s'écarte pas de la doctrine du Sauveur.

Dial., 8.

I - VIE

1. Sommaire

Né en Palestine, en Samarie à Flavia Néapolis (Naplouse), l'antique Sichem, d'une famille de colons grecs païens.

Conversion philosophique (vers 130 ?).

Séjour à Éphèse, vers 135 (dialogue avec un Juif, Tryphon).

Enseignement philosophique à Rome. Début de l'école vers 140.

Vers 150, Justin rédige la 1e Apologie, complétée plus tard par un Appendice :2e Apologie.

Vers 152-153, attaques du philosophe cynique Crescens.

Vers 160, rédaction du Dialogue avec Tryphon.

Justin meurt martyr à Rome vers 165.

2. Examen de quelques points

a) Le milieu d'origine

L'antique Sichem fut détruite par le Juif Hyrcan en 128 avant J.C. Reconstruite par l'empereur Vespasien (69-79), elle fut peuplée de colons grecs. Les parents de Justin en furent. L'éducation de Justin fut celle d'un enfant païen, mais dans un milieu où devaient survivre des vestiges du passé juif.

b) Les motifs déterminants de la conversion de Justin

La recherche ardente de la vérité

et l'insuffisance des réponses apportées par les différents systèmes philosophiques. Toujours Justin saura reconnaître l'excellence de la vérité partielle, mais toujours il mettra en lumière la transcendance du christianisme, religion révélée. La philosophie fut pour lui un chemin pour le mener au-delà. Il appellera alors le christianisme « la seule philosophie »(Dial., 8). Justin avait

le cS ur rempli du désir d'entendre ce qui est proprement et excellemment la philosophie qui seule nous conduit à Dieu et nous réunit à lui.

Dial. 2

Voici les trois étapes de la conversion philosophique de Justin :

1. Il est déçu par un stoïcien, par un péripatéticien, par un pythagoricien

2. Il est enthousiasmé par un platonicien :

L'intelligence des choses incorporelles me captivait au plus haut point, la contemplation des idées donnait des ailes à mon esprit, si bien qu'après un peu de temps, j'ai cru être devenu un sage, je fus même assez sot pour espérer que j'allais immédiatement voir Dieu car tel est le but de la philosophie de Platon.

Dial. 3, 7

3. Dans le silence et la solitude recommandés par Platon, il rencontre un mystérieux vieillard qui le convertit au christianisme247

L'exemple des martyrs

Moi-même lorsque j'étais disciple de Platon, entendant les accusations portées contre les chrétiens et les voyant intrépides en face de la mort et de ce que les hommes redoutent, je me disais qu'il était impossible qu'ils vécussent dans le mal.

2e Apol., 12, 1

La prière

Voyant que pour détourner les autres hommes, les mauvais démons jetaient ainsi le discrédit sur la doctrine divine des chrétiens, je me moquai et des mensonges et des calomnies et de l'opinion de la multitude. Et je confesse que je priai et à la fois m'efforçai de tout mon pouvoir d'être trouvé chrétien.

2e Apol., 13

Il faut remarquer que le mystérieux vieillard a recommandé à Justin « avant tout » la prière :

Avant tout, prie pour que les portes de la lumière te soient ouvertes, car personne ne peut voir ni comprendre si Dieu et son Christ ne lui donnent de comprendre.

Dial., 7

La théologie des prophètes

Le « maître » Justin chercha toujours à se mettre à l'école d'un maître. Quittant ses maîtres-philosophes, il se mit à l'école des maîtres-prophètes : toute son S uvre en témoigne. Ce furent eux qui le menèrent au seul Maître : le Christ. Cette recherche d'un maître témoigne d'une habitude de la culture antique. Les écoles foisonnent.

c) Le caractère de la conversion de Justin

Il faut bien noter que cette conversion est

- passage de la vérité partielle à la vérité totale, de la philosophie incomplète à la philosophie complète.

J'ai successivement étudié toutes les doctrines et j'ai fini par adhérer à la vraie doctrine qui est celle des chrétiens.

Actes du martyr248

- passage d'une vie vertueuse à la sainteté.

d) L'enseignement philosophique à Rome

Justin fut certainement « philosophe itinérant », son « manteau de philosophe » le signalait à l'attention des disciples en quête de maître. Nous savons par Eusèbe qu'il a été à Ephèse (dialogue avec le Juif Tryphon) et qu'il fit deux séjours à Rome où il tint école.

Rusticus - Où vous réunissez-vous et en quel lieu rassembles-tu tes disciples ?

Justin - J'habite au-dessus d'un certain Martin, près de l'établissement des bains de Timothée, et pendant tout ce temps (c'est le second séjour que je fais à Rome), je n'ai pas connu d'autre lieu de réunion que celui-là. A quiconque voulait venir à moi, je communiquais la doctrine de vérité.

Actes 3

Tatien fut un de ses élèves. Hélas, cet apologiste se montra aussi dur et intransigeant que Justin fut bon et modéré.

e) Le martyre de Justin

Justin savait que, par sa liberté de parole, il risquait sa vie :

Moi aussi, je m'attends à me voir poursuivi et attaché au bois du supplice par quelqu'un de ceux que j'ai nommés ou par Crescens, cet ami du bruit249 et de la parole.

2e Apol. 3

Les Actes du martyre de Justin ont une valeur historique certaine. A part l'introduction et les dernières lignes, nous sommes mis en présence des pièces du procès. Justin meurt sous l'empereur Marc-Aurèle, le philosophe stoïcien. Rusticus, le préfet de Rome, dirige la procédure. Il est lui-même philosophe stoïcien, ami de l'empereur.

Les Apologies de Justin ont un accent de sincérité que vient confirmer son martyre

L'apologétique est au témoignage ce que le sermon est à l'exemple.

de Lubac250.

II - R UVRES

Plusieurs S uvres de Justin sont certainement perdues. Il nous reste les deux Apologies et le Dialogue avec Tryphon.

Les S uvres nous donnent un exemple de la controverse avec les païens (Apologies) et avec les Juifs (Dialogue) au IIe siècle. Leur valeur littéraire est nulle (désordre du plan, digressions, monotonie), mais les idées méritent une étude attentive.

1. Les deux Apologies

La première Apologie compte 68 chapitres, la deuxième, 15 chapitres. Toutes deux ont comme but direct de protester contre l'injustice des persécutions. La deuxième est considérée comme un appendice ou supplément à la première. Elle est provoquée par la condamnation à mort de trois chrétiens.

La première est adressée à Antonin le Pieux et à ses enfants adoptifs, Marc Aurèle et Lucius Verus. La deuxième, à l'empereur et au Sénat.

Contenu de la première Apologie

- défense juridique des chrétiens : Justin s'efforce de vaincre la résistance politique ;

- exposé et argumentation de la doctrine chrétienne ; (le christianisme est, d'après Justin, une réalisation des prophéties). Justin s'efforce de vaincre la résistance intellectuelle

- tableau de la vie chrétienne ; (très important pour l'étude de la liturgie : baptême et eucharistie).

Justification de la date (vers 150) :

Nous apprenons par le texte que

- le Christ est né 150 ans plus tôt,

- l'hérésie de Marcion est très répandue.

Platonisme et stoïcisme

Justin est le premier des auteurs chrétiens à étudier les rapports qui existent entre la philosophie et la foi. Il est intéressant de noter que dans la première Apologie, une place d'honneur est réservée au platonisme, tandis que la seconde Apologie donne aux doctrines stoïciennes la première place. Le vocabulaire est stoïcien, les idées sont platoniciennes.

2. Le Dialogue avec Tryphon

L S uvre est postérieure aux Apologies. Elle est l'écho amplifié de discussions réelles que l'auteur eut à Ephèse (d'après Eusèbe) avec Tryphon, « hébreu de la circoncision, ayant fui la guerre actuelle et passé la plus grande partie de sa vie en Hellade et à Corinthe » (1,1).

La guerre mentionnée est sans doute la révolte de Barchochéba (133-135) et il se pourrait que Tryphon, « le plus célèbre des Hébreux de ce temps-là » soit le rabbin Tarphon dont parle le Talmud.

Ce long dialogue est un témoignage très précieux sur les rapports entre Juifs et chrétiens au IIe siècle.

Le problème discuté est celui-ci : le christianisme est-il l'héritier légitime d Israël ? Jésus est-il le Messie attendu ? l'Église est-elle la communauté messianique ?

L S uvre est beaucoup plus longue que les Apologies, elle compte 142 chapitres.

Contenu

prologue : récit de la conversion de Justin.

la discussion :

- caducité de l'ancienne Alliance

- le Verbe préexistant et incarné

- le vrai peuple de Dieu.

S'opposant à Marcion qui rejette l'Ancien Testament, Justin voit dans celui-ci une préparation au Nouveau Testament.

Les prophètes sont divinement inspirés et ils sont les maîtres qui nous introduisent à la doctrine chrétienne. Seuls les chrétiens ont la véritable intelligence des livres saints, dit Justin.

« La foi dans le Christ dérive de la connaissance des prophètes » dira de même la Kerygma Petri, 9.

Une nouvelle Alliance s'est substituée à l'Ancienne. Jésus est le Christ promis par les prophètes, le Verbe préexistant, l'instrument de la révélation divine dans l'Ancien Testament.

Tryphon n'admet nullement les arguments de Justin et il ne se convertit pas au christianisme : ceci donne à la discussion un accent de vérité.

Historiquement l S uvre témoigne de la persistance du judéochristianisme (Cf. Dialogue, 47).

- LES IDÉES

1. Les thèmes chers à Justin

a) La théologie de l'histoire

Justin jette les bases d'une théologie de l'histoire : l'incarnation est le sommet d'une économie permanente, l'événement du Christ représente le moment décisif d'un dessein de Dieu qui couvre la totalité de l'histoire. La Vérité est une, elle a sa source et sa plénitude dans le Verbe de Dieu. Connue partiellement par les Juifs et par les Grecs, elle s'est manifestée pleinement dans le Christ. L'Église la répand à travers le monde. Elle s'accomplira à la Parousie.

Ce dessein historique de Dieu s'exprime par le mot « économie » qui désigne l'incarnation et l'ensemble des mystères du Christ.

Les événements de l'Ancien Testament sont eux aussi une économie car ils participent à l'unique dessein de Dieu (typologie).

L'Ancien Testament prépare et préfigure l'événement du Christ (typologie).

A l'heure de sa conversion, Justin déclarait :

Je fus pris d'amour pour les prophètes et pour ces hommes amis du Christ.

Dial. 8

Une grâce de Dieu lui fait découvrir le Christ dans la lecture des Écritures :

En un mot, amis, dis-je, je puis, en les prenant une à une, montrer que toutes les autres prescriptions de Moïse sont des types, des symboles, des annonces de ce qui doit arriver au Christ.

Dial. 42

Je vais vous citer les Écritures, non que je me soucie d'exhiber un échafaudage de preuves construit par le secours de l'art seul ; aussi bien n'en ai-je pas le talent, mais une grâce m'a été donnée de Dieu qui seule me fait comprendre ses Écritures. A cette grâce, j'invite tout le monde à participer, gratuitement et libéralement...

Dial. 58.

b) Le logos spermatikos = le Verbe semence

La source unique de la Vérité est le logos divin. Ce logos est répandu comme une semence dans le monde.

Il est le Verbe duquel tout le genre humain a reçu participation.

1 Apol. 46.

Les païens participent au Logos, mais les chrétiens ont reçu dans le Christ le logos lui-même. Les premiers ont une connaissance obscure, les seconds une connaissance claire de l'unique Vérité qui est le Verbe :

Le Christ est le premier-né de Dieu, son Verbe, auquel tous les hommes participent, voilà ce que nous avons appris et ce que nous avons déclaré. Ceux qui ont vécu selon le Verbe (= selon la raison) sont chrétiens, eussent-ils passé pour athées.

1 Apol. 46.

Chez tous on trouve des semences de vérité, mais ce qui prouve qu'ils n'ont pas bien compris, c'est qu'ils se contredisent eux-mêmes.

1 Apol. 44

Cf. encore 2 Apol. 10 et 13.

Si le Verbe est source de la connaissance même partielle, il en est aussi l'objet car il révèle Dieu.

Ceci est l'apport le plus personnel, le plus fécond surtout de la pensée de Justin. Cependant, malgré sa largeur d'esprit, celui-ci a une conscience très nette de la transcendance du christianisme. La doctrine chrétienne est l expression la plus haute de la philosophie rationnelle.

Sur certains points, nous sommes d'accord avec les plus estimés de vos philosophes et de vos poètes, sur d'autres, nous avons une doctrine plus haute et plus digne de Dieu, seuls enfin nous prouvons ce que nous affirmons.

1 Apol. 20

C'est de la vérité entière que nous avons appris ce que nous savons et nous honorons Dieu et son Christ jusqu'à la mort, dans nos S uvres, dans notre science, dans notre cS ur.

Dial. 39.

La philosophie est une recherche de l'esprit, le christianisme est une révélation de Dieu dans son Verbe incarné.

c) Les bons athées sont des chrétiens

Toute vérité est nécessairement chrétienne (Cf. thèse du logos spermatikos), de même le bien est toujours chrétien.

Ceux qui ont vécu selon la raison sont chrétiens, eussent-ils passé pour athées.

1 Apol. 46

Tout ce qui se trouve de bien chez tous nous appartient à nous chrétiens.

2 Apol. 13.

d) Ancienneté des prophètes et leur influence sur les philosophes

D'après Justin, les écrivains de l'antiquité sont postérieurs à Moïse (1 Apol. 44) et les philosophes empruntent à Moïse et aux autres prophètes tout ce qu'ils ont dit de vrai. Cette thèse est appelée la thèse du plagiat251.

C'est à nos docteurs, nous voulons dire à l'enseignement des prophètes, que Platon emprunte sa théorie lorsqu'il dit que Dieu façonna la matière informe pour en faire le monde...

1 Apol. 59

Moïse est « le premier des prophètes, plus ancien que les écrivains de la Grèce ».

1 Apol. 59.

Les prophètes sont les « maîtres » de Justin, toute sa pensée en dépend.

Il y eut dans les temps reculés des hommes plus anciens que tous ces prétendus philosophes ; ils étaient bienheureux, justes et aimés de Dieu, ils ont parlé par l'Esprit Saint et ont rendu sur l'avenir des oracles qui s'accomplissent maintenant. On les appelle prophètes.

Dial. 7

Ce que nous enseignons, après l'avoir appris du Christ et des prophètes qui l'ont précédé, c'est la seule vraie doctrine et plus ancienne que celle de tous vos écrivains, et si nous vous demandons de l'admettre, ce n'est pas parce qu'elle ressemble à celle-ci, c'est parce qu'elle est vraie.

1 Apol. 23

e) La philosophie chrétienne n'est pas réservée à une élite

Transcendante et seule vraie, la philosophie chrétienne n'est nullement le bien d'une élite savante.

Ce n'est pas nous qui pensons comme les autres : ce sont les autres qui empruntent ce qu'ils disent252. Chez nous, on peut entendre et apprendre ces choses de ceux mêmes qui ne connaissent pas les caractères de l'écriture, gens ignorants et barbares de langage, mais sages et fidèles d'esprit, même quand ils sont infirmes ou privés de la vue. Vous comprendrez que ce n'est pas ici l S uvre de la sagesse humaine, mais de la puissance divine.

Dial. 60.

2. La théologie de Justin

Justin est un agent efficace de la formation d'une théologie. La réflexion commence à s'éveiller sur l'importance de la formulation du dogme. Inhabile à découvrir les formules adéquates, Justin étudie par exemple la relation qui existe entre le Père et le Fils avec la gaucherie d'un précurseur.

Nous indiquons les points principaux.

- Justin est influencé par la théologie négative de l'hellénisme (= Dieu ne peut se nommer) et souligne la transcendance de Dieu. Il attribue donc au Verbe (comme Irénée, Tertullien et Hippolyte) les théophanies de l'Ancien Testament. Le Verbe manifeste Dieu : comme il est apparu à Abraham, à Jacob, à Moïse, il enseigne aux philosophes païens ce qu'ils savent de vérité.

- L'Esprit Saint est l'Esprit prophétique et l'inspiration des Ecritures est définie avec beaucoup de force (1 Apol. 36).

- L'enseignement chrétien nous atteint par la voix des prophètes, du Christ et des Apôtres.

Les enseignements que nous avons reçus du Christ et des prophètes, ses prédécesseurs, sont seuls vrais.

1 Apol. 33

Douze hommes sont partis de Jérusalem pour parcourir le monde. C'était des hommes simples et qui ne savaient pas parler, mais au nom de Dieu, ils annoncèrent à tous les hommes qu'ils étaient envoyés du Christ pour enseigner à tous la parole de Dieu.

1 Apol. 39.

- Justin connaît les « Mémoires » composés par les Apôtres (1 Apol. 66 ; Dial. 103) et par leurs disciples Dial. 103). On les appelle « Evangiles » nous dit-il (1 Apol. 66 ; Dial. 100).

- Justin est le premier auteur à comparer Eve et Marie.

Eve était vierge, sans corruption. En concevant la parole du serpent, elle enfantait désobéissance et mort. Or la vierge Marie qui enfanta le vainqueur de la mort conçut foi et joie.

Dial. 100

- Les indications relatives au baptême (1 Apol. 61) et à l'Eucharistie post-baptismale (1 Apol. 65) et dominicale (1 Apol. 67) sont d'une valeur inestimable. La foi en la présence réelle est clairement formulée.

- La démonologie prend une grande place dans l S uvre de Justin ; la magie, la mythologie, l'idolâtrie sont les moyens que les démons, anges déchus, ont employés pour s'asservir l'humanité.

- Justin est, comme Papias, millénariste, il reconnaît que certains chrétiens orthodoxes ne partagent pas ce dogme, leur orthodoxie n'est donc pas, selon lui, intégrale Dial. 80).

CONCLUSION

Le caractère de Justin ressort de son S uvre : Justin est d'une loyauté absolue et d'une grande largeur de vues. Sa foi est ardente et intégrale et dans l'héroïsme il se montre simple, sans la moindre fanfaronnade.

Je ne me soucie absolument de rien d'autre que de dire la vérité, je la dirai sans redouter personne, quand même vous devriez sur-le-champ me mettre en pièces.

Dial. 128

La meilleure prière que je puisse faire pour vous, amis, est que vous en veniez vous aussi à croire comme nous que Jésus-Christ est le Christ de Dieu.

Dial. 142 (finale).

Rusticus - Tu imagines donc que tu monteras au ciel pour recevoir des récompenses ?

Justin - Je ne l'imagine pas, je le sais et j'en suis assuré.

Actes du martyr.

Il faut cependant relever un défaut évident de Justin qui affecte son S uvre : il est d'une assurance étonnante et même déconcertante dans la valeur de son argumentation. Il « dialogue » certes avec Tryphon, mais sans bien écouter l'adversaire. A notre époque post-conciliaire, sensibilisée heureusement à la question juive, nous sommes heurtés par certaines positions de Justin. Il n'est cependant jamais hostile, il est sans orgueil, on parlerait plutôt de candeur et de naïveté.

Chrétien, Justin demeure philosophe : « La philosophie passe au Christ »253 et lui est subordonnée, Justin est avant tout l'homme de sa foi, d'une foi qu'il dit offerte aux plus humbles, aux ignorants, d'une foi à laquelle il sacrifie sa vie.

APPENDICE

1. A propos de typologie...

Extraits de H. de LUBAC, s.j., Catholicisme254

« Dans l'Ancien Testament surtout, il sera vrai de dire que ses symboles sont des symboles prophétiques ; des annonces255, des préfigurations, en même temps que des préparations256... « La Loi dit l'Epître aux Hébreux, était l'ombre des biens futurs »257. Se rend-on compte de la hardiesse d'une telle expression ? Voit-on le bouleversement qu'elle supposait dans les idées reçues de l'exemplarisme antique et dans la façon naturelle de penser ? « Jamais, dira Tertullien, l'ombre n'existe avant le corps, « ni la copie ne précède l'original »258. Or telle est l'originalité du Fait Chrétien : il est la substance et le modèle, il est la Vérité dont l'ombre et le reflet se trouvent dans le fait juif antérieur... C'est que le Fait Chrétien se résume dans le Christ, le Christ qui en tant que Messie, était à venir et devait être historiquement préparé comme le chef d S uvre est précédé d'une série d'ébauches, mais qui en tant qu'« Image du Dieu invisible » et « Premier-né de « toute la Création » est l'Exemplaire Universel... En tant que transcendant et préexistant, le Christ est avant ses figures, s'il apparaît après elles en tant qu'être historique, venu en chair.

On est tenté de dire que c'est le trait de génie de la première génération chrétienne d'avoir articulé de la sorte la nouvelle génération sur l'ancienne, créant cet ensemble unique aux deux parties entrelacées que nous appelons les deux Testaments... Mais il ne s'agit pas en cela de génie, et la conception du monde ici présente est une résultante, non un facteur. Nous n'avons point affaire à quelque création merveilleuse, invention d'intellectuel ou vision de contemplatif. Ce fut le contre-coup, dans quelques consciences juives, du fait de l'Incarnation. Par la suite, l'intuition devait prendre corps en une théorie savante, qui permit de faire front d'un côté contre les juifs259 et de l'autre contre les gnostiques en fournissant le moyen de conserver les Écritures et de prendre appui sur elles tout en se libérant du Judaïsme... Dans le vaste champ qui lui était offert, la sagacité du chercheur260 put aussi s'exercer à l'aise et découvrir mille sens, grâce aux rapprochements les plus subtils...

Sans doute, pour interpréter l'Écriture, très tôt des traditions particulières s'établirent, des écoles se formèrent, les unes plus sobres261, les autres plus inventives262, des méthodes et des mentalités diverses s'affrontèrent. Mais le principe fondamental s'imposait à tous. Dès le début, « l'harmonieux accord de la Loi et des « Prophètes avec le Testament livré par le Seigneur » fut « la règle de l'Église »263. L'un et l'autre Testaments, dans leur « connexion »264 tissaient au Verbe un vêtement unique, ils n'étaient qu'un seul corps, et déchirer ce corps par le rejet des livres juifs265 n'était pas moins sacrilège que de déchirer par le schisme le corps de l'Église.

(...) Pour que l'Ancien Testament pût être compris dans son « vrai » sens, dans son sens « absolu », il fallait donc de toute nécessité, que les temps fussent révolus et que le Christ fût venu. Seul celui-ci pouvait « rompre le mystérieux silence des énigmes prophétiques »266, seul il pouvait ouvrir le livre scellé des sept sceaux. Unique pierre d'angle, seul il pouvait joindre ensemble les deux versants de l'histoire - comme les deux peuples ».

2. La typologie chez S. JUSTIN, dans le Dialogue avec Tryphon

Le Christ reste caché pour toi, tu lis sans comprendre.

Dial. 113

Principes directeurs

- Tantôt en effet l'Esprit Saint a fait qu'il se produise visiblement quelque chose qui était une figure typique de l'avenir,267

- tantôt il a prononcé des paroles sur ce qui devait arriver, parlant comme si déjà les événements se passaient alors, ou même étaient déjà passés.

Dial. 114

Nous donnons ci-après un exemple de la position juive, suivi d'un exemple de la position chrétienne. On verra combien le « dialogue » s'avère difficile. Deux points de vue différents se confrontent. La foi au Christ a donné à l'Ancien Testament un sens nouveau qui est, comme vient de nous le dire le Père de Lubac, son vrai sens, son sens absolu.

Position juive : Tryphon

L'Ecriture n'a pas dit : « Voici que la Vierge concevra et enfantera un fils », mais « Voici que la jeune fille concevra et enfantera un fils » et la suite comme tu l'as dite. Toute la prophétie se rapporte à Ezéchias ; il est démontré qu'il lui en arriva suivant cette prophétie. Du reste, dans les fables de ceux qu'on appelle les Grecs, on dit que Persée naquit de Danaé qui était vierge... Vous devriez rougir de raconter les mêmes choses qu'eux, et il vaudrait mieux dire que ce Jésus fut un homme entre les hommes, et démontrer par les Ecritures qu'il est le Christ, qu'il fut jugé digne, à cause de sa vie parfaite et conforme à la loi, d'être choisi pour Christ. Mais n'allez pas parler de prodiges si vous ne voulez pas qu'on vous accuse d'être fous comme les Grecs.(67)

Instruis-nous donc avec les Ecritures, dit Tryphon, afin de nous convaincre à notre tour. Nous savons qu'il doit souffrir et qu'il sera « conduit comme un mouton » ; mais qu'il doive être crucifié, qu'il meure en ce degré de honte et de déshonneur, de la mort maudite dans la loi, démontre-le nous, car nous ne pouvons pas arriver à le concevoir.(90)

Position chrétienne : Justin

En un mot, amis, je puis, en les prenant une à une, montrer que toutes les autres prescriptions de Moïse sont des types, des symboles, des annonces de ce qui doit arriver au Christ.(42)

Mais vos docteurs, tous autant qu'ils sont, se bornent à vous expliquer pourquoi il n'est pas parlé de chameaux femelles, ou ce que sont ces chameaux femelles dont il est parlé, ou encore pourquoi il y a tant de mesures de froment, tant de mesures d'huile dans les oblations ; leurs explications sont misérables, terre à terre, et pour les points importants qui vaudraient qu'on les étudie, jamais ils n'osent en parler, ni les expliquer ; ils vous enjoignent même de ne point prêter l'oreille à nos interprétations, de ne pas entrer en communication avec nous.(112)

Mais qu'est-il donc celui qui est nommé tantôt « ange du grand conseil » et « homme », par la bouche d'Ezéchiel ; « comme un fils d'homme », par la bouche de Daniel ; « enfant », par la bouche d'Isaïe ; « Christ et Dieu adorable », par la bouche de David ; « Christ » et « pierre », par beaucoup, « Sagesse », par la bouche de Salomon ; « Joseph », « Juda », « astre », par la bouche de Moïse ; « Orient », par la bouche de Zacharie ; « souffrant », « Jacob », « Israël » encore par la bouche d'Isaïe ; « bâton », « fleur », « pierre angulaire » et « fils de Dieu » ? Si vous le saviez, Tryphon, vous ne blasphémeriez pas contre lui ; il est déjà venu, il a été engendré, il a souffert, il est monté au ciel, et il paraîtra à nouveau, et alors « vos douze tribus se frapperont la poitrine ». Car si vous compreniez ce qu'ont dit les Prophètes, vous ne nieriez pas qu'il est Dieu, fils de l'unique, inengendré et ineffable Dieu. (126)

Ne dites donc, frères, rien de mal contre ce crucifié, ne raillez pas ces meurtrissures par lesquelles tous peuvent être guéris comme nous aussi l'avons été (137)

EXEMPLES DE TYPOLOGIE

Le Christ

Premier-né de toute création

« Lors du déluge de Noé, je t'ai sauvé » (Is., 54, 6)... Le Christ, premier-né de toute création, est devenu en un nouveau sens le chef d'une autre race, de celle qui a été régénérée par lui, par l'eau du baptême, la foi et le bois qui contenait le mystère de la Croix, de même que Noé fut sauvé dans le bois de l'arche porté sur les eaux avec les siens. (138)

Tentation

Voici ce que signifie le nom d'Israël : un homme vainqueur d'une Puissance. Isra, c'est l'homme vainqueur, et El, c'est une Puissance. C'est aussi ce qui fut prophétisé par le mystère du combat que livra Jacob à celui qui lui apparut en exécution de la volonté du Père et qui en tant que premier-né de toutes les créatures était Dieu ( = une manifestation du Verbe). Lorsqu'il se fut fait homme, le diable, c'est-à-dire cette Puissance qui s'appelle aussi serpent et Satan, s'approcha de lui pour le tenter... Mais lui le réduisit et le renversa... De plus, notre Christ devait tomber comme dans l'engourdissement c'est-à-dire dans la souffrance et le sentiment de la douleur lors de sa crucifixion, de ceci aussi il fit l'annonce lorsqu'il toucha la cuisse de Jacob et la fit s'engourdir. Il avait Israël pour nom depuis très longtemps. Il en surnomma le bienheureux Jacob et le bénit en son propre nom, annonçant encore par là que tous ceux qui se réfugient par lui près du Père sont l'Israël béni... Mais vous, vous n'avez rien compris à tout cela parce que vous êtes enfants de Jacob selon la postérité charnelle. (125)

Croix

Moïse avec un bâton à la main268 fit traverser la mer à votre peuple... Quel peuple ? Le peuple fidèle, le peuple qui obéit, le « peuple qui possède ces symboles ». (138)

L'agneau pascal que Dieu vous a ordonné « d'immoler » était figure typique du Christ-Oint. C'est avec son « sang » qu'en raison de leur foi en lui ceux qui croient en lui oignent « leurs « maisons », c'est-à-dire eux-mêmes. Ce corps en effet que Dieu a façonné en Adam est devenu « la maison » de l'âme insufflée par Dieu, comme vous pouvez tous comprendre. (40)

De même la prescription de faire rôtir l'agneau tout entier c'était un symbole de la souffrance de la Croix dont le Christ devait souffrir. L'agneau, lorsqu'il est rôti, est disposé de manière à figurer la croix : l'une des broches dressées le transperce depuis les membres inférieurs jusqu'à la tête, l'autre au travers du dos, et on y attache les pattes de l'agneau. (40)

Ceux qui en Égypte ont été sauvés, tandis que, les premiers-nés des Égyptiens périssaient, c'est le sang de la Pâque qui les a préservés, celui dont on avait oint les montants et le linteau des portes. Car la Pâque c'était le Christ qui fut ensuite immolé, comme Isaïe le dit : « Comme un mouton, il fut conduit à « l'égorgement ». C'est le jour de la Pâque que vous l'avez emmené, et c'est aussi le jour de la Pâque que vous l'avez crucifié : c'est écrit. Et de même que le sang du Christ préservera de la mort ceux qui ont cru en lui. Est-ce donc que Dieu se serait égaré si ce signe ne s'était trouvé sur les portes ? Ce n'est pas cela que je dis, mais qu il annonçait à l'avance le salut qui devait arriver au genre humain par le sang du Christ. (111)

Lorsque le peuple combattait Amalek,... Moïse lui-même priait Dieu les mains étendues de chaque côté Celui qui 1'emportait, l'emportait par la croix. Ce n'est pas parce que Moïse priait ainsi que le peuple gagnait l'avantage, mais parce qu'en tête du combat était le nom de Jésus (= Josué) et que Moïse représentait le signe de la croix. (90)

Les Écritures nous montrent donc qu'après avoir été crucifié, il doit revenir à nouveau dans la gloire ; écoutez comment ce Jésus a eu pour symbole l'arbre de vie qui, est-il dit, fut planté dans le paradis, ainsi que les événements qui devaient arriver à tous les justes. Moïse a été envoyé avec le bâton269 pour la rédemption du peuple : ce bâton en main, à la tête du peuple, il sépara les eaux de la mer ; par lui il voyait jaillir l'eau du rocher, et en jetant un morceau de bois dans les eaux de Mara, d'amères qu'elles étaient, il les rendit douces. (86)

Résurrection270

Il devait ressusciter le troisième jour après le crucifiement... « Race perverse et adultère, vous demandez un signe ; il ne vous sera pas donné d'autre signe que celui de Jonas ». (Matth., 12) A ces paroles voilées, les auditeurs pouvaient comprendre qu'après sa crucifixion, le troisième jour, il ressusciterait. (107)

L'Eglise

Après la mort de cet homme juste, nous avons refleuri en un autre peuple nous avons germé, épis nouveaux et prospères, selon la parole des prophètes « De nombreuses nations se réfugieront vers le Seigneur en ce jour-là, comme un peuple, et « ils dresseront leur tente au milieu de la terre entière ». (Zac., 2, 11) Et nous ne sommes pas seulement un peuple, mais encore un peuple saint... Cette nation, c'est celle que Dieu jadis promettait à Abraham, lorsqu'il annonçait qu'il le ferait père de nations nombreuses... Qu'est-ce donc que le Christ a accordé là de plus à Abraham ? C'est que, par une même vocation, sa voix l'a appelé et lui a dit de « sortir de la « terre où il habitait ». C'est nous tous que cette voix appelait : déjà nous sommes sortis de cette manière de vivre qui était la nôtre ; nous vivions mal comme le commun des autres habitants de la terre. Avec Abraham, nous hériterons de la Terre sainte, nous recevrons l'héritage pour l'éternité sans fin, fils d'Abraham par la même foi. (119)

(... ) Plus nous sommes persécutés, plus s'accroît le nombre de ceux que le nom du Christ amène à la foi et à la religion. Lorsqu'on émonde d'une vigne ses branches qui ont donné des fruits, elle croît et d'autres rameaux germent, fleurissent et donnent du fruit ; il en est de même pour nous. La vigne plantée par le Christ, Dieu et Sauveur, c'est son peuple. (110)

Les mariages de Jacob étaient des types de ce qui devait être accompli par le Christ. Car il n'était pas conforme à la loi que Jacob épouse en même temps deux sS urs... Mais Lia, c'est votre peuple et la Synagogue, Rachel c'est notre Église. C'est pour elle que le Christ sert jusqu'à maintenant, et pour les serviteurs qui sont en l'une et l'autre. (134) (... ) Ce ne fut point une fornication pour les patriarches d'avoir plusieurs femmes, mais une économie et des mystères de toutes sortes se sont accomplis par eux. (141)

Conclusion

Les lectures de la Vigile pascale illustrent au mieux ce qu'est la typologie. La lecture de l'Ancien Testament se fait à la lumière du Christ représenté par le cierge pascal, nouvelle colonne lumineuse qui nous conduit à travers le désert jusqu'à la vraie terre promise, tandis qu'est immolé à la Pâque l'Agneau véritable. <retour

240 Le début de la page

N. 241  ATHENAGORE (écrit vers 177)

I - VIE

II - R UVRES

Supplique au sujet des chrétiens

Date

But

Plan

Contenu

Sur la résurrection des morts

Plan et contenu

Conclusion « Le théologien le plus avisé parmi les premiers apologètes ".

Nous prendra-t-on pour des impies... nous qui sommes entraînés par le seul désir de connaître le seul Dieu véritable et son Verbe, de connaître l'unité de l'Enfant avec le Père, quelle est la communauté du Père avec le Fils, ce qu'est l'Esprit, quelle est l'union et la distinction de ces termes, unis entre eux, l'Esprit, l'Enfant, le Père.

Supplique 12

I - VIE

Nous ne savons absolument rien sur les dates, ni sur les circonstances de la vie d'Athénagore. Il existait bien une notice sur lui dans l Histoire chrétienne, S uvre d'un auteur du Ve s., Philippe de Side. Mais l S uvre est perdue et parmi les fragments conservés, s'il subsiste quelques lignes sur Athénagore, elles ne peuvent nous inspirer confiance puisqu'on y relève des erreurs historiques certaines.

La seule source à consulter est l S uvre d'Athénagore et le mieux est donc de se limiter aux données fournies par la lecture de son Apologie, Supplique au sujet des chrétiens271.

Le titre complet de l Apologie semble bien avoir été, d après le manuscrit d'Aréthas qui date de 914, Supplique du philosophe chrétien, Athénagore d Athènes, pour les chrétiens.

Disons d'abord, pour situer Athénagore dans l'histoire, que la Supplique fut rédigée vers 177, ce que nous prouverons plus loin.

- Athénagore est philosophe : certes, on ne peut dire de lui, pas plus qu'on ne peut le dire de Justin, qu'il soit l'inventeur d'un système, mais après avoir délimité le domaine propre de la raison, il utilise fréquemment l'argumentation rationnelle. C'est ainsi qu'il démontre, par la raison d'abord, l'unité de Dieu. Comme Justin, il loue, il respecte et il aime Platon. Il connaît Aristote. Il s'intéresse au stoïcisme si cher à Marc Aurèle auquel il s'adresse et volontiers il en emprunte les formules. Il est probable toutefois qu'il puise sa culture philosophique et aussi sa culture littéraire dans des florilèges. Avec modestie et sincérité, il reconnaît qu'il les utilise :

Mais puisqu'il est impossible de montrer, sans citer des noms, que nous ne sommes pas les seuls à enfermer Dieu dans la monade, je me suis adressé aux florilèges.

Supplique, VI

- Athénagore qui défend les chrétiens est chrétien, c'est l'évidence même, mais le fut-il toujours ? Sa connaissance du paganisme est si étendue et précise qu'on a pu supposer qu'il fut d'abord païen. On remarque qu'au contraire de Justin, sa culture biblique ne semble pas profonde, mais est-il sûr que ce ne soit pas à dessein qu'il se montre sobre dans les citations bibliques, très attentif à parler aux empereurs dans leur langage ? Quoi qu'il en soit, la notice de Philippe de Side ajoute son appui à cette opinion :

S'étant proposé, avant Celse, d'écrire contre les chrétiens, il se mit à lire les Ecritures divines pour les combattre en meilleure connaissance de cause, mais il fut pris par l'Esprit Saint si bien que, à l'exemple de Paul, de persécuteur, il devint maître dans la foi qu'il voulait attaquer.

PHILIPPE de SIDE, PG. VI, 182

- Athénagore se laisse identifier comme Athénien par sa sagesse, sa modération, sa prudence autant que par la clarté et la beauté de son style bien supérieur à celui de Justin.

II - R UVRES

Athénagore est l'auteur de la Supplique au sujet des chrétiens et d'un traité Sur la résurrection des morts.

Supplique au sujet des chrétiens

La date.

Voici comment peut se préciser la date de la composition de la Supplique : l'auteur s'adresse aux empereurs Marc Aurèle (161-180) et Commode (180-192), « père et fils », comme il le dit lui-même (Suppl. XV). Marc Aurèle, on le sait, fut un noble et vertueux philosophe stoïcien comme son S uvre, les Pensées, en témoigne. Commode était son fils indigne, cruel et débauché. C'est en 180, au cours d'une expédition contre les Daces, que mourut Marc Aurèle. Or, ce n'est pas avant 176 qu'il associa son fils au gouvernement de l'empire. La rédaction de la Supplique se situe donc entre les années 176 et 180.

Un deuxième preuve vient confirmer la première : Athénagore salue les deux empereurs du titre d'Arméniques et de Sarmatiques, du nom de victoires remportées sur les Arméniens et les Sarmates. Or, on peut dater de l'an 175 la victoire remportée sur les Sarmates et c'est en 176 que le triomphe en fut solennellement célébré. Si les savants ont choisi de fixer la date de rédaction de la Supplique vers 177, c'est parce qu'ils ont cherché entre 176 et 180 le temps qui correspondait au mieux à l'expression d'Athénagore, temps pendant lequel « l'univers entier jouit, grâce à la sagesse des empereurs, d'une paix profonde ».

Signalons que cette même année 177 fut celle. de la persécution de l'Église de Lyon, les martyrs furent condamnés non par un acte émanant directement de l'empereur, mais à la suite d'un soulèvement populaire. Les accusations portées contre les chrétiens sont exactement les mêmes dans la Lettre des Églises de Lyon et de Vienne que dans la Supplique.

Le but

Le but de la Supplique est d'abord celui de toute Apologie du deuxième siècle : faire cesser les persécutions contre les chrétiens et leur assurer la liberté religieuse.

A tous ces cultes, vous accordez la liberté, vous regardez comme nécessaire de laisser chacun adorer les dieux qu'il veut, afin qu'on évite l'injustice par la crainte du divin. Pour nous, au contraire, notre nom est objet de haine... vous permettez qu'on nous poursuive, qu'on nous enlève, qu'on nous chasse... notre discours vous prouvera que nous souffrons injustement.

1

Les chrétiens sont les « victimes des délateurs » et l'intérêt historique de la Supplique est de nous dévoiler de façon précise les calomnies qui circulaient contre les chrétiens272. Athénagore demande seulement qu'on examine la vie de ceux qui sont mis en jugement. Les trois accusations qui pesaient sur les chrétiens sont leur athéisme, leur cruauté dans les « repas de Thyeste »273, leur immoralité soit « les incestes à la manière d'Oedipe »274. C'est donc à réfuter ces trois accusations qu'Athénagore va s'employer. On pourrait donc se demander quelle était, face au christianisme, l'attitude du sage et vertueux Marc Aurèle. Un texte des Pensées nous laisse deviner, non certes sa malveillance, mais son incompréhension faite d'ignorance.

Quelle est grande l'âme qui est toujours prête quand elle doit se séparer du corps... soit à s'éteindre et à se résorber dans l'univers, soit à continuer à vivre ! Mais cette disponibilité doit se fonder sur l'intelligence des choses et non pas sur la simple obstination, comme chez les chrétiens. Elle doit être raisonnable, grave et digne, sans bruyante ostentation.

MARC AURELE, Pensées 11, 3

Le plan

Exorde, 1 - 3 : Seuls les chrétiens ne sont pas libres d'adorer Dieu. Pourquoi cette injustice ?

1. Réponse à l'accusation d'athéisme, 4 - 30

Preuve philosophique de l'unité de Dieu.

Preuve rationnelle.

Preuve scripturaire.

La Trinité.

Conséquences morales de la foi chrétienne.

Critique de la religion païenne sur les sacrifices.

Distinction de Dieu et de la matière.

La Création.

La mythologie.

Les démons.

2. Réponse à l'accusation d'inceste, 31 - 34

Idées chrétiennes sur le mariage et la virginité.

3. Réponse à l'accusation d'anthropophagie, 35 - 36

Le respect de la vie : pas d'avortements.

Foi en la résurrection des corps.

Péroraison, 37 : Paix aux chrétiens innocents

Contenu

On aura remarqué la longueur de la section doctrinale consacrée à défendre les chrétiens accusés du crime d'athéisme275. La longueur du développement indique son importance. En trois démarches successives, Athénagore s'y attache à démontrer le monothéisme. Ici se trouve la première démonstration rationnelle qui soit, dans un écrit chrétien, de l'Unité de Dieu. Il s'y ajoute une preuve par le témoignage philosophique et une troisième par l'argument scripturaire. Un seul Dieu est le Créateur de l'univers et toutes choses ont été faites par le moyen de son Verbe. Euripide, Pythagore, Platon, Aristote, les stoïciens, tous disent qu'unique est le divin mais, à la différence des chrétiens, ils n'ont pas entendu, dans les Écritures, la voix de la Révélation divine :

Ils n'ont pas daigné apprendre de Dieu ce qui concerne Dieu, mais chacun a appris de soi-même. Pour nous, au contraire, nous avons comme témoins de ce que nous pensons et de ce que nous croyons des prophètes qui ont parlé par l'Esprit divin et de Dieu et des choses divines.

7

L'Esprit se servait d'eux (des prophètes), comme le flûtiste qui souffle dans sa flûte.

9

Athénagore expose aux empereurs en termes nets la « doctrine théologique » de la Trinité :

Un Dieu Père, un Dieu Fils et Esprit Saint, nous enseignons leur puissance dans l'unité et leur distinction dans le rang.

10

Le Fils étant dans le Père et le Père dans le Fils par l'unité et la puissance de l'Esprit.

10

La vie des chrétiens soutenue par les « paroles dans lesquelles ils sont nourris » témoigne de l'existence du Dieu unique qu'ils adorent :

Les préceptes auxquels nous sommes attachés ne sont pas des préceptes humains mais ils ont été dits et enseignés par Dieu.

11

Athénagore n'ignore pas le reproche qui circule - ne circule-t-il pas toujours ? - contre les chrétiens et dont saint Paul déjà avait conscience :

Il n'y a pas beaucoup de sages selon la chair parmi vous, ni beaucoup de puissants, ni beaucoup de gens bien nés ! Dieu a choisi ce qu'il y a de fou dans le monde pour confondre les sages.

1 Corinthiens, 1, 26

Athénagore répond : chez nous, il y a des « petites cervelles » dont le témoignage de vie constitue la plus probante des apologies ! Athénagore, il faut le souligner, fut toujours très impressionné par le spectacle de la vie chrétienne :

Chez nous, vous pourrez trouver des ignorants, des travailleurs manuels, des petites cervelles, si en paroles, ils sont incapables d'exposer l'utilité de leur doctrine, par leurs actions, ils démontrent l'utilité de leurs principes. Ils ne savent pas par cS ur des paroles, mais ils exposent des bonnes S uvres ; frappés, ils ne rendent pas les coups ; pillés, ils ne poursuivent pas en justice ; ils donnent à ceux qui leur demandent et ils aiment leur prochain comme eux-mêmes.

11

Rien n'a changé et on dit que ce sont les « vieilles femmes » qui en Russie veillent et prient devant les icônes. Que les lecteurs de Soljenitsyne songent ici à l'émouvante finale de La Maison de Matriona : « Nous tous qui vivions à ses côtés n'avions pas compris qu'elle était ce juste dont parle le proverbe et sans lequel il n'est village qui tienne. Ni ville. Ni notre terre entière. »276

En parallélisme avec sa description sommaire mais profonde du christianisme, Athénagore analyse et critique longuement le paganisme :

Il était nécessaire que j'en dise autant.

20

Il réfléchit sur l'origine de la foule des dieux, sur le culte sacrificiel, sur la matière, etc...

Le père de cet univers n'a pas besoin du sang ni de l'odeur de la graisse ni du parfum des fleurs et de l'encens. Lui-même est le parfum parfait.277

13

Le sacrifice non sanglant que tout homme doit offrir à Dieu est celui d'une « adoration raisonnable ». Le catalogue des dieux ou des hommes divinisés diffère d'après les cités :

Ce n'est pas depuis le commencement qu'il y a eu des dieux, mais chacun d'eux a pris naissance comme nous naissons nous-mêmes et cela est admis par tout le monde.

18

La matière est soumise à Dieu « en vue de son art » et ce n'est pas ce monde si beau qu'il faut adorer mais son artisan :

Que le monde soit, comme le dit Platon, art de Dieu, en admirant sa beauté, je me dirige vers l'artiste.

16

Et avec la délicatesse qui le caractérise, Athénagore s'adresse aux empereurs :

Les hommes admirent en passant votre demeure royale, merveilleusement ornée, lorsqu'ils y arrivent, mais c'est à vous qu'ils rendent gloire en toutes choses.

16

Toute cette longue argumentation d'Athénagore contre le paganisme est ferme et résolue mais habituellement le ton de la voix reste modéré :

Mon projet n'est pas de traiter les idoles avec mépris.

18

Une seule allusion à l'Incarnation est faite au cours de la Supplique :

Même si un Dieu prend une chair, selon la divine économie, est-il encore l'esclave d'une passion ?

21

Quant à la Croix, on n'en découvre même pas une mention. Pourquoi ce silence ? Il est facile de répondre. Athénagore envisage son Apologie comme une approche. Il s'agit seulement de désarmer l'adversaire. Ensuite seulement, un dialogue serait possible et la « folie de la croix » (1 Cor., 1, 23) pourrait être prêchée.

Déjà Athénagore avait parlé des anges au chapitre consacré à la Trinité :

Il y a aussi une foule d'anges, de ministres que le créateur et démiurge du monde, Dieu, par l'intermédiaire du Verbe qui vient de lui, a répartis et ordonnés, pour qu'ils s'occupent des éléments, des cieux, du monde et de ce qui est en lui, et de leur harmonie.

10

Dans la démonologie assez développée (23-30) qui termine la première partie de la Supplique, il précise leur rôle :

Dieu avait fait ses anges pour être les agents de sa providence... les anges préposés aux créatures devaient exercer la providence particulière.

24278

La partie morale de la Supplique est beaucoup plus courte. « L'énormité des accusations » est telle qu'il n'y a pas lieu de s'étendre longuement :

La méchanceté fait continuellement la guerre à la vertu.

31

Nous avons bonne réputation auprès de Dieu.

31

Comment les chrétiens seraient-ils incestueux alors qu'il ne leur est pas même permis de regarder quelqu'un avec un mauvais désir (32) ? Athénagore expose alors les lois chrétiennes du mariage (33) et il loue la virginité :

On peut trouver chez nous beaucoup d'hommes et de femmes qui ont vieilli sans se marier, par l'espoir d'être davantage à Dieu.

33

Cependant, Athénagore comme Tertullien279 peu après lui se montre sévère :

Le second mariage est un adultère décent.

33

L'accusation de cannibalisme (35) est réfutée plus rapidement encore. Les chrétiens se refusent même à voir les combats de gladiateurs qu'organisent les empereurs, comment pourraient-ils tuer ceux qui se refusent à voir tuer ? Ils considèrent que l'avortement est un meurtre dont il faudra rendre compte à Dieu car « ce qui est dans le sein de la mère est un être vivant ».

Enfin, Athénagore professe la foi des chrétiens en la résurrection des corps, mais « que soit différé le discours sur la résurrection (36) ».

Athénagore conclut en assurant les empereurs de son loyalisme :

Quels hommes ont plus de droit à obtenir ce qu'ils demandent que nous qui prions pour votre autorité.

37

Sur la Résurrection des morts

Le discours d'Athénagore sur la résurrection des morts a un caractère nettement philosophique. L S uvre est remarquable, aussi son attribution à Athénagore a été contestée, il semble que la doctrine développée situerait l'écrit au IVe siècle. Le manuscrit d'Aréthas qui date de 914 situe cet écrit après la Supplique et le donne comme une S uvre d'Athénagore qui effectivement annonçait dans la Supplique un discours sur la Résurrection.

Plan et contenu

Deux parties sont nettement marquées

Dieu et la résurrection 1-10

L'homme et la résurrection 11-25

Dieu peut et veut ressusciter l'homme, sa créature. Quelles que soient les transformations subies par la décomposition du corps humain, comment le Créateur qui a tiré sa création du néant ne pourrait-il pas, lui qui le veut, ressusciter sa créature ?

L'homme est créé pour Dieu et donc pour l'éternité. Or, l'homme est la synthèse de l'âme et du corps et c'est l'homme tout entier qui doit atteindre sa fin. De même le jugement doit s'adresser à l'homme dont toutes les actions sont à la fois corporelles et spirituelles, encore une fois c'est tout le composé humain, corps et âme, qui est concerné.

Ce que Dieu a voulu que fût l'homme paraît dans la disposition de sa nature : son être qui ne devait point servir de moyen pour un but étranger à lui, mais qui devait être lui-même le but de sa propre existence ; ce but, il doit l'atteindre dans la nature qui lui a été donnée lors de sa création. Cette nature consiste à ne pas être seulement une âme ou seulement un corps, mais un composé de tous les deux, la synthèse du corps et de l'âme.

13

« A cette remarquable anthropologie chrétienne, on n'a pas le droit de reprocher qu'elle déduit la résurrection en la considérant comme un postulat de la nature car, pour Athénagore, tout repose sur une première grâce du Dieu créateur et la distinction « immortalité naturelle ou surnaturelle » ne paraît pas se présenter à sa pensée... ce qui nous importe ici, c'est uniquement l'idée de l'homme indissolublement corporel et spirituel avec sa destination éternelle, dépassant la mort. »280.

CONCLUSION

Athénagore est remarquable autant par la pénétration de son esprit et sa force dialectique que par la clarté de son style et sa calme modération.

Bossuet a écrit de la Supplique qu'elle est une des plus belles Apologies qui soient281.

« Mûrement réfléchie, modérée dans la forme et ferme dans le ton, elle est adressée par un philosophe au nom de la philosophie à des empereurs philosophes dans un esprit de conciliation »282

Le patriarche Athénagoras disait à Olivier Clément qu'il « s'intéressait à l'apologiste de ce nom, un des grands témoins de l'Église primitive qui aimait à déceler la présence du Verbe dans la sagesse antique et même dans l'inspiration des poètes »283 et Hans Urs von Balthasar a pu dire d'Athénagore « qu'il est le théologien le plus avisé parmi les premiers apologètes »284

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241 Le début de la page

N. 242 A DIOGNETE (écrit vers 190-200 ?)

I - APERÇU SUR L'HISTOIRE DU TEXTE

1. Découverte de l'unique manuscrit

2. Place injustifiée de l'écrit dans le Corpus des Pères apostoliques

3. Genre littéraire et style

4. Contenu et plan

5. Date, auteur et lieu dorigine

6. Destinataire : " Son Excellence Diognète "

II - INTRODUCTION A LA LECTURE DU TEXTE285

1. Apologie contre les païens et les Juifs, 1 4

2. Exposé sur le rôle des chrétiens dans le monde, 5 6

3. Une catéchèse sommaire, 7 9

4. L'exhortation finale, 10 - 12

Ce qu'est leur religion à eux, c'est un mystère, n'espère pas pouvoir jamais l'apprendre d'un homme.

4,6

En un mot, ce que l'âme est dans le corps, les chrétiens le sont dans le monde.

6,1

L'âme est enfermée dans le corps : c'est elle pourtant qui maintient le corps les chrétiens sont comme détenus dans la prison du monde ce sont eux pourtant qui maintiennent le monde.

6,7

« L'intérêt (de la prise de position de l A Diognète) n'est pas seulement historique : il n'est pas exclu que le christianisme contemporain ne puisse être amené à en user de nouveau pour définir son originalité en face d'adversaires prétendant établir « objectivement » la valeur du christianisme d'après son rôle dans la cité temporelle, apprécié du point de vue de celle-ci »286.

« Si nous étudions les Pères, c'est parce que chacun de nous découvre, au cS ur de leur pensée, des valeurs de vérité d'une fécondité toujours actuelle »287.

I - APERÇU SUR L'HISTOIRE DU TEXTE

1. Découverte du manuscrit unique

Vers 1436, un jeune clerc latin, Thomas d'Arezzo, venu étudier le grec à Constantinople, y découvrit, chez un poissonnier, parmi un tas de papiers d'emballage, un manuscrit grec. Des souris en avaient rongé le papier ! Aussi l'acheta-t-il à vil prix. Ce manuscrit du XIVe s. était un recueil de vingt-deux titres qui est un vrai dossier de textes apologétiques.

Le cinquième titre - Du même - A Diognète - annonce une S uvre très intéressante, inconnue par ailleurs. La critique moderne rejette son attribution à S. Justin, philosophe et martyr.

Ce manuscrit, unique source du texte, fut détruit pendant la guerre de 1870, dans l'incendie de la Bibliothèque de Strasbourg. On en avait fait plusieurs copies. L'édition princeps due à Henri Estienne, avait paru au XVIe siècle.

2. Place injustifiée de l'écrit dans le Corpus des Pères apostoliques

Une tradition qui remonte au XVe S.288 veut que les éditeurs et historiens catholiques rangent l A Diognète dans le Corpus des Pères apostoliques.

Il y a tout lieu de penser qu'il ne se trouve pas là en bonne place !289

3. Genre littéraire et style

Genre littéraire

Le titre traditionnel, Lettre à Diognète, est dû à l'initiative du premier éditeur, Henri Estienne290. Or il ne s'agit pas d'une lettre, mais plutôt d'un Logos : d'un Discours. Ce discours est une Apologie qui se conclut en une exhortation291.

Style

L'auteur possède une remarquable maîtrise des procédés de la rhétorique. Dans une grande recherche d'art, le style apparaît d'une élégance et d'une beauté parfaites.

A Diognète est un vrai petit chef d S uvre.

4. Contenu

La Lettre à Diognète est un témoignage extrêmement précieux de la foi et de la mentalité du christianisme antique. Le théologien y relève comme des parcelles d'or pur, quelques thèses capitales sur le rôle des chrétiens dans l'histoire. L'auteur souligne l'immanence et la transcendance du christianisme.

Plan

On peut distinguer dans cette très belle « prose d'art » antique, quatre parties. La division du plan est voulue, mais en rhéteur consommé, l'auteur se refuse à l'expliciter ou à la suivre de manière trop rigide.

1. Apologie contre les païens et les Juifs, 1 - 4.

2. Exposé sur le rôle des chrétiens dans le monde, 5 - 6292.

3. Une catéchèse sommaire, 7 - 9.

4. Exhortation finale, 9 - 12.

5. Date, auteur et lieu d'origine

L'éventail des hypothèses s'étale sur quinze siècles bien comptés ! On a proposé comme auteur Apollos, compagnon de saint Paul, qui appartient à la toute première génération chrétienne.

On a cru à un « faux » manuscrit du XVIe siècle.293

Voici comment on peut resserrer et circonscrire le champ des recherches :

Une étude minutieuse du texte amène à penser que le thème fondamental, le plan, l'argumentation, la doctrine, le vocabulaire apparentent l'écrit à la tradition très homogène des Apologistes. En tête de la série se place comme le plus ancien témoin de cette littérature, le texte connu sous le titre de Prédication de Pierre294. L'A Diognète en dépend certainement et lui est donc postérieure.

La première date possible est ainsi au mieux l'an 120 (au temps de l'empereur Hadrien).

Passons maintenant à la date ultime - au plus tard l'an 310. Voici pourquoi : l'auteur parle de la menace actuelle des persécutions. D'autre part, il identifie l'ensemble des fidèles avec le peuple des saints. Après le IVe siècle, le rôle cosmique défini par L A Diognète aurait été, de toute évidence, dévolu aux « parfaits » c'est-à-dire aux moines.

Rien ne s'oppose à ce que le texte soit du IIe siècle. L'argumentation de Marrou repose sur une connaissance approfondie de la littérature de ce siècle tant au point de vue du développement doctrinal que des procédés littéraires.

On peut préciser davantage : l S uvre paraît antérieure à celle de Clément d'Alexandrie.

Un savant, frappé par des ressemblances relevées dans les S uvres de Clément d'Alexandrie, crut reconnaître en l'auteur de l'A Diognète un « satellite de l'astre Clément »295. Or le chapitre du Quis dives salvetur296 qui est parallèle à la thèse de l'A Diognète sur le rôle cosmique des chrétiens (chap. 5 - 6) présente un état beaucoup plus évolué de la même pensée doctrinale. Le rayonnement de la pensée de Clément fut rapide et très grand. L'A Diognète ne peut donc être que contemporain sinon antérieur à l'activité littéraire de Clément d'Alexandrie (activité qui cesse vers 203).

Concluons : l'A Diognète a été écrit entre 120,et 200-210. A la suite de cette affirmation très ferme, Marrou propose, en conclusion à une longue étude de l'atmosphère linguistique, spirituelle, et théologique de l'écrit, l'hypothèse suivante :

L S uvre fut rédigée à Alexandrie vers 190-200. Elle aurait influencé directement Clément d'Alexandrie.

Il devient dès lors séduisant de suggérer comme nom d'auteur celui de Pantène qui fut, au dire de Clément,

le dernier que je rencontrai, mais le premier par la puissance, je le découvris en Egypte où il était caché... C'était une véritable abeille de Sicile : il cueillait les fleurs dans la prairie des prophètes et des apôtres et engendrait dans les âmes de ses auditeurs un pur miel de gnose.

Stromates, 1, 1, 11

6. Le destinataire : « Son Excellence Diognète »

Après s'être buté à l'impossibilité d'identifier, parmi la série des hypothèses déjà proposées par les savants, « Son Excellence Diognète », Marrou qui tient fermement qu'au IIe e siècle le titre d'Excellence297 ne peut être donné qu'aux personnages appartenant aux échelons inférieurs de l'ordre équestre, le reconnaît soudain, avec une joie visible, à l'endroit et à la date qu'il nous proposait :

Claudios Diognetos, administrateur romain, procurateur équestre, faisait en 197 fonction de Grand Prêtre d'Egypte. Cinq papyri et un ostrakon nous le font connaître.

II - INTRODUCTION A LA LECTURE DU TEXTE

A Diognète demande à être lu intégralement et médité : ce texte est d'une grande richesse doctrinale et spirituelle et d'une parfaite beauté littéraire. Il faut cependant tenir compte de son allure rapide : la brièveté du texte est cause de ce que l'exposé, très profond, ne puisse cependant être que sommaire.

Signalons dès l'abord le défaut qui entache cette apologie l'auteur se montre d'une ironie cinglante envers les païens, Juifs et philosophes, outrance regrettable qui est, hélas, un lieu commun de l'apologétique des IIe et e siècles. Rarement cependant atteint-elle une vigueur aussi incisive.

Nous ne ferons qu'indiquer quelques thèmes de la théologie, toute scripturaire de l S uvre :

1. Apologie contre les païens et les Juifs, 1-4.

L'écrit débute par l'énoncé clair des huit questions de Diognète, auquel l'auteur donnera réponse :

- Quel est le Dieu des chrétiens ? (Réponse en 7-9).

- Quel culte lui rendent-ils ? (Réponse 6).

- D'où vient leur dédain pour le monde ? (Réponse 5 - 6).

- D'où vient leur mépris de la mort ? (Réponse 6 - 7).

- Pourquoi refusent-ils d'adorer les dieux païens ? (Réponse 2).

- Pourquoi rejettent-ils les observances juives ? (réponse 3 - 4).

- Quel est ce grand amour qu'ils ont les uns pour les autres ? (Réponse 10, 4-8).

- Pourquoi ce peuple nouveau est-il venu à l'existence si tard ? (Réponse 8 et 9, 2).

La première partie de l'apologie est une réponse aux cinquième et sixième questions de Diognète :

« Pourquoi rejeter les dieux païens et les observances juives ? »

Cette réponse, injuste dans son ironie, est sommaire, sinon bâclée. La pensée en est empruntée et indigente. Mais, - et ceci est remarquable, - d'emblée l'apologiste s'est placé sur un plan intérieur, proprement religieux. Son argumentation est moins polémique que spirituelle. Elle est précédée d'une ardente invocation à Dieu et il est demandé à Diognète pour la comprendre de « devenir un homme nouveau semblable à celui qui vient de naître »298 car le langage qu'il s'apprête à entendre est un langage nouveau.

Le beau texte par lequel s'achève cette apologie résume toute la pensée de l'écrit :

Ce qu'est leur religion à eux, c'est un mystère : n'espère pas pouvoir jamais l'apprendre d'un homme.

4,6

2. Exposé sur le rôle des chrétiens dans le monde, 5-6

Les chapitres 5 et 6 forment le noyau précieux qui fait l'incomparable valeur de l S uvre entière. Ces « pages d'or » doivent être lues intégralement299. L'auteur ne se situe pas sur le plan habituel d'une description concrète du christianisme, mais il introduit son interlocuteur sur le « plan éminent de l'exploration du mystère ». Le christianisme est une « religion dont ni l'origine, ni la fin n'appartiennent au monde terrestre et dont les normes terrestres ne peuvent prétendre par suite rendre raison ». Sa réalité « ne peut être saisie du dehors mais seulement par celui qui la possède et la vit du dedans »300.

La thèse de l'auteur consiste à montrer le paradoxe de cette société spirituelle qui est dans le monde sans être du monde. La magie du style301 se fait, dans ces pages ardentes, incomparable mais elle n'est pas un vain jeu, elle est tout entière au service de la profondeur de la pensée. « La pensée bouillonnante est toute proche du feu de l'inspiration ».

Tout peut se résumer ainsi : la chrétienté est l'âme cosmique, « la situation des chrétiens dans le monde implique une synthèse d'immanence et de transcendance »302, présence au monde et présence à Dieu.

Diognète avait parlé des chrétiens comme d'un « peuple nouveau », et la première Apologie connue, La Prédication de Pierre, divisait l'humanité en trois « peuples » ou « races » : le peuple grec, le peuple juif bénéficiaire de l'Alliance, et le peuple chrétien : cette « troisième race », objet de la nouvelle Alliance.

Notre auteur vise plus loin et plus profondément : les chrétiens, minorité dans la société humaine, n'en représentent pas moins de droit une société universelle, immanente à l'univers entier. Jamais ils n'auront le droit de se refermer sur eux-mêmes : parqués, isolés dans un ghetto. Au sein du monde, le christianisme est présent comme la force vitale de l'âme diffusée dans le corps. Il est le principe de fécondité du monde. Et ce « monde n'est pas seulement pour le chrétien le lieu des fausses valeurs, il est aussi un instrument au service de l'acquisition de vraies »303. Le chrétien n'exalte donc pas les valeurs terrestres comme le fait un André Gide qui veut que l'on s'arrête aux « nourritures terrestres », mais il ne les méprise pas non plus. La pensée de l'auteur de L'A Diognète rejoint singulièrement nos perspectives post-conciliaires qui se refusent, à bon droit, à tout mépris du monde. Encore faut-il bien comprendre le sens du despicere mundum qu'il ne faut pas traduire trop sommairement par « mépriser » le monde :

L'ancienne formule chrétienne tant blâmée - despicere mundum - n'aurait-elle pas reçu de nos jours un sens nouveau ? Despicere signifie littéralement regarder d'en haut, considérer d'une perspective supérieure, on pourrait à la rigueur dire encore estimer petit, si l'on reste tout à fait proche du sens littéral petit, en comparaison du Dieu éternel que l'esprit, regardant vers le ciel, a aperçu.

Hans Urs von Balthasar304

La pensée de l'auteur s'alimente à la grande tradition platonicienne305, elle s'appuie de même sur l'enseignement stoïcien306 mais, avec une hardiesse surprenante, la doctrine antique est confisquée, bien plus, elle se transcende elle-même au profit du christianisme.

« Qu'est-ce que Dieu ? L'âme universelle », disait Sénèque307 et les philosophes s'accordaient, chacun dans sa perspective propre, à reconnaître à cette âme (le pneuma divin) un rôle de conducteur et la force de maintenir l'univers »308. Ce rôle, cette force, appartiennent en propre, nous dit l'auteur de L'A Diognète, aux chrétiens.

Cette thèse évangélique, stupéfiante pour un païen de l'antiquité, est un témoin autorisé de la tradition patristique.

Citons quelques textes :

Vous êtes le sel de la terre... Vous êtes la lumière du monde309.

Matth., 5

Agissez en tout sans murmures ni contestations afin de vous rendre irréprochables et purs, « enfants de Dieu immaculés au sein d'une génération dévoyée et pervertie » (Deut., 32, 5), d'un monde où vous brillez comme des foyers de lumière.

Phil., 2, 15-16

Le point de départ de la pensée est donc scripturaire : elle a son enracinement dans la Révélation.

Passons à l'âge patristique

Connaissant Dieu ils lui adressent des prières qu'il peut exaucer et qu'ils peuvent obtenir, et c'est à cela qu'ils passent le temps de leur vie. Et parce qu'ils reconnaissent les bontés de Dieu envers eux, voici qu'à cause d'eux se répandent les splendeurs qui existent dans le monde...

ARISTIDE, Apologie, 15

Vraiment c'est bien là un nouveau peuple et il y a quelque chose de divin en lui... Il n'y a aucun doute pour moi : c'est à cause de l'intercession des chrétiens que le monde subsiste.

ARISTIDE, Apologie, 15

Si Dieu retarde encore le bouleversement et la dissolution de l'univers qui anéantiront les méchants, - c'est à cause de la race des chrétiens qui à ses yeux sont responsables de la nature.

JUSTIN, II Apol., 7, 1. (vers 150

On pourrait étudier en détail à travers tous les apologistes, Tertullien et Hippolyte de Rome, la persistance du thème. Mais il s'appauvrit et perd sa noblesse. Ce qui est affirmé maintenant, c'est que, grâce aux chrétiens, l'Empire est protégé, les catastrophes évitées, la fin du monde retardée.

Avec Clément d'Alexandrie, au contraire, l'idée première reprend son relief et sa splendeur :

Ainsi donc tous les fidèles sont bons, saints et dignes du nom dont ils sont couronnés comme d'un diadème. Cependant il y a dès maintenant parmi les élus quelques-uns qui sont plus particulièrement élus, et cela d'autant plus qu'ils sont moins extérieurement marqués : ils se tirent en quelque sorte hors des flots agités du monde et se réfugient en sécurité ; ils ne veulent pas paraître saints, - si on les appelle ainsi ils en ont, honte310 ; ils cachent au fond de leur pensée les mystères ineffables et dédaignent que leur noblesse soit vue dans le monde : c'est eux que le Verbe appelle « lumière du monde » et « sel de la terre ». Ils sont la semence, image et ressemblance de Dieu, son enfant véritable et son héritier, envoyé ici-bas en mission conformément au plan grandiose et à l'analogie du Père. C'est pour eux qu'ont été créés tous les êtres du monde, visibles et invisibles, les uns pour les servir, les autres pour les exercer, les autres pour les instruire. Aussi longtemps que cette semence demeure ici-bas, toutes choses sont maintenues et lorsqu'elle aura été rassemblée, toutes choses aussitôt seront dissoutes311.

CLEMENT D'ALEXANDRIE, Quis dives salvetur, 36,1-3, (avant l'an 203 )

Mais pour la toute première fois, ce n'est plus à tous les chrétiens qu'est reconnue la fonction de lumière du monde et de sel de la terre : elle est dévolue désormais à une élite312.

Aux siècles suivants, l'idéal proposé à « une élite » deviendra l'idéal monastique.

Origène reprend le thème :

... les hommes de Dieu sont le sel qui conserve le monde terrestre, et les choses de la terre ne se maintiennent qu'autant que ce sel ne se dénature pas, car si le sel perd sa saveur il n'est plus bon, ni pour la terre ni pour le fumier mais, jeté dehors, il sera foulé aux pieds par les hommes...

ORIGENE, Contre Celse, 8, 70

Ce sont les croyants qui sont le sel de la terre, c'est-à-dire de tout le reste des hommes : par leur foi, ils sont responsables de la conservation du monde ; l'achèvement final arrivera quand le sel sera affadi, quand il n'y aura plus rien pour saler le monde et le conserver313.

ORIGENE, Comm. in Jo., 6, 59

Aussi longtemps que ceux à qui le Seigneur a dit : « Vous êtes le sel de la terre »demeurent « le sel de la terre », l'univers subsiste, maintenu cohérent par le sel, mais quand le sel lui-même se sera affadi, alors, pour parler comme l'Ecriture, ce qu'il salait deviendra fade comme les aliments sans sel, se corrompra, se désagrégera.

Aussi longtemps que subsiste la « lumière du monde », l'univers est soumis à la direction de cette clarté lumineuse ; mais quand cette lumière elle-même aura été amoindrie dans l'esprit des hommes, n'étant plus nourrie de la nourriture qui lui convient, alors, l'univers sera recouvert par les ténèbres et 'plongé dans la tristesse et les calamités : il subira comme un assaut général des puissances adverses qui ne rencontreront plus l'opposition des saints et du Christ en eux, qui jusque là s'opposaient à elles314.

ORIGENE, Comm. ser. in Matth., 3 7

La tradition persiste au IVe siècle, mais à partir du triomphe de l'Église, l'ensemble des fidèles n'est plus le peuple des saints. Le rôle cosmique est dévolu aux moines :

Ils (les moines) sont les luminaires de l'univers... Ils sont des lampes brillant partout sur la terre, ils sont comme des remparts établis autour des villes.

saint JEAN CHRYSOSTOME, In Matth., Hom., 68, 3 et 72, 4

Et il est bien évident que c'est à cause d'eux que le monde se tient debout et que c'est à cause de leur intercession que la vie humaine se tient debout et prend de la valeur aux yeux de Dieu.

TIMOTHEE D'ALEXANDRIE, Hist. monach., Prol. (vers 400)315

Nous pouvons terminer cette rapide enquête par un texte de Newman. Sa philosophie de l'histoire est dans la même ligne de pensée.

Saint Paul dit que le Christ est venu... pour faire descendre un ciel sur la terre... C'est ce que le christianisme a accompli dans le monde ; tel est le résultat de l'enseignement chrétien ; faire naître, grandir, mûrir les germes célestes qui sont cachés dans la terre ; multiplier (si l'on peut dire) des images du Christ, qui, même si elles sont peu nombreuses, ont plus de valeur que tout le reste des hommes...

J.H. NEWMAN316

Il vaut la peine, nous semble-t-il, de citer Marrou qui, soulignant l'originalité de la féconde formule de l A Diognète, en dégage la signification valable pour notre temps où la semence chrétienne est enfouie « au cS ur des masses »317 athées

Mais aujourd'hui, pour nous qui, au moins en Europe, voyons se fermer une parenthèse ouverte dans l'histoire avec la conversion de Constantin, à pour nous qui nous retrouvons, pusillus grex, dispersés au sein d'un monde hostile ou indifférent, de jour en jour plus profondément déchristianisé, il est particulièrement utile d'entendre une voix venue d'aussi loin que celle de l A Diognète, proclamer avec une tranquille audace que donne la sécurité de la foi, et cela dans un contexte historique aussi rebelle à l'espérance que le nôtre, du sein même des persécutions et d'un monde encore païen, que si « les chrétiens ne se distinguent des autres hommes ni par leur pays ni par leur langage ni par leur vêtement », ils n'en sont pas moins « dans le monde ce que l'âme est dans le corps. Ce sont eux qui soutiennent le monde... Si noble est le rôle que Dieu leur a confié, qu'il ne leur est pas permis de déserter... »318 (5, 1 ; 6, 7 et 10).

Hans Urs von Balthasar dit de même :

L'Esprit appelle le monde à entrer dans I'Eglise mais il appelle aussi l'Église à se donner au monde. Du fait que l'Église sort pour aller au monde, le monde retourne au foyer319.

3. Une catéchèse sommaire, 7- 9

Les chapitres 7 à 9 y compris, répondent à trois questions de Diognète :

- A quel Dieu s'adresse la foi des chrétiens ?

- D'où vient leur mépris de la mort ?

- Pourquoi ce peuple nouveau apparaît-il si tard ?

La continuité du texte est interrompue par une lacune que signalait le copiste à qui nous devions l'unique manuscrit, témoin du texte : il est impossible de conjecturer l'étendue de la lacune320.

Voici donc les idées développées dans la rapide catéchèse :

a) La religion chrétienne a une origine surnaturelle, révélée.

b) Le Verbe Sauveur est l'agent de cette révélation.

c) Le Sauveur reviendra un jour pour juger (aucun développement : lacune du texte).

d) Portée du témoignage des martyrs.

e) En venant « si tard », le Verbe a mis en lumière l'impuissance radicale de l'homme et la longanimité de Dieu.

a) La Révélation

Il est affirmé avec vigueur que la Révélation est indispensable pour donner accès à la connaissance authentique et complète dont l'âme religieuse a besoin321.

L'attitude hautaine de l'auteur contre la philosophie grecque qui n'est pas mieux traitée que l'idolâtrie ou le judaïsme relève d'une intransigeance regrettable322.

b) et c) Le Verbe Sauveur et Juge

En toute clémence et douceur, comme un Roi envoie le Roi, son fils, Il l'a envoyé comme le Dieu qu'il était. Il l'a envoyé comme il convenait qu'Il le fût pour les hommes - pour les sauver par la persuasion, non par la violence : il n'y a pas de violence en Dieu. Il l'a envoyé pour nous appeler à Lui, non pour nous accuser : Il l'a envoyé parce qu'Il nous aimait, non pour nous juger. Un jour viendra où Il l'enverra pour juger, et qui alors soutiendra son avènement ?

7,4-6

La théologie de cette section serait très importante à étudier323. Réfléchie et ferme, elle « se situe... dans l'axe même où s'exercera l'effort d'élaboration technique de la théologie nicéenne ». Les formules de l A Diognète « ne font que délimiter la zone où s'insèrera la claire définition de la consubstantialité. »324

Dieu, dit l'auteur, n'a pas envoyé aux hommes « un subordonné » (7, 2) et les mêmes fonctions les mêmes attributs sont' revendiqués pour le Père et pour le Fils325.

Le plan rédempteur de Dieu est le fruit de son infinie miséricorde (7, 3-5).

La venue du Fils de Dieu, - Sauveur (9, 6), Verbe et Vérité (7, 2) - a aussi pour but de révéler l'authentique et pleine connaissance de Dieu.

Y eût-il jamais, parmi les hommes quelqu'un qui ait su ce qu'est Dieu, avant qu'Il ne fût venu lui-même ?

8, 1

d) Le témoignage des martyrs

Ne vois-tu pas qu'on jette les chrétiens aux bêtes pour leur faire renier le Seigneur et qu'ils ne se laissent pas vaincre ? Ne vois-tu pas que plus on fait de martyrs, plus les chrétiens se multiplient par ailleurs326. De tels exploits ne peuvent passer pour l S uvre de l'homme : ils sont les effets de la puissance de Dieu, ils sont la preuve manifeste de son avènement.

7,7-9

Du scandale de Diognète, l'auteur fait une preuve : le courage surhumain des martyrs, la fécondité de leur sacrifice sont une manifestation de la puissance de Dieu.

e) En venant « si tard », le Verbe a mis en lumière l'impuissance radicale de l'homme et la longanimité de Dieu

La question « pourquoi si tard » ? ne cessa d'être posée aux premiers siècles à la religion chrétienne, fière de sa nouveauté dont le paganisme lui fit un grief. L'accusation visait, au-delà des chrétiens, ces innovateurs, leur Dieu qui avait laissé si longtemps l'humanité se fourvoyer dans les ténèbres et les péchés.

La réponse de notre apologie est profonde :

- le salut est la manifestation dans le temps d'un dessein éternel (cf. 8, 9).

- Dieu s'est montré plein d'amour, de longanimité, de patience (cf. 8, 7 et 9, 2)327.

- par l'expérience, l'humanité apprit son impossibilité radicale à accéder à la justification.

- l'homme peut ainsi comprendre l'impérieuse nécessité d'un salut gratuit (cf. 9, 1 -2).

Cette réponse s'inspire de la pensée paulinienne (Gal., 3, 22-25 et Rom., 3, 25-26).

Relevons dans le « concret de la tradition » d'autres réponses Origène et S. Augustin parlent d'une Eglise éternelle, coextensive à la durée de l'humanité.

Ne va pas croire que l'Église n'est appelée épouse ou Église que depuis la venue du Sauveur dans la chair ; c'est au contraire depuis les origines de la race humaine et la création du monde ou, pour chercher plus loin encore, à l'exemple de saint Paul, l'origine de ce mystère « dès avant la création du monde » (Éph., 1, 4).

ORIGENE, Comm. Cant. 2

L'Église, c'est non seulement nous qui sommes ici mais tous les chrétiens répandus par toute la terre mais encore tous ceux qui depuis le juste Abel ont existé et existeront jusqu'à la fin du monde, tant que les hommes engendreront et seront engendrés, tous les justes qui traversent cette vie.

Saint AUGUSTIN, Sermon 341.

Saint Grégoire le Grand dira de même :

L'Eglise qui s'étend depuis le juste Abel jusqu'au dernier élu qui naîtra...

Saint GRÉGOIRE, Hom. Ev. 19, 1

S. Irénée parle du « Mystère de l'Économie du Dieu Vivant » (Adv. Haer., 2, 28) et montre Dieu accoutumant l'homme peu à peu à saisir Dieu - capere et portare Deum (Adv. Haer., 5, 8). C'est la thèse de la pédagogie divine qu'Origène lui aussi met en relief :

La loi mosaïque est comme la maquette d'argile d'une statue d'or. Une fois venue la réalité, la maquette ne sert plus à rien (Lev., hom. 10). L'Ancien Testament est le sein maternel où le peuple de Dieu est porté et nourri pour un temps (Nombres, hom. 7), c'est le temps des semailles (Comm. sur Jean, 13, 46), c'est le don des fiançailles reçu par l'Église avant le temps de ses noces (Cant., 2).

L'histoire sainte est donc « l'éducation progressive d'une élite choisie au sein de l'humanité »328 et, ajoutons-le, pour l'humanité.

La parole de Dieu qui retentit dans nos liturgies déborde largement l'espace de l'Église. Elle domine l'histoire profane, les bureaux et les usines, la science et la politique. Elle contient tout cela, et ce n'est qu'une partie infime des trésors de sagesse et de science qu'elle renferme. La liturgie de l'Église lui rend un hommage conscient et aimant, tandis que le monde ignore son Maître et le crucifie à nouveau. Mais cette liturgie prosternée à ses pieds doit à la fin se relever pour réaliser dans le monde profane ce qu'elle a proclamé et promis dans l'espace sacré.

Hans Urs von Balthasar329.

4. L'exhortation finale, 10-12 (évocation des merveilles qui attendent le converti)

Un pressant appel à la conversion termine l'écrit. De cette conversion, l'auteur marque les étapes :

1re étape : La foi introduit dans une connaissance plus profonde de Dieu, celle qui consiste à découvrir Dieu en tant que Père, en tant qu'Amour

2e étape : La connaissance de l'amour de Dieu inspire l'amour pour Dieu (10,3)

3e étape : Cet amour mène à l'imitation dans l'amour de nos frères :

Et quand tu l'auras connu, quelle joie, songes-y, remplira ton cS ur ! Combien tu aimeras celui qui t'a ainsi aimé le premier ! En l'aimant, tu seras un imitateur de sa bonté, et ne t'étonne pas qu'un homme puisse devenir un imitateur de Dieu : il le peut, Dieu le voulant330.

10,3-4

4e étape : L'imitation mène à la contemplation, à une sorte de divinisation (10,6).

La première connaissance de Dieu est donc l S uvre de la foi, la connaissance plus profonde est réservée à l'amour.

Relevons encore les idées importantes qui jalonnent cette belle finale.

- Pour l'homme, le monde a été créé ; à l'homme, le monde est soumis331.

- L'agapè chrétienne divinise l'homme parce qu'elle est une participation à l'amour libéral et désintéressé de Dieu pour l'homme.

- L'héroïsme des martyrs ne peut se comprendre qu'au sein même du christianisme :

Tu aimeras et admireras ceux qui sont torturés parce qu'ils ne veulent pas renier Dieu... quand tu connaîtras ce qu'est vraiment vivre, quand tu mépriseras ce qu'ici-bas on appelle la mort.

10,7332

- Importance de la tradition

Docile aux leçons des apôtres, je me fais le docteur des Nations. Je transmets exactement la tradition à ceux qui se font les disciples de la Vérité.

11,1

- Le Verbe, en se manifestant aux hommes, leur a manifesté les « mystères du Père ».

- Entre la mission du Verbe incarné et la mission présente de l'Église, il y a continuité :

Par Lui (le Fils), l'Église s'enrichit.... elle s'offre à ceux qui la recherchent en respectant les règles de la foi et en ne transgressant pas les bornes des Pères333. Et voici que la crainte de la loi est chantée, la grâce des Prophètes reconnue, la foi dans les Évangiles affermie, la tradition des Apôtres conservée et que la grâce de l'Église bondit d'allégresse.

11,5-6

On a pu remarquer dans cette exhortation finale, l'importance accordée à la connaissance (gnose), connaissance de foi et d'amour. L'auteur est lui-même très conscient de cette insistance et il revendique pour son idéal le titre de « véritable gnose »(12,6)

Celui qui croit savoir quelque chose sans la véritable science... celui-là ne sait rien. (...) Que la science (gnose) s'identifie à ton cS ur ; que le Verbe de vérité reçu en toi, devienne ta vie.

12,6-7334.

L'écrit s'achève en une « gerbe d'images étincelantes » qui évoquent « le mystère inexprimable du présent de l'Église », qu'illumine déjà l'aurore de l'éternité.

Eve n'est plus séduite, mais demeurant vierge, proclame sa foi335. Le salut se montre, les Apôtres comprennent, la Pâque du Seigneur approche, les temps s'accomplissent, l'ordre cosmique s'établit, le Verbe se plaît à enseigner les saints ; par Lui le Père est glorifié, à qui la gloire dans les siècles des siècles, ainsi soit-il.

12,8-9 Chapitre II

LITTERATURE ANTI-HERETIQUE DU SECOND SIÈCLE

Les apologistes ont dû faire face au paganisme et au judaïsme. Mais au sein même du christianisme naissent des hérésies qui menacent l'intégrité de la foi apostolique : le montanisme s'annonce comme un degré supérieur de Révélation, une « prophétie nouvelle » sous la seule mouvance de l'Esprit, le monarchianisme prétend que le Père et le Fils ne sont que des noms de deux fonctions différentes. Mais l'hérésie qui eut la plus large diffusion et se montra la plus influente et la plus dangereuse fut sans conteste le gnosticisme.

LE GNOSTICISME

Le gnosticisme, dans ses efforts pour acquérir une connaissance Philosophico-religieuse abandonna la Révélation comme base de toute connaissance théologique, volatilisa son contenu par une interprétation allégorique, mélangea ce qu'il en retenait à des théories philosophiques païennes et à des éléments empruntés aux cultes orientaux, formant ainsi avec une imagination hardie de nouveaux systèmes philosophiques aux multiples nuances. Du fait que toutes les formes de gnosticisme semblent présenter quelques attaches juives, il semble que le berceau principal en ait été l'apocalyptique juive avec ses spéculations sur le monde céleste et ses tendances dualistes qui trahissent une influence iranienne. Le gnosticisme s'incorpore une variété déconcertante de mythes. Très répandu chez les personnes cultivées, il produit une littérature religieuse populaire fort étendue (poésie, évangiles apocryphes, apocalypses apocryphes). Le dualisme y occupe une place importante :

- il y a le dieu bon et le démiurge mauvais, créateur du monde ;

- il y a l'esprit (bon) et la matière (mauvaise) ;

- il y a le Sauveur Jésus et l'éon céleste (le Christ).

Cette religion est acquise par révélation et ce savoir (gnose) assure le salut336.

Ce mouvement fut si largement répandu qu'en fait, il devint plus vaste que le christianisme. Il y avait d'ailleurs un gnosticisme chrétien et un gnosticisme non-chrétien. En 1946, on découvrit à Nag-Hammadi (en Haute Egypte) près d'un ancien monastère pachômien les restes d'une bibliothèque : 48 écrits gnostiques furent ainsi retrouvés représentant un millier de pages. L'étude de cette littérature apporte aux savants une connaissance meilleure des courants gnostiques.

Saint Irénée de Lyon fut l'adversaire résolu du gnosticisme, cette « boutique à mystères », qui sapait l'idée même de Révélation.     <retour

242 Le début de la page

N. 243  IRÉNÉE DE LYON (vers 140-202)

I - VIE

II - OEUVRES

1. Contre les hérésies communément appelé Adversus haereses

langue utilisée

le titre exact dit le but de l S uvre

plan

2. Démonstration de la Prédication apostolique

but de l S uvre

date

plan

Le style d Irénée

III - IDÉES

Irénée, théologien de l'histoire du salut

La vérité dans l Église

Les trois thèmes majeurs

1. Le thème central : l'Unité de Dieu

a) Unité de l S uvre du salut

b) Unité des Écritures

c) Transcendant et Créateur, Dieu se révèle

d) Voir Dieu, c'est la vie de l'homme

e) L'action créatrice : les deux Mains de Dieu

2. Le thème de l'Économie réalisée par la Récapitulation

a) Signification du mot " économie » chez Irénée

b) La faute d Adam

c) Dès l'origine

d) La nouveauté de l Incarnation

e) La fonction révélatrice du Verbe incarné

f) La Récapitulation

g) Lien entre l Incarnation et la Rédemption

3. Le thème de l'Éducation progressive de l'homme

a) L'anthropologie d Irénée

b) La théologie du temps

c) L'achèvement de l'homme dans l'incorruptibilité

Le millénarisme d Irénée

Conclusion : Importance de la synthèse théologique d Irénée

Appendice : La tentation de Jésus dans l'interprétation de saint Justin et de saint Irénée

La Main de Dieu qui nous a modelés au commencement et nous modèle dans le sein maternel, cette même Main dans les derniers temps nous a recherchés quand nous étions perdus, a recouvré sa brebis perdue, l'a chargée sur ses épaules et l'a réintégrée avec allégresse dans le troupeau de la vie.

A.H., V, 15, 2

I - VIE

Pour esquisser une vie d'Irénée, nous ne disposons que d'une seule source : l Histoire ecclésiastique d'Eusèbe de Césarée (V, 3-8). Les renseignements fournis à un siècle et demi de distance se basent d'ailleurs directement sur les S uvres d'Irénée. Voici ce qui peut en être retenu : « encore enfant », à Smyrne, Irénée a entendu le vieux Polycarpe, lui-même disciple de saint Jean. Ceci peut se situer vers 145-150. Or, Irénée a pu naître vers 135 ou 140. C'est à quinze reprises qu'Irénée nomme Polycarpe dans ses S uvres, associant chaque fois à son nom celui de saint Jean. De ceci, il faut conclure qu'Irénée fut formé dès sa jeunesse dans le souci de la tradition qu'il veillera jalousement à transmettre à son tour.

En 177, Irénée est prêtre de l'Église de Lyon. Malgré l'absence de documents, il est normal de supposer qu'il soit auparavant passé par Rome pour venir de Smyrne à Lyon et qu'il y ait fait un séjour plus ou moins long. Bien des indices relevés dans ses écrits viennent appuyer cette hypothèse.

En 177 encore, Irénée fut envoyé à Rome par les martyrs337 auprès du pape Eleuthère afin de remettre à celui-ci la Lettre des martyrs de Lyon. Cette lettre serait-elle l S uvre d'Irénée ? La question reste discutée. Irénée succéda à l'évêque de Lyon, saint Pothin, mort en prison à l'âge de quatre-vingt-dix ans.

Entre 190 et 200, dans la grande controverse qui oppose les Eglises d'Asie Mineure au reste de la chrétienté à propos du jour de la célébration de la Pâque, Irénée mérita son nom de « pacifique », comme le remarque Eusèbe338 : Irénée signifie en effet, d'après l'étymologie du mot, pacifique. Les Asiates célébraient la Pâque le 14 nisan tandis que Rome et les autres Eglises la célébraient au dimanche suivant cette date. Irénée écrivit donc à »Victor, chef de l'Église de Rome » qui voulait excommunier les Asiates. Il prenait nettement position pour la tolérance, mais dans les termes déférents qui « conviennent » : les deux coutumes viennent des Apôtres, disait-il, et elles peuvent donc subsister côte à côte, comme elles l'ont fait jusque là. Il écrivit d'ailleurs dans le même sens « à beaucoup d'autres chefs d'Eglise » ainsi que le rapporte Eusèbe.

Nous sommes mal renseignés sur la mort d'Irénée. Il est possible qu'il ait été englobé dans un massacre général des chrétiens lyonnais sous Septime Sévère (vers 202 ?). l'Église l'honore comme martyr.

Quelques remarques

- Cet asiate expatrié en Gaule connaît Rome et admet une certaine primauté de son évêque339. Il unit la tradition d'Asie Mineure et la tradition romaine qu'il transplante à Lyon. D'où la valeur exceptionnelle de son témoignage qui se situe au confluent de l'Orient et de l'Occident.

- La culture philosophique d'Irénée est bien en-deçà de celle d'un Justin, philosophe de métier ou d'un Clément d'Alexandrie dont la culture est raffinée et qui, moins polémiste qu'Irénée, le complète.

- Par contre, la culture biblique d'Irénée est remarquable.

- Irénée est en dépendance directe de Justin. Hans Urs von Balthasar a mis en parallèle Justin et Irénée. Nous le citons : « Sans Justin dont il utilise sans cesse les matériaux, Irénée n'aurait jamais atteint sa hauteur propre. Irénée se comporte par rapport à Justin comme le génie envers le talent... Justin manque d'un certain éclat... Irénée au contraire rayonne de toutes parts, son discours procède d'un regard créateur plongeant au plus intime du centre incandescent »340. Comme Justin mais mieux encore que lui, Irénée voit dans le sens typique ou typologique de l'Ecriture le sens unificateur des deux Testaments341.

Le Christ est le trésor caché dans les Écritures qu'annonçaient obscurément les types et les paraboles... pour les chrétiens, la Loi est le trésor enseveli dans le champ, il se trouve révélé par la croix du Christ.

Adv. Haer., IV, 26, 1

Afin que l'on comprenne mieux ce texte, signalons que la croix était représentée par la charrue (qui était en bois) dans l'iconographie antique. Ainsi s'explique aussi ce texte de Justin

Peut-on labourer sans la croix ? (charrue)

I Apol, 55, 3

Origène ne parle pas de la croix mais on voit qu'il utilise l'image traditionnelle :

Sous le soc du Verbe, l'âme s'entr'ouvre et devient une terre neuve.

Fragment, Luc 30

Cassien sera explicite

Labourons nos cS urs avec la charrue c'est-à-dire le souvenir de la Croix.

Conférence, 1, 22

Mais revenons-en à Irénée : il est avant tout un homme d'Eglise. Il transmet la foi reçue, s'appuyant sur l'Ecriture et sur les formules des symboles. C'est volontairement que ce théologien demeure, avec humilité et fermeté, témoin de la foi reçue. Par cette insistance même, il centre la théologie ultérieure sur l'Ecriture inséparable de la Tradition.

II - R UVRES

1. L'Adversus haereses

Ce grand ouvrage polémique est la plus ancienne réfutation de l'hérésie que nous ayons conservée.

Langue utilisée

Le texte grec primitif est perdu.

La traduction latine est antérieure à saint Augustin qui la cite. Seule, la version latine nous transmet le texte complet. D'autres traductions ont existé, - arménienne, syriaque, - il ne nous en reste que des fragments. Le succès de l'S uvre fut en effet rapidement très grand. On se hâtait de traduire et de répandre une S uvre d'une telle importance qui portait un coup mortel à l'hérésie du gnosticisme. Cependant, éclipsé par les Pères du IVe siècle, Irénée tomba dans l'oubli et il fut pratiquement ignoré du Moyen Age. L'heure de sa redécouverte ne sonna qu'au seizième siècle : en 1526, Erasme publia l'édition princeps de l'Adversus haereses et avec amour et fierté, il appelait l'auteur « mon Irénée »342.

Le titre exact et complet dit le but de l'S uvre

Ce titre nous est conservé en grec par Eusèbe. En voici la traduction : Mise en lumière et réfutation de la gnose au nom mensonger343 :

Nous nous sommes efforcés de mettre au grand jour tout le corps de cette petite bête rusée car c'est déjà les vaincre que de révéler leurs doctrines.

A.H. 1, 31, 3

Irénée s'efforce donc de démasquer l'erreur :

L'erreur ne se montre pas d'elle même... elle semble se présenter plus vraie que la vérité elle-même... C'est à ce propos qu'un homme qui valait mieux que nous a dit : à l'émeraude qui est une pierre précieuse et que certains estiment fait affront un morceau de verre qu'un travail d'art lui a rendu semblable tant que manque celui qui est capable de l'expertiser et dénoncer en homme de métier la fraude de cet ouvrage... Nous ne voulons pas que, de notre fait, certains soient ravis comme des brebis par des loups, faute de les reconnaître sous des peaux de mouton.

Préface de l'A.H.

Irénée signale le danger d'orgueil : la fausse gnose enfle. Le but du chrétien n'est pas la gnose mais la charité, nous nous approchons de Dieu par l'amour :

Il est meilleur et plus utile pour nous d'être peu cultivés et peu savants et, en revanche, de nous approcher de Dieu par l'amour que de nous croire profondément savants et expérimentés et en même temps de pécher contre Notre-Seigneur. Voilà pourquoi Paul s'est écrié la gnose enfle mais la charité édifie.

A.H. 2, 26, 1

Mais il est une vraie gnose :

La gnose vraie, c'est la doctrine des Apôtres

A.H.IV,33,8

Plan de l'Adversus haereses

L'ouvrage compte cinq livres

Livre I : exposé de la pseudo-gnose résumé de la doctrine de l'Église

Livre II : réfutation par la raison, c'est-à-dire appel à la soumission à la règle de foi, appel à l'accord avec la Tradition.

Livre  : réfutation par la tradition et la doctrine des Apôtres.

Livre IV : réfutation par les paroles du Seigneur (paroles claires et paraboles).

Livre V : réfutation par les épîtres apostoliques doctrine de la résurrection de la chair et de la récapitulation.

On aura remarqué que les livres, IV et V basent la réfutation de l'hérésie sur l'Ecriture. C'est au livre qu'Irénée s'attarde à démontrer la vérité des Ecritures au nom de la tradition apostolique conservée dans et par l'Église Les apôtres, disciples de la Vérité, ont prêché et transmis par écrit la vérité. L'indivisibilité de l'Ecriture est aussi démontrée.

Le plan général de l'S uvre est apparent et cependant l'ensemble donne une impression de complexité, ceci s'explique à la fois par la densité de la pensée d'Irénée et par ce fait que l'ouvrage ne fut pas composé d'un seul jet mais conçu et réalisé par des apports successifs.

2. La Démonstration de la prédication apostolique

L'ouvrage mentionné par Eusèbe était inconnu. En 1904, on en découvrit en Arménie un manuscrit en version arménienne.

But de l'S uvre

Une fois de plus, le titre caractérise l'S uvre et en dit le but elle est un exposé succinct de la foi transmise par les apôtres suivie d'une démonstration de l'objet de cette foi. Il s'agit donc d'une catéchèse positive suivie d'une apologie.

Date

La Démonstration est certainement postérieure à l'Adversus haereses puisque, au chapitre 99, elle s'y réfère. D'autre part, il n'est pas possible de dater d'une manière précise l'A.H. On sait que sa rédaction s'étage sur plusieurs années et au livre, Irénée signale que le pape est « actuellement » le pape Eleuthère dont le pontificat dura de 175 à 189344.

Plan

L'ouvrage compte donc deux parties : un exposé de la foi, suivi d'une démonstration de cette foi.

Ire partie : chap. 1 à 41 : le contenu de la foi

Chap. 1 à 3 : justification de l'ouvrage

Chap. 4 à 7 :les trois articles du symbole et l'économie générale du salut

Chap. 8 à 30 : l'économie prophétique de l Ancien Testament

Chap. 30 à 41 : la personne du Christ.

2e partie : chap. 42 à 97 : Démonstration

Il n'y a plus lieu ici de distinguer des sous-divisions. Quelle est pour Irénée la preuve de la vérité de la révélation chrétienne ? C'est l'argument prophétique. A la suite de Justin, Irénée fait appel à des textes de l'Ancien Testament pour prouver la vérité des évangiles.

Comme on a coutume de désigner le livre Contre les hérésies par son titre latin Adversus haereses, ainsi, mais moins souvent, on aime désigner la Démonstration par le premier mot de son titre grec, Epideixis.

Si l'essentiel de l'Adversus haereses est la doctrine sur le Dieu Créateur et donc la théologie, l'essentiel de la Démonstration est l'économie (le plan du salut) et donc la christologie345.

Le style d Irénée

Le style d'Irénée n'est pas d'un abord facile, ceci à cause de la densité de la pensée et du génie de synthèse qui caractérise l'auteur. D'autre part, les pensées se développent en une série de détours et de retours. Ce n'est que peu à peu que le lecteur se familiarise avec ces méandres et s'enchante alors de voir continuellement revenir, comme liés les uns aux autres et s'appelant mutuellement, les thèmes chers à Irénée. Il importe donc de s'accoutumer à une pensée aussi fortement centrée. Alors partout apparaîtront ces formules merveilleuses, simples et même naïves, denses et profondes dont la force de frappe est incomparable. L'enthousiasme, l'optimisme ou mieux la foi vivante d'Irénée les fait vibrer.

- IDÉES

IRÉNÉE, THÉOLOGIEN DE L'HISTOIRE DU SALUT

Irénée parle toujours avec une calme conviction en théologien de l'histoire du salut. Cette histoire très concrète, révélatrice de l'amour de Dieu pour « sa » créature - « son » modelage Irénée la parcourt en toutes ses étapes : tout le donné révélé est transmis. Tout part de la création - intervient alors la faute d'Adam - la révélation progressive de Dieu, à travers l'histoire des patriarches et les oracles des prophètes, se précise - tout culmine dans l'Incarnation du Verbe, incarnation rédemptrice inséparable de la Passion et de la Résurrection346 - les Apôtres fondent et organisent l'Église dont le Christ est la tête - le salut s'achève par la résurrection de la chair, l'incorruptibilité étant donnée à l'homme par l'Esprit de Dieu.

En déroulant ainsi sous nos yeux l'accomplissement progressif de l'S uvre du salut qui mène l'homme-humanité à la communion avec Dieu, Irénée a conscience de parler des choses les plus réelles qui soient :

La foi a pour objet les choses qui existent réellement.

Démonstration 3

LA VÉRITÉ DANS L'ÉGLISE

D'où vient à Irénée une si ferme et sereine assurance face à l'affolement intellectuel des hérétiques qui ont « au sujet des mêmes choses tantôt une opinion et tantôt une autre, qui cherchent toujours et ne trouvent jamais »(V, 20, 2) ? Irénée sait où trouver la vérité révélée : elle est confiée à l'Église. Auprès de cette Église, Irénée « se réfugie... et il s'y nourrit des Écritures du Seigneur » (id.).

Car l'Église a été plantée comme un paradis dans le monde.

V, 20, 2

C'est en l'Église que se garde la tradition de la vérité qui remonte aux Apôtres :

Il ne faut pas chercher ailleurs la vérité qu'il est facile de puiser dans l'Église. Car les Apôtres, comme en un riche cellier, ont déposé en elle toute la Vérité en plénitude afin que quiconque le désire puise en elle le breuvage de vie... il faut aimer d'un amour extrême tout ce qui est de l'Église et saisir fortement la Tradition de la Vérité.

III,4,1

Aussi Irénée, dans un texte justement célèbre dont nous ne donnons ici que les principaux extraits, dresse la liste des successions d'évêques de Rome. Ainsi se trouve établie la succession apostolique. Rome est choisie à titre d'exemple mais nullement au hasard : « Elle est la très grande Église, très ancienne et connue de tous, fondée et constituée par les deux très glorieux Apôtres Pierre et Paul » (III, 3, 2).

C'est avec cette Église de Rome en raison de sa plus puissante autorité de fondation347 que doit nécessairement s'accorder toute église, c'est-à-dire les fidèles qui proviennent de partout, elle en qui toujours, par ceux qui proviennent de partout, a été conservée la Tradition qui vient des Apôtres.

III,3,2

Après avoir ainsi fondé et édifié l'Église, les bienheureux Apôtres transmirent à Lin la charge de l'épiscopat... Anaclet lui succède. Après lui, en troisième lieu à partir des Apôtres, c'est à Clément qu'échoit l'épiscopat... A ce Clément succède Évariste ; à Évariste, Alexandre ; ensuite, en sixième lieu à partir des Apôtres, Sixte est institué ; après lui Télesphore, glorieux par son martyre ; ensuite Hygin ; ensuite Pie ; après lui, Anicet ; Soter ayant succédé à Anicet, c'est maintenant Éleuthère à qui est échu l'épiscopat, en douzième lieu à partir des Apôtres.

Le texte essentiel va suivre : on y voit comment les évêques, successeurs des Apôtres, sont les gardiens responsables de la Tradition et aussi de la Prédication de la Vérité :

C'est dans cet ordre et cette « succession » que la Tradition qui est dans l'Église à partir des Apôtres et que la Prédication de la Vérité sont parvenues jusqu'à nous. Et c'est là une preuve très complète qu'elle est une et toujours la même, cette foi vivificatrice qui, dans l'Église à partir des Apôtres s'est conservée jusqu'à ce jour et s'est transmise dans la vérité.

III,3,3

L'Église est une et sa prédication demeure la même partout, elle nous donne la foi :

La prédication de l'Église est la même partout et demeure égale à elle-même, appuyée, comme nous l'avons démontré, sur le témoignage des prophètes, des Apôtres et de tous les disciples, à travers « le commencement, le milieu et la fin »348, bref à travers toute l'économie divine, à travers l'opération habituelle de Dieu qui effectue le salut de l'homme et réside à l'intérieur de notre foi, foi reçue de l'Église et que nous gardons, foi qui toujours, sous l'action de l'Esprit de Dieu, comme une liqueur de prix conservée dans un vase excellent, rajeunit et fait même rajeunir le vase qui la contient. Ce don de Dieu a en effet été confié à l'Église comme le souffle à la créature pour que tous les membres qui le reçoivent soient vivifiés et en ce don se trouve la communication au Christ, c'est-à-dire l'Esprit Saint.

,24,1

LES TROIS THEMES MAJEURS : « Tout se tient » (IV, 33, 7)

La pensée d'Irénée est très riche mais il est essentiel d'en remarquer le génie synthétique et, par voie de conséquence, d'insister sur la puissance d'attraction qui rassemble dans l'unité les nombreux thèmes qui parcourent l'S uvre de l'évêque de Lyon. Lui-même nous le dit : « Tout se tient » !

Tout se tient : foi intacte en un seul Dieu Tout-Puissant d'où viennent toutes choses, confiance inébranlable dans le Fils de Dieu, Jésus-Christ Notre-Seigneur, par qui toutes choses ont été faites et dans les économies par lesquelles le Fils de Dieu s'est fait homme, foi dans l'Esprit de Dieu qui donne connaissance de la vérité, qui a fait connaître les plans du Père et du Fils, selon lesquels il était présent parmi les hommes à chaque génération conformément à la volonté du Père.

IV, 33, 7

Il n'y a pas lieu de distinguer les thèmes de l'Adversus haereses de ceux de la Démonstration, à cette nuance près que seuls les premiers s'inscrivent dans un contexte polémique.

Nous distinguerons trois thèmes majeurs. A ces thèmes, tous les autres peuvent et doivent se rattacher :

-L'unité de Dieu

-L'Économie réalisée par la Récapitulation de toute la création dans le Christ.

-L'Éducation progressive de l'homme.

1. Etude du thème central : l' Unité de Dieu

Il suffit de rappeler le dualisme gnostique : il y a le dieu bon et le démiurge (créateur) mauvais. Voilà, pour Irénée, le blasphème absolu : on voit bien que mépriser le créateur, c'est mépriser son S uvre. Le mépris de la chair, de la matière, trouve sa source dans cette négation : le Dieu transcendant n'est pas le Dieu Créateur.

Entendons la réaction d'Irénée :

Ne recherche pas ce qu'il y a au-dessus du démiurge, tu ne trouveras pas. Ton auteur est infini... (il ne faut pas) inventer au-dessus de lui un autre Père. Tu n'inventeras pas mais tu seras contre l'ordre de la nature et tu seras insensé et si tu persévères, tu tomberas dans la démence.

II,25,4

Il n'y a pas d'autre Dieu en dehors de celui qui nous a faits et modelés et ils sont dépourvus de consistance les propos de ceux qui disent que notre monde a été fait par l'intermédiaire d'anges ou par l'intermédiaire de quelque autre puissance ou par un autre Dieu... si quelqu'un s'attache fortement au seul Dieu qui a fait toutes choses par son Verbe... toute parole émanée de lui aura consistance...

Nous donnons la suite immédiate du texte encore qu'elle ne concerne pas le sujet actuellement traité afin de montrer par un exemple comment les thèmes d'Irénée sont constants et s'entrelacent. Il s'agit ici de « la vérité dans l'Église » que nous venons d'étudier :

... Toute parole de lui aura consistance pourvu qu'il lise aussi les Écritures d'une manière attentive auprès des presbytres qui sont dans l'Église puisque c'est auprès d'eux que se trouve la doctrine des Apôtres.

IV, 32, 1

a) De l'unité de Dieu découle l'unité de l'S uvre de salut

On a pu dire que tout ce que Dieu touche est marqué du sceau de l'Unité : le Dieu unique appelle et mène l'homme qu'il aime à s'unir à lui. Cette communion se réalisera par l'unique salut qui est l'S uvre du seul Fils et du seul Esprit. Mais il faut laisser Irénée parler lui-même :

Il n'y a qu'un Dieu Père et qu'un Verbe Fils et qu'un Esprit et qu'un seul salut pour tous ceux qui croient en lui. Il n'y a qu'un salut comme il n'y a qu'un Dieu. Il n'y a qu'un Fils qui accomplit la volonté du Père et qu'un genre humain dans lequel s'accomplissent les mystères de Dieu.

IV, 6, 7

Voici en quels termes Hans Urs von Balthasar rend compte du thème de l'unité partout présent dans l'S uvre d'Irénée : « L'unique Église qui garde l'unité de l'Ecriture dans laquelle se trouve l'unité de la Révélation de l'unique Dieu vrai et vivant »349.

Un seul Dieu, un seul Christ, un seul Esprit : on a remarqué cependant que si l'expression « un seul Esprit » se trouve bien, - nous venons de la lire - chez Irénée, elle est beaucoup moins fréquente. L'explication est simple : Irénée dépend des formules déjà fixées des symboles de la foi. Qu'on le remarque : dans le texte, plus tardif, de Credo de Nicée - Constantinople, tel que nous le disons à la Messe, nous proclamons : Je crois en un seul Dieu, Père... je crois en un seul Seigneur Jésus-Christ... je crois en l'Esprit Saint... je crois en l'Église une.

Irénée parle d'une seule foi, d'un seul salut, d'une seule Tradition, d'une seule prédication de l'Église d'une seule Ecriture dans l'unité des deux Testaments, d'un seul Évangile sous sa quadruple forme, d'un seul Corps du Christ qui est l'Église

b) Unité des Écritures

C'est à partir d'Irénée que l'expression « Écriture », réservée avant lui à l Ancien Testament, désigne aussi bien le Nouveau Testament que l'Ancien. Il est donc important de se rendre compte à quel point il voyait en la Bible ainsi constituée un seul livre :

Par les voix nombreuses de ceux qui parlent, nous percevrons une seule mélodie harmonieuse qui louera avec des hymnes Dieu qui a tout créé.

II,28,3

Le texte suivant montrera bien la corrélation qui relie l'unité de Dieu et l'unité de l'Ecriture :

La loi de Moïse aussi bien que la grâce de la Nouvelle Alliance, toutes les deux adaptées à leur temps ont été accordées par un seul et même Dieu au bénéfice du genre humain.

III,12,11

Tout le livre de l'Adv. Haereses s'attache d'ailleurs à démontrer l'unité des deux Testaments :

Pour nous, nous montrerons la différence entre les deux Testaments et en même temps leur unité, leur parfaite harmonie.

III,12,12

La canonicité des livres du Nouveau Testament, qui forment désormais une collection close, est déterminée par l'apostolicité et par la tradition ecclésiastique. Irénée parle de I'Evangile tétramorphe, c'est-à-dire à quadruple forme, mais en remarquant qu'un souffle unique, celui de l'Esprit, l'anime :

Le Verbe... nous a donné l'Évangile sous quatre formes, Evangile que maintient cependant un seul Esprit.

,11,8.

Pourquoi quatre Evangiles ? Parce que, dit Irénée, il y a quatre régions du monde, quatre vents, quatre points cardinaux : l'Evangile, colonne et fondement de l'Église est prêché à tout l'univers (III, 11, 8). Il est intéressant de relever la symbolique d'Irénée : transposée, elle passera dans les représentations de l'art. Les évangélistes sont donc semblables à ces quatre chérubins sur lesquels est assis le Verbe, artisan de l'univers (Psaume 79, 2 et Apoc., 4, 7). Le premier est semblable à un lion. Pour Irénée, ce lion symbolise Jean à cause de la hardiesse d'élan de son évangile et parce qu'il parle de la royauté du Fils de Dieu. Le deuxième est semblable à un jeune taureau qui désigne Luc dont l'évangile porte la marque du sacerdoce, commençant par parler du prêtre Zacharie et relevant la dignité de sacrificateur et de prêtre du Fils de Dieu. Le troisième est semblable à un visage d'homme : il symbolise Matthieu qui retrace la génération humaine du Fils de Dieu venu comme homme. Le quatrième enfin est semblable à un aigle en plein vol et, dit Irénée, on y reconnaît Marc qui donne son récit en grands traits rapides et parle de l'Esprit prophétique qui fond sur les hommes « comme il est écrit dans le prophète Isaïe » (III,11,8). Chacun sait que plus tardivement, Jean sera désigné par l'aigle et Marc par le lion.

c) Transcendant et Créateur, Dieu se révèle

Les gnostiques insistaient sur la transcendance du Dieu suprême inconnaissable, incompréhensible, incommunicable. Irénée ne nie certes pas une telle affirmation.

Mais Dieu est unique, le Dieu transcendant est le Dieu Créateur :

Le Dieu qui nous a modelés a aussi créé le monde, au-dessus de lui, il n'est point d'autre Dieu.

III,24,1

Librement, graduellement et par amour, le Créateur se fera connaître, il se révélera à sa créature :

On ne peut connaître Dieu selon sa grandeur... mais selon son amour.

IV, 20, 1

Cette formule est chère à Irénée, nous allons l'entendre la redire :

Selon sa grandeur, il est inconnu de tous les êtres faits par lui car personne n'a scruté son élévation... cependant selon son amour il est connu...

IV, 20,4

Dans son Amour et sa Bonté sans mesure, il est venu à la connaissance des hommes, connaissance qui n'est d'ailleurs pas à la mesure de sa grandeur ou selon sa substance...

III,24,2

Il faut faire un pas de plus et, anticipant le thème de l'économie il nous faut dire comment Dieu se fait connaître à sa créature.

Son Verbe le révèle et il l'a fait de tous temps :

Depuis le commencement en effet, le Fils présent à l'ouvrage par lui modelé révèle le Père à tous ceux à qui le Père le veut, et quand il le veut et comme il le veut.

IV, 6, 7

Voyons en ce sens la suite du texte cité ci-dessus (IV, 20, 4) :

... Selon son amour, il est connu de tous temps, grâce à celui par qui il a créé toutes choses : celui-ci n'est autre que son Verbe, notre Seigneur Jésus-Christ, qui, dans les derniers temps s'est fait homme parmi les hommes afin de rattacher la fin au commencement, c'est-à-dire l'homme à Dieu. Voilà pourquoi les prophètes, après avoir reçu de ce même Verbe le charisme prophétique, ont prêché à l'avance sa venue selon la chair.

Un autre texte encore nous prouvera l'insistance d'Irénée sur les divers aspects de ce thème de la connaissance de Dieu :

Les prophètes annonçaient d'avance que Dieu serait vu des hommes, conformément à ce que dit aussi le Seigneur : « Bienheureux les cS urs purs parce qu'ils verront Dieu » (Matt., 5,8). Certes, selon sa grandeur et son inénarrable gloire, « nul ne verra Dieu et vivra » (Ex., 33, 20), car le Père est insaisissable ; mais selon son amour, sa bonté envers les hommes et sa toute puissance, il va jusqu'à accorder à ceux qui l'aiment le privilège de voir Dieu - ce que précisément prophétisaient les prophètes - « car ce qui est impossible aux hommes est possible à Dieu » (Luc, 18, 27). Par lui-même, en effet, l'homme ne pourra jamais voir Dieu ; mais Dieu s'il le veut sera vu des hommes, de ceux qu'il veut, quand il veut et comme il veut.

Nous interrompons ce texte pour souligner la répétition qu'on se reporte à IV, 6, 7. Mais poursuivons :

Car Dieu peut tout : vu autrefois par l'entremise de l'Esprit selon le mode prophétique, puis vu par l'entremise du Fils selon l'adoption, il sera vu encore dans le royaume des cieux selon la paternité...

IV, 20, 5

Voir Dieu : Dieu a été vu selon le mode prophétique, il a été vu encore dans l'Incarnation du Fils, il sera vu... Il y a progression dans le temps. Cette « vision de Dieu », voilà encore un thème privilégié d'Irénée : nous avons montré comment il se rattache au thème de l'unité de Dieu transcendant et créateur - il dépend aussi du thème de l'économie : Dieu se laisse voir selon son dessein et il relève tout autant du thème de l'éducation progressive de l'homme : c'est peu à peu que Dieu se révèle350.

d) Voir Dieu : c'est la vie de l'homme

Sa grandeur est inaccessible, sa bonté est inénarrable, et c'est par elle que Dieu se fait voir et qu'il donne la vie à ceux qui le voient.

IV, 20, 5

Car c'est Dieu qui sera contemplé et la vue de Dieu rend incorruptible...

IV, 38, 3

... La vie de l'homme, c'est la vision de Dieu.

IV, 20, 7

Notre face verra la Face du Dieu vivant et elle se réjouira d'une joie ineffable : c'est sa joie qu'elle verra.

V, 7,2

e) L'action créatrice de Dieu : les deux Mains de Dieu351

Dieu est unique : transcendant et créateur. Il n'a eu nul besoin d'un démiurge inférieur ou des anges, ni d'aide quelconque. « Comme s'il n'avait pas ses Mains à lui ! » (IV, 20, 1). Il faut percevoir le frémissement d'Irénée lorsqu'il prononce ces paroles.

Quant à l'homme, Dieu l'a créé de ses propres mains !

Démonstration 11

Qu'on le comprenne bien, reconnaître en Dieu le Créateur, c'est découvrir son amour, c'est d'avance être sûr du salut. Jamais Dieu n'abandonnera l S uvre de ses mains, « son » modelage. Seule - nous le verrons plus loin - la liberté de l'homme peut être cause de son inachèvement (IV, 39, 3). Irénée a pu dire que nier l'incarnation du Verbe était, selon l'expression d'Hans Urs von Balthasar, « le commun dénominateur » auquel on pouvait ramener toute hérésie (III, 11, 3 et 4)352, mais d'autre part et parce que « tout se tient » (IV, 33, 7) il dit, avec la même force, que « blasphémer le Créateur » est le résumé de toutes les hérésies. On blasphème lorsqu'on attente à l'unité de Dieu (IV, Préface, 3) :

Tout ce qu'ont pu dire en somme tous les hérétiques avec grand sérieux se réduit à ceci : blasphémer le Créateur et s'opposer au salut de cette création de Dieu qu'est la chair : c'est pour celle-ci que le Fils de Dieu a établi toute l'économie.

IV, Préface, 4

On remarquera déjà en passant quelle importance revêt aux yeux d'Irénée la chair de l'homme. N'est-elle pas le « modelage » de Dieu ?

Mais quelles sont les Mains de Dieu ?

Le Fils qui est le Verbe, l'Esprit qui est la Sagesse : ces deux identifications sont habituelles chez Irénée :

Le Père avait un ministère d'une richesse inexprimable, assisté pour toutes choses par ceux qui sont tout à la fois sa Progéniture et ses Mains, c'est-à-dire le Fils et l'Esprit, le Verbe et la Sagesse, et ceux-ci ont pour serviteurs et sujets tous les anges.

IV, 7, 4

L'homme est un mélange équilibré d'âme et de chair formé à la ressemblance de Dieu, modelé de ses mains c'est-à-dire par le Fils et l'Esprit Saint auxquels il a dit : « Faisons l'homme »(Gen., 1, 26).

IV, Préface, 4

Parfois, l'expression « Main de Dieu » est au singulier :

Il ne faut pas chercher d'autre Main de Dieu que celle qui du commencement à la fin nous modèle, nous ajuste en vue de la vie, est présente à son modelage et le parfait à l'image et à la ressemblance de Dieu.

V, 16, 1

« Du commencement à la fin » : déjà apparaît le thème de l'éducation progressive de l'homme en vue de la vie.

Adam a été façonné par la Main de Dieu, c'est-à-dire par le Verbe de Dieu.

III,21,10

Le texte qui va suivre rend parfaitement l'idée d'Irénée sur l'S uvre créatrice. Nous voulons y souligner une relation importante qui a été bien mise en lumière par dom Lucien Regnault : « De même que l'image des « deux Mains de Dieu » signifiait la collaboration du Fils et de l'Esprit avec le Père dans l'S uvre créatrice, l'expression « à l'image et à la ressemblance de Dieu » indique la double marque du Fils et de l'Esprit imprimée sur l'homme : l'image dans le corps, en référence au Verbe qui devait prendre chair - la ressemblance dans l'âme, grâce à la participation de l'Esprit. »353

« Et Dieu modela l'homme en prenant du limon de la terre et il insuffla en sa face un souffle de vie » (Gen., 2, 7). Ce ne sont donc pas des anges qui l'ont fait et modelé - car des anges n'auraient pu faire une image de Dieu - ni quelque autre en dehors du vrai Dieu, ni une puissance considérablement éloignée du Père de toutes choses. Car Dieu n'avait pas besoin d'eux pour faire ce qu'en lui-même il avait d'avance décrété de faire. Comme s'il n'avait pas ses Mains à lui ! Depuis toujours, en effet, il y avait auprès de lui le Verbe et la Sagesse, le Fils et l'Esprit. C'est par eux et en eux qu'il a fait toutes choses, librement et en toute indépendance, et c'est à eux que le Père s'adresse, lorsqu'il dit : « Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance » (Gen., 1, 26).

IV, 20, 1

L'image de Dieu est en nous la marque du Fils :

Dans les temps antérieurs, on disait bien que l'homme avait été fait à l'image de Dieu mais cela n'apparaissait pas, car le Verbe était encore invisible, lui à l'image de qui l'homme avait été fait.

V, 16, 2

Dieu sera glorifié dans l'S uvre qu'il a modelée en la conformant et la modelant sur son Fils.

V, 6, 1

Quant à la ressemblance, elle est plus spécifiquement la marque de l'Esprit :

En nous tous, l'Esprit qui crie « Abba », Père, façonne l'homme à la ressemblance de Dieu.

Démonstration 5

Que fera la grâce entière de l'Esprit donnée aux hommes par Dieu ? Elle nous rendra semblables à lui...

V, 8, 1

Quand l'Esprit fait défaut à l'âme, l'homme est imparfait, il possède bien l'image de Dieu dans l'ouvrage modelé, mais il n'a pas reçu la ressemblance par le moyen de l'Esprit.

V, 6, 1

2. Etude du thème de l'Economie réalisée par la Récapitulation

a) Signification du mot économie chez Irénée354

Le mot économie a de multiples significations dans la langue grecque courante, mais d'une manière générale, il peut se traduire par « administration de la maison ». Chez Irénée, il peut être compris dans deux acceptions quelque peu différentes selon que le terme est utilisé au singulier ou au pluriel : l'économie est l'intention de Dieu, son projet sur l'homme, son dessein d'amour qui se réalise par l'histoire du salut en tant qu'elle culmine dans l'incarnation-rédemption. Quant aux économies multiples et successives de Dieu, elles signifient ses interventions historiques providentielles tant dans l'histoire universelle,- et d'une façon privilégiée dans l'histoire d'Israël, - que dans l'histoire de chaque homme.

Il est évident que toutes les économies concourent à l'accomplissement de l'unique économie qui est le dessein du salut. Elles se réduisent donc à l'unité.

Tel un architecte, Dieu dessinait l'édifice du salut... ainsi, de multiples manières, il disposait le genre humain en vue de la symphonie du salut.

IV, 14, 2

Un homme vraiment spirituel expliquera les paroles des prophètes en montrant quel trait particulier de l'économie du Seigneur vise chacune d'entre elles et en faisant voir en même temps le corps entier de l'S uvre accomplie par le Fils de Dieu.

IV, 33, 15

b) La faute d Adam

Au commencement, Dieu modela Adam, non pas que Dieu eût besoin de l'homme mais c'était pour avoir quelqu'un en qui il put accumuler ses bienfaits.

IV, 14, 1

Nous le savons, l'homme a été modelé par les Mains de Dieu à son image et à sa ressemblance. Et, parce que l'homme est créé semblable à Dieu, il reçoit de lui la liberté :

L'homme est libre depuis le commencement car fibre aussi est Dieu à la ressemblance de qui l'homme a été fait.

IV, 37,4

Dieu l'a fait libre, lui ayant donné, dès le début son autonomie à soi, tout comme son âme à soi... il a mis dans l'homme le pouvoir du choix.

IV, 37, 1

Or, l'homme est modelé, ajusté, en Adam, en vue de la vie (V, 16, 1) mais cette vie, il ne peut y accéder que par la communion à Dieu, par l'Alliance à laquelle Dieu l'appelle :

L'homme vivant est fait de deux réalités : il est vivant grâce à la participation de l'Esprit, il est homme par la substance de la chair.

V, 9,2

Il est impossible de vivre sans la vie mais il n'y a de vie que par la participation à Dieu.

IV, 20, 5

Comment participer à Dieu ? Par l'obéissance :

Le bien consiste à obéir à Dieu... c'est la vie de l'homme désobéir à Dieu est mal, c'est la mort de l'homme.

IV, 39, 1

Or, Adam désobéit : c'était « sous prétexte d'immortalité » se vouer à la mort :

Pour ce qui est de l'arbre de la connaissance du bien et du mal, vous n'en mangerez pas, car le jour où vous en mangerez, vous mourrez !

Gen. 3, 3 cité en A. H. V, 23, 1

Sous prétexte d'immortalité, le démon avait suscité la prévarication et lui avait apporté la mort.

III,23,1

Avec l'aliment, c'est la mort, qu'ils (Adam et Eve) attirèrent sur eux, parce qu'ils mangeaient en désobéissant et que la désobéissance à Dieu entraîne la mort.

V, 23, 1

C'est avec indulgence, « avec piété et presque avec tendresse »355 qu'Irénée parle d'Adam :

C'est par un autre qu'Adam a été séduit, sous prétexte d'immortalité.

III,23,5

Certes Adam était maître de la terre, de tout ce qui s'y trouve et des Anges même (Dém. 12) mais

l'homme (Adam) était tout petit car il était enfant et il devait, en se développant, arriver à l'âge adulte.

Dém. 12

Et ceci signifie « qu'il n'avait pas le parfait usage de ses facultés, qu'il devait nécessairement grandir pour atteindre sa perfection »356. Aussi Dieu l'entoure-t-il de tendresse et tandis qu'Adam, dans son repentir, se ceint de feuilles piquantes de figuier, le Seigneur le revêt lui-même de tuniques de peaux (III, 23, 5).

La mort elle-même est accordée par Dieu avec miséricorde, afin de faire cesser le péché (III, 23, 6) et le salut d'Adam ne peut être mis en doute :

Adam avait été vaincu, l'ennemi lui ayant ôté la vie -, c'est pourquoi une fois l'ennemi vaincu à son tour (par le Descendant de la Femme (Apoc. 20, 2) -par celui que Marie a engendré), Adam a retrouvé la vie... Ils mentent donc ceux qui s'opposent au salut d'Adam. Ils continuent à s'exclure eux-mêmes de la vie puisqu'ils ne croient pas retrouvée la brebis qui était perdue : si elle n'est pas retrouvée, toute la descendance des hommes est encore au pouvoir de la perdition,

III, 23, 7 et 8

Puisque l'homme est sauvé, le salut s'impose aussi pour celui qui le premier a été façonné en homme.

III,23,2

Et puisque « la substance d'Adam tirée de la terre avait été modelée par la main et l'art de Dieu » (III, 22, 1), « le salut d Adam était nécessaire pour que Dieu ne fût pas vaincu ni son art mis en défaut. » (III, 23, 10)

c) Dès l'origine

Le salut, nous le savons, s'est réalisé par le Christ, envoyé par le Père mais ce salut atteint tous les hommes dès l'origine, aucune génération ne peut accuser Dieu d'incurie ou de négligence. Le salut est un, l'économie est universelle. Nous rappelons d'abord, en ce sens, l'importance finale d'un texte cité plus haut :

... l'Esprit de Dieu a fait connaître les plans du Père et du Fils, selon lesquels il (le Fils de Dieu) était présent parmi les hommes à chaque génération, conformément à la volonté de Dieu.

IV, 33, 7

Il n'y a plus qu'à faire remarquer l'insistance d'Irénée

... l'Esprit de Dieu fut dès l'origine dans toutes les économies de Dieu avec les hommes, annonçant les événements à venir, montrant les choses présentes et racontant celles du passé.

IV, 33, 1

Les deux textes ci-dessus font allusion au rôle de l'Esprit prophétique qui parle dans les Ecritures tout spécialement, les deux textes suivants vont nous dire que le Christ, lui aussi, est venu pour tous les hommes de tous les temps : comme Justin, Irénée attribue les manifestations sensibles de Dieu au Verbe qui annonce ainsi son incarnation future, mais plus profondément encore il croit que le Verbe fut toujours uni à la créature qui tient de lui l'existence :

Si le Christ n'a commencé d'exister qu'au moment de sa venue comme homme et si c'est à partir des temps du César Tibère que le Père s'est souvenu de veiller sur les hommes et si le Verbe paraissait n'avoir pas été toujours uni à la créature modelée par lui, même alors il n'eût pas fallu imaginer faussement un autre Dieu mais il eût fallu rechercher les causes d'une aussi grande incurie et négligence de sa part.

IV, 6, 1

Le Christ n'est pas venu seulement pour ceux qui crurent en lui au temps de Tibère César, et le Père n'a pas exercé sa providence pour les seuls hommes d'aujourd'hui mais absolument pour tous les hommes qui dès l'origine, selon leur capacité, au milieu de leur génération, ont craint et aimé Dieu, se sont comportés avec justice et sainteté envers leurs proches et ont désiré voir le Christ et entendre sa voix.

IV, 22, 2

d) La nouveauté de l'Incarnation

Mais une question surgit : si le Christ est, comme le Père et comme l'Esprit, présent dès l'origine à la créature qu'il a modelée, qu'a donc pu apporter de nouveau sa venue dans la chair ?

S'il vous vient à la pensée de dire : qu'est-ce que le Seigneur a apporté de nouveau par sa venue, sachez qu'il a apporté toute nouveauté en s'apportant lui-même, lui qui avait été annoncé, car ce qui était annoncé par avance, c'était précisément que la Nouveauté viendrait renouveler et revivifier l'homme. Si, en effet, la venue du Roi est annoncée à l'avance par les serviteurs que l'on envoie, c'est pour la préparation de ceux qui auront à accueillir leur Seigneur. Mais lorsque le Roi est arrivé et que ses sujets ont été remplis de la joie annoncée, qu'ils ont reçu de lui la liberté, qu'ils ont bénéficié de sa vue, entendu ses paroles et joui de ses dons, alors, du moins pour les gens sensés, ne se pose plus la question de savoir ce que le Roi a apporté de nouveau par rapport à ceux qui annoncèrent sa venue : car il a apporté sa propre personne et fait don aux hommes des biens annoncés par avance et « que les messagers désiraient ardemment contempler » (1 Pierre, 1, 12).

IV, 34, 1

e) La fonction révélatrice du Verbe incarné

« Dieu, personne ne l'a vu, si ce n'est le Fils unique qui est dans le sein du Père, c'est lui qui l'a révélé « Jean, 1, 18, cité par Adv. Haer., IV, 20, 6 etc... ). Irénée ne cesse de dire que nous connaissons le Père par le Fils et cela aussi dès l'origine, mais la visibilité du Père invisible devient manifeste dans l'Incarnation :

Ainsi, dés l'origine, le Fils du Père révèle, puisque dès l'origine, il est avec le Père. C'est lui qui a présenté au genre humain les visions des prophètes, la diversité des charismes, et ses ministères et la glorification de son Père, tout cela avec ordre et harmonie, aux époques propices... montrant Dieu aux hommes, présentant l'homme à Dieu...

IV, 20, 7

Par le Verbe en personne devenu visible et palpable, le Père s'est montré et si tous n'ont pas cru pareillement en lui, tous n'en ont pas moins vu le Père dans le Fils car la Réalité invisible qu'on voyait dans le Fils était le Père, et la Réalité visible en laquelle on voyait le Père était le Fils.

IV, 6, 6

Une autre traduction dit avec force : « Le Père est l'invisible du Fils mais le Fils est le visible du Père »357.

Le Père est invisible et insaisissable pour nous, mais son Verbe le connaît ; il est ineffable, mais son Verbe nous le raconte.

IV, 6, 3

f) La Récapitulation

Nous voici arrivés au sommet, à la consommation de l'Économie. Dire que le Verbe incarné récapitule l'humanité, c'est dire que toute l'humanité est mise désormais sous un nouveau chef, que le corps reçoit une tête nouvelle : L'Adam nouveau est là et avec lui toute nouveauté (cf. IV, 34, 1 cité plus haut). L'idée, on le sait, est dans saint Paul - « Dieu nous a fait connaître le mystère de sa volonté, le dessein bienveillant qu'il avait formé en lui par avance, ramener toutes choses sous un seul Chef (en latin recapitulatio, caput = tête, chef), le Christ... » (Eph., 1, 10). Limage du Nouvel Adam, de même, est présente chez saint Paul (Rom., 5, 1 Cor., 15). Irénée s'en empare et la développe d'une façon toute personnelle et avec grande profondeur. Deux aspects de sa pensée peuvent être distingués : d'une part, le Verbe incarné reprend en lui toute l'humanité et même tout l'univers créé, de l'autre, en tant que Nouvel Adam, il reprend, il « récapitule » l'S uvre du premier Adam, il la rénove, la restaure, la répare : son obéissance détruit la désobéissance.

- Voyons d'abord le Christ portant en lui toute l'humanité :

Le Christ a récapitulé en lui-même la longue série des hommes.

III,18,1

Le Seigneur a récapitulé en lui-même la chair tirée de la terre, sauvant ainsi son propre ouvrage par lui modelé.

III,22,2

Il a donc eu chair et sang pour récapituler en lui... l'ouvrage modelé par le Père à l'origine et pour rechercher ce qui était perdu. « Vous avez été réconciliés en son corps de chair (Col., 1, 22) ». La chair juste a réconcilié la chair captive du péché et l'a réintroduite dans l'amitié de Dieu.

V, 14, 2

Se greffant sur le thème de la récapitulation, une idée importante surgit : le Fils de Dieu s'est fait homme « assumant en lui-même l'antique ouvrage modelé » - et ceci est la récapitulation mais ce faisant, il montre à l'homme la « ressemblance » : qu'on comprenne bien, en l'Homme Jésus, l'homme se voit, il reconnaît son modèle, son prototype, il sait de qui il est l'image et la ressemblance. En modelant l'homme, le Père avait en vue son Fils incarné et l'homme est donc jusque dans sa chair l'image du Fils de Dieu :

Meilleur, plus excellent que l'homme qui a été fait à l'image de Dieu, quel autre peut l'être sinon le Fils de Dieu à l'image de qui l'homme a été fait ? C'est pourquoi, à la fin, il a montré lui-même cette ressemblance : le Fils de Dieu s'est fait homme assumant la première créature.

IV, 33.4

... Le Verbe de Dieu se fit homme, se rendant semblable à l'homme et rendant l'homme semblable à lui, pour que, par la ressemblance avec le Fils, l'homme devienne précieux aux yeux du Père. Dans les temps antérieurs en effet, on disait bien que l'homme avait été fait à l'image de Dieu. mais cela n'apparaissait pas, car le Verbe était encore invisible, lui à l'image de qui l'homme avait été fait : c'est d'ailleurs pour ce motif que la ressemblance s'était facilement perdue. Mais, lorsque le Verbe de Dieu se fit chair, il confirma l'une et l'autre : il fit apparaître l'image dans toute sa vérité en devenant lui-même cela qu'était son image, et il rétablit la ressemblance de façon stable, en rendant l'homme tout à fait semblable au Père invisible par le moyen du Verbe dorénavant visible.

V, l6, 2

Dans ce texte qui a le mérite d'être très clair, il est vrai que le lien du thème de l'image et de la ressemblance avec celui de la récapitulation n'est pas souligné, en voici donc un dernier qui, lui., montre cette dépendance : « C'est aussi pour cela... »

Le Seigneur est celui qui a récapitulé en lui-même toutes les nations dispersées à partir d'Adam. toutes les langues et les générations des hommes, y compris Adam lui-même. C'est aussi pour cela que Paul appelle Adam « la figure de celui qui devait venir » Rom., 5, 14) : car le Verbe, artisan de l'univers, avait ébauché d'avance en Adam la future économie de l'humanité dont se revêtirait le Fils de Dieu ayant établi en premier lieu l'homme psychique afin, de toute évidence, qu'il fut sauvé par l'Homme spirituel (cf. 1 Cor., 15, 46).

III,22,3

La récapitulation unit, comme le dit la lettre aux Éphésiens, les choses du ciel et de la terre :

Le Verbe de Dieu récapitule en lui-même toutes choses, celles du ciel et celles de la terre (Eph., 1, 10), celles qui sont aux cieux sont spirituelles et celles qui sont sur la terre sont cet ouvrage qu'est l'homme. Ce sont donc ces choses mêmes qu'il a récapitulées en lui, unissant l'homme à l'Esprit et faisant habiter l'Esprit dans l'homme.

V, 20, 1

Irénée affirme aussi que le Christ a récapitulé en lui tous les âges de la vie humaine :

Il a traversé tous les âges pour leur restituer à tous la communion avec Dieu.

III,18,7

Il a sanctifié tous les âges par ressemblance avec lui.

II,22,4

Il estime que le Christ avait l'âge parfait du Maître et donc cinquante ans. Il était senior : « il est venu sauver tous les hommes, tous ceux qui naissent de nouveau pour Dieu : les nouveau-nés, les bébés, les enfants, les jeunes gens et les vieillards » (II, 22, 4). Disons en passant que nous avons ici la première attestation du baptême des enfants : « Ceux qui naissent de nouveau pour Dieu » Pour appuyer cette opinion erronée, il se réfère à l'évangile de Jean 8, 57 : « Tu n'as pas cinquante ans et tu as vu Abraham », disent les Juifs. Jésus a donc presque cinquante ans, conclut Irénée.

Mais il y a plus important : par l'Eucharistie - par ce pain et ce vin dans lesquels le Verbe incarné se rend présent - l'Adam nouveau récapitule en lui le cosmos même, toute la création : « Du fait que le second Adam vivant se rend présent finalement dans le pain et le vin eux-mêmes, dans les produits de la terre, pour récapituler en lui non seulement l'homme mais la nature et le cosmos, la terre au sens suprêmement réaliste... le Christ récapitule tout en lui en rachetant tout, il réunit le ciel et la terre dans l'homme parce qu'il les a auparavant récapitulés en lui-même et qu'il résume en lui tout l'ordre du salut et par là absolument tout »358.

Nous sommes ses membres et nous sommes nourris par le moyen de la création... la coupe tirée de la création, il l a déclarée son propre sang par lequel se fortifie notre sang, et le pain, tiré de la création, il l'a proclamé son propre corps, par lequel se fortifient nos corps.

V, 2,2359

Passons maintenant au deuxième aspect de la pensée d'Irénée sur la récapitulation : le Nouvel Adam récapitule l'S uvre du premier Adam, son obéissance détruit la désobéissance qui fut cause de notre mort360.

Le Christ relève en lui-même l'homme tombé à terre.

Dem. 38

Il a récapitulé par son obéissance sur le bois la désobéissance qui avait été perpétrée par le bois.

V, 19, 1

Par l'obéissance à laquelle, il s'est soumis jusqu'à la mort en pendant au bois, il a détruit l'antique désobéissance commise sur le bois.

Dém. 34

Comme par la désobéissance d'un seul, le péché avait fait son entrée et par le péché, la mort, de même par l'obéissance d'un seul, la justice a fait son entrée et elle a produit le fruit de vie, pour ces hommes qui autrefois étaient morts (cf. Rom., 5).

III,21,10

Par le second Adam, Dieu a lié le Fort, il lui a arraché ce qu'il possédait. Il a anéanti la mort, pour rendre la vie à l'homme même qui avait été mis à mort.

III,23,1

C'est au cS ur de son exposé sur la doctrine de la récapitulation qu'Irénée, après avoir parlé du Christ, Nouvel Adam (III, 21, 10) parle directement de la Vierge Marie :

Le premier homme modelé Adam a reçu sa substance d'une terre intacte et vierge encore - car Dieu n'avait pas encore fait pleuvoir et l'homme n'avait pas encore travaillé la terre de même le Verbe, récapitulant en lui-même Adam, reçut à juste titre de Marie encore vierge cette génération qui est la récapitulation d'Adam.

III,21,10

Il faut mettre en relation immédiate avec ce texte qui parle de la virginité de Marie le beau texte de la Démonstration où il est fait mention de la création d'Adam. Ces textes parallèles s'éclairent l'un par l'autre :

Quant à l'homme, Dieu l'a créé de ses propres mains, en prenant de la terre la plus fine et la plus pure et en unissant avec mesure sa force à la terre.

Dém. 11

Il était difficile de mieux nous faire comprendre que la création de l homme est une S uvre d amour. Qu on se souvienne que les mains de Dieu sont le Verbe et l'Esprit. Marie est donc « une terre intacte et vierge », « la terre la plus fine, et la plus pure ». Tout comme le Nouvel Adam récapitule en lui le premier Adam, Marie récapitule en elle la première Eve :

Parallèlement au Seigneur se trouve aussi la Vierge Marie obéissante lorsqu'elle dit : « Voici ta servante, Seigneur, qu'il me soit fait selon ta Parole ».

III,22,4

Car de même qu'Eve en désobéissant devint cause de mort pour elle-même et pour tout le genre humain, de même Marie... devint en obéissant cause de salut pour elle-même et pour tout le genre humain.

... Le nS ud de la désobéissance d'Eve a été dénoué par l'obéissance de Marie, car ce que la Vierge Eve avait lié par son incrédulité, la Vierge Marie l'a délié par sa foi.

III,22,4

« Ce qui est noué ne peut en effet se dénouer qu'en défaisant en sens inverse l'assemblage des nS uds » (III, 22, 4) : telle fut la tâche du Nouvel Adam et « parallèlement », telle fut la tâche de la Vierge Marie. La pensée d'Irénée qui voit la Vierge Marie dans son rapport avec le Christ apparaît au théologien Hans Urs von Balthasar comme « la véritable heure de naissance de la mariologie »361.

Dieu a établi une inimitié entre le serpent d'une part, la Femme et son Descendant de l'autre, c'est ce Descendant que Marie a engendré. Le péché qui s'était dressé, développé contre l'homme et le faisait mourir sera anéanti et avec lui l'empire de la mort. Adam avait été vaincu, l'ennemi lui avait ôté la vie, l'ennemi est vaincu à son tour, Adam a retrouvé la vie. Où est-elle, ô mort, ta victoire ? (1 Cor., 15, 55).

III,23,7

« Tous les liens se sont rompus qui nous enchaînaient à la mort » :

Eve avait été trompée par la parole de l'ange (Satan) de manière à fuir Dieu dont elle transgressa la parole, Marie fut évangélisée par l'annonce de l'ange (Gabriel) de manière à porter Dieu, en obéissant à sa parole. Si celle-là a désobéi à Dieu, celle-ci se laissa convaincre d'obéir à Dieu et ainsi la Vierge Marie devint l'avocate de la vierge Eve. Le genre humain a été soumis à la mort par la faute d'une vierge, ainsi il est sauvé par une vierge car la désobéissance de la vierge Eve est contrebalancée par l'obéissance de la Vierge. La faute du premier homme est amendée par la réparation du Premier-né, la prudence du serpent est désarmée par la simplicité de la colombe, et tous les liens se sont rompus qui nous enchaînaient à la mort.

V, 19, 1

g) « Sauvés par son sang » - lien entre l'Incarnation et la Rédemption

Nous avons beaucoup parlé de l'incarnation, de la récapitulation. Or, certains théologiens ont dit d Irénée que sa théologie de l'incarnation ne laissait guère de place à une théologie de la rédemption. La christologie serait mise en évidence et la sotériologie dans l'ombre, la personne du Verbe incarné serait exaltée mais son S uvre serait dépréciée : elle n'aurait aucun « sens intrinsèque »362. « L'S uvre du Christ, écrit Hamack, passe au deuxième plan, c'est dans sa nature d'homme-Dieu qu'est comprise toute son S uvre »363. Il n'en est pas ainsi. Irénée donne du christianisme une synthèse complète et parfaitement équilibrée. « La notion d'incarnation est la pierre angulaire de sa théologie, la base sur laquelle tout s'appuie » mais « l'incarnation est pour Irénée la condition nécessaire pour que l'S uvre victorieuse de la rédemption puisse être accomplie »364.

S'étant fait chair, il est réellement Dieu, récapitulant en lui-même l'antique ouvrage modelé qu'était l'homme afin de tuer le péché, de détruire la mort et de vivifier l'homme.

III,18,7

Le Seigneur nous a rachetés par son propre sang, il a donné son âme pour notre âme, sa chair pour notre chair.

V, 1, 1

Il a lavé de ses propres mains les pieds de ses disciples c'est-à-dire de l'humanité.

IV, 22, 1

Irénée unit la Passion à la descente aux enfers : c'est de ses propres yeux que le Christ voulut voir ce qui était inachevé dans la création afin d'apporter le salut à l'S uvre qu'il avait lui-même modelée :

Les yeux des disciples étaient alourdis quand le Christ vint à sa passion et le Seigneur les trouvant endormis commença par les laisser faire, ce qui signifiait la patience de Dieu devant le sommeil des hommes, mais revenant, il les réveilla et les fit lever ce qui signifiait que sa Passion est le réveil des disciples endormis pour lesquels « il descendit dans les profondeurs de la terre » voir de ses yeux ce qui était inachevé dans la création.

IV, 22, 1

Ce Fils « Dieu-avec-nous » descendrait dans les profondeurs de la terre pour chercher la brebis qui était perdue c'est-à-dire l'S uvre qu'il avait modelée lui-même et il remonterait ensuite dans les hauteurs (Eph. 4, 10) pour présenter et recommander à son Père cet « homme » ainsi retrouvé.

III, 19,3

3. L'Education progressive de l'homme

« 0 homme, tu n'es pas incréé » (11, 25, 3) : Irénée voit toujours l'homme comme un être en devenir et, par le fait même, il construit une théologie du temps en lequel Dieu poursuit avec amour son S uvre éducatrice, menant peu à peu l'homme, son modelage à son achèvement :

Dieu a modelé l'homme en vue d'une croissance et d'une maturité selon le mot de l'Écriture : « Croissez et multipliez ». (Gen. 1, 28)

IV, 11, 1

a) L'anthropologie d'Irénée

- L'homme, nous avons eu l'occasion de le dire, en parlant de l'unité du Dieu transcendant et créateur, est modelé par les Mains de Dieu à l'image et à la ressemblance de son Créateur et donc libre et maître de ses actes :

Par les Mains du Père, c'est-à-dire par le Fils et l'Esprit, c'est l'homme et non pas une partie de l'homme qui devient à l'image et à la ressemblance de Dieu.

V, 6, 1

Dieu dessina sur la chair façonnée sa propre forme de façon que même ce qui serait visible portât la forme divine car c'est en tant que façonné à l'image de Dieu que l'homme fut placé sur la terre.

Dém. 11

La « chair » elle-même porte la forme divine. Dans des textes déjà cités (IV, 33, 4 et V, 16, 2) il nous a été dit que le Verbe en s'incarnant montra à l'homme celui à l'image de qui il était créé : est-il plus grand éloge de la chair dans sa dignité, de cette chair que méprisaient les gnostiques ? Rappelons aussi le thème de la liberté de l'homme :

L'homme est raisonnable et, par là, semblable à Dieu : créé libre et maître de ses actes...

IV, 4, 3

Ce n'est pas seulement dans les actes de l'homme mais jusque dans la foi que le Seigneur a sauvegardé la liberté de l'homme et le pouvoir qu'il a de choisir sa destinée en disant « qu'il te soit fait selon ta foi » (Mt., 9, 29), déclarant ainsi que la foi appartient en propre à l'homme, par là même que celui-ci possède sa décision en propre.

IV, 37, 5

- L'homme achevé est une unité : âme - corps - Esprit.

La précision d'Irénée ne laisse rien à désirer, nous allons l'entendre nous dire toute sa pensée. Mais remarquons-le : c'est par la participation de l'Esprit que l'homme s'achève. L'homme demeure inachevé, incomplet tant qu'il ne participe pas pleinement à l'Esprit qui lui donne la vie que Dieu confère.

L'homme achevé est un ensemble qui forme une unité composée de l'âme qui reçoit l'Esprit du Père et qui est unie à la chair modelée selon l'image de Dieu.

V, 6, 1

La chair modelée à elle seule n'est pas l'homme achevé, elle n'est que le corps de l'homme, donc une dimension de l'homme. L'âme à elle seule n'est pas davantage l'homme, elle n'est que l'âme de l'homme donc une dimension de l'homme. L'Esprit non plus n'est pas l'homme : on lui donne le nom d'Esprit, non celui de l'homme. C'est l'union dans la communion de ces trois réalités qui constitue l'homme achevé.

V, 6, 1

L'âme comme telle n'est pas vie. En vérité, elle participe à la vie que Dieu lui confère.

II,34,4

L'Esprit Saint enveloppe le corps et l'âme du dedans et du dehors, il demeure toujours avec lui et, dès lors, jamais ne l'abandonnera.

V, 12, 2

Le contexte de cette citation explique la différence entre le simple souffle de vie qui fait l'homme psychique et l'Esprit vivifiant qui le rend spirituel. La première vie a été expulsée, elle qui était donnée par le moyen du simple souffle, l'Esprit éternel donne la vraie vie, celle à laquelle Dieu appelle l'homme.

Mais ce serait vraiment trahir Irénée que de ne pas citer un de ces textes où il chante son admiration devant le corps humain, ce corps appelé à la résurrection dans l'incorruptibilité, ce corps qui est le modelage de Dieu et a reçu forme de son art :

... La chair se trouvera capable de recevoir et de contenir la puissance de Dieu (par la résurrection) puisqu'au commencement, elle a reçu l'art de Dieu et qu'ainsi une partie d'elle-même est devenue l S il qui voit, une autre l'oreille qui entend, une autre la main qui palpe et travaille, une autre les nerfs qui sont tendus de toute part et maintiennent ensemble les membres, une autre les artères et les veines par où passent le sang et le souffle respiratoire, une autre les différents viscères, une autre le sang qui est le lien de l'âme et du corps - et que sais-je encore ? - car il est impossible d'énumérer tous les éléments constitutifs de l'organisme humain, qui n'a pas été fait sans la profonde sagesse de Dieu. Or ce qui participe à l'art et à la sagesse de Dieu participe aussi à sa puissance. La chair n'est donc pas exclue de l'art, de la sagesse et de la puissance de Dieu, qui procure la vie, se déploie dans la faiblesse, c'est-à-dire dans la chair.

V, 3, 2-3

- L'homme est créé en vue de son achèvement, il est créé comme « le réceptacle des dons de Dieu » (voir IV, 14, 1 déjà cité). Or « le Père est abondance et richesse » (III, 10, 6) :

Dieu a toujours davantage à distribuer à ses familiers et à mesure que progresse leur amour pour lui, il leur accorde des biens plus nombreux et plus grands.

IV, 9, 2

Mais ici, nous abordons la théologie du temps.

b) La théologie du temps

« A travers le commencement, le milieu et la fin » se déroule l'économie divine (III, 24, 1) et Dieu a fixé toutes choses à l'avance « en vue de l'achèvement de l'homme » (IV, 37, 7). Déjà, nous l'avons entendu en étudiant l'anthropologie d'Irénée, nous savons que l'homme accède à son achèvement par sa participation de plus en plus plénière à l'Esprit de Dieu, mais il importe de mieux définir encore le but final de l'homme, le point d'aboutissement de cet être en devenir.

- Le but de la création

Le Dieu un nous appelle à communier à lui. Le terme de « communion »est utilisé plus de 80 fois dans l'Adversus haereses.

Le Christ s'est fait homme, visible et palpable, afin d'opérer une communion entre Dieu et l'homme.

IV, 14, 2

(Par la venue du Verbe dans la chair, le mélange et la communion de Dieu et de l'homme ont été réalisés selon le bon plaisir du Père.)

IV, 20, 1

(Le Seigneur) ne sollicite rien de nous comme s'il éprouvait quelque besoin mais c'est nous qui avons besoin de la communion avec lui, aussi s'est-il prodigué par pure bonté afin de nous rassembler dans le sein du Père.

V, 2, 1

Et certes, Irénée exprime ceci en d'autres termes aussi : il dit que l'homme est créé en vue de la vie et que cette vie, il la reçoit par la vision de Dieu : cette vie est appelée aussi incorruptibilité :

(Le Christ) appelle l'homme à la communion avec Dieu afin que par le moyen de cette communion avec Dieu, nous recevions la participation à l'immortalité.

Dém. 40

Nous ne pouvions pas en effet recevoir l'incorruptibilité et l'immortalité sans une union étroite avec l'Immortalité et l'Incorruptibilité.

III,19,1

Le thème de la vision de Dieu a été étudié plus haut mais nous pouvons citer ici, avec son contexte, la formule définitive que chacun connaît et que l'on aime redire

... le Verbe s'est fait dispensateur de la grâce du Père, montrant Dieu aux hommes et présentant l'homme à Dieu, sauvegardant l'invisibilité du Père pour que l'homme n'en vînt pas à mépriser Dieu et en même temps rendant Dieu visible aux hommes par de multiples économies, de peur que, privé totalement de Dieu, l'homme ne perdit jusqu'à l'existence.

Car la gloire de Dieu, c'est l'homme vivant. Et la vie de l'homme, c'est la vision de Dieu.

Si déjà la révélation de Dieu par la création donne la vie à tous les êtres qui vivent sur la terre, combien plus la manifestation du Père par le Verbe donne-t-elle la vie à ceux qui voient Dieu.

IV, 20, 7

Un dernier texte nous montrera quel lien intrinsèque unit la vision de Dieu à l'incorruptibilité et à la communion de l'homme avec son Dieu :

C'est Dieu qui sera contemplé et la vue de Dieu rend incorruptible et l'incorruptibilité fait qu'on est tout près de Dieu.

IV, 38, 3

- La loi de la croissance et de la maturation

Le temps est un don de Dieu à l'homme, il a une signification profonde :

Où il y a composition, il y a mélodie,

Où il y a mélodie, il y a le temps voulu,

Où il y a le temps voulu, il y a profit.

IV, 20, 7

Le temps est la condition de maturation du fruit de l'immortalité :

Dieu a fait les choses temporelles pour l'homme afin que croissant parmi elles, il produise pour fruit l'immortalité.

IV, 5, 1

On pense au mot du Père de Lubac365 : « La terre est le champ magnifique et douloureux où s'élabore notre être éternel ». Afin de collaborer à l'S uvre de Dieu, afin de demeurer malléable sous les Mains qui le modèlent (IV, 39, 2), l'homme doit dans un premier mouvement accepter d'abord la loi de croissance de son être :

Ce qui est fait reçoit obligatoirement un commencement, un état intermédiaire et une maturité.

IV, 11, 2

Irénée cite l'évangile de Marc : « La terre donne en premier lieu l'herbe puis l'épi, puis le froment plein l'épi » (Marc, 4, 28 cité A.H. IV, 18, 4) et lui aussi est sensible à cette loi de croissance :

C'est Dieu qui a créé ce monde, formé l'homme, donnant la croissance à sa créature qu'il appelle de son état inférieur aux plus grands biens qui sont en lui, exactement comme l'enfant conçu dans le sein accède à la lumière du soleil ou comme le grain qu'il fait croître, jusqu'à ce qu'il devienne épi et qu'il engrange.

11,28,1

Dieu a fixé toutes choses à l'avance en vue de l'achèvement de l'homme afin que sa bonté éclate et que sa justice s'accomplisse... et qu'un jour enfin l'homme en vienne à être assez parfaitement mûr pour voir et saisir Dieu.

Tu n'es pas incréé, ô homme, et tu n'as pas toujours existé comme son propre Verbe, mais du fait de son éminente bonté, tu reçois un commencement d'être et tu apprends peu à peu du Verbe les desseins de Dieu qui t'a fait.

II,25,3

L'homme doit se connaître tel qu'il est, créature, et donc non-parfait mais promis à un achèvement parce que S uvre de Dieu, il doit attendre la main de son Créateur qui du commencement à la fin le modèle (IV, 39, 2 et V, 16, 1) :

Comment donc seras-tu Dieu, toi qui n'as pas encore été fait homme ? Comment seras-tu parfait, toi qui es de création récente ? Comment seras-tu immortel alors que, dans une nature mortelle, tu n'as pas obéi à ton Créateur ? Il te faut d'abord garder ton rang d'homme, et ensuite seulement recevoir en partage la gloire de Dieu, car ce n'est pas toi qui fais Dieu mais Dieu qui te fait. Si donc tu es l'ouvrage de Dieu, attends patiemment la Main de ton Artiste qui fait toutes choses en temps opportun par rapport à toi qui es fait.

IV, 39, 2

Et voici un grand texte de synthèse qui nous donne la vision de l'S uvre progressive de Dieu-Artiste, Père, Fils, Esprit :

Tel est donc l'ordre, tel est le rythme, tel est le mouvement par lequel l'homme créé et modelé devient selon l'image et la ressemblance de Dieu incréé : le Père décide et commande, le Fils exécute et modèle, l'Esprit nourrit et accroît et l'homme progresse peu à peu et s'élève vers la perfection, c'est-à-dire s'approche de l'incréé : car il n'y a de parfait que l'Incréé et celui-ci est Dieu.

Quant à l'homme, il fallait qu'il fût d'abord fait,

qu'ayant été fait, il grandît,

qu'ayant grandi, in devint adulte,

qu'étant devenu adulte, il se multipliât,

que s'étant multiplié, il devint fort,

qu'étant devenu fort, il fût glorifié,

et enfin, qu'ayant été glorifié, il vît son Seigneur.

IV, 38,3

L'homme apparaît donc comme le réceptacle de la bonté de Dieu366.

Dieu fait, tandis que l'homme est fait.

... Dieu donne ses bienfaits, tandis que l'homme les reçoit... L'homme reçoit progrès et croissance vers Dieu. Autant Dieu est toujours le même, autant l'homme se trouvant en Dieu progressera toujours vers Dieu. Car il sera le réceptacle de sa bonté et l'instrument de sa glorification, l'homme reconnaissant envers celui qui l'a fait...

IV, 11, 2

- L'accoutumance mutuelle

Dieu s habitue à l'homme et l'homme s'habitue à Dieu ! Fréquemment cette image si profonde dans sa naïveté revient chez Irénée. La puissance de Dieu manie avec douceur la fragilité de l'homme. Les mains de Dieu se sont habituées depuis Adam à porter la création. Et lorsque le Père envoie à la recherche de l'humanité, sa brebis perdue, le Verbe et l'Esprit (V, 15, 2) qui sont ses deux Mains, l'un et l'autre auront à s'habituer à l'homme afin d'éduquer l'homme avec patience à s habituer à Dieu.

On le sait, à la suite de Justin, Irénée attribue au Verbe les manifestations de Dieu dans l Ancien Testament : ainsi, dit-il, le Verbe s'habitue à « descendre » pour le salut des hommes.

C'est lui qui disait à Moïse : « J'ai vu l'affliction de mon peuple qui est en Egypte et je suis descendu pour les délivrer » (Ex. 3, 7-8). Dès le principe, en effet, le Verbe de Dieu s'était accoutumé à monter et à descendre pour le salut des affligés.

IV, 12,4

Le Verbe s'incarne, habitant l'homme, pour s habituer à lui mais aussi pour habituer l'homme à recevoir Dieu :

Lui, le Verbe de Dieu, a habité dans l'homme (Jean, 1, 14), il s'est fait Fils de l'homme pour habituer l'homme à recevoir Dieu et pour habituer Dieu à habiter dans l'homme selon qu'il a plu au Père.

III,20,2

L'Esprit de même s habitue à habiter dans le genre humain, il le fera en reposant sur le Verbe (Matth., 3, 16 et Isaïe, 11, 2) :

L'Esprit est descendu sur le Fils de Dieu devenu Fils de l'homme, s'habituant avec lui à habiter dans le genre humain, à se reposer parmi les hommes, à habiter dans l'S uvre modelée par Dieu.

III,17,1

L'homme doit s habituer à Dieu : il est évident que si Dieu s'habitue à l'homme, c'est afin de parvenir, sans contraindre sa liberté, à le disposer à recevoir ses dons, afin de l'accoutumer à porter et saisir Dieu (V, 8, 1).

Il pouvait venir à nous dans sa gloire ineffable mais nous ne pouvions pas porter la grandeur de cette gloire.

IV, 38, 1

Ce n'est pas du côté de Dieu qu était l'impuissance et l'indigence mais du côté de l'homme nouvellement créé, car 0 n'était pas incréé.

IV, 38, 2

Déjà en Abraham, l'homme s habituait à suivre le Verbe de Dieu (IV, 5, 4) et par les prophètes, Dieu habituait l'homme à porter son Esprit et à entrer en communion avec lui (IV, 14, 2). En maniant avec tendresse la fragilité de l'homme, Dieu mesure ses dons afin de rendre l'homme peu à peu plus capable de les porter et voilà pourquoi nous ne recevons encore que les arrhes de l'Esprit :

Présentement, c'est une partie seulement de son Esprit que nous recevons pour nous disposer à l'avance et nous préparer à l'incorruptibilité en nous accoutumant peu à peu à porter et à saisir Dieu. C'est ce que l'Apôtre nomme « arrhes » (Éph., 1,14).

V, 8, 1

- La pédagogie divine

Il n'y a qu'un seul et même Père dont la Voix est présente du commencement à la fin à l'ouvrage modelé par sa Main...

Il n'y a pas d'autre Main de Dieu que celle qui, du commencement à la fin, nous modèle, nous ajuste en vue de la vie, est présente à son ouvrage et le parfait à l'image et à la ressemblance de Dieu.

V, 16, 1

L'S uvre créatrice de Dieu se poursuit jusqu'à son terme. La Voix de Dieu ne se tait pas, sa Main poursuit son modelage mais l'homme demeure libre :

Dieu nous exhorte à la soumission envers lui et nous détourne de lui être infidèle mais il ne nous fait pas violence pour autant.

IV, 37,3

La lumière ne subjugue personne de force. Dieu ne violente pas davantage celui qui refuserait de garder son art.

IV, 39, 3

Mais l'homme est soumis à un combat :

Quelle gloire pour ceux qui ne s'y seraient pas exercés ? Quelle couronne pour ceux qui ne l'auraient acquise comme des vainqueurs dans une lutte ?... Plus cette couronne nous vient par la lutte, plus elle est précieuse. Et les choses qui arrivent naturellement ne sont pas aimées de la même manière que celles qui ne se trouvent qu'à grand-peine.

IV, 3 7, 7

Ce combat s'engage dans l'âme de l'homme qui se trouve comme située entre la chair et l'Esprit : l'homme est, nous l'avons vu en étudiant l'anthropologie d'Irénée, chair - âme - Esprit.

L'une de ces choses, à savoir l'Esprit, sauve et forme ; une autre, à savoir la chair, est sauvée et formée ; une autre enfin, à savoir l'âme, se trouve entre celles-ci, tantôt elle suit l'Esprit et prend son envoi grâce à lui, tantôt elle se laisse persuader par la chair et tombe dans des convoitises terrestres.

V, 9, 1

L'homme fait donc la double expérience du bien et du mal, mais « tout concourt au bien » (Rom., 8, 28) : L'Artiste divin qui ne cesse de modeler l'homme et de le conduire à la perfection veille dans sa bonté à instruire l'homme, « la méchanceté de l'homme le châtie, ses infidélités le punissent » (Jérémie, 2, 19) et ainsi il comprend et il voit « combien il est mauvais et amer d'abandonner Yahvé, son Dieu » (id.).

Dieu montre sa magnanimité en présence de l'apostasie de l'homme et l'homme, de son côté, a été instruit par elle, selon la parole du prophète : « Ton apostasie t'instruira » (Jérémie, 2, 19 - traduction de la Septante). Ainsi Dieu a-t-il fixé toutes choses à l'avance en vue de l'achèvement de l'homme et de la réalisation et de la manifestation de ses « économies », afin que sa bonté éclate et que sa justice s'accomplisse et que l'Église soit ajustée à l'image de son Fils et qu'un jour enfin l'homme en vienne à être assez parfaitement mûr pour voir et saisir Dieu.

IV, 37, 7

Ici éclate, comme le dit Irénée, la bonté de Dieu, une bonté toute faite de patience face à la faiblesse de l'homme et aussi à sa liberté. Dieu le sait, si l'homme ne lui résiste pas, la force de l'Esprit sera victorieuse de la faiblesse de la chair :

Si quelqu'un mélange la promptitude de l'Esprit, en manière d'aiguillon, à la faiblesse de la chair, ce qui est puissant l'emportera nécessairement sur ce qui est faible : la faiblesse de la chair sera absorbée par la force de l'Esprit et un tel homme ne sera plus charnel mais spirituel, à cause de la communion de l'Esprit.

V, 9, 2

Dieu prévoit la victoire qu'il donne à l'homme par son Verbe incarné, voilà pourquoi il supporte les défaillances des hommes :

Dieu a été magnanime lorsque, devant la défaillance de l'homme, il a prévu cette victoire qu'il lui rendrait par le Verbe. Tandis que « la puissance se déployait dans la faiblesse » (2 Cor., 12, 9), la bonté de Dieu et la merveilleuse splendeur de cette puissance se manifestait.

Dieu a donc supporté avec patience de voir Jonas absorbé par un monstre marin, non pas pour y être englouti et périr totalement, mais pour être, une fois rejeté, soumis davantage à Dieu et pour glorifier davantage celui qui lui donnait un salut inespéré... De même, dès le commencement Dieu a supporté que l'homme fût absorbé par le grand monstre, auteur de la prévarication, non pour l'y voir engloutir et périr totalement, mais parce qu'il établissait d'avance et préparait l'invention du salut, accompli par le Verbe, selon le signe de Jonas...367

III,20,1

Et l'homme apprend peu à peu quelle est sa part de collaboration à l'S uvre de Dieu en lui. Il doit s'exercer au bien, nous voici ramenés à l'idée de combat :

Puisqu'il dépend de nous d'aimer Dieu davantage, le Seigneur a enseigné et l'apôtre l'a proclamé à sa suite que nous avions à le réaliser par une lutte. Au reste, le bien qui est en nous ne pourrait pas même être perçu par notre intelligence, s'il n'était pas le fruit de notre exercice. La vue non plus ne serait pas pour nous si désirable, si nous ne savions quel grand mal est la cécité ; la santé aussi est rendue plus précieuse par l'épreuve de la maladie, tout comme la lumière par le contraste des ténèbres et la vie par celui de la mort. Ainsi le royaume céleste est-il plus précieux pour ceux qui connaissent celui de la terre, et plus il sera précieux, plus nous l'aimerons ; et plus nous l'aurons aimé, plus nous serons glorieux auprès de Dieu.

IV, 37, 7

C'est « en toute tranquillité » que l'Esprit de Dieu fait croître l'homme et la venue du Seigneur qui nous révéla le Père fut « douce et paisible », jamais il ne brise le roseau froissé :

La venue du Seigneur devait être douce et paisible, il n'a pas brisé le roseau froissé ni éteint la mèche encore fumante. Par là était montré le doux et pacifique repos de son royaume, car après le vent qui fracasse les montagnes, après le tremblement de terre, après le feu (1 Rois, 19, 11-12) viendront les temps calmes et pacifiques de son royaume en lesquels, en toute tranquillité, l'Esprit de Dieu ranimera et fera croître l'homme.

IV, 20, 1

- La part de l'homme : obéissance et confiance

« Tantôt froment, tantôt paille » (IV, 4, 3), l'homme est libre et maître de ses actes et « la cause de son inachèvement » ne peut résider qu'en lui :

Si tu lui résistes et si tu fuis ses Mains, la cause de ton inachèvement résidera en toi qui n'as pas obéi, non en lui qui t'a appelé... Ce n'est point l'art de Dieu qui est en défaut car il peut, à partir de pierres, susciter des fils à Abraham (Matth. 3 9) mais celui qui ne se plie pas à cet art, celui-là est cause de son propre inachèvement.

IV, 39,3

« Dieu a pris l'homme en charge, mais l'homme doit se livrer à Dieu »(III, 18, 7) : c'est là en définitive le seul geste qui soit demandé à l'homme et il nous faut bien voir que cette communion de l'homme et de Dieu, le Verbe l'a réalisée dans sa chair. C'est ainsi qu'en lui, nous pouvons participer à sa filiation (III, 18, 7), mais cette participation doit être en nous consciente, elle est faite de confiance et d'obéissance : le modelage de Dieu doit être souple et malléable, il doit recevoir en lui l'art de Dieu :

... Ce n'est pas toi qui fais Dieu mais Dieu qui te fait. Si donc tu es l'ouvrage de Dieu, attends avec patience la Main de ton Artisan qui fait toutes choses en temps opportun, en temps opportun, dis-je, par rapport à toi qui es fait.

Présente-lui un cS ur souple et malléable et garde la forme que te donne l'Artiste, ayant en toi l'Eau368 qui vient de lui et faute de laquelle en t'endurcissant, tu rejetterais l'empreinte de ses doigts. En gardant le modelé, tu monteras à la perfection car par l'art de Dieu, l'argile qui est en toi sera cachée. Sa Main a créé ta substance : elle te revêtira d'or pur et d'argent au dedans et au dehors (Exode 25, 11) et elle te parera si bien que le Roi lui-même sera épris de ta beauté (Ps., 44, 12).

IV, 39, 2

c) L'achèvement de l'homme dans l'incorruptibilité

L'homme libre choisit donc sa destinée :

Tous les événements369 se sont accomplis au bénéfice de l'homme qui est sauvé, faisant mûrir son libre arbitre en vue de l'immortalité et rendant l'homme plus apte à l'éternelle soumission à Dieu.

V, 29, 1

- Incorruptibilité et obéissance sont intimement liées : c'est par l'obéissance que l'homme communie à Dieu, c'est par la communion à Dieu que l'homme reçoit par participation l'incorruptibilité qui n'est certes pas une propriété naturelle à l'homme (III, 20, 1). Une nouvelle fois apparaît ici le rôle de médiation de l'Incarnation en laquelle l'humanité est récapitulée :

Dieu le Père eut pitié de l'ouvrage par lui modelé et lui octroya le salut en le restaurant par le Verbe, c'est-à-dire par le Christ afin que l homme sache par expérience que ce n'est pas de lui-même mais par un pur don de Dieu qu'il reçoit l'incorruptibilité.

V, 21, 3

Nous ne pouvions pas en effet recevoir l'incorruptibilité et l'immortalité sans une union étroite avec l'Immortalité et l'Incorruptibilité. Mais comment aurions-nous pu nous unir à l'Immortalité et à l'Incorruptibilité si d'abord cette Incorruptibilité, cette Immortalité ne s'était faite ce que nous sommes ?

III,19,1

- Comme les deux Mains du Père ont modelé l'homme dès le commencement, ainsi de même le Verbe et l'Esprit mènent l'homme à son achèvement :

En la chair de Notre Seigneur a fait irruption la lumière du Père, puis en brillant à partir de sa chair, elle est venue en nous, et ainsi l'homme a accédé à l'incorruptibilité, enveloppé qu'il était par la lumière du Père.

IV, 20,2

Enlacé à l'Esprit de Dieu, l'homme accède à la vie glorieuse du Père.

IV, 20,4

« Enveloppé par la lumière du Père », « enlacé à l'Esprit de Dieu », tel est l'homme parfait qui se laisse saisir par le Verbe incarné (IV, 20, 4) : « Par l'Esprit, on monte au Fils, et par le Fils au Père et le Fils ensuite remet son S uvre au Père » (V, 36, 2).

- L'Eucharistie, gage d'immortalité

La doctrine d'Irénée sur l'Eucharistie est très belle et très ferme. Nous avons dit plus haut que, par l'Eucharistie, par « la bénédiction de la Nourriture et la grâce du Breuvage » (III, 11, 5) le Christ récapitulait tout le cosmos présent dans le pain et le vin. A cet endroit, il faut insister sur le lien qui existe entre l'Eucharistie et la résurrection des corps. Qu'on se souvienne de la noblesse, de la dignité de la chair qui a reçu « au commencement l'art de Dieu » (V, 3, 2) et dans la faiblesse de laquelle se déploie la puissance de l'Esprit qui la sauve (V, 9, 2), c'est cette chair que l'Eucharistie nourrit.

Il est bon de citer à la suite deux textes presque identiques afin de montrer la conviction d'Irénée :

Comment (les hérétiques) peuvent-ils dire que la chair s'en va à la corruption et n'a point part à la vie, alors qu'elle est nourrie du corps du Seigneur et de son sang ?... Nos corps qui participent à l'Eucharistie ne sont plus corruptibles puisqu'ils ont l'espérance de la résurrection.

IV, 18, 5

Si la coupe qui a été mélangée et le pain qui a été confectionné reçoivent la parole de Dieu et deviennent l'eucharistie, c'est-à-dire le sang et le corps du Christ, et si par ceux-ci se fortifie et s'affermit la substance de notre chair, comment ces gens peuvent-ils prétendre que la chair est incapable de recevoir le don de Dieu consistant dans la vie éternelle, alors qu'elle est nourrie du sang et du corps du Christ et qu'elle est membre de celui-ci ?

V, 2,3

Or, ce corps qui est ainsi nourri, c'est bien « l'organisme authentiquement humain composé de chairs, de nerfs et d'os » (V, 2, 3), c'est cet organisme qui sera dissous tel le grain de froment tombé en terre, c'est lui qui, par la puissance de l'Esprit, est rendu capable de recevoir l'incorruptibilité, ce salut de la chair rachetée par le sang du Christ (V, 2, 2 et 3). Ici-bas « notre chair s'exerce et s'accoutume à porter la vie », comment oser dire en pleine vie que la chair est incapable d'avoir part à la vie ? « C'est comme si, tenant en mains une éponge pleine d'eau ou une torche allumée, on prétendait que l'éponge est incapable d'avoir part à l'eau ou la torche à la lumière ! » (V, 3, 3).

- Notre vie fragile et temporaire nous prépare à la plénitude de la vie et « la vie de l'homme, c'est la vision de Dieu » (IV, 20, 7) : c'est bien en vue de cet achèvement de l'homme que Dieu a fixé toutes choses par avance (IV, 37, 7), l'homme est sauvé par le Verbe incarné :

Dieu-avec-nous descendrait dans les profondeurs de la terre (Isaïe 7, 14) pour chercher la brebis qui était perdue (Luc 15, 4-6) c'est-à-dire son S uvre modelée par lui-même, et il remonterait ensuite dans les hauteurs (Éph., 4, 10) pour présenter et recommander à son Père cet « Homme » ainsi retrouvé, un Dieu opérerait ainsi en lui-même les prémices de la résurrection de l'homme.

III,19,3

Mais Dieu lui a laissé « la liberté du choix » (IV, 37, 1),

A tous ceux qui gardent son amour, il accorde sa communion. Or, la communion de Dieu, c'est la vie, la lumière et la jouissance des biens venant de lui. Au contraire, à tous ceux qui se séparent volontairement de lui, il inflige la séparation qu'eux-mêmes ont choisie. Or, la séparation de Dieu, c'est la mort... Or, éternels et sans fin sont les biens de Dieu : c'est pourquoi leur privation est éternelle, elle aussi, et sans fin.

V, 27, 2

Le péché fera de l'homme son propre meurtrier.

IV, 18, 3

Du fait de ton ingratitude envers Dieu, tu as rejeté tout ensemble et son art et la vie.

IV, 39, 2

Que le modelage de Dieu demeure donc entre ses Mains, qu'il se plie à son art, qu'il ne soit pas, par sa résistance, cause de son propre inachèvement (IV, 39, 3 cité ci-dessus).

LE MILLENARISME D'IRENEE

Comme saint Justin, saint Irénée est millénariste. Sans se préoccuper d'en fixer la date précise, il croit donc en un royaume temporel du Messie qui sera « le prélude de l'immortalité » (V, 32, 1), il croit en « un monde rénové » dans lesquels les justes qui ont enduré en ce même monde la servitude s'accoutumeront peu à peu à saisir Dieu. Nous avons expliqué, en parlant du millénarisme de Papias d'Hiérapolis, ce qu'était au juste ce mouvement appelé aussi chiliasme et son rapport avec l'Apocalypse. Mais nous voudrions souligner ici ce que Hans Urs von Balthasar appelle avec justesse la « visée » d'Irénée qui voit le salut de Dieu atteignant tout l'univers terrestre et matériel : les hommes, la terre, l'histoire.

« Irénée est l'avocat de la nouvelle terre... ; qu'il s'attache en même temps aux textes apocalyptiques parlant du millénarisme, voilà qui est accessoire, eu égard à ce qu'il vise »370.

CONCLUSION

L'S uvre de saint Irénée occupe une place de tout premier plan dans l'histoire de la pensée chrétienne. Sa théologie qui étudie l'histoire du salut dans son intégralité se recommande par sa puissance de synthèse. On y reconnaît une réelle vigueur dialectique, un sens scripturaire remarquable, une fermeté optimiste et tranquille et un solide bon sens non dépourvu d'humour à l'occasion.

Dans sa lutte contre l'hérésie, Irénée a posé les principes d'une saine interprétation de l'Ecriture : la règle de foi de l'Église à laquelle il demeure strictement fidèle, dans le respect de la tradition, lui apparaît à juste titre comme un résumé de l'Ecriture dont elle provient. Face au gnosticisme hérétique, Irénée se refuse à tout ésotérisme, la foi de l'Église n'est nullement une gnose réservée à une élite d'initiés, elle est le bien de tous les fidèles, des simples et des petits d'abord. Il y a plus grave encore : les hérétiques refusent la révélation divine et donc le salut qui nous vient par l'incarnation qui récapitule l'humanité en la mettant en communion avec Dieu.

Les hérétiques repoussent le mélange du vin céleste et ne veulent être que l'eau de ce monde n'acceptant pas que Dieu se mélange à eux mais demeurant en cet Adam qui fut vaincu et chassé du paradis.

V, 1, 3

Parfaitement équilibrée, la théologie d'Irénée se déploie comme une ellipse à deux centres : le Créateur et sa créature. Mais la source de l'anthropocentrisme d'Irénée est son théocentrisme : comment ne pas admirer toute l'S uvre du Créateur transcendant ? Farouchement opposé à tout dualisme, Irénée est le chantre de la création très bonne de Dieu : le cosmos et toute la matière et très particulièrement la chair de l'homme, modelage des mains de Dieu, réceptacle de l'Esprit.

Dieu a créé l'homme par amour, il le sauve par amour. Jamais ses Mains n'ont lâché ni ne lâcheront son S uvre. Le Verbe est envoyé à l'homme-humanité, la Brebis perdue (III, 19, 3), l'Esprit est donné à toutes les nations pour les introduire à la vie (III, 17, 2) et adapter l'homme à Dieu (id.) et c'est ainsi que « le Père enserre son enfant dans l'étreinte du Verbe et de l'Esprit »371.

Ainsi, à la fin, le Verbe du Père et l'Esprit de Dieu, en s'unissant à l'antique substance de l'ouvrage modelé, c'est-à-dire d'Adam, ont rendu l'homme vivant et parfait, capable de comprendre le Père parfait. Jamais en effet, Adam n'a échappé aux Mains de Dieu auxquelles parlait le Père lorsqu'il disait : « Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance ».

V, 1, 3

L'achèvement de l'humanité se célébrera dans un hymne de jaillissante exultation :

Si dès à présent, après avoir reçu les arrhes (de l'Esprit) nous crions « Abba, Père », que sera-ce lorsque, ressuscités, nous verrons Dieu face à face ? Lorsque tous les membres feront jaillir, à flots débordants, un hymne d'exultation, glorifiant celui qui les aura ressuscités d'entre les morts et gratifiés de l'éternelle vie ?

V, 8, 1

APPENDICE

LA TENTATION DE JÉSUS dans l'interprétation de saint JUSTIN et de saint IRÉNÉE372

L'interprétation de saint Justin

1)La prophétie du psaume 21 - (lions lacérant et rugissant) - annonce la tentation de Jésus.

Le lion qui rugissait contre lui, c'est le nom donné au diable.

Dial, 103

Ce diable comprend que sa domination sur le monde est menacée, que ce « fils de Dieu » est son adversaire.

Dès que Jésus remonta du Jourdain où la voix lui avait dit : « Tu es mon fils, je t'ai engendré aujourd'hui », le diable, - selon ce qui est écrit dans les Mémoires des Apôtres -, s'approcha de lui et le tenta.

Dial., 103

Le diable tente le Seigneur comme autrefois il avait tenté Adam.

De même qu'il avait trompé Adam, il pensait qu'il pouvait aussi entreprendre celui-là.

Dial., 103

Le Seigneur le démasque : il a devant lui le « serpent apostat » et, adorant et servant le seul Seigneur Dieu, il le chasse.

Arrière, serpent apostat, tu adoreras le Seigneur ton Dieu, et ne serviras que lui seul.

Dial., 103373

Remarque :

Il se pourrait que deux autres thèmes développés par l'interprétation patristique ultérieure soient déjà sous-entendus par Justin :

la tentation est une phase du drame de la Passion. Tout le psaume 21 annonce, d'après Justin, la passion. En un premier acte, les deux adversaires s'opposent.

Il y a un lien étroit entre le baptême et la tentation.

(Origène, Jean Chrysostome, etc., parlent d'un redoublement de tentations auprès des néophytes).

Dans les flots du Jourdain, Jésus brise la tête des dragons qui y étaient tapis... et il recrée Adam qui s'était corrompu.

Liturgie byzantine

Quand tu es devenu disciple du Christ, alors l'ennemi vient contre toi.

ORIGÈNE, Luc, 4

Tu as reçu des armes, c'est pour combattre.

JEAN CHRYSOSTOME, Hom. Mt., 13

2)La lutte de Jacob-Israël contre la Puissance (Gen., 32) préfigure la tentation de Jésus. Voir Dial., 125374.

Le parallèle repose sur ce fait : Jacob lutte parce qu'il veut arracher la bénédiction de Dieu. Ainsi Jésus lutte pour que

tous ceux qui se réfugient par lui près du Père soient l'Israël béni375.

Dial., 125, 5

Le combat spirituel mené par Jacob est accompli par le Christ. La lutte de Jacob est une prophétie en acte376 et la bénédiction qu'obtient Jacob est une annonce de la bénédiction acquise par le Christ au nouvel Israël.

Israël signifie un homme vainqueur d'une Puissance.

Dial., 125

Le nouvel Israël porte le nom même du Christ en qui il est béni.

Il avait Israël pour nom depuis très longtemps.

Dial., 125, 5

Une discrète allusion nous reporte aux événements du paradis :

Le diable s'appelle aussi Serpent et Satan « comme je l'ai déjà dit »377.

Dial., 125

Cette victoire du Christ-Israël est tout orientée vers la victoire douloureuse et définitive de la passion que préfigure la meurtrissure de Jacob.

De plus comme notre Christ devait tomber comme dans l'engourdissement, c'est-à-dire dans la souffrance et le sentiment de la douleur lors de la crucifixion, de ceci aussi il fit l'annonce lorsqu'il toucha la cuisse de Jacob et la fit s'engourdir.

Dial., 125

Par le Christ, médiateur de la bénédiction de Dieu, le peuple de Dieu est vainqueur de la Puissance qui, depuis les origines, s'oppose à la réalisation du dessein divin.

L'interprétation de S. Irénée

Tous les thèmes d'Irénée se retrouvent dans son commentaire de la scène de la tentation de Jésus.

1. Le contexte du commentaire

Contexte général

C'est dans l'Adversus Haereses que S. Irénée commente la scène de la tentation.

Or cette S uvre, quoique polémique, est constructive :

-Elle expose la notion du salut apporté par le Christ.

-La foi chrétienne qui s'oppose à la « fausse gnose » est l'acceptation du dessein de salut tel qu'il se dévoile dans les Écritures de l'Ancien et du Nouveau Testament : la pédagogie divine est « une » mais en progression constante.

-Cette foi se condense dans le symbole, elle est permanente et substantiellement identique dans toutes les Églises (Asie-Rome-Gaules, etc...)

Contexte immédiat

C'est au livre V de l'Adversus Haereses (chap. 21-24) que la scène est commentée. L'idée dominante du livre V est le salut de la chair (récapitulation-résurrection).

Nous verrons d'une manière très précise qu'en contemplant la scène de la tentation, Irénée proclamera :

- contre le dualisme gnostique

L'unité de l'économie du salut dans l Ancien et le Nouveau Testament.

cette unité se base sur l'identité du Dieu créateur et du Dieu Père de Jésus-Christ

= un seul Dieu

- contre le docétisme gnostique

L'unité et la véritable humanité du Fils de Dieu

= un seul Christ

- (apport positif) la récapitulation de l'histoire humaine dans le Christ

= le dessein du Salut

Or, l'unité de Dieu et du Christ, l'économie et la récapitulation sont les thèmes majeurs d'Irénée, les lignes de force de sa pensée.

2. La Récapitulation

La récapitulation est un thème cher à la sotériologie de saint Paul et saint Justin l'a repris mais saint Irénée lui a donné une ampleur nouvelle. Le Seigneur est le nouvel Adam, il récapitule en lui toute l'humanité lui donnant une tête nouvelle, un chef nouveau (caput : tête, chef).

Adam est la figure (le type : typos) de celui qui devait venir selon la lettre aux Romains :

Par la désobéissance d'un seul homme, la multitude a été constituée pécheresse, par l'obéissance d'un seul, la multitude sera constituée juste.

Rom., 5, 19

Le commentaire d'Irénée s'ouvre par une sorte de prologue où sont affirmées fortement ces trois vérités :

- identité du Dieu créateur et du Dieu-Père qui envoie son Fils sauver sa créature.

Unique et identique est celui qui nous a créés et qui à la fin a envoyé son Fils, le Seigneur, modelé de la femme.

Adv. Haer., V, 21, 2

- l'initiative toute gracieuse de Dieu.

La miséricorde de Dieu le Père qui a pris en pitié sa créature et lui a donné le salut, la rétablissant (redintegrans) par le Verbe c'est-à-dire par le Christ, afin que l'homme apprenne d'expérience que ce n'est pas de lui-même mais par le don de Dieu, qu'il reçoit l'incorruptibilité.

Adv. Haer., V, 21, 3

- la portée du dessein de salut : par l'Esprit qui sauve la chair, achèvement de l'homme à l'image et à la ressemblance de Dieu - don de l'incorruptibilité.

... Le Seigneur (envoyé par le Père) a accompli son commandement, détruisant notre adversaire, et achevant l'homme à l'image et à la ressemblance de Dieu.

Adv. Haer., V, 21, 2

Il faut remarquer que Dieu achève l'homme : l'homme enfant devient adulte dans le Christ. Dieu mène son modelage à sa perfection.

En lui (dans le Christ), il récapitule ce qui est au ciel et ce qui est sur la terre mais ce qui est au ciel est spirituel. Il a donc uni l'homme à l'Esprit.

Adv. Haer., V, 20, 2

Ces textes doivent être lus à la lumière de ceux de saint Paul :

Le premier homme issu du sol est terrestre.

Le second homme, lui, vient du ciel.

De même que nous avons revêtu l'image du terrestre,

il nous faut revêtir aussi l'image du céleste.

1 Cor., 15,47,49

Le thème de la récapitulation est solennellement mis en lumière par Irénée lui-même en ce texte important :

Récapitulant donc toutes choses, il les a récapitulées : il a provoqué la guerre contre notre ennemi, il a écrasé celui qui, à l'origine, nous avait emmenés captifs en Adam, il a foulé aux pieds sa tête, ainsi que l'on voit, dans la Genèse, Dieu le dire au serpent : « J'établirai une hostilité entre toi et la femme, entre ton lignage et le sien ; il épiera ta tête, et tu épieras son talon » (Genèse 3, 15).

Adv. Haer., V, 21, 1

Réplique de la tentation d'Adam, la tentation de Jésus est la reprise voulue par Dieu, du combat entre l'homme et l'Adversaire.

Le Seigneur est vraiment homme, fils de la femme :

C'est pourquoi le Seigneur confesse qu'il est lui-même Fils de l'homme, récapitulant en lui-même cet homme originel à partir duquel a été faite l'S uvre modelée selon la femme ; comme par un homme vaincu notre race est descendue dans la mort, ainsi par un homme vainqueur nous remonterions vers la vie (per hominem victorem ascendamus in vitam).

Adv. Haer., V, 21, 1

Aussi, en lui-même

il récapitule cette antique et première hostilité contre le serpent.

Adv. Haer., V, 21, 2

3. Interprétation des trois tentations

Première tentation

Ayant d'abord jeûné quarante jours, comme Moïse et Elie, il a eu faim ensuite, afin que nous comprenions qu'il est homme véritable et authentique. Car c'est le propre de l'homme de ressentir la faim quand il jeûne...

Adv. Haer., V, 21, 2

= homme véritable (contre le docétisme gnostique).

... mais c'était aussi afin que l'adversaire ait une occasion pour attaquer.

Adv. Haer., V, 21, 2

= initiative du Christ.

En effet, à l'origine, il (l'adversaire) séduisit par la nourriture l'homme non affamé, pour lui faire transgresser le précepte de Dieu ; à la fin, il n'a pas pu dissuader l'affamé d'attendre la nourriture venant de Dieu. Il le tenta donc et lui dit - « Si tu es Fils de Dieu, dis que ces pierres deviennent des pains ». Mais le Seigneur le repoussa par le précepte de la Loi : « Il est écrit, dit-il ce n'est pas de pain seul que vit l'homme ». Quant à ces mots « Si tu es Fils de Dieu » il se tut ; mais il l'aveugla en confessant qu'il est homme ; et par la parole du Père il a rendu vain son premier assaut. Ainsi le rassasiement de l'homme, qui eut lieu au paradis, quand les deux goûtèrent (du fruit) fut anéanti par l'indigence supportée en ce monde.

Adv. Haer., V, 21, 2

Le rassasiement de l'homme est anéanti par l'indigence du Christ qui ne se laisse pas dissuader d'attendre la nourriture venant de Dieu.

La victoire du Christ est la « dissolution » de la faute de l'homme, le « dénouement » du lien dans lequel l'adversaire le retient captif.

Aussi bien, l'homme ne peut s'achever par lui-même.

Que l'homme apprenne d'expérience que ce n'est pas de lui-même, mais par le don de Dieu qu'il reçoit l'incorruptibilité.

Adv. Haer., V, 21, 3

Deuxième tentation

Mais lui (l'adversaire) repoussé par les paroles de la Loi, tenta à son tour de reprendre le combat en s'appuyant mensongèrement sur la Loi... Il cachait son mensonge par l'Écriture, ce que font tous les hérétiques. Ceci en effet : « Il a donné pour toi des ordres à ses anges » était écrit. Par contre : « Jette-toi en bas », voilà ce qu'aucune Écriture ne disait ; mais le diable a ajouté de lui-même ce conseil. C'est pourquoi le Seigneur le réfuta par la Loi, en disant : « Il est encore écrit : tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu ». Il montrait par cette parole qui est dans la Loi, ce qui convient proprement à l'homme, à savoir qu'il ne doit pas tenter Dieu, et que, pour ce qui concernait le diable, il ne devait pas tenter le Seigneur son Dieu en cet homme qu'il avait devant les yeux. Ainsi l'orgueil de l'esprit qui remplissait le serpent fut détruit par l'humilité qui était dans l'homme.

Adv. Haer., V, 21, 2

On voit clairement l'allusion à la « fausse gnose », exégèse diabolique qui détourne l'Écriture de son vrai sens. Aussi bien, l'Écriture est la plantation de l'Église et la fausse gnose est le fruit défendu.

L'Église est plantée comme le Paradis en ce monde. « Vous mangerez donc des fruits de tout arbre du Paradis » (voir Gen., 2, 16), dit l'Esprit de Dieu ; c'est-à-dire : mangez de toute Écriture du Seigneur ; mais ne mangez pas avec un esprit orgueilleux, et ne touchez pas tous les conventicules hérétiques. Car les hérétiques professent qu'ils ont eux-mêmes la gnose du bien et du mal... « Soyez sages avec prudence » (Rom., 12, 3), de peur que, ne mangeant de leur gnose qui a plus de goût qu'il n'en faut, nous ne soyons expulsés du paradis de la vie...

Adv. Haer., V, 20, 2

La deuxième tentation a comme but d'amener le Seigneur à « tenter Dieu » par une orgueilleuse présomption. La victoire du Christ est la dissolution de la faute d'orgueil de l'homme par l'humilité du nouvel Adam. Adam avait d'ailleurs péché en acceptant l'exégèse diabolique qui est une fausse interprétation de la parole de Dieu.

Troisième tentation

Il (l'adversaire) se rassemble alors en quelque sorte lui-même, concentrant en vue du mensonge toute la puissance qu'il détenait, il lui montre tous les royaumes du siècle et leur gloire et dit, comme le rapporte Luc : « Je te donnerai tout cela car cela m'a été remis et je le donne à qui je veux, si, te prosternant, tu m'adores ». C'est pourquoi le Seigneur le démasqua pour ce qu'il était : « Va-t'en, Satan, dit-il, car il est écrit : « Tu adoreras le Seigneur ton Dieu, et c'est à lui seul que tu rendras un culte ». Par ce nom, il l'a mis à nu, et a montré qui il était lui-même. Car Satan, mot hébreu, signifie apostat. Et, l'ayant vaincu pour la troisième fois, il le repousse dorénavant loin de lui car il l'a vaincu par le témoignage de la Loi.

Adv. Haer., V, 21, 2

Satan est un menteur car les royaumes ne sont pas en sa possession. Le règne de Satan est celui d'un usurpateur. Satan est

comme un rebelle qui s'empare en ennemi d'une région et jette le trouble en ceux qui l'habitent afin de revendiquer pour soi la gloire du roi.

Adv. Haer., V, 24, 3

Mais le Seigneur a démasqué dans l'assaut suprême le suprême mensonge. C'est ce qu'Adam n'a pas reconnu lorsque le serpent lui « a menti au commencement ».

La prévarication qui fut commise en Adam contre le commandement, fut anéantie par le commandement de la Loi gardé par le Fils de l'homme, qui n'a pas transgressé le commandement de Dieu.

Adv. Haer., V, 21, 2

Nouvelle « dissolution » de la prévarication d Adam.

Les trois tentations en progression l'une sur l'autre se ramènent à une provocation à la désobéissance :

-La première prend appui sur le besoin naturel de nourriture

-la deuxième, sur une interprétation présomptueuse de la Parole de Dieu

- la troisième, sur le désir de dominer le monde.

Ainsi la faute originelle fut :

-désobéissance par l'appât de la nourriture

-désobéissance qui tente Dieu parce qu'elle détourne le sens du commandement divin et cherche à assurer à l'homme une « gnose »orgueilleuse

- désobéissance qui assujettit l'homme à l'ange apostat.

Fondamentalement, le péché d'Adam est une tentative pour s'assurer par soi-même la divinisation. Or l'homme doit respecter les étapes du plan de Dieu.

La lutte victorieuse du Christ est la réalisation de la promesse divine au Paradis (Gen., 3, 15). Le Christ, nouvel Adam, introduit à nouveau dans le Paradis de l'Église ceux qui obéissent à sa prédication (cf. Adv. Haer., V, 20, 2)378.

4. Réfutation du gnosticisme379

Quel est donc ce Seigneur Dieu, à qui le Christ rend témoignage, que personne ne tentera, mais que tous doivent adorer et à qui seul ils doivent rendre un culte ? C'est, sans aucun doute, ce Dieu même qui a donné la Loi.

Adv. Haer., V, 21, 3

Ce n'est pas par une sentence étrangère, mais par la propre sentence de son Père qu'il a détruit l'adversaire et qu'il vainc l'homme fort.

Adv. Haer., V, 22, 1

5. Place centrale de la tentation de Jésus dans l'histoire du salut

(... ) L'ange apostat à Dieu... est vaincu par le Fils de l'homme gardant le précepte de Dieu. Au commencement, en effet, il avait persuadé à l'homme de transgresser le précepte de son Créateur : c'est pourquoi il l'a tenu en son pouvoir : (... ) par là, il a lié l'homme. Il fallait donc qu'il fût vaincu à nouveau par l'homme, et qu'il fût à son tour enchaîné par les mêmes liens dans lesquels il tenait l'homme captif, si bien que l'homme délivré fasse retour à son Seigneur, en lui laissant les liens par lesquels il avait été ligoté... Son enchaînement est devenu élargissement de l'homme car « personne ne peut pénétrer dans la maison d'un homme fort et emporter ses affaires, s'il n'a pas d'abord lié cet homme fort »... Le Verbe l'a ligoté définitivement comme déserteur, et a emporté ses affaires, c'est-à-dire les hommes qui étaient tenus captifs paf lui. Et c'est avec justice que fut emmené captif celui qui avait emmené l'homme injustement en captivité. Mais l'homme qui avait été conduit auparavant en captivité a été arraché au pouvoir de celui qui le détenait, selon la miséricorde de Dieu le Père qui a pris en pitié sa créature et lui a donné le salut, la rétablissant par le Verbe, c'est-à-dire par le Christ : afin que l'homme apprit, d'expérience, que ce n'est pas de lui-même, mais par le don de Dieu qu'il reçoit l'incorruptibilité380.

Adv. Haer., V, 21, 3

L'homme a voulu posséder, en dehors du plan prévu par Dieu, l'incorruptibilité par une gnose divinisante. Or, le voici devenu ainsi captif de celui qui l'a lié.

Le diable était fort... à l'égard des hommes dont il avait séparé de Dieu les pensées.

Adv. Haer., III, 8, 2

Le nouvel Adam dénoue, un à un, tous les liens qui enserrent le premier Adam et son lignage et l'homme libéré est rendu à sa destinée première.

On ne peut délier ce qui a été lié qu'en défaisant en sens inverse l'assemblage des nS uds.

Adv. Haer., III, 23, 1

Dans l'affrontement du Sauveur avec le diable, le péché d'Adam est dissous, délié. Le Christ est essentiellement le vainqueur381.

6. Prolongement de la lutte du Christ dans l'Église

La victoire du Christ est victoire de l'homme. La libération objective est acquise. « L'homme recourant à Dieu » reçoit, pour la lutte qui se prolonge, le pouvoir même du Christ.

Mais le Créateur de l'univers, le Verbe, l'a vaincu par l'homme, l'a démasqué comme apostat, l'a soumis à son tour à l'homme en disant : « Voici que je vous donne le pouvoir de fouler aux pieds serpents, scorpions, et toute puissance de l'ennemi » (Lc, 10, 19). Ainsi, comme il a dominé sur l'homme par l'apostasie, son apostasie serait évacuée à nouveau par l'homme recourant à Dieu.

Adv. Haer., V, 24, 4

Tout s'est accompli dans le Seigneur. Et maintenant cela se réalise en nous car le corps suit la tête.

Adv. Haer., IV, 33, 10

Conclusion

- Place centrale de la scène de la tentation dans l'histoire du salut.

-Récapitulation dans le désert de la tentation du Paradis réalisation de la promesse à Adam.

- Mise en lumière d'un aspect essentiel de l'S uvre du Sauveur affrontement victorieux avec Satan et libération de l'homme captif (parabole de l'homme fort Matth., 12, 29).

-Rejet du dualisme gnostique :

a) identité du Dieu-Créateur et du Père de Jésus.

b) continuité entre la Loi mosaïque et la Loi évangélique.

-Rejet du docétisme gnostique : le Fils de Dieu a faim, il est fils de l'homme.

- L'homme délivré et restauré par le Christ reçoit le don de l'immortalité.

- La lutte contre l'adversaire qui cherche à faire retomber l'homme sous son « pouvoir d'apostasie » se poursuit dans l'Église par la force du Seigneur et à son exemple. Dans ce combat, le Christ reste victorieux.

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243 Le début de la page

N. 244 Chapitre III

LITTÉRATURE CHRÉTIENNE DU IIIe SIECLE

ÉCRIVAINS OCCIDENTAUX

Leur langue

Tertullien, rhéteur de Carthage, écrit le plus souvent en latin. Quelques-unes de ses S uvres sont cependant encore écrites en grec, mais, dit-il, « c'est pour faire plaisir aux esthètes du théâtre »382.

A Rome, Hippolyte écrit toujours en grec. L'évolution du langage fut plus lente à Rome. La langue grecque demeura d'ailleurs la langue officielle de l'Église jusqu'au milieu du ive siècle. La liturgie de la messe ne se célébrera en latin que sous le pape Damase (366-384).

Cyprien de Carthage écrit toujours en latin.

En tant qu'écrivain et écrivain de génie, Tertullien a forgé le vocabulaire théologique du latin chrétien, il empruntait cependant aux communautés chrétiennes un idiome déjà formé : « Il a puisé dans les richesses de la langue courante et de cette manière, il est devenu non pas le créateur de l'idiome chrétien mais le grand initiateur qui a introduit l'idiome des chrétiens si révolutionnaire et si peu traditionnel dans la littérature chrétienne "383

TERTULLIEN ( après 220)

I- LA PERSONNE DE TERTULLIEN

1. Vie

2. Portrait moral

3. Style

II - SES R UVRES

1. Les écrits apologétiques

2. Les écrits de controverse

3. Les écrits ascétiques

III - SA PENSÉE DOCTRINALE

1. La théologie et ses rapports avec la philosophie et le droit

2. Quelques points doctrinaux importants

Conclusion Une personnalité pathétique.

Textes de Frédéric von Hügel sur Tertullien.

L'âme ne peut parvenir à la foi et au salut que par son union intime avec la chair, tant la chair est le pivot du salut.

De resurrectione carnis, 8

Rien n'est plus digne de Dieu que le salut de l'homme.

Adversus Marcionem, 2, 27

... Que je t'offre une rose, oseras-tu encore blasphémer le Créateur ?

Adv. Marcionem, 1, 14

I - LA PERSONNE DE TERTULLIEN

1. Vie

Tertullien (Quintus Septimius Florens Tertullianus) est né vers 155 à Carthage de parents païens. Carthage était la ville principale d'une province d Afrique colonisée par les Romains. Le père de Tertullien était un centurion c'est-à-dire un officier subalterne.

Tertullien fit d'excellentes études, il reçut surtout une formation juridique, ce qui sera du reste très sensible dans ses grandes S uvres théologiques.

On pense communément qu'il exerça à Rome le métier d'avocat, on ne peut douter qu'il fit du moins de nombreux séjours à Rome car il y était très renommé.

Sa conversion (et donc son baptême) date des environs de l'an 193. Il aurait eu alors 38 ans, il se fixa à partir de ce moment à Carthage.

Il était certainement marié (ses S uvres en font foi) mais était-il prêtre ? Oui, au dire de saint Jérôme. Le fait est mis en doute de nos jours : il ne semble pas qu'il ait écrit ou prononcé des homélies, des S uvres pastorales, des commentaires d'Ecriture.

En l'an 207, il passe au montanisme.

Le montanisme était né en Asie mineure, en Phrygie, vers l'an 72. Il prétendait faire passer l'Église de l'enfance à l'âge adulte. Il attendait comme imminente la venue du Royaume de Dieu et les montanistes recherchaient les manifestations de l'Esprit : visions, extases, don de prophétie. Ils se voulaient livrés aux charismes. Tout n'était pas à condamner dans ce mouvement qui cherchait à purifier l'Église et à former des « spirituels » : son idéal très rigoureux et exigeant avait tout pour séduire l'ardent Tertullien. Mais les « spirituels » s'opposèrent à la hiérarchie et condamnés par elle, ils s'en séparèrent.

Lorsque à la suite de l'évêque de Rome, l'évêque de Carthage condamna le mouvement, Tertullien choisit de rester fidèle à sa communauté montaniste. C'était choisir le schisme !

Il n'est pas possible de fixer la date de la mort de Tertullien. On suppose que sa dernière S uvre, le traité De pudicitia, sur la pudeur, fut écrite vers 220, en tout cas sous le pontificat du pape Calliste. C'est donc après cette date que Tertullien mourut.

Saint Augustin au début du Ve siècle ramena à l'Église des tertullianistes, il semble donc bien que Tertullien aurait lui-même groupé autour de lui des adeptes384.

2. Portrait moral

Tertullien passionné et plein de fougue possède une personnalité exceptionnelle. Son intelligence est supérieure et nourrie par une forte érudition : philosophie, droit, littérature, médecine même... Mais n'y a-t-il pas quelque chose de tragique à constater que les qualités si profondes de Tertullien sont desservies par ses défauts, rançon de son tempérament fougueux !

La passion de la vérité possède ce génie si ardemment sincère. Mais il défend cette vérité avec des armes cruelles : celles de l'ironie la plus cinglante. La vigueur de sa rhétorique est agressive.

Le désir du martyre dévore Tertullien qui veut une Eglise sainte jusqu'à l'héroïsme et s'indigne avec véhémence devant toute lâcheté. Il est probable que ce fut l'héroïsme des chrétiens persécutés qui fut à l'origine de la conversion de Tertullien déçu par ailleurs devant le scepticisme et les fluctuations des philosophes païens :

Chacun en face de la constance (des martyrs) se sent pour ainsi dire saisi par une inquiétude. Il désire ardemment en chercher la cause et, dès qu'il a connu la vérité, il l'embrasse lui-même aussitôt.

Ad Scapulam, 5

Tertullien est le premier à reconnaître ses faiblesses et surtout sa principale faiblesse : l'impatience. Ce n'est pas par hasard mais c'est avec une douloureuse nostalgie qu'il écrit un traité sur la patience : il s'y compare lui-même à un malade qui parle de la santé.

3. Style

A travers le style de Tertullien, on pourra découvrir toutes les richesses et toutes les contradictions de cette forte personnalité. « Le style, c'est l'homme même » (Buffon) Jamais adage ne se vérifiera mieux que chez ce grand écrivain. « Qui a lu Tertullien ne peut qu'admirer cette passion, cette violence et cette logique rigoureuse dans un style éclatant »385. Son talent est incomparable et sa langue - la langue latine - somptueuse. Il écrit des phrases courtes, haletantes, avec vivacité, jonglant avec les antithèses, les jeux de mots, ne réussissant jamais à nous ennuyer, mais blessant sans pitié ses adversaires qui sont légion ! La polémique est son affaire et toujours, il demeure avocat, cherchant à réduire au silence tout adversaire même s'il doit parfois renoncer à le persuader ! Il reste certes, et c'est d'ailleurs une qualité, tributaire des traditions littéraires de son temps mais tout s'anime sous sa verve mordante.

II - SES R UVRES

Leur actualité : les S uvres de Tertullien, malgré leur caractère polémique irritant, gardent toute leur actualité. La pensée en est puissante et notre époque connaît, camouflées sous d'autres noms, ces mêmes erreurs que combattait Tertullien. A la gnose, au marcionisme, au paganisme triomphant correspondent aujourd'hui le syncrétisme religieux, les aberrations exégétiques, l'athéisme et le relâchement des mS urs qui exercent leur pouvoir dissolvant sur la pureté du christianisme.

1. Les écrits apologétiques

Ad nationes (Aux païens), vers 197

L'Ad nationes est une belle apologie du Dieu unique. La notion même de Dieu y est approfondie.

Tandis que Tertullien critique sévèrement le paganisme, il défend avec amour le christianisme.

Vos sentences ne contiennent rien sinon qu'un tel s'est avoué chrétien, ce n'est pas là le nom d'un crime ! C'est le crime d'un nom !

I,3,2

Le nom de chrétien signifie par son étymologie onction... il ne signifie que douceur et bonté.

I,3,10

Apologeticum (l'Apologétique), fin de l'année 197

Cet écrit est la plus importante des S uvres de Tertullien et le chef d'S uvre de l'apologétique chrétienne. Il est d'ailleurs une refonte de l Ad Nationes, comme une nouvelle édition enrichie, des phrases nombreuses en sont textuellement reprises. Il constitue une excellente présentation du christianisme et aussi un témoin de l'histoire du temps, nous y lisons par exemple les terribles calomnies dont les chrétiens étaient victimes : infanticides sacramentels, etc...

La vérité sait qu'elle vit dans ce monde en étrangère... elle n'a qu'un désir, c'est de ne pas être condamnée sans être connue.

I,2

Tertullien réclame pour tous la liberté de religion

Prenez garde que ce ne soit déjà un crime d'irréligion que d'ôter aux hommes la liberté de religion et de leur interdire le choix de la divinité c'est-à-dire de ne pas permettre d'honorer qui je veux honorer pour me forcer d'honorer qui je ne veux pas honorer. Il n'est personne qui veuille des hommages forcés, pas même un homme.

24,6-10

Les chrétiens souhaitent maintenant « l'ajournement de la fin », la même mentalité se retrouve chez Hippolyte de Rome. Comme on s'est éloigné de la ferveur primitive...

Nous prions pour les empereurs, pour leurs ministres et pour les puissances, pour l'état présent du siècle, pour la paix du monde, pour l'ajournement de la fin.

29,1-7

Voici la belle phrase souvent citée : semen est sanguis christianorum :

Nous devenons plus nombreux, chaque fois que vous nous moissonnez. Le sang des chrétiens est une semence.

50,13

Quand vous nous condamnez, Dieu nous acquitte.

50,13

L'Apologétique fut traduite en grec peu après sa parution, au dire d Eusèbe.

De testimonio animae (Du témoignage de l'âme), aussi en 197

Tertullien dans ce tract récuse le témoignage des sophistes et il en appelle à la sagesse populaire. Il croit en un monothéisme primitif. On accuse Tertullien d'être ici resté à la surface des choses, en fait il accuse l'éducation de pervertir le sens religieux de l'homme. Le thème de cet écrit rapide se trouvait dans l Apologétique :

Lorsque l'âme revient à elle-même comme au sortir de l'ivresse ou du sommeil ou de quelque maladie et qu'elle est dans son état normal de santé, elle nomme Dieu par ce seul nom qui est le nom propre du vrai Dieu : « Grand Dieu », « Bon Dieu », « comme il plaira à Dieu », voilà le cri universel. Elle reconnaît Dieu comme juge : « Dieu le voit », « je me repose sur Dieu », « Dieu me le rendra » : ô témoignage de l'âme naturellement chrétienne !

Apologétique, 17,4-6

Ce témoignage est plus grand que chaque homme puisqu'il coïncide avec l'homme tout entier. Ame, parais à la barre !

1,5

Tertullien insiste, à l'inverse des apologistes grecs, sur l'inutilité du recours à la philosophie.

Je ne m'adresse pas à toi (à l'âme) qui, formée dans les écoles, exercée dans les bibliothèques, nourrie dans les académies ou les portiques de la Grèce, vomis de la sagesse ! Mais c'est toi que j'invite à comparaître, toi qui es simple, rude, barbare et ignorante, toi qui es telle que te possèdent ceux qui n'ont que toi, toi-même qui sors directement de la rue, de la place et de l'atelier.

Dans cet écrit très bref, Tertullien a voulu tenter une démonstration « psychologique » de Dieu.

Ad Scapulam (A Scapula) fin 212

Cet écrit est une lettre ouverte à Scapula, le proconsul d'Afrique, qui avait livré des chrétiens aux bêtes et en avait fait périr sur les bûchers. Tertullien le menace du châtiment divin, l'éclipse totale de soleil du 14 août 212 est d'ailleurs un signe de la colère divine... Tertullien exhorte Scapula à suivre l'exemple de magistrats plus justes et il réclame une nouvelle fois la liberté de religion :

Nous ne voudrions pas t'effrayer, nous qui ne connaissons pas la crainte, mais nous voudrions sauver tous les hommes, en les conjurant de ne pas lutter avec Dieu.

Cette « secte » (le christianisme) ne périra pas. Tu le sais, elle grandit d'autant plus qu'elle semble être anéantie.

C'est un droit de l'homme, un privilège de sa nature que chacun puisse adorer selon ses propres convictions, la religion d'un homme ne nuit pas à un autre ni ne la sert. Il n'appartient certainement pas à la religion de contraindre la religion.

Adversus Judaeos (Contre les Juifs) entre 200 et 206

L'occasion de ce traité est une discussion (réelle ou supposée) entre un chrétien et un prosélyte juif, elle dura une journée entière et « la vérité en fut obscurcie comme par une sorte de nuage » Tertullien s'inspire du Dialogue avec Tryphon de Justin. Il affirme que la loi mosaïque n'est pas nécessaire au salut car l'auteur de la Nouvelle Alliance, le prêtre du nouveau sacrifice, le gardien du sabbat éternel est venu. La loi de la justice doit céder la place à la loi de l'amour.

2. Les écrits de controverse

De praescriptione haereticorum (la prescription des hérétiques), vers 200

La prescription des hérétiques est l'S uvre d'un juriste. C'est aussi un vrai traité de l'hérésie définie dès l'abord comme un choix illégitime.

Dans presque chaque lettre où Paul inculque le devoir de fuir les doctrines adultères, il taxe d'hérésie ceux dont ces doctrines sont l'S uvre. Elles sont nommées hérésies d'un mot grec qui signifie choix : choix fait par quiconque les institue ou les accepte386.

6,2

Tertullien développe donc ici une vraie thèse d'avocat : si quelqu'un a possédé un bien de façon continue et durant un temps assez long que fixe la loi, il peut user du droit de prescription, c'est-à-dire rejeter une cause sans même l'entendre. La prescription doit être consignée par écrit (praescribere), elle permet au défenseur d'arrêter le cours du procès.

Or, l'objet du litige entre l'Église et l'hérétique est l'Ecriture. L'Ecriture est le bien propre de l'Église elle a été écrite dans l'Eglise, pour l'Église

Puisque c'est dans l'Ecriture que les hérétiques ont leur arsenal, il faut voir clairement à qui revient la propriété des Ecritures, de sorte que nul ne soit admis à en user qui n'ait aucun titre à ce privilège.

15

Un chrétien ne « choisit » pas, il reçoit la vérité transmise dans l'Église par les apôtres : Tertullien développe ici la thèse de la succession apostolique mise en lumière déjà par saint Irénée :

Toute doctrine doit être préjugée fausse lorsqu'elle respire la contradiction avec la vérité des Eglises, des apôtres, du Christ et de Dieu. Notre garantie de vérité est notre communion avec les Eglises apostoliques.

21

Le vrai chrétien est l'héritier des apôtres, l'Église est apostolique :

Qui êtes-vous ? Depuis quand existez-vous ? Que faites-vous sur mon domaine si vous ne m'appartenez pas ? Qui donc, Marcion, t'a donné le droit de faire le bûcheron dans mon bois ? Et toi, Valentin, comment oses-tu détourner mes sources ? D'où te vient ton audace, Apelle, à déplacer les bornes de mon champ ? Il est à moi, ce terrain, je le possède depuis toujours, je le possède avant vous, j'ai en mains les titres authentiques reçus des propriétaires eux-mêmes à qui le fonds a appartenu : je suis l'héritier des apôtres.

37

Tertullien s'insurge aussi contre la pénétration de la philosophie païenne dans le christianisme, il proteste contre tout vagabondage intellectuel, il n'a que faire d'un christianisme stoïque, platonicien ou dialectique :

Misérable Aristote qui leur a enseigné la dialectique ! Quel rapport entre Athènes et Jérusalem ? Entre l'Académie et l'Église ? Entre les hérétiques et les chrétiens ? Gare à ceux qui profèrent un christianisme stoïcien, platonicien, dialecticien !

7,9

Adversus Marcionem (Contre Marcion) édition définitive en 211

C'est l'ouvrage le plus long de Tertullien, un chef d'S uvre de polémique à la pensée puissante et claire. L'écrit constitue une attaque véhémente d'une ironie féroce contre le dualisme. Il est la meilleure source pour l'étude de l'hérésie de Marcion. Il s'inspire certainement de l'Adversus Haereses d'Irénée.

Dès le début de l'S uvre définitive parue en 211, Tertullien nous explique qu'il rédigea l'écrit en trois fois : une première édition avait été composée avec trop de hâte, la deuxième parut tronquée par la tromperie d'un frère passé depuis à l'apostasie, la troisième ajoutait un cinquième et dernier livre.

Voici le plan de l'ouvrage :

Livre I - Beauté et bonté de la création.

Livre II - Apologie du Créateur.

Livre III - Critique du Christ de Marcion.

Livre IV - L'Évangile est le bien de l'Église.

Livre V - Exégèse des épîtres de S. Paul.

Dès le début, Marcion est traité sans ménagement de bête sauvage !

Rien de plus barbare et de plus lamentable que ce Marcion. Oui, Marcion, tu es la plus odieuse de toutes ces bêtes sauvages !

1, 1

Tertullien chante la création en poète !

Une fleur de buisson, je pense, et pas même toute la plate bande, un petit coquillage de mer, pour ne rien dire de la pourpre, une petite plume de faisan, et que dire alors du paon, montrent-ils dans le Créateur un si piteux artisan ?

1,13

Que je t'offre une rose et oseras-tu calomnier encore le Créateur ?

1,14

Au deuxième livre, l'homme est montré comme une image du Créateur, et d'autre part, les anthropomorphismes bibliques sont justifiés :

Libre, et ne dépendant que de son libre arbitre et de son propre pouvoir, tel je trouve l'homme créé par Dieu. Et ce n'est pas autrement qu'il est à l'image et à la ressemblance de Dieu, et non par la forme de sa stature.

2,5

Dieu n'a pu venir rencontrer les hommes sans accepter les traits, les sens et les formes de l'homme, par lesquels il leur inspirerait la grandeur de sa majesté... par une humiliation indigne de lui mais nécessaire à l'homme et par là digne de Dieu car rien n'est plus digne de Dieu que le salut de l'homme.

2, 27

Ces descentes de Dieu sont des descentes du Verbe qui annonce ainsi l'Incarnation et s habitue à revêtir l'homme : la pensée est déjà chez S. Justin et elle est reprise par S. Irénée.

C'est le Verbe qui descend, qui interroge, qui demande, qui prête serment... Dieu se fait tout petit afin que l'homme devienne tout grand.

2,27

Celui qui accepte de croire en la croix de l'Évangile ne se scandalise pas, dit Tertullien, des abaissements de Dieu dans l'Ancien Testament.

Au IVe livre, relevons cette pensée si juste : Jésus a élargi le judaïsme à la taille du monde entier mais c'est bien le judaïsme qu'il a élargi :

Les préceptes de la Thora étaient comme le balbutiement de la bonté de Dieu.

4,17

Marcion a beau avoir falsifié l'Evangile mutilé celui de S. Luc, même dans ces S uvres fragmentaires se reconnaît le Christ annoncé par les prophètes.

Jésus est le Christ du prophète... il est l'envoyé du Créateur... comme j'ai pitié de toi, Marcion, tu as travaillé en vain : Jésus est mon Christ jusque dans ton propre évangile !

4,42

Marcion supprime la mention des vêtements de Jésus parce qu'il ne veut pas admettre que Jésus accomplit les prophéties du psaume 21 :

Garde la proie de ton larcin ! Le psaume tout entier sert de vêtement à mon Christ

4,42

Ajoutons encore que cette S uvre est d'un grand intérêt pour l'histoire du texte biblique, Tertullien n'utilise pas le même texte que Cyprien.

Une dernière citation

La foi véritable est toujours simple

5,20

Adversus Hërmogenem (Contre Hermogène) après 200

Hermogène de Carthage est un peintre gnostique qui prétendait que la matière étant éternelle est égale à Dieu. Tertullien lui répond par ce magnifique plaidoyer en faveur de la doctrine de la création.

- Mais, dis-tu, Hermogène, n'avons-nous pas, nous aussi, quelque chose de Dieu ?

- Oui, certes, nous l'avons, et nous l'aurons, mais venant de lui, non de nous.

5,2

A moins que tu ne dessines des lignes plus droites que tes ratiocinations, il n'est pas, Hermogène, de peintre plus stupide que toi.

36,2

Adversus Valentianos (Contre les Valentiniens) vers 211

Ce traité copie le livre I de l'Adversus Haereses de S. Irénée. Tertullien dit d'ailleurs son désir de l'imiter :

Je nomme par exemple Justin, philosophe et martyr... Je nomme encore Irénée, l'exact explorateur de toutes les doctrines... Je voudrais les suivre de très près dans tout ouvrage sur la foi.

5

De baptismo (Sur le baptême) vers 198-200

Ce traité sur le baptême387, seul traité anténicéen que nous possédions sur un sacrement, est aussi un écrit de controverse car il s'adresse à une certaine Quintilla qui se scandalisait de l'emploi de l'eau dans le baptême et soulevait d'autres objections rationalistes.

Ce traité est d'une importance capitale pour l'histoire de la liturgie et on peut y constater que l'Église d Afrique pratiquait déjà la consécration des eaux baptismales.

Comme d'habitude, Tertullien s'attaque avec férocité à son adversaire. Quintilla appartient à une secte gnostique, elle est Caïnite : « Cette vipère, dit-il, aime les lieux secs, elle veut arracher les poissons du Christ à l'eau où ils vivent » !

Quant à nous, petits poissons, qui tenons notre nom de notre Ichtus388, Jésus-Christ, nous naissons dans l'eau et ce n'est qu'en demeurant en elle que nous sommes sauvés.

1

Qu'on ne se scandalise pas de l'emploi de l'eau car Dieu a coutume de choisir des éléments humbles et sans prétention pour l'accomplissement de ses desseins.

2

Toutes les espèces d'eau, du fait de l'antique prérogative qui les marqua à l'origine (l'Esprit de Dieu plana au-dessus d'elles) participent donc au mystère de notre sanctification, une fois Dieu invoqué sur elles. Aussitôt l'invocation faite, l'Esprit survient du ciel, s'arrête sur les eaux qu'il sanctifie de sa présence et ainsi sanctifiées, celles-ci s'imprègnent du pouvoir de sanctifier à leur tour.

4

Ce qui sanctifie, c'est le geste sacré auquel se joint l'emploi de la formule trinitaire :

Où sont les Trois, le Père, le Fils et le Saint-Esprit, là est l'Église qui est le corps des Trois.

6

Le baptême est suivi d'une onction (de la confirmation). Le ministre du baptême est l'évêque, mais avec délégation de l'évêque ou en cas de danger les prêtres, les diacres ou les simples fidèles peuvent baptiser.

Tertullien nie la validité du baptême des hérétiques - on sait que cette position sera aussi celle d'un S. Cyprien, fidèle en cela à son « maître »Tertullien. Un grave conflit éclatera à ce sujet entre lui et le pape Etienne. Saint Augustin, plus tard, tiendra fermement la position romaine : il ne faut pas rebaptiser les hérétiques dont le baptême, conféré selon le rite voulu, est valide (S. Augustin eut à statuer sur le cas des donatistes).

Cette validité du baptême fonde l'unité des chrétiens au-delà des divisions qui les opposent encore et justifie l S cuménisme actuel.

Tertullien demande une foi consciente et il n'est donc pas favorable au baptême des enfants.

Le baptême peut être conféré à n'importe quel jour, mais les dates privilégiées sont celles de Pâques et de Pentecôte.

Le baptême du sang (martyre) est certes valable et la foi seule assure le salut, elle est un baptême de désir, mais il faut, quand la chose est possible, recevoir le sacrement du salut.

Ce texte de Tertullien garde toute sa valeur et il met en lumière la spiritualité baptismale.

Signalons que Tertullien parle des orgues hydrauliques :

Si le génie humain peut faire venir dans l'eau un souffle, si des mains humaines peuvent animer ces souffles d'un air d'une telle beauté, à plus forte raison, Dieu de ses mains saintes, peut-il sur son orgue, moduler l'Esprit !

8

Scorpiace (Contrepoison contre la piqûre des scorpions !) 213

Les gnostiques sont comparés à des scorpions : ils osent dire que Dieu n'exige pas le martyre, que les martyrs font de Dieu un assassin. Tertullien prépare en ce traité un contrepoison ! La mort doit être préférée à l'apostasie. Il semble bien que ce court écrit fut rédigé pendant la persécution de Scapula.

De carne Christ ! (Sur la chair du Christ) vers 211

Tertullien nous en avertit lui-même : ce traité est une préface au traité suivant : Sur la résurrection de la chair.

Ce traité est une préface générale et prépare le chemin, il fait voir clairement de quelle sorte était le corps qui ressuscita dans le Christ.

25

L'adversaire de Tertullien ici encore est Marcion qui nie la réalité de la chair du Christ.

Marcion, tu méprises le respect dû à la nature. Mais comment donc est-tu né ? Tu hais l'homme naissant. Alors, comment aimes-tu quelqu'un ?

IV, 2

Mais le Christ a aimé, avec l'homme, sa naissance et même sa chair. Car on ne peut aimer quelqu'un sans aimer ce qui fait ce qu'il est.

IV, 3

Contre ce docétisme, Tertullien lutte et il insiste : la naissance du Christ (sans l'intervention d'un homme : conception virginale) est réelle, Jésus a vécu et est mort dans une chair humaine en tout semblable à la nôtre, à l'exception du péché. Son corps, assure Tertullien, n'avait pas de beauté humaine : il interprète ainsi la prophétie d'Isaïe : « Son aspect était défiguré, il était sans beauté ni éclat... rebut de l'humanité »389.

On a attribué à Tertullien l'adage fameux : Credo quia absurdum ! Je crois parce que c'est absurde... et certes, on s'en est scandalisé ! Voici le contexte dans lequel se trouve la paradoxale affirmation, il suffit d'être familiarisé avec le style à l'emporte-pièce de Tertullien pour comprendre qu'il célèbre ici (comme S. Paul) la folie de la croix, la folie de Dieu plus sage que la sagesse des hommes390 :

Le Fils de Dieu est crucifié, ce n'est pas là objet de honte mais c'est une honte, le Fils de Dieu est mort, et ceci est croyable car c'est absurde, il est enterré et ressuscité et ceci est certain puisque c'est impossible

5

De resurrectione carnis (La résurrection de la chair) vers 212

Dans toute son S uvre Tertullien, disciple d'Irénée, professe un grand respect pour la chair de l'homme.

Lorsqu'il pétrit cette glaise, Dieu pense au Christ.

VI, 3

Chair glorieuse sous la main divine, et chair plus glorieuse encore du souffle de Dieu.

VII, 7

Il en dit ici la glorieuse destinée : la chair a été formée de la main même de Dieu, elle est l'organe par lequel l'action de Dieu atteint l'homme, aucune pensée ne se forme sans l'aide du corps qui fait partie intégrante de l'être humain. Le corps de l'homme ressuscitera.

Chair et sang, soyez rassurés, vous conquerrez et le ciel et le royaume de Dieu dans le Christ.

LI, 3

Tertullien multiplie les raisons de convenance mais il énumère aussi tous les textes bibliques qui attestent la foi en la résurrection.

Il est certain que Tertullien est montaniste lorsqu'il écrit ce traité et le précédent qui en est la préface :

Toutes les incertitudes du passé sont détruites, dissipées par la nouvelle prophétie qui descend en flots abondants du Paraclet.

63

Adversus Praxean (Contre Praxéas) vers 213

Praxéas est coupable d'opinions hérétiques sur la Trinité, il est coupable, dit Tertullien montaniste, d'avoir fait condamner à Rome le montanisme.

Praxéas contraignit le Paraclet à la fuite et il crucifia le Père.

1

En fait, Praxéas cherchait à défendre l'unité divine contre le gnosticisme mais il en conclut qu'il n'y avait pas de distinction entre le Père et le Fils : il fut donc monarchien et patripassien, le Père et le Fils sont les noms de deux fonctions différentes (monarchianisme) et le Père lui-même a souffert sur la croix (patripassianisme).

Quoi qu'il en soit de la passion véhémente qui anime ce livre, il est d'une extrême importance pour l'histoire de la doctrine de la Trinité. Tertullien se montre un vrai précurseur et le Concile de Nicée lui empruntera de nombreuses formules. Nous avons en ce livre le premier De Trinitate. Tertullien est d'ailleurs le premier auteur latin à utiliser le terme Trinitas. Saint Augustin s'est certainement inspiré de Tertullien dans la rédaction de son De Trinitate, car avant lui Tertullien avait marqué une analogie entre la Trinité et les opérations de l'âme humaine391.

De anima (Sur l'âme) entre 2 10 et 213

Un nouvel écrit anti-gnostique très étendu. Tertullien examine toutes les opinions philosophiques sur l'âme et cet ouvrage en dit long sur ses connaissances philosophiques, psychologiques et médicales. Tertullien rejette la théorie platonicienne de la préexistence des âmes. Il croit à la « corporéité » de l'âme et il affirme que l'âme et le corps sont engendrés ensemble dès l'instant de la conception,

la semence productrice de l'âme jaillissant et s'écoulant immédiatement de l'âme.

27

La position de l'Église sera différente : elle dira que l'âme est créée immédiatement par Dieu.

Cet écrit est un ouvrage de « recherche philosophique et théologique ».

Mais Tertullien montaniste n'hésite pas à s'appuyer sur une révélation privée :

Je m'appuie non seulement sur la philosophie mais encore sur la révélation... Il y a parmi nous une sS ur douée des charismes de révélation... Elle nous dit ce qu'elle avait vu, car on l'examine soigneusement afin de l'éprouver : « Entre autres, dit-elle, une âme me fut montrée sous forme de corps, et je voyais l'Esprit, non vide et dépourvu de consistance, mais au fond comme insaisissable, tendre et clair, d'une couleur céleste et d'une forme toute humaine ».

9

3. Les écrits ascétiques

Ad Martyres (Aux martyrs) en 197

Ce bref écrit fort beau s'adresse à des catéchumènes condamnés et en prison. Comme on y relève une allusion probable à la bataille de Lyon (19 février 197), on suppose que l'ouvrage date de cette année. Ce serait alors le premier écrit de Tertullien. Un souffle d'héroïsme l'anime tout entier.

Les Actes du martyre de Perpétue et de Félicité la Passio Perpetuae et Felicitatis a tant de ressemblance avec cet écrit qu'on a supposé que Tertullien en serait l'auteur. Le martyre de ces deux catéchumènes date de 202.

Vous êtes plutôt sortis de prison qu'entrés en prison... votre prison est ténébreuse mais vous-mêmes êtes lumière, vous êtes chargés d'entraves mais vous êtes libres en Dieu. Le corps ne sent pas le poids des chaînes quand l'âme demeure au ciel.

2

De spectaculis (Les spectacles) vers 200

Ce traité est une condamnation absolue et passionnée de tous les jeux du cirque, courses, théâtre, etc. On le comprend lorsqu'on sait combien les jeux qui à Rome occupaient deux jours sur trois les loisirs des citoyens étaient cruels et immoraux. Carthage imitait Rome sans égaler ses excès et les chrétiens étaient invités avec insistance aux spectacles puisque « tout est bon ». L'écrit s'adresse aux catéchumènes :

Serviteurs de Dieu sur le point d'arriver près de lui, afin de lui faire une solennelle consécration de vous-mêmes, cherchez bien à comprendre les conditions de la foi, les raisons de la vérité, les lois de la discipline chrétienne qui interdisent parmi les autres péchés du monde, les plaisirs des spectacles publics.

1

Le chrétien doit renoncer, il l'a promis, aux « pompes du diable ». Tertullien se montre sévère : ni courses, ni cirque, ni stade mais les motifs invoqués sont très religieux :

Les lieux ne te contaminent pas, mais bien ce qui s'y passe.

8

Tu ne le nieras pas : il est indigne de regarder ces coups de pieds, ces soufflets, ces brutalités du poing qui dégradent la figure humaine qui est une image de Dieu !

18

Veux-tu pugilats et combats ? Tout de suite et beaucoup ? Vois l'impureté battue par la chasteté, la perfidie brisée par la foi... Veux-tu du sang ? Voici celui du Christ !

29

De cultu feminarum (Sur la toilette des femmes) entre 200 et 206

Les deux livres de ce traité sont deux éditions successives : on sait que Tertullien aime reprendre, compléter, corriger ses écrits.

On croirait lire du Molière, remarque plaisamment Steinmann392 ! Ce livre est plus drôle que pieux ! L'idée-maîtresse est cependant religieuse : la religion du Christ doit pénétrer toute notre vie, tout notre comportement.

Quelques citations donneront le ton !

Oublies-tu qu'Eve, c'est toi ?

Tu es la porte du diable !

Tu as brisé l'image de Dieu, l'homme Adam !

I, 1

Pas de fard ni de cosmétique, pas de vêtements de couleurs, pourquoi teindre la laine ?

Ne peut plaire à Dieu que ce qu'il a fait, sinon ne pouvait-il ordonner que naissent des brebis pourpres ou azurées ?

1,8

Les artifices de toilette masculine sont aussi condamnés. Toute chrétienne doit toujours être prête au martyre :

... Je ne sais si le poignet habitué à porter un bracelet acceptera de se prêter à la dureté de la chaîne... je crains que le cou entouré de perles et de coulants d'émeraude ne laisse plus de place au tranchant du glaive... les robes des martyrs se préparent, les anges qui doivent nous les apporter sont attendus...

II,13

De oratione (Sur la prière) vers 198 - 200

Dans ce court traité d'orientation pratique, nous trouvons le plus ancien commentaire du Pater qui existe. Il est fort beau. Après Tertullien, Origène écrira un traité sur la prière en 233 et un commentaire du Pater. Tertullien met admirablement en lumière la nouveauté essentielle du christianisme : une nouvelle forme de prière est donnée aux nouveaux disciples du Nouveau Testament, ils peuvent confesser la paternité divine :

Dieu seul a pu nous apprendre comment il voulait être prié. C'est donc lui qui règle la religion de la prière et l'anime de son esprit... qui lui communique le privilège de nous transporter au ciel et de toucher le cS ur du Père par les paroles du Fils.

9

Le Seigneur a prié... et les petits oiseaux ne semblent-ils pas prier, dit Tertullien, sensible comme un poète :

Quand les oiseaux montent, tout vibrants dans le ciel, ils étendent comme des mains leurs ailes en croix et disent quelque chose qui ressemble à une prière... et lui-même, le Seigneur a prié.

29

Il est fait mention des « petites heures » : tierce, sexte et none.

... au sujet du temps, il ne sera pas inutile d'observer certaines heures, j'entends ces heures communément observées qui marquent les divisions du jour, Tierce, Sexte, None, qui reparaissent souvent dans les Ecritures. L'Esprit Saint descendit pour la première fois sur les disciples assemblés à la 3e heure, Pierre le jour où il eut la vision de toute une communauté variée dans la nappe descendant du ciel, était monté à la 6e heure sur le toit pour y prier - le même Pierre (et Jean) vers la 9e heure arrivait au temple où il rendit la santé au paralytique. Cela s'est passé simplement sans qu'on cherchât à accomplir une observance prescrite : il pourrait être bon cependant que cela constitue un précédent qui précise le moment où l'on doit prier et arracher comme, d'après une règle, aux affaires profanes. Ainsi, comme nous le voyons pratiqué par Daniel à coup sûr d'après la discipline d'Israël nous n'adorerons pas moins de trois fois par jour : nous le devons aux trois personnes de la Trinité : le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Nous mettons naturellement à part les prières officielles qui, sans avoir besoin qu'on les rappelle, doivent être récitées au commencement du jour et de la nuit.

25

Et il est recommandé de prier avec l'hôte : la prière est une des lois de l'hospitalité chrétienne393.

Quand un frère entre dans ta maison, ne le laisse pas partir sans une prière - tu as vu, est-il dit, ton frère, tu as vu le Seigneur surtout si c'est un étranger car ce pourrait être un ange.

26

De patientia (Sur la patience) entre 200 et 203

C'est pour s'admonester lui-même que Tertullien parle admirablement- de cette vertu qui lui manque !

... Je suis absolument incapable de pratiquer cette vertu... mais ce sera pour moi comme une consolation de discourir sur une vertu dont il ne m'est pas donné de jouir... misérable que je suis, souffrant sans cesse des accès de l'impatience, je dois soupirer après cette vertu, la demander instamment et prier avec persévérance pour obtenir cette santé de la patience que je ne possède point.

L'amour, sacrement suprême de la foi, trésor du nom de chrétien, que l'Apôtre nous recommande avec toutes les forces de l'Esprit Saint se forme-t-il autrement qu'avec la discipline de la patience

12

Le Christ est le grand modèle de la patience divine car notre Dieu est un Dieu patient !

La Patience qui est le Christ est apparue publiquement parmi les hommes sur la terre, elle s'est laissée pour ainsi dire toucher du doigt... le geste du disciple tirant le glaive pour le venger blesse la patience du Seigneur en même temps que Malchus... merveilleuse égalité d'âme sans aucune défaillance - celui qui avait voulu rester caché sous une forme humaine n'a rien pris de l'humaine impatience.

6

C'est avec impatience que Tertullien désire la patience :

Ah ! que périsse le monde pourvu que je gagne la patience

7

Le Dieu patient est le fondement de la patience :

Le dépositaire de la patience, c'est Dieu ! Si vous êtes offensé, à vous comble d'honneurs ; si vous êtes dépouillé, il vous comble de biens ; si vous souffrez, il se fait votre médecin ; si vous êtes mort, il vous rend à la vie. Dieu est notre débiteur, tel est le singulier privilège, le fondement de la patience.

15

Le traité de saint Cyprien sur la patience est une copie du traité de Tertullien, auteur que Cyprien lisait quotidiennement.

De paenitentia (Sur la pénitence) 203

Ce traité est très important pour l'histoire de la pénitence ecclésiastique. Il date de la période catholique de Tertullien qui prendra plus tard une position plus sévère encore. Il prouve à l'évidence l'existence d'une institution ecclésiastique : une seconde pénitence possible après le baptême. C'est une pénitence publique.

Elle est placée dans le vestibule pour qu'elle ouvre à ceux qui frappent, mais une fois seulement, puisque c'est déjà la seconde fois.

7

Il faut qu'un acte la réalise au-dehors.

2

Dieu inaugura en soi-même le repentir (se repentant de sa colère envers Adam) eu égard à son S uvre et à son image.

1

Lorsque tu te prosternes aux genoux de tes frères, tu touches le Christ.

9

-Ad uxorem (A sa femme) 203

Tertullien écrit son testament spirituel : il dicte à sa femme la ligne à suivre après sa mort ! Qu'elle ne se remarie pas !

Dans un second livre, il la conjure, au cas où elle ne consentirait pas à rester sans époux, de n'épouser qu'un chrétien.

Il fait un bel éloge du foyer chrétien :

Tous deux sont frères, tous deux servent le même maître, il n'y a entre eux aucun désaccord de chair ni d'esprit. Ils sont vraiment deux dans une même chair et là où la chair est une, l'esprit est un. Ensemble, ils prient, ensemble, Ils se prosternent, ensemble, ils jeûnent, ils s'instruisent, ils s'encouragent, ils se soutiennent mutuellement. Ils sont égaux dans l'Église de Dieu, égaux au festin de Dieu...

2,8

De exhortatione castitatis (Exhortation à la chasteté) vers 207

Il n'est pas certain que Tertullien ait quitté l'Église à la date où il compose ce traité sévère, mais l'influence montaniste est certaine. L'auteur engage son ami qui vient de perdre sa femme à ne jamais se remarier. Les secondes noces sont une sorte de débauche, les premières noces sont une débauche légitime ! On voit combien le ton a changé...

De monogamia (La monogamie) en 217

On peut dater l'écrit d'après Tertullien lui-même qui dit que 160 ans se sont écoulés depuis que Paul écrivit la première lettre aux Corinthiens (en 57). Tertullien est montaniste et il méprise la position de l'Église.

Nous qui portons à juste titre le nom de Spirituels à cause des charismes qui nous appartiennent manifestement, nous estimons que la continence mérite la vénération, comme la liberté de se marier mérite le respect car les deux correspondent à la volonté du Créateur... nous n'admettons qu'un seul mariage comme nous ne reconnaissons qu'un seul Dieu.

1

Le style est extrêmement brillant mais agressif : les secondes noces sont proches de l'adultère.

De virginibus velandis (Sur le voile des vierges) avant 207

Les vierges doivent porter le voile. Tertullien y attache une extrême importance. Il est montaniste mais la rupture entre l'Église et le montanisme n'est pas consommée à Carthage :

Qu'il me, soit permis de le dire une fois pour toutes, eux et nous, nous formons une seule Église.

2

De corona (Au sujet de la couronne) 211

Un fait historique fut l'occasion de ce traité : en 211, les fils de l'empereur Septime-Sévère ont, à la mort de leur père, donné une somme d'argent, le donativum, à distribuer aux soldats. Pour la recevoir, ils doivent s'approcher, couronnés de lauriers. Un soldat s'avance, sa couronne à la main. On l'interroge. Il répond :je suis chrétien, je ne puis porter de couronne... Il fut jeté en prison, il attend son donativum du Christ, il recevra la couronne du martyre !

Mais les chrétiens s'alarment et blâment son zèle. Qu'en est-il ? Tertullien répond.

Non seulement, le soldat ne pouvait porter de couronne, mais le service militaire lui-même ne convient nullement à un chrétien. L'argumentation de Tertullien repose sur le principe de « tradition » : une tradition chrétienne non écrite interdirait de porter la couronne, cette coutume est liée à l'idolâtrie.

Quelle couronne Jésus-Christ a-t-il portée pour nous ?... Si tu ne peux te couronner d'épines, du moins ne te couronne pas de fleurs.

14

Tertullien montaniste se moque ouvertement du clergé et blâme sévèrement la fuite des persécutions.

Je connais bien leurs pasteurs, lions dans la paix mais cerfs dans le combat. Ils préfèrent leurs bagages toujours prêts à fuir d'une cité dans l'autre, ils ne se préoccupent pas de se souvenir d'autre chose dans les Écritures !

1

De fuga in persecutione (Sur la fuite dans la persécution) 212

Le mot de l'Evangile « si l'on vous persécute dans une ville, fuyez dans une autre394 », ne s'adressait, dit Tertullien, qu'aux seuls Apôtres. La fuite est illégitime : dans le traité A sa femme, il l'avait dite permise.

De idolatria (Sur l'idolâtrie) après 211

Tertullien interdit toute profession qu'il juge être au service du paganisme. Le chrétien ne peut être ni professeur de littérature, ni mathématicien (lien avec l'astrologie), ni marchand de statues (les idoles), ni marchand d'encens, etc... Il mourra donc de faim ? Peu importe, répond Tertullien : la foi ne redoute pas la faim ! Au reste, qu'on discerne les choses bonnes des mauvaises : si l'enseignement est interdit, l'étude est permise.

Le principe est clair :

Une seule âme ne peut servir deux maîtres : Dieu et César.

19

Celui-là est un renégat qui ne se déclare pas ouvertement chrétien en toute circonstance et accepte de passer pour un païen.

22

Tertullien fait une concession, assez inattendue de sa part : on peut assister à des noces, même s'il s'y offre des sacrifices. « Je veux faire honneur aux personnes et non au dieu », déclare-t-il.

De jejunio adversus psychicos (Sur le jeûne contre les psychiques) après 213

Ce traité est une source intéressante pour l'histoire de la pratique du jeûne. Les catholiques en usaient mais avec modération, les montanistes furent très austères et leurs pratiques jugées excessives furent critiquées sinon condamnées. Tertullien défend les montanistes dont il fait maintenant partie, non seulement avec vigueur mais avec une sorte de grossièreté brutale contre les catholiques :

Les psychiques (c'est-à-dire les catholiques) sont esclaves de la volupté, ils sont tout enflammés de gloutonnerie... ils installent des cabarets jusque dans les prisons et ils déshonorent ainsi les martyrs.

1

Voici un commentaire inattendu du jeûne d'Êlie395 :

Élie après avoir mangé seulement un pain et bu un peu d'eau que l'ange en l'éveillant lui avait donné jeûna pendant 40 jours, si bien qu'il arriva le ventre vide et la gorge sèche au mont Horeb où il choisit comme logement une caverne. Dieu l'y accueillit dans un entretien familier et avec quelle bonté : « Élie, toi ici ! Que fais-tu ici, Élie ? » Cette parole est certes bien plus amicale que l'autre : « Adam, où es-tu ? » Celle-ci menaçait un homme repu, celle-là s'adressait avec tendresse à un jeûneur

6

De pallio (Sur le pallium) vers 193 ou vers 209 ?

On critiquait Tertullien d'avoir changé de mise ! Tertullien riposte ! Le traité est très court : 6 chapitres. Tertullien a préféré le pallium, manteau grec, à la toge introduite par les Romains. Le vêtement a l'avantage d'être plus simple et chacun a le droit de changer de mise. L'ironie pétille tout au long de l'écrit. Mais voici que le pallium, manteau des philosophes, a l'honneur de devenir une tenue chrétienne :

Réjouis-toi, pallium, exulte ! Une meilleure philosophie daigne maintenant t honorer, tu commences à devenir la tenue du chrétien.

L'hésitation sur la date provient d'une mention de « la triple puissance » de l'empire actuel : en 193, trois hommes se partagèrent le pouvoir, en 209/211 aussi396.

De pudicitia (Sur la pudeur) vers 220

Tout comme le De paenitentia, le De pudicitia est un ouvrage très important pour l'histoire de la discipline pénitentielle. Mais Tertullien montaniste est devenu d'un rigorisme excessif et tous les principes exposés plus haut sont maintenant contredits : il n'est plus de pardon après le baptême pour le meurtre, l'apostasie et l'adultère, péchés irrémissibles, prétend Tertullien qui s'attaque avec véhémence à un édit promulgué par « l'évêque des évêques, le plus grand des pontifes ». On a pensé longtemps qu'il s'agissait de l'édit du pape Calliste auquel s'en prend Hippolyte de Rome. Mais les termes de Tertullien sont, comme si souvent, ironiques et il est plus plausible de penser qu'il s'agit d'un édit de l'évêque de Carthage, Agrippinus. Quoi qu'il en soit, Tertullien nie maintenant que le pouvoir d'absoudre appartienne à la hiérarchie ecclésiastique, il a été conféré, dit-il, à Pierre personnellement et seule la hiérarchie spirituelle peut remettre les péchés, cette hiérarchie est d'ailleurs invisible. Il faut abandonner les pécheurs à la justice de Dieu. Les martyrs eux-mêmes n'ont aucun pouvoir d'intercession, ils n'ont racheté, par leur sang, que leurs propres péchés.

4. Les écrits perdus

La longue liste des ouvrages de Tertullien que nous venons de dresser est loin d'être complète : tous les écrits rédigés en grec sont perdus. S. Jérôme nous en parle dans son De viris illustribus.

Il a été déjà quelque peu fastidieux de passer en revue la production littéraire qui nous a été conservée ! Mais sans doute était-ce le meilleur moyen de prendre connaissance de Tertullien, de son génie, de l'étendue des questions qu'il traite, de ses outrances qui l'amenèrent à quitter une Église qu'il avait passionnément aimée et servie. Il voulait une Église sainte mais il ne communia pas à la patience de Dieu qu'il avait jadis si bien célébrée.

III - LA PENSEE DOCTRINALE

1. La théologie et ses rapports avec la philosophie et le droit

Le premier auteur latin fut un grand penseur et un génie. Il ouvrit les voies à la pensée théologique occidentale. Peut-on le nommer le fondateur de la théologie occidentale ? Non, car il ne présente aucun système cohérent. Le manque d'équilibre de son S uvre en diminue la valeur.

Tertullien professe une grande méfiance envers la philosophie. Afin de n'être pas injustes nous-mêmes, comprenons que la philosophie était entachée de paganisme et encourageait le gnosticisme. Tertullien revendiquait l'autorité de l'Ecriture, de la règle de foi. Les anciens philosophes étaient d'après lui « les patriarches des hérétiques »397. Il ne niait pas que les philosophes « aient quelquefois pensé comme nous »398 mais

Avec notre foi, nous ne désirons pas acquérir d'autres croyances.

De praescpiptione, 7

Les arguments juridiques émaillent toute l S uvre du juriste Tertullien qui accorde une place très grande au droit jusque dans la théologie elle-même. Dieu est l'auteur d'une loi et il est un juge. La terminologie de Tertullien marquera la théologie latine. Relevons quelques termes très fréquents : dette, mérite, compensation, satisfaction. Tertullien distingue conseil et précepte.

2. Quelques points doctrinaux importants

La Trinité et la Christologie

Certaines formules de Tertullien sont déjà parfaites : la Trinité est celle d'une seule divinité - Père, Fils et Esprit Saint. Le Fils est de la substance du Père. L'Esprit procède du Père par le Fils. Tertullien le premier emploie le mot « personne » : le Verbe est autre que le Père dans le sens de la personne et non pas de la substance, pour la distinction et non pour la division. Le Saint-Esprit est la troisième personne.

On a accusé Tertullien - comme Origène aussi d'ailleurs - de suborditianisme : le Père est plus grand que moi, dit Jésus.

Sans vouloir nier le fait, il est très important de comprendre que le vocabulaire théologique n'a pas encore la précision qu'il aura lors de l'élaboration finale de la pensée. Les approches de Tertullien ont rendu possible cette élaboration.

Nous citons ici le jugement du P. Joseph Moingt qui a minutieusement étudié la théologie trinitaire de Tertullien399 :

En tout ce qui concerne la distinction des Personnes divines et le concept de Trinité subsistante, la contribution de Tertullien au dogme trinitaire est importante et fut décisive. Même s'il n'a pas réussi à dire comment les Trois sont un seul Dieu, il a senti la nécessité de le dire. Même s'il n'a pas débattu de l'identité de nature entre le Père et le Fils, il a su affirmer la génération du Fils ex substantia Patris, ce qui sera le fondement de la théologie nicéenne ».

Tertullien distingue deux natures dans l'unique personne du Christ. La formule sera reprise par le Concile de Chalcédoine en 451 : deux natures dans une seule personne.

La mariologie

Tertullien affirme la conception virginale de Jésus : le Christ est né « de Marie ». Mais il précise que dans l'enfantement et après l'enfantement, Marie est « femme » :

Vierge, elle conçut ; femme, elle enfanta.

De carne Christi, 23

Les frères de Jésus seraient bien ses frères selon la chair.

Cette position n'est pas celle de l'Église et un saint Jérôme, plus tard, s'indignera et défendra la virginité perpétuelle de Marie :

De Tertullien, je n'ai rien d'autre à dire sinon qu'il n'était pas un homme d'Eglise.

Adversus Helvidium, 17

La thèse de la virginité perpétuelle de Marie attestée dès le premier siècle dans les apocryphes fut retenue par saint Irénée, Origène de même dira : « Marie conçut et enfanta en demeurant vierge »400.

Ecclésiologie

L'Église apostolique est le réceptacle de la foi et la gardienne de la Révélation. Tertullien est le premier auteur qui lui donne le nom de Mère : Domina Mater Ecclesia401. Même montaniste, il voit en l'Église la Mère des vivants, la nouvelle Eve :

De même qu'Adam était une figure du Christ, le sommeil d'Adam préfigurait la mort du Christ qui devait dormir du sommeil de la mort, en sorte que la blessure infligée à son côté préfigure l'Église la véritable Mère des vivants.

De anima, 43

Eucharistie et pénitence

Le caractère sacrificiel de l'eucharistie est souligné : on s'approche de l'autel pour participer au sacrifice.

La communion est une nourriture pour l'âme

La chair est nourrie du corps et du sang du Christ afin que l'âme s'engraisse de Dieu.

De resurrectione carnis, 8

Par deux fois, référence est faite à la réserve eucharistique : on distribuait les fragments consacrés afin que l'on puisse communier en privé chez soi.

Pour la pénitence, nous avons suivi l'évolution de la pensée de Tertullien à travers ses deux S uvres De paenitentia et De pudicitia : de l'indulgence et de la foi dans le pouvoir des clés remis à l'Église Tertullien passe au rigorisme extrême et à la négation du pouvoir d'absoudre de l'Église hiérarchique.

Eschatologie

Tertullien croit à un état de souffrance expiatrice après la mort (le terme « purgatoire » n'est pas employé) les martyrs seuls y échappent. Les vivants peuvent procurer aux morts un soulagement, le refrigérium.

Tertullien, comme Irénée, est millénariste.

CONCLUSION

Il est certain que Tertullien fut un génie, mais son tempérament excessif en fit un homme tourmenté. Il est difficile de nuancer une juste appréciation de sa valeur. Un Steinmann, en le réhabilitant, le porte aux nues. D'autres se montrent par trop sévères ! Il nous a semblé que Frédéric von Hügel (1852-1925) a su admirer Tertullien, sans rien cacher des excès de cette personnalité puissante et pathétique.

Voici donc, en guise de conclusion, une précieuse suite d'extraits empruntés aux Lettres à sa nièce402. Le baron von Hügel conseille à sa nièce une anthologie de textes due à Turmel, avant que celui-ci ne sombre dans la crise moderniste403.

C'est excellent pour s'initier à Tertullien, il vous donnera, je pense, une forte impression du génie, de l'éblouissante variété, de la rudesse impossible, qui étaient dans la vie réelle, le propre de ce pauvre grand esprit, de cette âme véhémente, brûlante, en grande partie consumée, et qui se trouvent encore dans ses livres, très difficiles, très rebutants, mais toujours étonnamment vivants.

Vous n'oublierez jamais, n'est-ce pas, Gwen, que Rome - que le christianisme officiel - ont délibérément et continuellement refusé d'accepter le ton de Tertullien et d'endosser son rigorisme, Il est classé comme le plus grand des hérétiques montanistes. Et, sans aucun doute, Rome avait raison en tout cela, et Tertullien avait tort.

Cependant il reste vrai en même temps que Tertullien est le premier esprit, la première personnalité de premier rang, susceptible d'être classée comme chrétienne et, en fait, héroïquement chrétienne d'intention, que Dieu donna ou permit à l'humanité après la longue coupure qui suivit saint Paul.

On y a eu Notre Seigneur, le Sans-Pareil, l'Inépuisable, Dieu avec nous, entouré de petits, petits hommes. Et puis, rapidement, un grand disciple : saint Paul. Alors, une grande coupure, puis un second grand disciple, Tertullien - une seconde coupure plus brève, et un troisième grand chrétien, vraiment encore plus grand, bien plus mur, bien plus pleinement christianisé : saint Augustin.

Au début peut-être détesterez-vous Tertullien, homme de loi par sa formation, dur et farouche Romain d'Afrique par tempérament, avec toutes les tendances à une excessive réaction, à un rigorisme vigilant qu'ont la plupart des convertis - spécialement ceux qui sortirent de la corruption du paganisme tardif. Tertullien peut sembler peut-être par certains de ses aspects esclave de la légalité, intéressé, froid...

mais il y a autour de tout cela tellement plus : tout l'ensemble fait partie d'une personnalité pleine d'une véhémente exubérance, une personnalité qui, bien qu'elle puisse éclater en injustes reproches et en arrogance apparente, est pathétique, au fond, par le sentiment qu'a Tertullien de son manque d'attraits, par exemple, dans son petit Traité sur la Patience, une vertu qu'il confesse au début, n'avoir jamais possédée, lui, le véhément, le turbulent.

A propos de l'Apologétique et du Témoignage de l'âme chrétienne

Notez aussi, je vous prie, que Tertullien est tout à fait unique par la manière dont il a toujours été traité par l'Église officielle : c'est un homme qui a été une fois déclaré hérétique et dont les S uvres ont été écartées par tous.

Cependant Tertullien fut adopté par saint Cyprien évêque comme sa lecture spirituelle quotidienne - et, en fait, les propres S uvres de saint Cyprien sont pleines de réminiscences de celles de Tertullien. Et même à notre époque où, dans l'ensemble les orthodoxes sont plus stricts que n'étaient ceux des premiers siècles, ce même traitement privilégié subsiste, il existe par exemple des R uvres choisies de Tertullien en 3 volumes, faites pour servir de sermons pour les dimanches et fêtes de l'année (édition Genoude) éditées par un prêtre français des années 1840 ou 1850 avec la pleine approbation de son évêque, Pourquoi Tertullien a-t-il toujours joui de ce traitement tout à fait exceptionnel ?

Ce n'est pas tant, je pense, parce qu'il fut le premier à forger toute une chaîne de termes techniques frappants, qui furent adoptés de manière permanente par la théologie chrétienne, et en particulier par la théologie latine, mais parce que les erreurs de Tertullien étaient surtout des excès opposés aux impulsions naturelles premières, de l'homme moyen, de la femme moyenne - et qu'ainsi ces erreurs étaient dans l'ensemble sans danger.

J'aimerais que vous lisiez le grand Apologeticum, si étonnamment riche en tableaux pleins de vie et en émotions puissantes et le magnifique et profond Témoignage de l'âme chrétienne... Je ne désire pas vous donner un second volume de Tertullien avant de savoir si vous êtes plus aidée que rebutée par ce farouche Africain. Il y a une chose dont je suis sûr : personne, homme ou femme, ne peut obtenir beaucoup de Tertullien, à moins d'être très maître de soi, de s'être solidement formé dans l'art et la vertu féconde, de cueillir des roses au milieu des épines, et de distinguer des joyaux dans les yeux d'un crapaud.

Je veux que ma nièce devienne capable d'un tel discernement comme je suis las de ceux qui prennent tout en vrac, qui avalent tout !

Pour Tertullien, je n'insisterai pas sur la quantité que vous aurez à en lire. Il se peut qu'une seule lecture de l'anthologie de Turmel et de l'Apologeticum et du Témoignage... soit plus que vous ne pouvez supporter... Ou vous pourrez découvrir de rafraîchissantes oasis dans ce désert brûlant et être attirée par son génie comme le sien exige un plein seau d'épanouissement et de douceur, pour rendre utile et agréable au goût même un dé à coudre de sa rigidité, de son amertume.<retour

244 Le début de la page

N. 245 HIPPOLYTE de ROME ( après 235)

I - NOTICE BIOGRAPHIQUE

II - R UVRES

1. Les Philosophoumena

2. L'Antéchrist

3. Traités exégétiques

4. Homélies

S. La Chronique

6. La tradition apostolique

III - NOTES SUR LA THÉOLOGIE D'HIPPOLYTE

1. La christologie

2. La sotériologie

3. L'ecclésiologie

4. La rémission des péchés

Conclusion : Un disciple d Irénée, érudit et fécond, assez semblable à Tertullien, mais moins original et puissant.

Appendice : Quelques textes.

« Je l'ai saisi et je ne le laisserai plus échapper » (Cant., 3, 4). 0 bienheureuse femme qui s'est jetée aux pieds du Christ pour être emportée avec lui dans le ciel. C'est là ce que disent Marthe et Marie : « Nous ne te laissons pas échapper ». Monte vers le Père et présente la nouvelle offrande. Offre Eve qui désormais ne s'est plus égarée mais s'est saisie passionnément avec la main de l'arbre de vie. Ne me laisse plus sur la terre pour que je ne m'y égare plus, mais emporte-moi dans le ciel. 0 sainte femme qui ne voulait plus être séparée du Christ.

Comm. Cant., 25404

I - NOTICE BIOGRAPHIQUE

Hippolyte de Rome est contemporain d'Origène qui l'entendit prêcher à Rome en 212.

Il est grec d'expression et de pensée, peut-être est-il d'origine orientale. Il se déclare lui-même disciple d'Irénée.

Son S uvre est aussi étendue que celle d'Origène, mais beaucoup moins profonde et d'orientation plus pratique.

Sa carrière ? Prêtre, antipape, martyr.

Hippolyte s'opposa au pape Calliste qui adoucit la discipline pénitentielle et il persévéra dans son opposition sous les deux papes suivants : Urbain et Pontien.

Exilés l'un et l'autre en Sardaigne, le pape Pontien et Hippolyte s'y réconcilièrent.

II - OEUVRES

Sur la célèbre statue d'Hippolyte (IIIe siècle ?) découverte en 1551 se trouve gravée la liste de ses S uvres et son calcul de la date de Pâques (de 222 à 233).

Une controverse oppose ceux qui disent que ces S uvres sont celles de deux auteurs différents (Hippolyte et Josipe : avis de P. Nautin) et ceux qui affirment qu'elles relèvent toutes de la main d'Hippolyte.

Parmi les nombreuses S uvres d'Hippolyte, citons :

1. Les Philosophoumena

C'est l S uvre principale (10 livres) d'Hippolyte qui y réfute, en dépendance d Irénée, toutes les hérésies de son temps. Il joint à cette réfutation une médiocre histoire de la philosophie grecque.

2. L'Antéchrist

Cette S uvre est l'étude la plus étendue sur la question dans la littérature patristique. La fin du monde n'est pas imminente, dit l'auteur.

3, Traités exégétiques

Commentaire sur Daniel

Ce commentaire serait le plus ancien traité d'exégèse connu de l'Église chrétienne.

La chaste Suzanne est la préfiguration de l'Église, l'épouse immaculée du Christ, persécutée par deux peuples : les Juifs et les païens.

Pour la première fois dans la littérature patristique, nous voyons apparaître les dates du 25 décembre (un mercredi - 42e année de l'empereur Auguste) et du 25 avril pour désigner le jour de la naissance et de la mort du Christ.

Ce passage semble être une interpolation, très ancienne cependant.

Commentaire sur le Cantique des Cantiques

Il s'agit d'homélies prononcées, semble-t-il. L'interprétation du Cantique est allégorique. L'Epoux est le Christ et l'Épouse est l'Église ou l'âme individuelle.

S. Ambroise s'inspire de ce traité dans son commentaire du psaume 118.

4. Homélies

Sur la Pâque

Nous n'avons plus cette S uvre, mais nous avons une homélie postérieure qui copie certainement celle d'Hippolyte.

Elle consiste en une typologie - phrase par phrase - de l Exode 12, 1-14 et 43-49. Le plan divin du salut y est triomphalement proclamé, la victorieuse descente aux enfers y est évoquée.

Contre les Juifs

5. La Chronique

La Chronique a comme but de retracer l'Histoire du monde ! Il doit durer 6.000 ans, il compte 5.738 ans et la fin en est donc très éloignée !

6. La Tradition apostolique

Après la Didachè, c'est la plus ancienne et la plus importante des Constitutions ecclésiastiques.

Elle donne le rituel de l'ordination, de l'Eucharistie, du baptême.

Elle sert de base à l'histoire de la liturgie romaine et elle est pour nous la source la plus riche pour la connaissance de la vie de l'Église durant les trois premiers siècles.

Elle date de 215.

Tombée très tôt en oubli en Occident, l S uvre joua un rôle très important dans la formation de la liturgie des Églises d'Orient.

On notera qu Hippolyte fixe par écrit les traditions liturgiques pour réagir contre des innovations.

Les usages liturgiques mentionnés remontent donc sans doute au IIe siècle.

Le Canon (Prière eucharistique) de S. Hippolyte est le plus ancien que nous connaissions. La deuxième prière eucharistique de la liturgie actuelle en est directement inspirée.

Au temps de S. Justin, l'improvisation était de règle.

Voici le plan de la Tradition apostolique

I Prologue

- Règles concernant le clergé

pour l'élection et la consécration d'un évêque

pour la liturgie eucharistique

pour diverses bénédictions

pour l'ordination des prêtres, des diacres.

- Notes sur les confesseurs, les veuves, les vierges, etc...

II -Règlements concernant les laïcs : métiers, etc...

le baptême (formule du Symbole),

la consignation (confirmation),

la sainte oblation (communion).

On a reconnu les sacrements de l'initiation chrétienne.

III - Diverses observances de l'Église

La fraction du pain,

l'agape,

le jeûne,

les heures de la prière, etc...

NOTES SUR LA THÉOLOGIE D'HIPPOLYTE

1. La christologie

Sa christologie est défectueuse, très entachée de subordinatianisme.

2. La sotériologie

Sa doctrine de la rédemption - sotériologie - est en dépendance directe de celle de saint Irénée : thème de la récapitulation dans le Christ et de la déification de l'humanité.

3. L'ecclésiologie

L'ecclésiologie d'Hippolyte rappelle, sous l'aspect hiérarchique, celle de saint Irénée : la succession apostolique est garante de la vérité de son enseignement.

L'Église est la fiancée et l'Epouse du Christ. Fait surprenant, jamais Hippolyte ne lui donne le titre de Mère.

Sous l'aspect spirituel, l'Église est - pour Hippolyte - « la société des saints qui vivent dans la justice » (Comm. sur Daniel, 1, 17). Hippolyte en exclut les pécheurs, même repentants. Hippolyte, qui s'oppose au pape, « l'imposteur Calliste » qui pardonne les péchés, est un rigoriste.

4. La rémission des péchés

Hippolyte accuse en termes passionnés le pape légitime Calliste d'ouvrir son « école » à tous, même aux plus grands pécheurs405.

Il lui reproche d'invoquer pour se justifier la parabole de l'ivraie.

Hippolyte a toujours reconnu, cependant, à l Église « le pouvoir de remettre les péchés » (Trad. apost., 3), mais il s'insurge avec la dernière violence contre le prétendu laxisme du pape Calliste.

CONCLUSION

Parce qu'il veut lutter contre toute hérésie, Hippolyte se présente lui-même comme le disciple d'Irénée, mais il n'en a ni l'équilibre ni l'esprit de synthèse. Son S uvre en grande partie perdue est d'une étendue prodigieuse, comparable à celle des S uvres d'Origène dont il n'a certes pas le génie ni la valeur spirituelle.

Il faut souligner qu'avec Hippolyte la typologie inaugurée par l'Ecriture elle-même, et mise en valeur pas saint Justin déjà, atteint sa « promotion décisive » : l Ancien Testament est une Ecriture chrétienne et c'est en ce sens qu'elle est expliquée à la communauté, les réalités de l Ancien et du Nouveau Testament se correspondent.

Une préoccupation constante parcourt l S uvre d'Hippolyte, c'est celle de la communauté chrétienne contemporaine : la date de la fin du monde. Les montanistes avaient alerté les esprits en annonçant une venue imminente du Paraclet et la crainte règne : la Parousie ne serait-elle pas proche ? Où est le temps où les chrétiens voulaient hâter de leurs prières cette venue attendue avec amour et espoir ? Le « Maran Atha » de saint Paul et de l'Apocalypse repris par l'auteur de la Didachè s'est tu :

Tu ne comprends pas qu'en cherchant la date de la parousie, tu t'exposes au danger puisque tu désires voir arriver le jugement.

Comm. Daniel, IV, 21

Nous devons au traditionalisme d'Hippolyte d'avoir conservé dans la Tradition apostolique des sources liturgiques de grande valeur.

Une comparaison s'impose : le savant prêtre Hippolyte qui écrit à Rome est assez semblable au savant rhéteur d Afrique qui à Carthage écrit en latin : même vaste et brillante érudition, même rigorisme, même intransigeance passionnée qui conduisit les deux écrivains au schisme. Mais cette comparaison même fait ressortir toute la différence : on peut et on doit parler du génie de Tertullien dont la pensée théologique est puissante. Hippolyte, malgré ses mérites, manque d'envergure et son érudition est assez superficielle et mal assimilée.

APPENDICE

Quelques textes d'Hippolyte de Rome

Nous voulons d'abord illustrer la typologie d'Hippolyte. On pourra certes trouver que le délai de l'allégorisme est bien arbitraire mais les images ne manquent pas de grandeur. Voici d'abord dans le commentaire sur Daniel la chaste Suzanne, nouvelle Eve et image de l'Église :

Quand l'Église désire recevoir le bain spirituel, deux servantes doivent de toute nécessité l'accompagner car c'est par la foi au Christ et par l'amour de Dieu que l'Église la pénitente, reçoit le bain.

Comm. Daniel, 1, 16

Comme jadis dans le Paradis, le diable s'était dissimulé sous la forme du serpent, de même il s'était caché dans les vieillards pour perdre Eve une seconde fois.

Comm. Daniel, 1, 18

Nous trouvons dans une homélie sur David et Goliath cette sorte de définition de la typologie qui dit clairement que le Nouveau Testament est l'accomplissement de l'Ancien :

Ce qui est arrivé n'est rien d'autre que ce qui avait été préfiguré.

David et Goliath, 3

Le véritable David c'est le Christ

Le véritable David est venu. Il a détruit la mort, comme on détruit un lion, et libéré le monde du péché comme d'un ours, il a chassé le loup, le séducteur, il a écrasé avec le bois (de la croix) la tête du serpent (Goliath), il a sauvé Adam du plus profond de l'Hadès comme une brebis de la mort.

David et Goliath, 2

Au commentaire sur le Cantique, nous trouvons cette belle image qui se trouve aussi chez Origène et sera reprise par Grégoire de Nysse :

Le parfum répandu c'est le Logos (le Verbe) envoyé par le Père pour répandre la joie dans le monde et en descendant, il remplit tout.

Comm. Cant., II, 6

La chair du Christ est la Jérusalem nouvelle, la Cité de Dieu :

Les gardes m'ont trouvée, ceux qui gardaient la ville : qui sont ceux qui l'ont trouvée sinon les anges assis près du tombeau ? Et cette ville qu'ils gardaient n'était-ce pas la Jérusalem nouvelle de la chair du Christ ?

Comm. Cant. XXIV.

Et voici toute une imagerie populaire :

l'Église comme un navire en pleine mer est secouée mais ne sombre pas. Le Christ est son pilote, la Croix est son mât, les deux gouvernails sont les deux Testaments... et les marins se tiennent à bâbord et à tribord, ce sont les anges qui montent la garde !

Antéchrist, 59

Le repas messianique, image de l'Eucharistie :

Quand la Sagesse de Dieu s'écrie : « Venez, mangez mon pain, buvez le vin que je vous ai préparé », elle ne désigne rien d'autre que la chair divine du Sauveur et son sang précieux qu'il nous donne à manger et à boire pour la rémission de nos péchés.

In Prov., 9

Nous citons un dernier texte dans le but de marquer combien le thème de la déification constant chez les Pères grecs (déification de l'homme par l'incarnation du Verbe) est déjà présent chez Hippolyte :

C'est en croyant au Dieu véritable que tu pourras éviter les peines de l'enfer, que tu auras part à l'immortalité, qu'au royaume des cieux, tu deviendras le compagnon de Dieu et le cohéritier du Christ. Affranchi des passions, des souffrances, de tous les maux, te voilà déifié. C'est le Christ, Dieu parfait, qui a décidé de laver le péché des hommes, de rénover pleinement l'homme ancien ; ayant imité la bonté de celui qui est bon, tu lui deviendras semblable et tu seras honoré par lui, car Dieu ne s'appauvrit pas en te faisant Dieu pour sa gloire.

Vers la fin des Philosophoumena.<retour

245 Le début de la page

N. 246CYPRIEN de CARTHAGE ( 258)

I - VIE

Sources

1. Cyprianus, le païen

2. Caecilianus Cyprianus Thascius, néophyte et prêtre

3. L'élection à l'épiscopat

4. La persécution de Dèce et les 14 mois d'exil

5. Le retour de Cyprien à Carthage

6. Deuxième exil de Cyprien et son martyre à Carthage

II OEUVRES

III - L'ECCLÉSIOLOGIE DE S. CYPRIEN

Conclusion Cyprien, un Pasteur qui porte la sollicitude de toutes les Églises

Jamais sans joie notre patience, car notre âme est sûre toujours de son Dieu

A Démétrianus, 20

Que dans tes mains soit toujours la lecture divine406,

dans ton esprit la pensée du Seigneur,

que jamais en toi la prière ne cesse.

De la jalousie et de l'envie, 16

Quand donc pourrait-il être sans lumière celui qui a dans son cS ur la Lumière ? Ou bien quand le jour ou le soleil pourrait-il faire défaut à celui dont le Christ est le soleil et le jour ?

Sur la prière du Seigneur, 3 5

Saint Cyprien, évêque de Carthage, fut tellement le Pasteur de son peuple que ses S uvres et sa pensée ne se comprennent que dans le contexte immédiat de sa vie d'évêque.

I - VIE

Sources

Les S uvres de Cyprien sont presque toutes des S uvres de circonstance, elles nous renseignent donc directement sur la vie de l'évêque de Carthage. Les Lettres surtout sont un document historique inappréciable.

Les Acta du martyre de Cyprien réunissent trois documents le procès-verbal de 257, l'interrogatoire de septembre 258, une notice sur le martyre due à un témoin oculaire.

La Vita est attribuée à Pontius, diacre de Cyprien. C'est la plus ancienne biographie de saint qui nous soit parvenue et certes le genre littéraire relève du panégyrique : c'est davantage une S uvre d'édification qu'une S uvre historique. Mais cette Vita demeure une source intéressante.

1. Cyprianus, le païen

Cyprien est né en Afrique et très probablement à Carthage vers 200/210.

C'est à cette même époque (en 207) que Tertullien passait au montanisme.

La famille de Cyprien était riche et cultivée. Cyprien fit de très bonnes études et il devint un brillant rhéteur, un maître d'éloquence. Dans la « foire aux plaisirs » qu'était Carthage, ce païen menait une vie dissolue.

Par désespoir de m'améliorer, je chérissais mes maux comme des amis

Lettre à Donat, 4

2. Caecilianus Cyprianus Thascius, néophyte et prêtre

Une lettre qui est un vrai traité, l'Ad Donatum, la lettre à son ami Donat, fut écrite par Cyprien peu après son baptême, elle raconte sa conversion. C'est sous l'influence du prêtre Caecilius ou Caecilianus qu'en 245 Cyprien se convertit.

Lorsque je gisais dans le noir d'une aveugle nuit, privé dans mon inconsciente vie de la lumière de la vérité, je trouvais, à cause de ma propre conduite, bien pénible à avaler le salut promis par la miséricorde de Dieu. Renaître de nouveau : sortir de sa vieille peau pour se revigorer au contact de l'eau salutaire ; changer d'âme et de mentalité et cela sans perdre son corps, impossible, me disais-je, un tel retournement ! Impossible d'évacuer tout ce qui, né en moi, y a creusé son trou, impossible d'évacuer tout ce qui, venu du dehors, a pris racine en moi

Lettre à Donat, 3

Caecilianus était prêtre (presbyter, et le mot, on le sait, signifie ancien), « prêtre par l'âge et par la dignité », dit la Vita. Or Cyprien reconnaît en lui « non plus un ami de son âge » mais le père de sa nouvelle vie. C'est ce seul texte qui permet de dater la naissance de Cyprien : en 245, date de sa conversion, il devait avoir plus de quarante ans, il serait né entre 200 et 210 ?

Sous l'influence du prêtre Caecilius dont il reçut son autre nom, Cyprien se fit chrétien et il donna toute sa fortune aux pauvres.

S. JÉROME, De viris ill., 3, 67

Cyprien fut donc baptisé, il vécut dès lors avec son ami Caecilianus et il se forma à son école.

Grâce à l'eau qui fait renaître, je fus lavé de mon passé de péché, et d'en haut une lumière se répandit dans mon cS ur contrit, calme et pur. Une seconde naissance me restaura. Admirable volte-face, je fus un homme nouveau... La vie reconnue terrestre et née de la chair fut désormais tout animée de l'Esprit de Dieu.

Telle est l S uvre de Dieu, oui, de Dieu ! Tout ce que nous pouvons vient de Dieu !

Lettre à Donat, 4

Cyprien apprenait avec bonheur à faire l'expérience de la grâce.

L'Esprit se répand sans relâche, sans mesure, sans terme, il franchit les obstacles, il nous comble de ses dons. Que notre âme soit altérée et qu'elle s'ouvre : plus grande sera la capacité creusée par notre foi, plus abondante sera la grâce qui débordera en nous.

Lettre à Donat, 5

Après la Bible, les S uvres de Tertullien devinrent vite la lecture préférée de Cyprien qui se considéra toujours comme le disciple de ce génie. « Passe-moi le Maître » dira-t-il encore, devenu évêque, à son secrétaire, tandis que chaque jour il relisait Tertullien.

3. L'élection à l'épiscopat

En 248-249, Cyprien, malgré l'opposition très vive de cinq prêtres, parmi lesquels Novat, fut élu évêque de Carthage par la voix du peuple, « par le jugement de Dieu et le suffrage du peuple » écrit Pontius qui ajoute :

On allait cueillir les fruits mûrs de cet arbuste à peine planté..

PONTIUS, Vita

Veillant à la sainteté des vierges consacrées, l'évêque leur adresse le traité De habitu virginum (De la conduite des vierges).

Elles sont la fleur épanouie sur la tige de l'Église... la plus illustre portion du troupeau de Jésus-Christ... en elles se déploie la glorieuse fécondité de la Mère Église.

Cyprien copie Tertullien - il le fera toujours - mais avec beaucoup de modération et de délicatesse.

Sans doute est-ce de la même époque qu'il faut dater les très importants Testimonia : ces « témoignages » sont dédiés à Quirinus, ils constituent un dossier de textes bibliques utilisés dans la catéchèse. Daniélou a prouvé que dès le deuxième siècle certainement, il existait des recueils similaires : on y réunissait des textes de l Ancien Testament jugés prophétiques dans le but de montrer que le Christ accomplissait l'attente des prophètes. Dans bien des écrits chrétiens on retrouve les mêmes textes cités407. Cyprien développera toujours une théologie scripturaire. Aux deux livres de ces Testimonia, il en ajoutera plus tard un troisième.

4. La persécution de Dèce et les 14 mois d'exil

En 250, la persécution éclate avec une violence inouïe l'empereur Dèce ordonne que tous les citoyens participent à un sacrifice général, il veut ainsi renforcer autour de la religion l'unité de l'empire. Les chrétiens apostasient en masse... certains ont sacrifié, d'autres ont pu acheter un certificat - un libellus - qui prétend qu'ils ont sacrifié.

Quant à Cyprien, obéissant à une inspiration divine, il se condamne lui-même, avec douleur, à l'exil, il se cache et prend la fuite ; il agit ainsi pour le bien de son peuple mais il est facile de deviner que tous ne le comprendront pas ainsi et que ses adversaires auront beau jeu de le critiquer.

Selon les enseignements du Sauveur, songeant moins à ma sauvegarde qu'à la paix de la communauté, je me suis retiré pour un temps, de peur d'exciter par une présence indiscrète les troubles commencés. Absent de corps, j'ai été présent d'esprit.

Lettre 20

Remarquons en passant ces mots : « Selon les enseignements du Sauveur », il peut s'agir de la parole de l'évangile : « Lorsqu'on vous persécute dans une ville, fuyez dans une autre »408, mais il pourrait aussi s'agir d'une inspiration personnelle. Il faut en effet signaler la place étonnante que prennent, dans les lettres de Cyprien, les récits de visions et d'inspirations auxquelles Cyprien attache la plus grande importance. Sa piété personnelle, sa familiarité avec le Seigneur sont grandes et authentiques, mais peut-être y a-t-il lieu de signaler le contexte historique : le montanisme ambiant dont fut victime un Tertullien accordait aux manifestations extraordinaires une place prépondérante. Voici à titre d'exemples l'un ou l'autre extrait de Cyprien à ce sujet :

Entre autres choses que le Seigneur a daigné me faire connaître et me révéler, il m'a dit ceci : « Celui qui ne croit pas au Christ lorsqu'il fait un évêque apprendra par la suite à croire au Christ lorsqu'il verra un évêque vengé par lui ». Je sais bien que certains trouvent les songes ridicules et les visions absurdes, mais ce sont précisément ceux qui aiment mieux croire contre les évêques que de croire à l'évêque. Les frères de Joseph ont bien dit de lui : « Voici venir notre songeur : venez, tuons-le ».

Lettre 66

Outre les visions qui se produisent la nuit, des enfants qui se trouvent avec nous sont pendant le jour remplis de l'Esprit Saint à cause de l'innocence de leur âge : ils voient en extase, entendent et disent ce dont le Seigneur daigne nous avertir et nous instruire. Je vous dirai tout quand le Seigneur qui m'a commandé de m'éloigner m'aura ramené près de vous.

Lettre 17

Ce reproche nous a été fait, mes très chers frères, il n'y a pas longtemps, dans une vision : nous sommes somnolents dans nos prières et nous ne parlons pas à Dieu comme des gens qui veillent.

Lettre 11

Cyprien en exil s'occupe de tout. Il se fait « pilote à distance »409. Il préside de loin à toutes les Églises d'Afrique car plus de 150 évêques relèvent de l'évêque de Carthage.

Cyprien demeure en relation très étroite avec les prêtres et diacres de Rome qui sont sans pape depuis le martyre du pape Fabien, le 20 janvier 250. Il s'occupe surtout de la douloureuse question des lapsi (le mot signifie les « tombés » = les apostats). Il ne veut accorder la réconciliation qu'à une sincère et humble pénitence et il demande au clergé et aux « confesseurs », c'est-à-dire aux futurs martyrs en prison, d'attendre son retour pour régler avec lui ce délicat problème. Les confesseurs donnaient aux lapsi qui leur en faisaient la demande un billet, afin que leur pénitence soit agréée de Dieu, ce billet leur assurait l'intercession des martyrs en laquelle les chrétiens avaient grande foi. On devine que le danger d'abus était grand. Cyprien demande avec insistance le discernement. Que l'on n'accorde de billet que nommément et non pas des billets ainsi conçus « la communion pour lui et les siens » (Lettre 15). Cyprien blâme sévèrement la « facilité indiscrète » :

Lucien (un confesseur qui accordait des billets et critiquait l'évêque Cyprien) n'a pas assez considéré que ce ne sont pas les martyrs qui font l'Évangile, mais que c'est l'Évangile qui fait les martyrs.

Lettre 27

Devant la prétendue intransigeance de Cyprien qui demandait seulement que chaque cas soit envisagé afin de s'assurer du sérieux de la démarche pénitentielle, les adversaires de Cyprien - Novat et d'autres - soutenus par le diacre Felicissimus fomentent un schisme.

Au début de mars 251, Corneille est élu pape à Rome. Blessé dans son ambition personnelle, le prêtre Novatien s'insurge et il se fait sacrer évêque de Rome... Par tous les moyens possibles, il s'efforce de répandre le schisme. Cyprien lutte de toute son âme pour préserver l'unité de l'Église.

Alors qu'il n'y a de par l'institution du Christ qu'une Église répandue en plusieurs membres dans le monde entier, un épiscopat unique représenté par un grand nombre d'évêques unis entre eux, Novatien s'efforce, malgré l'enseignement de Dieu, malgré l'unité de l'Église catholique dont les membres sont unis et liés entre eux de faire une Église humaine.

Lettre 55

Avant son retour d'exil et en opposition aux deux schismes de Rome et de Carthage (de Novatien à Rome et de Novat à Carthage), Cyprien rédige le fameux traité De l'unité de l Église catholique. Ce livre n'est nullement un traité de théologie, c'est une exhortation aux fidèles que menace le danger du schisme. Il est dirigé contre ceux qui « introduisent un magistère d'institution purement humaine »410.

On ne peut avoir Dieu pour Père quand on n'a pas l'Église pour Mère.

De unitate, 6

Ce sacrement de l'unité nous est représenté dans l'Évangile par la tunique de Notre Seigneur Jésus-Christ... une, d'une seule pièce, d'un seul tissu... l'unité vient d'en haut, c'est-à-dire du ciel et du Père. Celui-là ne peut posséder le vêtement du Christ qui partage et divise l'Église du Christ.

De unitate, 7

Comme celui qui habite en nous est unique, partout il attache et noue ensemble ceux qui sont siens du lien de l'unité.

De unitate, 23

Cyprien souffrait de son éloignement de Carthage, son exil dura 14 mois (presque deux ans, dit Cyprien, car le temps lui semble long !).

Quelle n'est point ma peine, frères très chers, de ne pouvoir en ce moment aller à vous, aborder en personne chacun de vous, en personne vous exhorter conformément aux enseignements du Seigneur et de son Évangile. Il ne suffisait donc pas de cet exil de bientôt deux ans qui me tient éloigné de vos visages et de vos yeux, de ces regrets constants et de ces gémissements que m'arrache sans cesse la solitude qui me prive de vous, de ces larmes qui coulent jour et nuit, parce que l'évêque que vous avez élu avec tant d'amour et tant d'ardeur n'a point encore le bonheur de vous saluer, de pouvoir vous serrer dans ses bras ! (Suit une mise en garde contre le schisme menaçant : les adversaires se faisaient forts de réintégrer les lapsi). Ceux-là offrent la paix qui ne l'ont pas et l'on voit se faire forts de ramener à l'Église les lapsi ceux-là même qui se sont éloignés de l'Église.

Lettre 43

5. Le retour de Cyprien à Carthage

Au printemps de 251, pour la fête de Pâques, Cyprien fut de retour à Carthage.

Règlement de la question des lapsi (ceux qui sont tombés)

Il lui fallut alors régler la délicate question des lapsi. Il écrivit le traité De lapsis (Sur les apostats), sorte de lettre pastorale qui devait servir de base de discussion au synode qu'il convoqua au mois de mai 251.

Il faut plus de pleurs que de paroles pour exprimer la douleur que nous ont causée les blessures faites à notre corps... J'ai été jeté à terre avec mes frères renversés.

De lapsis.

Nous nous sommes réunis avec un grand nombre d'évêques... et nous avons adopté avec un souci de juste équilibre, un moyen terme... La pénitence durerait longtemps, on invoquerait, avec le regret des fautes, la paternelle bonté, on examinerait les cas un à un, les intentions, les circonstances atténuantes, conformément au texte de l'opuscule (il s'agit du traité De lapsis).

Lettre 55

La peste à Carthage

De 252 à 254, une terrible peste ravagea l'Afrique et s'abattit sur Carthage, y semant la panique. On abandonnait les malades, on jetait dans la rue morts et mourants... Cyprien ne cessa d'exhorter les chrétiens à la charité, il organisa les secours et montra l'exemple de l'héroïsme : pourquoi un chrétien craindrait-il la mort ? Il publia le traité De mortalitate (Sur la mortalité) afin de soutenir le courage de ses fidèles.

La peste explore la justice d'un chacun, elle fait subir à la conscience humaine un examen : le bien portant s'occupe-t-il du malade ? Aime-t-on sa parenté ? Le maître a-t-il souci de son esclave qui va mal ? Le médecin répond-il à l'appel des contagieux ?

De mortalitate, 16

Nous savons bien que nos frères ne sont pas perdus, mais partis avant nous... Montrons que nous y croyons... et lorsque viendra le jour de notre propre appel, ce sera sans hésitation mais avec joie que nous irons vers le Seigneur, à sa voix.

De mortalitate, 20, 24

Un certain Démétrianus qui habitait Carthage rejetait sur les chrétiens qui ne priaient pas les dieux la responsabilité des fléaux. Cyprien lui écrit vers 253 pour le réfuter : l'Ad Demetrianum est une apologie du christianisme.

La persécution de Gallus

L'empereur Gallus prescrivait des sacrifices et des prières aux dieux afin d'obtenir la cessation de la peste. Il s'ensuivit une recrudescence momentanée de la persécution, plus violente à Rome, d'ailleurs, qu'à Carthage. Cyprien encourage les chrétiens, tant ceux qui prennent la fuite, que ceux qui se disposent au martyre :

Il n'est pas seul celui que le Christ accompagne dans sa fuite. Il n'est pas seul celui qui, conservant le temple de Dieu où qu'il soit, n'est jamais sans Dieu. Le Christ a les yeux sur son soldat où qu'il combatte... la gloire du martyre n'est pas moindre de ne pas mourir publiquement et devant beaucoup de monde quand la raison de mourir est de mourir pour le Christ.

Lettre 58

Les soldats du Christ doivent se préparer avec un robuste courage. Qu'ils considèrent que chaque jour le calice du sang du Christ leur est donné à boire afin qu'ils soient en état de verser eux-mêmes leur sang pour le Christ.

Le Seigneur, le maître de l'humilité, de la patience, de la souffrance a fourni lui-même avant nous le même service. Ce qu'il a enseigné, le premier, il l'a fait.

Lettre 58

Exil et mort du pape Corneille

A Rome, la persécution atteignit le pape Corneille qui fut exilé. Cyprien lui écrit :

Pensons l'un à l'autre dans l'union des cS urs et des âmes prions chacun de notre côté l'un pour l'autre, dans les moments de persécution et de difficultés, soutenons-nous par une charité réciproque et si à l'un de nous, Dieu fait la grâce de mourir bientôt et de précéder l'autre, que notre amitié continue auprès du Seigneur, que la prière pour nos frères et nos sS urs ne cesse pas de s'adresser à la miséricorde du Père.

Lettre 60

Le pape Corneille mourut en exil au cours de l'été 253.

Le conflit avec le pape Etienne au sujet de la validité du baptême des hérétiques

Au pape Corneille succéda Lucius dont le pontificat fut très bref (253-254). Etienne fut élu pape le 12 mai 254. Au cours de l'année 255, Cyprien fut interrogé par un laïc, Magnus : ceux qui reviennent à l'Église catholique, après avoir reçu le baptême dans l'Église schismatique de Novatien, doivent-ils recevoir à nouveau le baptême ? Cyprien, suivant en cela son maître Tertullien, est formel : tout hérétique, tout schismatique revenant à l'Église doit recevoir à nouveau le baptême. Telle était d'ailleurs la coutume de l'Église d Afrique. Trois synodes successifs tenus en Afrique approuvèrent la position de Cyprien qui ne prétendait cependant pas imposer son point de vue à Rome dont la coutume était toute différente : le pape Etienne tenait pour la validité du baptême des hérétiques et il désapprouva le point de vue de l'Église d'Afrique. Les choses s'envenimèrent et Cyprien résista ouvertement au pape Etienne, quelques citations diront mieux les faits et leur complexité :

J'ai répondu, fils très cher (Magnus), à votre lettre dans la mesure de mes faibles moyens. J'ai fait connaître mon sentiment : (plus haut, Cyprien disait ceci : )

« Il n'y a qu'un baptême, qu'un Esprit Saint, et qu'une Eglise établie par le Christ Notre-Seigneur sur Pierre en qui se trouve l'origine et le type de l'unité ».

Je n'empêche aucun chef d'Eglise de décider selon ce que bon lui semble, sauf à rendre compte au Seigneur de sa conduite.

Lettre 69 à Magnus

Par la lettre suivante, nous verrons clairement comment Cyprien s'oppose à Etienne : il ne nie pas qu'Etienne occupe la place de Pierre mais il s'insurge contre son autoritarisme :

Il ne faut point se retrancher derrière la coutume (la coutume romaine ne pas rebaptiser, la coutume africaine rebaptiser).

mais il faut vaincre par la raison.

Pierre que le Seigneur a choisi tout d'abord et sur lequel il a bâti son Eglise se trouvant par la suite en désaccord avec Paul au sujet de la circoncision ne montra point d'arrogance ou de prétention insolente ; il ne dit point qu'il avait la primauté et que les nouveaux venus et les moins anciens devaient plutôt lui obéir et il ne méprisa point Paul sous le prétexte qu'il avait été le persécuteur de l'Église mais il se rendit de bonne grâce à la vérité et aux justes raisons que Paul faisait valoir. Il nous donnait ainsi une leçon d'union et de patience et nous apprenait à ne point nous attacher avec obstination à notre propre sentiment mais à faire plutôt nôtres, quand elles sont conformes à la vérité et à la justice, les idées bonnes et salutaires qui peuvent nous être suggérées par nos frères et nos collègues.

Lettre 71

Il n'y a qu'un baptême qui est dans l'Église catholique, par conséquent, nous ne rebaptisons pas, mais nous baptisons ceux qui venant d'une eau adultère et profane doivent être lavés de nouveau et sanctifiés par la véritable eau du salut... l'unique baptême est chez nous.

Lettre 73

La lettre très longue développe ce point de vue avec insistance mais elle se termine en accordant à chaque évêque la liberté de décision :

Je ne veux rien prescrire à qui que ce soit, ni empêcher que chaque évêque ne fasse ce qu'il veut : il a toute liberté de décision... nous gardons avec nos co-évêques la divine concorde et la paix du Seigneur... avec patience et douceur, nous gardons l'union des âmes, l'honneur du collège (épiscopal), le lien de la foi, la concorde de l'épiscopat. Voilà pourquoi avec la permission de Dieu et son inspiration, nous avons composé, comme nos modestes lumières nous l'ont permis, un traité : Des avantages de la patience que nous vous envoyons.

Lettre 73

Le De bono patientiae date donc de la période de la controverse baptismale, il fut écrit après avoir été prêché, en 256 sans doute. Il copie le De patientia de Tertullien ; sans faire allusion au conflit, il engage avec tact et douceur à la modération.

Cyprien avait d'ailleurs écrit au pape Etienne lui-même (lettre 72) avec grande urbanité, il lui faisait part sur un accent de déférence de la décision de l'Église d'Afrique.

Mais la réponse d'Etienne dont la lettre 74 parle longuement provoqua le conflit : Etienne tient le baptême des hérétiques comme légitime et il prescrit de n'innover en rien mais de suivre seulement la tradition. Quelle tradition, demande Cyprien qui ne peut se soumettre ?

Quelle est cette prétention de soutenir que l'on puisse être fils de Dieu sans être né dans l'Église ?

Lettre 74

L'évêque de Césarée, Firmilien, fait chorus, il adopte la position de Cyprien mais son ton est beaucoup moins modéré que celui de l'évêque de Carthage :

Une juste indignation s'empare de moi devant l'évidente et manifeste folie d'Etienne. Ne le voit-on pas, lui si fier du rang de son siège épiscopal, lui qui revendique l'honneur d'être le successeur de Pierre sur qui ont été établis les fondements de l'Église introduire beaucoup d'autres -pierres et beaucoup d'autres Églises... Etienne qui se vante de succéder à Pierre et d'occuper sa chaire n'est animé d'aucun zèle contre les hérétiques... Le schismatique véritable est celui qui se met hors de la communion et de l'unité de l'Église Vous (Etienne) avez pensé pouvoir excommunier tout le monde et c'est vous seul que vous avez excommunié.

Lettre 75 de Firmilien, évêque de Césarée, à Cyprien.

La mort du pape Etienne mit fin au conflit : sous la persécution de Valérien, le pape mourut pour la foi le 2 août 257. Quant à Cyprien, il fut exilé le 30 août de la même année.

Rappelons ici ce qui a été dit sur Tertullien, à propos de son traité Sur le baptême : saint Augustin tiendra fermement en Afrique la position romaine, ayant à statuer sur le cas des donatistes revenant à l'Église Augustin affirme qu'il n'y a pas lieu de leur conférer un nouveau baptême. Cette validité du baptême donné selon le rite voulu fonde l'unité de tous les chrétiens au-delà des divisions qui les opposent et justifie l S cuménisme actuel.

6. Deuxième exil de Cyprien et son martyre à Carthage

Comme nous l'avons indiqué plus haut, les Acta du martyre de Cyprien réunissent trois documents

- le procès verbal de 257

La sentence du proconsul Paternus est l'exil à Curubis au sud-est de Carthage, « tel est l'ordre de Valérien et de Gallien, les très saints empereurs ».

- l'interrogatoire de septembre 258

Cyprien avait reçu l'autorisation de revenir à Carthage et de demeurer dans ses terres, au bout d'un an d'exil. Ayant appris, après son retour, la menace de mort qui pesait sur lui, il refusa cette fois de quitter Carthage pour se mettre à l'abri. La lettre 81 que nous citons est la dernière lettre que nous ayons de Cyprien, elle est adressée aux prêtres, aux diacres et à tout le peuple de Carthage :

Il convient que ce soit dans la ville où il est à la tête de l'Église du Seigneur qu'un évêque confesse le Seigneur et qu'ainsi l'éclat de sa confession rejaillisse sur tout le peuple... c'est chez vous que je dois confesser le Seigneur et subir le martyre, c'est de chez vous que je dois partir pour aller à lui. Je le dois et je ne cesse de le lui demander pour moi et pour vous dans mes prières, je le souhaite de tout mon cS ur. Nous dirons ce que le Seigneur voudra qui soit dit à ce moment (au moment de l'interrogatoire).

Lettre 81

« Tout le peuple des frères se réunit devant la porte » de la maison où se trouvait Cyprien lorsqu'on apprit qu'on allait le juger. Les vierges étaient là ; qu'on se souvienne que dès le début de son épiscopat, Cyprien avait écrit pour elles ; à la fin de sa vie, il veille encore sur elles : « Cyprien ordonna de faire retourner les jeunes filles car la foule stationnait ».

« Le proconsul rendit à regret la sentence nous ordonnons que votre sang serve de sanction à la loi ».

Le proconsul lut son arrêt sur la tablette « Thascius Cyprien périra par le glaive. C'est notre volonté ». L'évêque Cyprien dit : « Deo gratias : grâces soient rendues à Dieu ».

- une notice sur le martyre due à un témoin oculaire

« En masse, ils escortèrent le condamné... Cyprien s'agenouilla et se prosterna contre terre... le martyr donna ordre de remettre au bourreau vingt-cinq pièces d'or... Cyprien se banda lui-même les yeux. Ne pouvant se lier les mains, il fit nouer les cordons par le prêtre Julien et le sous-diacre Julien. Et c'est ainsi qu'il consomma son martyre ».

II - R UVRES

Nous redonnons ici la liste des S uvres dont nous avons déjà parlé dans le contexte de la vie de Cyprien :

A Donat,

De la conduite des vierges,

les Testimonia,

De l'unité de l'Église catholique,

Sur les apostats,

Sur la mortalité,

A Démétrianus.

Cyprien écrivit en outre quelques traités ou longs sermons d'édification parmi lesquels nous voulons relever le très beau commentaire sur la prière du Seigneur, le Pater : le De dominica oratione qu'il écrivit. vers la fin de l'année 251. Ici encore, Cyprien s'inspire de Tertullien mais son commentaire du Pater n'en est pas moins très personnel. Saint Augustin le cite à plusieurs reprises411 et saint Hilaire n'explique pas le Pater dans son commentaire de l'évangile de saint Matthieu parce qu'il renvoie au commentaire de Cyprien.

Notre prière est publique et communautaire et quand nous prions, nous ne prions pas pour un seul mais pour tout le peuple, car avec tout le peuple nous sommes un. Le Dieu de la paix et le maître de la concorde qui nous enseigne l'unité a voulu que chacun prie pour tous comme lui-même nous a portés tous en un.

L'homme nouveau qui est re-né et rendu à son Dieu par la grâce dit d'abord : Père, parce qu'il est devenu fils.

Ne rien préférer au Christ412 puisqu'il nous a préférés à tout.

A celui qui possède Dieu rien ne manque si lui-même ne manque pas à Dieu.

De dominica oratione.

Nous insistons encore sur l'importance des Lettres qui donnent un aperçu vivant de la vie de l'Église au milieu du troisième siècle. Le dossier des lettres a certainement été constitué par Cyprien lui-même qui gardait copie de ses lettres, documents officiels dont plusieurs ont l'étendue et l'importance de vrais traités. Le dossier compte 81 lettres : 59 signées de Cyprien, 6 de Cyprien et des évêques d Afrique (lettres synodales), les 16 autres sont adressées à Cyprien par divers correspondants.

III - L'ECCLESIOLOGIE DE S. CYPRIEN

Le titre du traité de S. Cyprien écrit en 251 vers la fin de son exil De l'unité de l'Église catholique résume bien la pensée maîtresse de S. Cyprien dont l'apport positif à l'ecclésiologie est si important. Pour parler le langage de Vatican II, on peut vraiment dire que S. Cyprien est le docteur de la collégialité épiscopale. Sa doctrine, qui se base toujours sur des fondements scripturaires, revêt un caractère pastoral.

L'Église est une et l'union des évêques assure son unité. Quelques citations feront saisir sur le vif la pensée constante de saint Cyprien :

(Il parle) de toutes les Églises que le lien de l'unité attache à nous dans le monde entier.

Lettre 66

... l Église qui tout entière est une, qui n'est pas en plusieurs morceaux séparés mais ne forme qu'un tout dont l'union des évêques est le lien.

Lettre 66

Lors du schisme de Novatien, Cyprien écrit à un certain évêque Antonianus afin de l'encourager à ne point communiquer avec Novatien, mais à rester en communion avec Corneille (le pape légitime) qu'il appelle « notre collègue dans l'épiscopat ». Il termine cette lettre en disant qu'il lui a écrit

afin de vous unir de plus en plus à notre collège et à notre corps.

Lettre 55

Les prêtres et les diacres de Rome écrivent à Cyprien pour le remercier de les avoir avertis de se méfier d'un évêque tombé dans l'hérésie et condamné par un concile antérieur à Cyprien :

Il convient en effet que nous veillions tous sur tout le corps de l'Église dont les membres sont dispersés dans les différentes provinces.

Lettre 36

Il s'agit, on le voit bien, d'une solidarité responsable.

La question de la primauté romaine

Encore que la question de la position de Cyprien face à Rome soit complexe, il semble possible de résumer la pensée qui dicta toutes ses attitudes, tant celles du respect de l'autorité de Corneille que celles qui témoignèrent de sa résistance à une autorité jugée abusive, dans le cas de la controverse baptismale qui l'opposa au pape Etienne.

D'une part, Cyprien ne discute jamais la primauté d'honneur de Rome : Rome est l'ecclesia principalis, l'Église première, principale, l'Église dont est issue l'unité épiscopale (unitas sacerdotalis) et cela parce qu'elle est l'Église de Pierre ; d'autre part, chaque évêque a reçu une part de l'épiscopat unique existant en saint Pierre et l'évêque de Rome n'a pas le pouvoir de juridiction.

Voici ce que Cyprien écrit au pape Corneille, reconnaissant en l'Église de Rome la matrice et la racine de l'Église catholique :

Quant à nous, donnant des explications à chacun de ceux qui prenaient la mer pour aller à Rome, nous les avons exhortés à y reconnaître la matrice et la racine de l'Église catholique et à s'y attacher... Ainsi tous ensemble nos collègues reconnaîtraient fermement votre communion, c'est-à-dire l'unité de l'Église catholique, et s'y tiendraient attachés.

Lettre 48

Nous donnons rapidement le contexte historique de l'important passage que nous allons citer : Cyprien écrit au pape Corneille expliquant la conduite de ses adversaires personnels : Felicissimus, ennemi acharné de Cyprien, s'était rendu à Rome afin d'obtenir que Fortunatus fût reconnu évêque de Carthage et que, par là même, Cyprien soit destitué de ses fonctions :

Ils se sont fait sacrer un pseudo-évêque par des hérétiques et c'est dans ces conditions qu'ils osent passer la mer pour venir au siège de Pierre et à l'Église principale d'où l'unité épiscopale est sortie.

Lettre 59

Mais, sans entrer dans plus de détails,413 il nous faut remonter avec Cyprien à la source même de l'unité de l'Église : l'Église unie au Christ entre dans l'unité divine du Père et du Fils à laquelle elle participe.

L'homme quittera son père et sa mère et ils seront à deux une seule chair414. Ce sacrement est grand, je dis par rapport au Christ et à l'Église415. Quand le bienheureux Apôtre dit cela et de sa voix sainte atteste l'union du Christ et de l'Église et les liens indissolubles qui les attachent l'un à l'autre, comment celui-là pourrait-il être avec le Christ qui n'est pas avec l'Épouse du Christ

Lettre 52

Sur l'unité divine du Père et du Fils, le Seigneur règle l'unité de son Église.

Lettre 69

CONCLUSION

Cyprien est avant tout un Pasteur. Il a pris au sérieux sa charge pastorale dans la mesure même de sa passion pour l'Église. Il fut évêque de Carthage une dizaine d'années de 249 à 258 et il ne cessa de porter le souci de son Église et « la sollicitude de toutes les Églises »416. Il donna à tous l'exemple de sa douce fermeté, il fut homme de gouvernement dans la conscience très vive de ses responsabilités.

Le changement de style qui suivit sa conversion est tout à fait remarquable : la lettre à Donat révèle le rhéteur soucieux de l'élégance du langage, les S uvres pastorales sont empreintes de sobriété et de gravité. La copie que Cyprien fait sans cesse de son « maître » Tertullien est de même révélatrice : Cyprien emprunte à Tertullien sa pensée niais il en modère toujours l'expression, il donne l'impression d'une personnalité puissante et équilibrée.

Il ne faudrait pas trop accentuer, pensons-nous, les erreurs de Cyprien lors de la douloureuse controverse baptismale. S. Augustin déjà se refusait à les juger. Opposé au sentiment de Cyprien sur la question du baptême, Augustin reconnaît qu'il était, 150 ans avant lui, libre de chercher : « Cyprien savait que toute l'Église sondait alors, dans différentes discussions, toute la profondeur du sacrement de baptême et laissait chacun libre de chercher afin de découvrir la vérité dans un examen attentif... Quant à moi, jamais je ne croirai que Cyprien, un évêque catholique, un martyr catholique, un homme qui s humiliait d'autant plus qu'il était plus grand, afin de trouver grâce devant Dieu, ait prononcé de ses lèvres, principalement au milieu d'un saint concile composé de collègues, autre chose que ce qu'il pensait du fond du cS ur »417.

Reprenant les termes mêmes de S. Augustin, nous pouvons conclure en reconnaissant en Cyprien « un évêque catholique, un martyr catholique, un homme qui s'humiliait afin de trouver grâce devant Dieu ». Selon la très belle expression d'une lettre qui lui fut adressée, il eut la gloire d'être l'associé de la passion du Christ.

Quoi de plus beau que d'être devenu en confessant le nom du Christ l'associé de sa passion (collegam passionis).

Lettre 31.<retour

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N. 247  ÉCRIVAINS GRECS D'ORIENT

CLÉMENT D'ALEXANDRIE ( avant 215)

I - VIE

II - R UVRES

1. Relevé des S uvres :

- La trilogie

Le Protreptique

Le Pédagogue

Les Stromates

- R uvres moins importantes

2. Le style

III - PENSÉE

1. Une pensée grecque-chrétienne

2. Le parfait gnostique

3. La méthode allégorique

Conclusion : La personnalité de Clément d Alexandrie

Appendice : Un texte de Clément d'Alexandrie sur la pénitence (Quis dives salvetur, 42) et quelques autres textes.

La large philosophie de Clément et d'Origène m'entraîna. Certaines parties de leur enseignement magnifique étaient à mon oreille comme une musique.

J.H. NEWMAN, Apologie

En enseignant, on apprend davantage, et en parlant on est souvent parmi ses propres auditeurs, car il n'y a qu'un Maître, Maître de l'orateur, comme de l'auditeur, c'est lui qui est la source de l'esprit et de la parole.

CLÉMENT d'ALEXANDRIE, Stromates, 1, 1, 12

Nous sommes les élèves de Dieu, c'est son Fils qui nous donne une instruction vraiment sainte.

Stromates, 1, 20, 98

I - VIE

Clément d'Alexandrie est né de parents païens, vers le milieu du Ile siècle, sans doute à Athènes. Il est contemporain d'Irénée de Lyon et de Tertullien.

Devenu chrétien (on ignore quand et pourquoi), il fit de nombreux voyages (Italie - Syrie - Palestine) à la recherche des maîtres les plus renommés (le dernier fut peut-être Pantène)418.

Lorsque j'arrivai au dernier (maître) - pour la valeur, il était le premier - que je découvris en Égypte, je trouvai le repos. C'était lui, la véritable abeille sicilienne qui, butinant les fleurs de la prairie des prophètes et des apôtres, faisait naître dans les âmes de ses auditeurs une science immortelle.

Stromates, 1, 1, 11

Il se fixe à Alexandrie - capitale intellectuelle du monde méditerranéen, carrefour de civilisations et de religions diverses vers 190.

Il y tient école et se consacre à la rédaction de ses ouvrages. L'école de Clément est une entreprise privée. Clément s'y adresse à des dilettantes cultivés, païens et chrétiens. Elle n'est pas à confondre, comme le fit Eusèbe lui-même, avec l'École catéchétique officielle de l'Église. d'Alexandrie : l'évêque Démétrius qui en confia la direction au jeune Origène (en 203) semble être le créateur de ce « Didascalée chrétien »419.

Fut-il prêtre ? Les deux témoignages qui l'assurent ne sont pas certains : il s'agit d'un texte corrompu du Pédagogue et d'une lettre citée par Eusèbe.

Dès 202 ou 203, la persécution de Septime-Sévère contraint Clément à l'exil. Il se retire en Cappadoce où il poursuit son S uvre d'enseignement et d'écrivain. Il y meurt vers 215, suppose-t-on, puisqu'en 216 on parle de lui comme d'un mort.

Remarque

La personnalité de ce savant chrétien est tout entière conditionnée par le milieu dans lequel il vit et dont il reçut sa formation, par l'auditoire cultivé auquel il s'adresse et qui se composait de « tous ceux qui prétendent à la gnose ». « Dans l'outre vieillie du classicisme grec, il verse le pur vin nouveau du christianisme », selon un mot de Marrou.

Ce -professeur-écrivain fut apologiste, philosophe, exégète et théologien spéculatif, mais il fut aussi, en chrétien fervent, prédicateur, moraliste et directeur des consciences.

II - R UVRES

1. Relevé des S uvres

- La trilogie :

Le Protreptique (12 chapitres)

est une Exhortation aux Grecs420, un appel pressant à la conversion. L S uvre est une sorte d'apologie rationnelle qui comprend une partie négative (critique du paganisme) et une partie positive et constructive (les prérogatives de la vraie religion).

Le Logos charme le monde par son chant nouveau (ch. 1). C'est l'appel de Dieu (ch. 9) qui nous parvient par cette voix du Logos qui est la Vérité (ch. 10). Il nous faut l'écouter.

Il me semble donc, puisque le Logos lui-même est venu du ciel à nous, que nous ne devons plus aller à aucune école humaine et ne plus nous soucier ni d'Athènes ni du reste de la Grèce, ni non plus de l'Ionie. Si, en effet, nous avons pour maître celui qui a rempli toutes choses des manifestations de sa sainte puissance, par la création, le salut et la bienfaisance, par ses lois, ses prophéties et ses enseignements, ce maître maintenant nous enseigne tout, et par le Logos le monde entier est devenu désormais une Athènes et une Grèce.

Protr., 11, 112

Le Pédagogue (3 livres)

est la suite logique du Protreptique. L S uvre s'adresse à des baptisés. Le Christ est leur pédagogue : l'éducateur de leur formation morale421.

Enfants que nous sommes, nous avons besoin d'un pédagogue, et l'humanité entière a besoin de Jésus... C'est lui le pédagogue des enfants.

Pédagogue, 1, 9, 83-84

Le premier livre célèbre l'enfance spirituelle, la jeune nouveauté chrétienne. Les deux livres suivants contiennent des prescriptions détaillées pour la conduite du vrai chrétien. L'ouvrage se termine par l'hymne célèbre au Christ422.

On nous appelle enfants. Nous accueillons avec bonheur cette appellation. Les enfants, ce sont les âmes neuves au milieu de la vétuste folie, les nouvellement sages, celles qui sont issues du Testament nouveau.

Jeunes, elles sont un peuple autre que l'ancien, le peuple nouveau, formé à l'école des nouveaux biens. La fécondité de notre âge, c'est notre jeunesse, exempte de toute sénilité. Elle nous applique sans cesse avec force à connaître. Et nous sommes jeunes toujours, toujours enfants, toujours nouveaux. Sauraient-ils ne pas être nouveaux ceux-là qui participent au Verbe nouveau ? Quiconque est entré en participation de l'éternité devient avec joie incorruptible.

Ainsi, « enfants » veut dire que pour nous, toute la vie est un printemps. Elle l'est parce qu'en nous la Vérité ne connaît pas de vieillesse, et qu'en elle se meut notre existence entière. Sagesse toujours germinante, toujours égale et toujours constante, éternellement immuable ! « Leurs petits enfants » est-il écrit, « seront portés sur les épaules et consolés sur les genoux. Comme un fils que sa mère consolera, moi aussi je vous consolerai ». La mère attire dans ses bras ses petits enfants et nous nous recherchons notre mère, l'Église.

Pédagogue, 1, 50, 20-21

Les Stromates (Les tapisseries) (8 livres)

Clément lui-même définit son S uvre comme un « recueil de notes » (1, 14, 1), « des notes aide-mémoire » (1, 16, 1). Ces notes seront, dit-il, un trésor pour sa vieillesse, un remède contre l'oubli.

Il semble (voir Pédagogue, 1, 3, 3) que Clément ait projeté d'écrire, après Le Pédagogue, un ouvrage intitulé Le Maître (le Didascale). S'il en est bien ainsi, les Stromates seraient une maquette, une ébauche préparant le livre promis.

De toute façon, c'est dans ce livre « fourre-tout » que Clément rassemble tous ses matériaux concernant la gnose chrétienne.

Voici les trois notes qui caractérisent notre gnostique : d'abord la contemplation, puis l'accomplissement des préceptes, enfin l'instruction des hommes de bien. Lorsque ces qualités se rencontrent chez un homme, il est un gnostique accompli. Mais si l'une vient à manquer, sa gnose est boiteuse.

Stromates, 2, 10,46

Établi déjà par l'amour dans les biens qu'il possédera, ayant devancé l'espérance par la gnose, il ne tend vers rien, ayant tout ce vers quoi il pourrait tendre. Il reste donc dans l'unique attitude immuable, aimant de façon gnostique, et il n'a pas à désirer d'être rendu semblable à la beauté, car il possède déjà la beauté par l'amour. Quel besoin y a-t-il encore de courage et de désir pour cet homme qui a conquis l'intimité aimante avec le Dieu sans passion et qui s'est inscrit lui-même parmi ses amis par l'amour ? Pour nous, il faut écarter le gnostique parfait de toute passion de l'âme. Car la gnose opère l'exercice, l'exercice donne l'habitude ou l'accoutumance, et cet apaisement aboutit à l'apatheia...423.

Stromates, 4, 9, 73-74

Il aime toujours Dieu vers qui seul il est tout entier tourné, et, à cause de cela, il ne hait aucune des créatures de Dieu. Il n'envie rien, car rien ne lui manque pour être assimilé à Celui qui est bon et beau. Il n'aime rien ni personne de l'amour commun, mais il chérit son Créateur par les créatures ; il n'est as exposé au désir ou à l'appétit, il ne manque d'aucun des biens de l'âme, étant déjà uni par l'amour à l'Ami à qui il appartient selon son libre choix et s'approchant de plus en plus de lui par l'habitude de l'ascèse, étant heureux dans la possession de ses biens, il ne peut pas ne pas être semblable au Maître dans l'apatheia.

Stromates, 6, 9, 71-72

En faisant croître ainsi les semences déposées en lui, selon l'agriculture que le Seigneur a ordonnée, il reste sans péché ; il est maître de lui et 0 vit par l'esprit avec ses pareils dans les chS urs des saints, même s'il est encore retenu sur la terre - Un tel homme qui agit et parle ainsi de jour et de nuit suivant les commandements du Seigneur arrive à la joie parfaite, non seulement à l'aurore quand il se lève et au milieu du jour, mais encore quand il se promène, quand il se couche, quand il s'habille et se déshabille. Il instruit son fils, si un fils lui est né ; il ne peut se séparer du commandement et de l'espérance ; il rend toujours grâces à Dieu, comme les êtres vivants qui glorifient le Seigneur dans l'allégorie d Isaïe ; il est patient à toute adversité.

Stromates, 7, 12, 80

Le triptyque (Protreptique - Pédagogue - Stromates) est consacré à décrire, depuis la conversion jusqu'à la gnose ou vie parfaite, l S uvre du Verbe divin (le Logos) dans la vie du chrétien. Le Logos divinise l'homme et le monde.

- R uvres moins importantes :

L'homélie Quis dives salvetur ? (Quel riche sera sauvé ?) sur Mc, 10, 17-31.

Les Excerpta ex Theodoto (Gnostique valentinien) et les Eclogae propheticae sont des extraits d'écrits étrangers en vue d'écrits personnels.

On trouve des fragments et des citations d S uvres perdues dans divers auteurs (Eusèbe, etc...

Le style

L S uvre de Clément est complexe et confuse. Elle est « composée », mais elle n'en est pas moins l'écho d'entretiens directs, libres et sinueux. Les images jaillissent, les réminiscences littéraires abondent. Les idées sont délayées plus que développées. Le style tour à tour déçoit et captive. L'ensemble de l S uvre est désordonné et d'un abord difficile. Il ne faut pas oublier que Clément s'adresse en un style d'artiste à des dilettantes. Marrou parle très justement d'un style pointilliste : « La pensée évoque l'image d'un vol de lucioles ou mouches à feu »424.

III - PENSEE

1. Une pensée grecque - chrétienne

Il est exact de voir en Clément l'introducteur de la spéculation dans la théologie. Clément est en dépendance de son milieu philosophique et son esprit comme son âme sont emportés par l'élan platonicien. En lui s'opère la rencontre de l'hellénisme et du christianisme : une pensée grecque-chrétienne s'élabore. Le christianisme est pensé en fonction d'une théorie de la connaissance religieuse. Le Logos est le Maître révélateur. Quant à la philosophie, elle est d'origine divine, elle est le Testament des Gentils et pas seulement une propédeutique. La science mène à la foi qui lui est supérieure. Les chemins de la sagesse (humaine) sont des moyens variés qui livrent passage directement au chemin de la vérité et ce chemin, c'est la foi.

Les préoccupations morales et mystiques se lient à la recherche rationnelle. le chrétien doit apprendre à vivre :

en enfant du Père

régénéré par le Fils

animé par l'Esprit Saint.

2. Le parfait gnostique

Face à la gnose hérétique, Clément pose l'existence d'une gnose chrétienne authentique.

Qu'est-ce que la gnose ?

La connaissance, la possession de la vérité. Mais la vérité est à la fois d'ordre philosophique et religieux : la philosophie même est à la fois science supérieure et sagesse de vie.

La gnose est donc, pour Clément, une connaissance quasi-mystique qui suppose comme base un état moral et spirituel très élevé.

Clément semble la lier lui aussi, - comme les gnostiques que combat Irénée, - à une tradition secrète et il emploie le vocabulaire des « mystères » c'est à une aristocratie d'initiés et de parfaits que sera confié le « secret » c'est-à-dire la sublimité de la connaissance des mystères divins425.

Le moyen d'accéder à cette classe d'initiés est la méditation et la prière. L'ésotérisme de Clément est superficiel et il suppose une différence de degré non de nature ; il correspond donc à un fait humain et non à une loi divine. Il n'en reste pas moins que l'idéal de Clément est basé sur l'intellectualisme hellénique (l'homme est une intelligence). L'état gnostique est une contemplation ininterrompue, un être-toujours-présent-à-Dieu (Strom., 7,35,4)426.

3. La méthode allégorique

Au temps de Clément, cette méthode est à Alexandrie un procédé courant, commun aux stoïciens qui l'utilisent pour expliquer Homère et aux Juifs qui, sous l'influence de Philon d'Alexandrie, l'appliquent à l'Ecriture.

L'Ecriture jouit, pour Clément, d'une autorité sans pareille.

CONCLUSION

Clément d'Alexandrie est une personnalité intellectuelle. Cet homme cultivé aime la culture. Il ne faut pas, dit-il, se priver de la joie d'apprendre, et d'autant plus s'il s'agit d'être prêt à parler à des Grecs !427 Les citations d'auteurs profanes abondent dans ses S uvres : Homère, Platon, Euripide, Ménandre et bien d'autres.

Nous arrosons de la bonne eau des pensées grecques la partie terrestre de nos lecteurs pour les mettre en état de recevoir la semence spirituelle et de la faire aisément prospérer.

Stromates, 1, 17, 4

Cependant, Clément est un savant chrétien, un homme de l'Ecriture, un homme d'Eglise.

Si quelques-uns dans la foule trouvaient ce que nous disons trop différent de l'Ecriture du Seigneur, il faut savoir que c'est elle qui fait respirer et vivre mes paroles.

Stromates, VII, 1, 1, 4

Notre Eglise est le didascalée428 et c'est son Fiancé (le Christ) qui en est l'unique didascale, expression miséricordieuse de la volonté d'un Père miséricordieux, authentique sagesse, sanctuaire de la gnose.

Pédagogue, III, 12,37

Le but de Clément est d'ouvrir aussi large que possible la voie au Logos divin qui divinise, qui mène l'âme de l'image à la ressemblance.

L'homme a reçu aussitôt à sa naissance l'image et plus tard, à mesure qu'il devient parfait, il va accueillir en lui la ressemblance.

Stromates, Il, 131, 5-6

Clément a un esprit très intuitif, il est aussi quelque peu poète. L'affinité qui attira vers lui un Fénelon et un Newman qui l'ont tant aimé n'est-elle pas révélatrice de leurs qualités communes : finesse d'esprit et de cS ur, recherche ardente de la contemplation ?

Attentif envers tous et toujours accueillant, Clément a le profond respect des personnes et il se montre large et conciliant. Son S uvre suppose des adversaires - les faux gnostiques - le ton n'en est cependant jamais polémique. Clément ne se soucie en rien de faire son apologie personnelle, en vain chercherait-on dans ses écrits des traces d'amour-propre !

Certes, sa tendance à l'ésotérisme doit être signalée, mais son milieu culturel et son activité intellectuelle l'expliquent.

APPENDICE

Un texte de Clément d'Alexandrie sur la pénitence.

Pour que tu prennes confiance, lorsque tu auras fait aussi une vraie pénitence, qu'il te reste un espoir de salut, écoute l'histoire, qui n'est pas une histoire mais un récit véridique au sujet de l'apôtre Jean, récit transmis par la tradition et implanté dans la mémoire, Après la mort du tyran, Jean avait quitté l'île de Patmos et était revenu à Ephèse. Sur une invitation, il partit pour les régions voisines, afin d'installer ici des évêques, de rétablir ailleurs l'harmonie des Eglises, ailleurs encore d'inscrire dans le clergé tous ceux que désignerait l'Esprit. Etant donc arrivé dans une ville peu éloignée d'Éphèse et dont quelques-uns rapportent le nom, il y consola les frères ; après quoi, ayant remarqué un tout jeune homme, beau de corps, agréable à voir et doué d'une âme passionnée, il se tourna vers l'évêque en charge : « Je le confie, dit-il, à tes soins dévoués, et je prends à témoin l'Eglise et le Christ ». L'évêque accepta et promit ; à plusieurs reprises, l'apôtre renouvela sa demande et son témoignage. Puis à retourna à Ephèse. Le presbytre reçut dans sa maison le jeune homme qui lui avait été confié, il l'éleva, le garda près de lui, le soigna, et finalement le baptisa. Après cela, il se relâcha de son soin et de sa surveillance, sous prétexte qu'il lui avait donné la protection parfaite, le sceau du Seigneur.

Mais ce jeune homme avait été livré à lui-même avant le temps. Quelques camarades oisifs et dissolus, coutumiers du mal, s'attachèrent à lui pour le corrompre. D'abord ils le gagnèrent par de riches festins ; puis ils l'emmenèrent avec eux de nuit pour dépouiller les passants ; puis ils le jugèrent capable d'accomplir encore de plus grands exploits. Peu à peu le jeune homme s habituait, et à cause de sa vive nature, il sortait du droit chemin comme un cheval rétif et vigoureux qui mord son frein, et il se laissait emporter vers l'abîme. Finalement, a méconnut le salut qui appartient à Dieu. Il ne songeait plus alors à rien de mesquin. Après avoir commis de grands crimes, et se croyant perdu définitivement, il voulut associer son malheur à celui des autres. Il rassembla donc ses compagnons et groupa une bande de voleurs à la tête desquels il se mit violent, meurtrier, criminel plus que tous les autres.

Le temps passait cependant : quelque besoin étant survenu, on rappelle Jean dans cette ville. L'apôtre, après avoir réglé les affaires pour lesquelles il était venu : « Eh bien, dit-il, évêque, rends-moi le dépôt que le Christ et moi nous t'avions confié en présence de l'Eglise à laquelle tu présides ». L'évêque s'étonna d'abord, pensant qu'on avait imaginé contre lui une calomnie pour l'obliger à rendre de l'argent qu'il n'avait pas reçu ; il ne pouvait ni croire qu il avait ce qu'il n'avait pas, ni se défier de Jean. Mais, lorsque celui-ci eut repris : « Je te réclame le jeune homme, et l'âme de ton frère », le vieillard se mît à pleurer et à gémir, « Il est mort », dit-il. - « Comment et de quelle mort ? » - « Il est mort à Dieu, reprit-il ; il est devenu méchant, vicieux, et pour tout dire, voleur ; maintenant au lieu d'être dans l'église, il tient la montagne avec une bande qui lui ressemble ». Alors l'apôtre déchirant ses vêtements et se frappant la tête avec de grandes gémissements : « J'avais vraiment laissé, dit-il, un beau gardien de l'âme de son frère ! mais qu'on me prépare tout de suite un cheval, et qu'on me donne quelqu'un pour me conduire ».

Aussitôt, il sortit, comme il était, de l'église. Et étant arrivé à l'endroit voulu il est pris par l'avant-garde des brigands sans fuir, sans réclamer, mais criant au contraire : « C'est pour cela que je suis venu ; menez-moi à votre chef ». Ce dernier attendait en armes, mais quand il eut reconnu Jean qui s'avançait, il fut pris de honte et commença de fuir. L'apôtre le poursuivit de toutes ses forces, oubliant son âge et criant : « Pourquoi me fuis-tu, mon enfant, moi ton père, désarmé, vieux ? Aie pitié de moi, enfant, ne crains pas. Tu as encore l espérance de vivre. Moi je rendrai compte au Christ à ta place. S'il le faut, je supporterai volontiers la mort, comme a fait le Seigneur pour nous ; pour toi je donnerai ma vie. Arrête-toi. Aie confiance. C'est le Christ qui m'a envoyé. » A ces paroles, le jeune homme s'arrêta, les yeux baissés, puis il jeta ses armes, se mit à trembler et à pleurer amèrement. Il embrassa le vieillard qui venait à lui, se justifiant comme il pouvait par ses gémissements, et recevant un second baptême dans ses larmes ; mais cachant encore sa main droite. Et l'apôtre de se porter caution, de promettre qu'il a obtenu le pardon de la part du Sauveur, de prier, de, se mettre à genoux, d'embrasser cette main droite purifiée par le repentir. Puis il le conduisit à l'église, et répandant des larmes abondantes, combattant avec lui par des jeûnes prolongés, retournant son cS ur par les séductions variées de ses paroles, il ne partit pas, dit-on, avant de l'avoir préposé à l'Église, donnant une grande leçon de véritable pénitence un grand exemple de naissance nouvelle, Quis dives salvetur429.

Quelques autres textes

Les puits où l'on puise donnent une eau plus limpide, ceux dont on ne tire rien se gâtent.

Stromates, 1, 1, 12

Apprendre à écouter...

Les hommes écoutent la divinité de la même manière qu'un enfant mal disposé écoute une grande personne... Accueillez notre doux Logos (= le Verbe, la Parole)... écoutez-moi, ne vous bouchez pas les oreilles, ne vous empêchez pas d'entendre, mais laissez tomber au fond- de votre âme ce qu'on vous dit.

Protreptique, X, 106

L'amour de Dieu pour les hommes, la « philanthropie » de Dieu

Ce n'est pas d'aujourd'hui que le Seigneur nous a pris en pitié, c'est dès le commencement430.

Protreptique, 1, 7

N'irez-vous pas vous réfugier pour échapper aux prisons (de vos superstitions) vers la pitié descendue du ciel ? Car Dieu, dans son grand amour de l'humanité, s'attache à l'homme comme la mère-oiseau quand son petit est tombé du nid vole à lui et si un serpent vient à l'engloutir, « la mère voltige tout autour en gémissant sur ses chers enfants » (Iliade, Homère), Dieu paternellement cherche sa créature, la guérit de sa chute, poursuit la bête sauvage et recueille de nouveau le petit en l'encourageant à revoler jusqu'au nid.

Protreptique, X, 91

Dieu nous invite au bain (le baptême), au salut, à l'illumination, presque avec des cris : « Je te donne, dit-il, la terre et la mer et le ciel, mon petit, je te gratifie de tous les animaux qui s'y trouvent, seulement, mon petit, aie soif de ton Père, Dieu te sera montré gratuitement.

Protreptique, X, 94

Aie soif de ton Père ! A ce désir de Dieu répond le cri de l'homme « Abba, Père » que Dieu accueille avec joie :

Le chS ur, obéissant à son chorège et maître, le Logos, ne trouve son repos qu'en la vérité même, quand il peut dire : « Abba, Père » alors, cette voix, toute conforme à la vérité, Dieu l'accueille avec empressement comme la première joie que lui procurent ses enfants.

Protreptique, IX, 88

Dieu nous donne sa grâce, ce don parfait :

Ce serait une absurdité d'appeler grâce divine un don incomplet ; du moment qu'il est parfait, il est évident que Dieu communiquera des grâces parfaites ; au moment où il l'ordonne, tout est créé ; de même, quand il accorde une grâce, il veut que cette grâce se réalise dans sa plénitude.

Pédagogue, 1, 6, 26

L'homme, image de Dieu, doit de même donner gratuitement :

L'homme est une image de Dieu quand il est bienfaisant et en cela lui-même reçoit un bienfait car le pilote à la fois sauve et est sauvé.

Stromates, II, 102, 2

Mains et cS ur ouvert, il faut donner gratuitement, car Dieu est le créateur de la gratuité.

Stromates, II, 84, 5

Le don parfait du Père, c'est son Logos, en lui l'homme découvre un océan de biens :

Lui, le Logos, héraut de la paix, notre Médiateur et notre Sauveur, source vivifiante, pacifiante, il s'est répandu sur toute la surface de la terre, lui qui maintenant a fait de tout, pour ainsi dire, un océan de biens.

Protreptique, X, 110

Dieu à la fois se soucie et s'occupe de l'homme, Il le montre effectivement en faisant son éducation par le Logos qui est le véritable compagnon de travail de l'amour de Dieu pour les hommes.

Pédagogue, 1, 8, 63, 3

La Venue du Sauveur a produit une sorte de mouvement et de transformation universelle.

Stromates, VI, 6,47

Salut, ô Lumière ! du ciel la lumière a brillé pour nous qui étions ensevelis dans les ténèbres et emprisonnés à l'ombre de la mort ; lumière plus pure que le soleil, plus douce que la vie d'ici-bas... tout est devenu lumière indéfectible et le couchant s'est changé en orient.

Protreptique, XI, 114

La volonté de Dieu, c'est le salut des hommes et est-il plus belle définition de l'Eglise ?

Jamais Dieu ne perd sa puissance : son désir est une S uvre réalisée qui s'appelle le cosmos, et sa volonté est le salut des hommes, elle s'appelle l'Eglise.

Pédagogue, 1, 6, 2 7, 2 $
     
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247 Le début de la page

N. 248 ORIGENE (185-253 ?)

Deux remarques préliminaires

L'importance exceptionnelle d'Origène

Origène est-il condamné ?

I - VIE

Sources

1. Enfance et jeunesse

2. Au service de l'Eglise à Alexandrie

3. Au service del Église à Césarée

II - L'ORIGÉNISME OU ORIGÈNE POSTHUME

1. IVe siècle et début du Ve

2.VIe siècle

III - R UVRES

1. Deux S uvres théologiques

2.Un grand travail d'étude scripturaire

3.Une série d'autres S uvres

IV - LA PENSÉE D'ORIGENE

1. Faut-il encore lire Origène ?Pourquoi ? Comment ?

2. Un axe de la pensée d Origène : Parole et Mystère

3. Introduction à l'exégèse d Origène :Histoire et Esprit

4. Un autre axe essentiel de la pensée d Origène : la Paternité de Dieu

5. Quelques thèmes origéniens

Conclusion :

Un génie qui est un homme d'Eglise et un Maître spirituel au service de la Parole de Dieu

Appendice :

1. Un malaise à dissiper

2. Allégorisme et typologie

3. Quelques textes d'Origène

Jésus sort pour aller vers les foules car elles ne pouvaient s'approcher de lui. Il était ainsi dehors avec ceux qui étaient dehors pour les introduire à l'intérieur.

In Mat., 10, 23

Celui qui perpétuellement par lé mouvement de son âme passe de la terre à la Cité de Dieu, celui-là célèbre perpétuellement la Pâque.

Contre Celse, 8, 22

Si tu as compris quelle paix apporte la voie de la Sagesse, que de grâce, que de douceur elle procure, rejette toute négligence, toute inattention, et ne recule pas devant la solitude du désert. C'est en demeurant dans ces tentes que tu recevras la manne céleste et que tu mangeras le pain des anges. Et que ne t'effraie pas, comme nous avons dit, la solitude du désert. Commence seulement. Bientôt viendront te rejoindre les anges.

Hom. sur les Nombres, 17, 4

Deux remarques préliminaires

L'importance exceptionnelle d'Origène

Sa pensée domine l'époque patristique et le moyen âge ; elle demeure, sous son anonymat, omniprésente431.

Origène est-il condamné ?

Origène fut condamné - nous le verrons432.

Mais lui-même a répondu et accepté cette condamnation qui n'atteint qu'une part de son système de pensée.

Je voudrais être un fils de l'Eglise, ne pas être connu comme le fondateur d'une quelconque hérésie, mais porter le nom du Christ ; je voudrais porter ce nom qui est en bénédiction sur notre terre. C'est là mon désir : que mon esprit comme mes S uvres me donnent le droit d'être appelé chrétien.

Homélie sur S. Luc, XVI

Si moi, qui suis aux yeux des autres ta main droite, moi qui porte le nom de prêtre et qui ai pour mission d'annoncer la Parole, je venais à commettre quelque faute contre l'enseignement de l'Eglise ou contre la règle de l'Evangile et à devenir ainsi un scandale pour l'Eglise, alors que l'Eglise tout entière, par une décision unanime, me retranche, moi, sa droite, et me jette loin d'elle.

Hom. sur Josué, 7, 6

La lumière de son esprit éclaire encore l'Eglise et le feu de l'amour brûle dans ses écrits :

Les grandes eaux ne pourront éteindre l'amour.

Cant., 8, 7

I VIE (185-253 ?)

Sources

Le livre I de l'Apologie de Pamphile. Pamphile, prêtre de l'Eglise de Césarée conservait la bibliothèque d'Origène, il mourut martyr en 307 sous Dioclétien.

Le livre VI de l'Histoire ecclésiastique d'Eusèbe de Césarée.

Le Discours de remerciements du disciple d'Origène, Grégoire le Thaumaturge.

1. Enfance et jeunesse

Origène naquit dans une famille chrétienne, en Egypte, peut-être à Alexandrie, en 185. Origène porte d'ailleurs un nom spécifiquement égyptien qui signifie fils d'Horus433.

En ce qui concerne Origène, même les langes de son berceau paraissent dignes de mémoire.

EUSEBE, Hist. eccl., VI, 2, 2

Origène reçut l'éducation d'un enfant chrétien : l'enseignement des Saintes Ecritures se fit en famille. L'enfant faisait preuve d'un zèle presque excessif.

On dit qu'il (son père Léonide) allait souvent près de lui pendant son sommeil, lui découvrait la poitrine et, comme si l'Esprit divin avait fait son sanctuaire à l'intérieur, il la baisait avec respect et s'estimait heureux de son bonheur de père.

EUSEBE, Hist. eccl., VI, 2, 11

Sous Septime-Sévère, l'empereur auquel Tertullien adressa son Apologétique et sous l'empire duquel furent martyrisées saintes Perpétue et Félicité, une période de persécution sévit.

Après l'arrestation de son père, il se donnait tout entier à son élan pour le martyre ; elle (sa mère) lui cacha tous ses habits et lui imposa ainsi de rester forcément à la maison... Mais lui, ne pouvant demeurer inactif, envoya à son père une lettre d'exhortation au martyre et lui dit expressément : « Fais attention de ne pas prendre un autre parti à cause de nous »434.

EUSEBE, Hist. eccl., VI, 2, 4-6

En 202, le père d'Origène subit le martyre. Origène avait alors 17 ans.

Il resta seul avec sa mère et six frères plus petits. Le bien de son père fut confisqué par les agents du fisc et lui-même, avec ses parents, se trouva dans le besoin.

EUSEBE, Hist. eccl., VI, 2, 12

Il poursuit ses études, grâce à l'aide d'une femme « très riche et du reste très remarquable ». Il se tient à l'écart des hérétiques c'est-à-dire des gnostiques de son temps. Rappelons que c'est vers 202 que mourut saint Irénée de Lyon qui ne cessa de combattre l'hérésie gnostique.

Il devient « grammairien ».

S'étant mis avec une ardeur plus grande encore qu'auparavant aux études des Grecs, il put bientôt prendre la profession de grammairien et subvenir par là aux besoins de sa famille.

EUSEBE, Hist. eccl., VI, 2, 15

Soulignons-le : Origène eut comme maître à l'âge de 25 ans Ammonius Saccas qui fut un peu plus tard le maître de Plotin. Il sera introduit ainsi dans le courant du néo-platonisme.

2. Au service de l'Eglise à Alexandrie

Le catéchiste

L'évêque Démétrius lui confie la catéchèse et Origène prit au sérieux presque au tragique, dit Bardy, ses nouvelles fonctions.

Il avait 18 ans lorsqu'il fut mis à l'Ecole de la catéchèse... Sans tarder, il brisa avec l'enseignement des sciences grammaticales... Il céda tout ce qu'il avait jusque là d'ouvrages anciens dont les copies étaient admirablement écrites.

EUSEBE, Hist. eccl., VI, 3, 1-8

Il donnait la plus grande part de sa nuit à l'étude des Saintes Ecritures.

Ibid., 3, 9

Il sacrifiait tous ses loisirs, sans hésitation, à ses diverses études et à ceux qui venaient vers lui435.

Ibid., 8, 6

Il assistait tous les saints martyrs, connus et inconnus,... lorsqu'ils étaient en prison... lors de l'interrogatoire... Lorsqu'ils étaient conduits à la mort... il saluait les martyrs avec un baiser... la foule des païens entra en fureur et... la ville entière ne suffisait plus à le cacher.

C'était par les actes de sa vie surtout, grâce à la force divine qui l'animait, qu'il entraînait des milliers de gens à l'imiter.

Ibid., 3, 3-7

Il menait une vie très austère.

Il s'astreignait le plus possible à la vie la plus austère.

Ibid., 3, 9

(Jeûnant, dormant peu et sur le sol, vivant dans une pauvreté évangélique), il donnait ainsi de grands exemples d'une vie philosophique.436

Ibid., 3, 13

« Il y a des eunuques qui se sont rendus tels en vue du Royaume des Cieux. Comprenne qui pourra ! » (Mat., 19, 12). Origène dira plus tard son regret d'avoir pris cette parole à la lettre. L'ardeur de sa foi et l'élan de sa jeunesse l'ont porté à cet excès.

Il faut signaler un voyage à Rome où il entendit prêcher Hippolyte de Rome. Eusèbe cite la lettre où Origène dit qu'il a souhaité voir la très ancienne Eglise des Romains (Hist. eccl., VI, 14).

Le Didascale

Origène sera didascale à Alexandrie dès sa trentième année jusqu'à l'âge de 45 ans, soit entre 215 et 230.

Origène confie la catéchèse à un disciple, Héraclas, et il fonde une école savante d'étude scientifique - un didascalée - où la culture profane tout entière est enseignée par lui et considérée comme une préparation à la science sacrée : la science de l'Ecriture.

Il s'agit donc d'une initiation complète à la culture.

Tous y sont admis : chrétiens, hérétiques, païens.

Aussi bien, cet homme était proclamé grand philosophe par les Grecs eux-mêmes.

EUSEBE, Hist. eccl., VI, 18, 3

Grégoire le Thaumaturge, son disciple, parle du « mélange de charme persuasif et de force » qui le caractérise.

Il apprend l'hébreu et recherche toutes les versions courantes (Aquila, Symmaque, Théodotion) de la Bible, il se livre à une rigoureuse critique textuelle. Il commente scientifiquement et religieusement la Bible.

L'Esprit qui inspire les prophètes... l'honorant comme un ami, l'avait établi son interprète... Il faut en effet, pour comprendre la prophétie, la même grâce que pour l'énoncer437.

GREGOIRE le THAUMATURGE, Dise. remerc.

Les missions à l'étranger :

De toutes parts, on réclame Origène qui, envoyé par l'évêque Démétrius, multiplia les voyages afin d'enseigner ou de discuter au sujet de la doctrine chrétienne,

- auprès du gouverneur d'Arabie,

- en Palestine, à Césarée où, à la demande des évêques, il fait des conférences et explique les Ecritures devant l'assemblée de l'Eglise.

- à Antioche auprès de Mammia, mère de l'empereur Alexandre Sévère438.

L S uvre écrite d'Origène s'élabore.

Plus de sept tachygraphes écrivaient sous sa dictée et se relayaient à heure fixe ; il n'y avait pas moins de copistes, ainsi que des jeunes filles exercées à la calligraphie. Ambroise439 pourvoyait amplement à ce qui était nécessaire à la subsistance de tous.

EUSEBE, Hist. eccl, VI, 23, 1

Entre autres ouvrages perdus, Origène rédige alors :

Le Commentaire sur saint Jean (5 premiers livres)

Le Peri Archôn : Des Principes.

3. Au service de l'Eglise à Césarée

Marquons-le dès l'abord, la présence et l'enseignement d'Origène à Césarée feront de la ville palestinienne le nouveau centre de la vie intellectuelle de l'Eglise.

En 230, à Alexandrie, un conflit éclata contre Origène. En voici les causes.

Les évêques de Césarée et de Jérusalem lui avaient conféré la prêtrise.

Auparavant l'évêque Démétrius avait dit son mécontentement de voir Origène, simple laïc, prêcher à l'église.

Démétrius se montra. très mécontent de l'ordination irrégulière d'Origène.

L'inquiétude régnait au sujet de la hardiesse de ses doctrines, de l'abondance de ses écrits et de leur influence.

Dans quelle mesure ce « spirituel » ne s'opposait-il pas à la hiérarchie ?

Le renom universel d'Origène suscita des jalousies.

Démétrius réunit un synode demandant qu'Origène soit déclaré déchu de son sacerdoce. Il ne l'obtint pas mais on prononça l'interdiction d'enseigner et l'exil.

Un second concile (quelques évêques égyptiens) prononça sa déposition.

On accueillit avec grande joie Origène l'exilé à Césarée en Palestine. Il avait alors 45 ans.

Le chef de l'Eglise de Jérusalem, Alexandre, et Théotiste, évêque de Césarée, s'attachaient constamment à lui comme au maître unique et l'autorisaient à faire tout ce qui regardait l'explication de la Sainte Ecriture ainsi que le reste de l'enseignement de l'Eglise.

EUSEBE, Hist. eccl., VI, 27

Il fonde un Didascalée. - Parmi ses élèves, il faut mentionner Grégoire le Thaumaturge, le futur apôtre de la Cappadoce, l'auteur du Discours de remerciements à Origène.

R uvres de cette période :

Nombreux grands Commentaires, le Contre Celse (en 248), l'Exhortation au martyre dédiée à son ami Ambroise qui fut arrêté sous l'empereur Maximin le Thrace.

On continua à l'appeler de partout.

C'est ainsi que Firmilien, l'évêque de Césarée de Cappadoce, l'appela auprès de lui de 235 à 238 et ne pouvant le retenir plus longtemps partit en Palestine se perfectionner auprès de lui. Origène est considéré comme l'oracle théologique de lOrient. L'Entretien d'Origène avec Héraclide nous a gardé une discussion théologique de l'auteur qui eut lieu en Arabie, semble-t-il, vers 245. Mais déjà, on corrige, on remanie ses S uvres... Origène proteste, il est victime de faussaires, on fait circuler des éditions prématurées non revues par l'auteur, etc.

Origène prêche presque chaque jour à l'église et toujours il explique la Parole de Dieu.

Origène, arrivé à plus de 60 ans, ayant acquis par suite de sa longue préparation, une très grande habitude, permit à des tachygraphes de noter les entretiens prononcés par lui en public, alors que jamais auparavant il ne l'avait autorisé.

EUSEBE, Hist. eccl, VI, 36, 1

R uvres de cette période

Les Homélies sur la Genèse, l'Exode, les Nombres, le Lévitique, etc... Les homélies sur Josué forment son dernier écrit.

En 247, Dèce est nommé empereur, les persécutions reprennent avec violence (que l'on se souvienne de l'exil de Cyprien et du drame des lapsi à Carthage). Origène est emprisonné et subit supplices et tortures : « Le juge s'efforçait avec soin de ne pas le mettre à mort » (Hist. eccl., VI, 39, 15). Denys d'Alexandrie, un de ses anciens disciples, lui envoie une Exhortation (Protreptique) au martyre440.

Origène meurt peu après, peut-être à Tyr, vers 253-254. Pendant longtemps, on y montrera son tombeau.

II - L'ORIGENISME ou ORIGENE POSTHUME

Nous transcrivons ici le Canon 11 du Ve Concile (= 2e Concile de Constantinople, en l'an 553) :

Si quelqu'un n'anathématise pas Arius, Eunomius, Macédonius, Apollinaire, Nestorius, Eutychès, Origène avec leurs écrits impies et tous les autres hérétiques condamnés et anathématisés par la sainte Eglise catholique et apostolique et les quatre saints conciles susdits, ainsi que tous ceux qui ont tenu ou tiennent des opinions semblables à celles des hérétiques ci-dessus mentionnés et qui sont restés ou restent jusqu'à la mort en leur impiété, qu'il soit anathème.

Le Dictionnaire de Théologie catholique est formel. Origène n'est pas un hérétique441. Origène n'a pas adhéré avec un esprit hérétique aux doctrines fausses condamnées, soit qu'elles se trouvent réellement dans ses écrits à titre d'hypothèses, soit qu'on ait cru les y découvrir. Mais, comment en est-on arrivé à une telle condamnation ?

Voici les principales étapes de la crise origéniste442 :

1. IVe siècle et début Ve

La controverse de Méthode d'Olympe

L'auteur du Banquet des dix Vierges ( 311) donne le branle à la guerre, souvent passionnée, entre amis et adversaires d'Origène. Il y a 50 ans qu'Origène n'est plus.

Principaux griefs :

les conceptions d'Origène sur la préexistence des âmes, sur la doctrine trinitaire, sur la résurrection des morts.

L'attaque violente de saint Epiphane443

L'introduction de sa réfutation des hérésies d'Origène, dans son grand ouvrage contre les hérésies : le Panarion444, débute par une série de « ragots confus » (de Lubac) et nous retrace le sinistre récit de l'apostasie d'Origène445. Il n'est pas difficile de constater que rien n'y concorde avec l'histoire. Origène est entré dans la légende, dans une triste et injuste légende. D'après Epiphane qui ne parle d'Origène qu'avec colère, cet homme enflé de sa science qui a voulu escalader les cieux pour y scruter les mystères cachés a engendré Arius et tous les autres hérétiques parus depuis ! Il a dépassé par l'horreur de ses hérésies tous les hérétiques passés et futurs...

La volte-face de saint Jérôme

En Orient, les insultes insensées d'Épiphane datent de 375-380. Quelle est, à cette même époque, en Occident, l'attitude de Jérôme ?

Jérôme est grand admirateur d'Origène.

Non seulement Jérôme se fait avec enthousiasme le fervent traducteur d'Origène mais il le pille littéralement dans ses S uvres personnelles. Accusé, il s'en fait gloire : « ilium imitari volo » je veux l'imiter446.

Quelques dates marqueront la constance de cette attitude :

En 391, Jérôme traduit 14 homélies sur Jérémie.

En 382, Jérôme traduit 9 homélies sur Isaïe.

En 383, Jérôme traduit 14 homélies sur Ezéchiel pour le pape Damase.

Dans sa préface aux homélies, Jérôme parle d'Origène, ce « maître des Eglises » qui se place au second rang après les Apôtres.

En 385, dans une lettre à Paula, il écrit :

J'ai traduit en latin soixante-dix écrits d'Origène. Jamais mon travail n'a suscité de protestations. Jamais Rome ne s'en est émue. Moi qui pendant tant d'années ai traduit Origène, je n'ai jamais fait scandale... Ne voyez-vous pas que les Grecs et Latins ensemble ont été surpassés par le labeur de cet homme unique ? Qui jamais a pu lire autant qu'il a écrit ? Quelle récompense a-t-il reçu de tant de sueur ? Il a été condamné par l'évêque Démétrios. Mais à part les évêques de Palestine, d'Arabie, de Phénicie et d'Achaïe, le monde entier s'est accordé pour le condamner. Rome a réuni un sénat contre lui, non pour l'accuser d'innovations dans le dogme, ni pour motifs d'hérésie comme affectent de le soutenir maintenant quelques chiens enragés, mais parce que on ne pouvait supporter la gloire de son éloquence et de son savoir. Quand il parlait, tous les autres semblaient muets.

Saint JEROME, Contre Rufin, 1, 8 et Lettre, 33, 5

En 390, à Bethléem, il traduit 2 homélies sur le Cantique des Cantiques et 39 homélies sur Luc, pour Paula et Eustochium.

En 398, dans le De Viris, Jérôme célèbre avec enthousiasme le « génie immortel » d'Origène.

Mais soudain, tout changea...

Revirement de Jérôme

En 395, un certain Atarbius se présente à Rufin447, au mont des Oliviers à Jérusalem et le somme de renier les erreurs d Origène. Rufin le chasse à coups de bâton. Atarbius se présente à Jérôme, en son monastère de Bethléem, Jérôme accepte et de ce jour, il deviendra l'adversaire farouche d'Origène.

En 395 aussi, le vieil évêque Epiphane de Salamine - il a 80 ans - déclenche à Jérusalem contre Origène une controverse. Jérôme devient son allié pour combattre, à ce propos, l'évêque Jean de Jérusalem et son ancien ami Rufin.

En 397, Jérôme se réconcilie pour quelques mois avec l'évêque Jean et son ami Rufin.

Mais en 398, Rufin publie en Italie une traduction du Peri Archôn d'Origène ; dans la préface il se présente comme le « continuateur » de l S uvre de traduction de Jérôme ce qui provoqua la fureur de ce dernier qui traduisit, à son tour, pour en souligner les erreurs, le Peri Archôn.

L'intervention et l'offensive de l'évêque Théophile d'Alexandrie

La « guerre des moines » s'intensifie en Orient. Origénistes et anti-origénistes s'affrontent448. En 400, l'évêque Théophile d'Alexandrie convoque un concile et, rompant avec sa longue estime pour Origène, l'ancien maître du Didascalée, il en fait condamner les erreurs449. Sommés d'accepter la décision du concile, les évêques de Palestine répondirent que s'il existe des hommes qui professent les erreurs mentionnées, ils sont certainement hérétiques450.

Le pape Anastase I qui ignore tout d'Origène se rallie à la condamnation des erreurs et communique cette condamnation aux évêques d'Italie. Les empereurs Honorius et Arcadius interdisent la lecture des livres d'Origène.

Théophile d'Alexandrie continue à ferrailler dans ses lettres festales, en l'an 401, 402, 404, traduites par Jérôme. Il appelle Origène « l'hydre des hérésies »451. Il expulse du désert de Nitrie les « Longs Frères » et tous les moines origénistes. Jean Chrysostome les accueille avec bonté à Constantinople et confère le sacerdoce à plusieurs d'entre eux.

La querelle se calmant, Théophile d'Alexandrie se replongea avec bonheur dans la lecture des S uvres d'Origène, revenant ainsi à l'opinion de saint Basile, de saint Athanase et de tant d'autres. « Les S uvres d'Origène sont comme un pré, disait-il, il y a beaucoup de belles fleurs et quelques mauvaises herbes ; le tout est de choisir »

Au Ve siècle, les querelles christologiques sont au premier plan et accaparent l'attention des théologiens. Il y a éclipse de l'origénisme

2. VIe siècle

A la Grande Laure, non loin de Jérusalem, saint Sabbas lutte contre les moines qui adhèrent « aux mythes d'Origène, d'Evagre et de Didyme »452. Les moines chassés font de la propagande, une propagande qui redoubla d'intensité après la mort de saint Sabbas. On renvoya de la Grande Laure 40 moines origénistes. Peu après, on en renvoya les anti-origénistes les plus notoires ! Les moines en appelèrent à l'empereur.

La Lettre de Justinien (Janvier 543)

Une lettre impériale anathématise Origène, cet homme impie qui a vomi tant de blasphèmes, qui a osé insérer dans ses écrits un certain nombre de vérités afin de séduire les faibles et dont Dieu, dans sa bonté, a permis l'apostasie finale453.

Elle se termine par 10 importantes formules d'anathèmes454 :

des hypothèses proposées par Origène et parfois même attribuées à d'autres philosophes sont détachées de leurs contextes et considérées comme des affirmations doctrinales.

Cinq patriarches signèrent l'édit et, à l'exception d'un seul, tous les évêques de Palestine signèrent et se soumirent, mais pour les moines origénistes, l'édit resta lettre morte.

Le Ve Concile (553) ou IIe de Constantinople

Justinien, malgré la résistance du pape Vigile, a convoqué à Constantinople un Concile dans le but de condamner les « Trois Chapitres »455.

Avant l'ouverture du Concile, Justinien adresse aux évêques réunis une lettre où il se plaint que « certains moines de Jérusalem s'égarent à la suite de Pythagore, de Platon et d'Origène ». Il expose aux évêques un « petit nombre de leurs pernicieuses erreurs ». Les évêques répondent en fulminant quinze anathématismes et le pape Vigile donne son assentiment456.

Cette condamnation est l S uvre d'un synode particulier et n'a donc pas d'autorité infaillible.

Cependant au Ve Concile, le canon 11 que nous avons cité au début de cette étude fulmine l'anathème contre Origène et ses écrits impies. Il promulgue donc infailliblement l'existence de doctrines hérétiques dans les écrits attribués à Origène.

Aucun théologien actuel ne considère la personne d'Origène comme celle d'un hérétique !

Ni le Ve Concile, ni ceux qui lui firent écho n'ont prétendu définir qu'Origène avait adhéré à ces doctrines avec un esprit hérétique.

A. d'Alès

Quant aux moines origénistes de Jérusalem, ils refusèrent de se soumettre. Pendant huit mois, le patriarche dépensa en vain devant eux son éloquence. Il en fut réduit ensuite à les faire expulser « manu militari ».

III - R UVRES

L S uvre d'Origène était immense. Une liste incomplète de saint Jérôme nous offre 800 titres. Selon le même saint Jérôme, un catalogue dressé par Eusèbe comptait 2.000 livres.

Sans doute, possédons-nous un vingtième de cette S uvre parlée notée par les sténographes. Le style d'Origène est un style oral.

Tout l'effort d'Origène est toujours ordonné à une meilleure pénétration de l'Ecriture. Si donc une S uvre n'a pas ce but direct, elle est néanmoins pensée dans cette perspective.

La plus grande partie des écrits ne subsiste qu'en traduction latine (Jérôme, Rufin, Hilaire de Poitiers). La datation précise des S uvres est difficile.

Voici un rapide relevé

Deux S uvres théologiques, pensées dans le cadre de la philosophie ambiante (moyen-platonisme, aube du néo-platonisme).

Le Péri Archôn (ou Des Principes). Date de composition 225-230.

C'est la première S uvre d'Origène. Il nous reste la traduction latine de Rufin, peu de chose de la traduction de Jérôme et des fragments grecs.

Le Contre Celse. Date : 248.

A la demande de son ami Ambroise, Origène réfute le Discours véritable du philosophe Celse (vers 178) qui présentait le Christ comme un imposteur. C'est la plus importante apologie anténicéenne.

Le grand travail d'étude scripturaire

Les Hexaples. Date : 212 à 243.

6 colonnes : texte hébreu, - texte hébreu en caractères grecs, quatre versions grecques : d Aquila, de Symmaque, des LXX et de Théodotion.

Origène est le plus grand philologue de l'antiquité classique. Ces comparaisons de textes étaient pour lui un « humble travail d'approche ».

De nombreux Commentaires, explications savantes et théologiques de la Bible.

Commentaire sur Matthieu.

(date : 246 à Césarée). Il nous reste 8 livres sur 25.

Commentaire sur Jean.

Il nous en reste 8 livres sur 32.

Commentaire sur le Cantique des Cantiques.

En latin, traduction de Rufin, il reste les livres 1 à 4.

Commentaire sur l'épître aux Romains.

Il nous. reste 10 livres (remaniés) et des fragments grecs découverts à Toura.

Des Scholies : courtes notes explicatives sur les livres de la Bible, il nous en reste des extraits.

Les Homélies prononcées à Césarée : on en comptait 574. Il nous en reste 21 en grec et 240 en traduction latine :

Homélies sur Genèse, Exode, Lévitique, Nombres, Juges, Josué (dernière S uvre d'Origène)

9 homélies sur les Psaumes (il y en avait 120) dans la traduction de Rufin.

2 homélies sur le Cantique des Cantiques 8 (au lieu de 3 2) sur Isaïe, Jérémie, Ezéchiel, Luc, dans la traduction de saint Jérôme.

D'autres homélies encore sont traduites par Hilaire de Poitiers et par un traducteur anonyme.

Une série d'autres S uvres.

Traité sur la prière, Date : 233-234.

Composé à la demande d'Ambroise, son ami. La deuxième partie explique le « Notre Père ».

L'exhortation au martyre, Date : 235 - au début de la persécution de Maximien de Thrace. Elle est adressée à deux amis : le diacre Ambroise et le prêtre Protectus.

Lettres

Il nous reste des lettres à Grégoire le Thaumaturge et à Jules l'Africain457.

L'Entretien avec Héraclide, Date : 246/248, Discussion théologique (découvert à Toura).

Il faut signaler encore une Philocalie, anthologie de ses S uvres réalisée en commun par S. Basile et S. Grégoire de Nazianze.

IV - LA PENSÉE D'ORIGENE

1. Faut-il lire encore Origène ? Pourquoi ? Comment ?

Oui, il faut lire encore Origène car d'un génie, tous héritent. Origène est un génie religieux. Nous ne relèverons que trois motifs qui justifient sa lecture.

POURQUOI lire Origène ?

Pour mieux comprendre les héritiers de sa pensée, tant aux siècles de la patristique qu'à ceux du Moyen Age monastique.

Quelques noms :

S. Ambroise - S. Augustin (génie très différent cependant) - Cassien (14e Conférence de Nesteros sur la science spirituelle, surtout) - S. Jérôme458 -S. Césaire d'Arles - S. Grégoire le Grand (toujours très personnel, même lorsqu'il imite) - S. Bernard459.

Pour découvrir dans son S uvre une synthèse spirituelle de valeur, celle dans laquelle la spiritualité monastique s'enracine.

Pour s'appliquer à une méditation théologique du mystère chrétien vu à travers la Bible, dont Origène rapproche les textes, les éclairant les uns par les autres, les ramenant tous à exprimer le mystère du Christ.

Plus et mieux qu'aucun autre auteur, Origène peut nous communiquer le respect et l'amour de la Parole de Dieu. La Bible est vue par lui comme le sacrement de la présence de cette Parole.

COMMENT lire Origène ?460

A cette question, il est bien difficile de répondre. En fait, il ne s'agit pas de choix dans ses S uvres, mais de compréhension. Il faut retrouver l'intuition profonde, le centre secret d'où tout émane.

Seuls les lecteurs assidus d'Origène découvriront Origène et s'enrichiront à son contact. Il semble bien qu'Origène soit inabordable sans l'étude préalable qui nous prépare à saisir sa pensée essentielle. Il y faut un long effort de pénétration.

Il est d'abord indispensable de se munir d'une objectivité élémentaire : voir Origène dans le cadre des problèmes qui lui étaient contemporains. « Sachons mieux comprendre historiquement Origène qu'il n'a compris historiquement les patriarches ou les guerriers de Josué »461. « Nous sommes plus clairvoyants sur les travers des anciens que sur les nôtres »462. Tout texte - sans en excepter l'Écriture sainte - est conditionné historiquement.

Nous étudierons plus loin les principes directeurs de l'exégèse d'Origène dont le détail est loin de pouvoir être canonisé. Il faut seulement ne jamais perdre de vue que l'argumentation parfois fragile, les subtilités agaçantes servent de véhicule à une pensée solide et profonde dont l'inspiration essentielle est sérieuse.

Division de la pensée d'Origène en trois groupes de thèses

A la suite d'H. Urs von Balthasar, nous indiquons ici, pour aider à découvrir la synthèse spirituelle d'Origène, trois degrés de profondeur de sa pensée. Nous serons ainsi mieux préparés à lire Origène.

Les théories qui relèvent d'une conception hellénique du monde

Ce sont en bloc les théories condamnées (préexistence des âmes - restauration universelle ou apocatastase). Il faut noter que la conception d'une certaine subordination des Personnes divines relève aussi de l'hellénisme, car elle témoigne du souci de jeter des ponts sur l'abîme qui sépare Dieu et l'Univers.

Critique :

Ces théories sont toutes matérielles, elles sont condamnées et doivent être rejetées.

Les théories qui témoignent d'une conviction constante

On connaît Dieu (on perçoit sa Parole) dans la mesure où on monte vers lui (où Il nous soulève vers lui).

C'est le thème de la re-montée463 du mouvement vers Dieu, du dépassement, du toujours « aller au-delà ».

Ce schéma de la montée (les ascensions dans le cS ur) se retrouve dans toute la patristique.

Ce dynamisme s'exprime chez Origène - et ensuite chez les Pères grecs -dans une théologie de gloire. Ce schéma de la montée est celui qui mène des bas-fonds ténébreux jusqu'à la lumière du Thabor (transfiguration).

Critique :

Ici deux questions se posent :

- dans la mesure où la re-montée vers Dieu suppose la fuite du monde, ne doit-on pas parler de platonisme ?

- dans la mesure où la connaissance de Dieu se communique aux seuls parfaits, n'y a-t-il pas ésotérisme ?

Poser ces questions, c'est déjà les résoudre. Des éléments de platonisme, des éléments d'ésotérisme se trouvent - à un plan assez superficiel - dans la pensée chrétienne d'Origène - et après lui, de nombreux Pères.

En fait, Origène n'a jamais méprisé la chair, nié la Résurrection, fui le monde. Son idéal de connaissance se porte sur l'univers.

En fait encore, la Parole se révèle librement à chacun, mais elle se fait lait pour les enfants, nourriture solide pour les adultes. Ne voit-on pas que c'est elle qui permet et provoque la croissance, le progrès ?464

Cette attitude. d'esprit d'Origène l'amène à présenter toujours une théologie vécue, existentielle, basée sur l'expérience d'une vie spirituelle intense. Il n'y a donc aucune place, dans sa pensée, pour une théologie scolaire communicable à tous,465 car la vraie connaissance s'acquiert par l'action (la sanctification).

Les théories qui procèdent immédiatement de l'amour de la Parole

Ici est tout Origène, sa vie intérieure, le cS ur de sa pensée. Cette troisième couche, la plus profonde, est celle qu'il faut toujours et partout chercher à découvrir dans l S uvre d'Origène. Il faut « creuser jusque-là »466.

Origène aime le Verbe - le Logos - la Parole - d'un amour tendre, respectueux, passionné. Aussi a-t-il l'intuition pénétrante de sa Présence.

-l'Écriture est le sacrement de la présence de la Parole de Dieu dans le monde.

- il y a un lien étroit entre l'Ecriture - l'Incarnation - l'âme vivante - l'Église.

- Origène met en relief l'importance de la communion spirituelle à la Parole.

- il est saisi par l'idée de la « Passion du Verbe » : la passion d'amour. Le Fils est celui qui engendre l'amour éternel du Père et par sa kénose (anéantissement) déverse cet amour sur le monde. La Parole ne cesse de murmurer au monde les secrets de l'amour passionné du Père. Par le Verbe se consomme l'embrasement spirituel du monde.

« La Parole de Dieu », le Verbe, Origène toujours cherche à l'atteindre - dépassant le signe, le sacrement qui en est porteur. Il se fait comme une opération de radiologie : l'essence intime devient perceptible. Toute finitude est consumée. Toute pluralité (les lois, le sacerdoce... ) est consommée dans l'unité (le Christ).

Critique :

Nous nous trouvons ici devant l'élément le plus précieux de la doctrine d'Origène. Toute la structure sacramentelle de l'univers et de l'économie du salut apparaît.

Nous sentons que tout est rempli de mystères.

Hom. Lév., 3, 8

Le point de départ, le point d'appui, est le signe (la lettre, le corps, le symbole matériel qui sont des précurseurs, des guides indicateurs, des ombres projetées).

Le point d'arrivée est l'esprit.

Les paroles que je vous ai dites sont esprit et elles sont vie.

Jean, 6, 64

Car le Seigneur, c'est l'Esprit...

2 Cor., 3, 17

Le passage de l'un à l'autre se fait par dépassement, par transfiguration.

Ici - mais ici seulement - doit porter la restriction.

Le chemin est pratiquement escamoté ! La dissociation du corps (de la lettre) et de l'esprit est à regretter.

L'origénisme est très loin d'être un spiritualisme pur, mais néanmoins l'aspect matériel de la création est dévalorisé467.

La perspective vraie est celle-ci : l'histoire sainte est une histoire terrestre : chamelle et spirituelle ensemble. Elle est le signe du Dieu qui descend jusqu'à nous.

Car le surnaturel est lui-même charnel

Et l'arbre de la grâce est raciné profond

&

Toute âme qui se sauve aussi sauve son corps

&

Et l'arbre de la grâce et l'arbre de nature

Se sont liés tous deux de nS uds si fraternels

Qu'ils sont tous les deux âme et tous les deux charnels.

C. PEGUY, Eve

Le sensible n'est pas la prison de l'esprit mais le moyen de sa révélation. Pour percevoir cette révélation, il faut une vie spirituelle intense, mais l'Esprit nous fut donné par la grâce de l'Incarnation.

2.Un axe de la pensée d'Origène : « Parole et Mystère » ou le sacramentalisme d'Origène

Le Mystère nous est révélé par la Parole de Dieu.

Qu'est-ce que le Mystère ? En dernière analyse, c'est Dieu lui-même mais c'est aussi tout ce qui est issu de Lui, son Verbe donc et « tout ce qui, en ce Verbe, a été fait » : création matérielle, intelligences.

Le lieu des mystères, c'est le Christ. Tout, pour l'homme, se résout à l'écouter. En lui, l'Insaisissable est incarné.

Cette vue très simple d'Origène est orchestrée avec une grande puissance de pensée qui met admirablement en lumière le sacramentalisme universel (de l'univers - de l'Ecriture - du Christ - de l'Église). Toujours l'homme doit dépasser le signe pour atteindre Dieu (le Dieu qui l'appelle, qui lui fait signe).

Il faut donc avoir le sens du mystère :

Nous sentons que tout est rempli de mystères.

Hom. Lev., 3, 8

Tout ce qui arrive, arrive en mystère.

Hom. Gen., 9, 1

avoir la faculté (la grâce) d'écouter la Parole qui ouvre le mystère. Dieu parle. Il parle librement et c'est sa parole même qui nous rend tels que nous puissions l'entendre.

Si tu étais impur et si la Parole a touché ton âme,

Si tu t'es offert toi-même pour être façonné par la Parole,

te voilà changé.

Entr. Héraclide, 14

Mais cette Parole - toujours - ne nous atteint qu'à travers son propre signe : la voix qui ne livre son sens qu'à celui qui la dépasse.

D'abord la voix frappe l'oreille

Ensuite le Logos entendu sous la voix.

Hom. Luc, 21

Les deux choses sont livrées ensemble

A travers la même Voix : la lettre et l'esprit.

Hom. Ps., 76

Toute notre théologie, - disons toute notre parole sur Dieu - est donc rattachée au Dieu qui parle, à la Parole de Dieu, au Dieu unique qui nous atteint par des manifestations multiples. Nous connaissons Dieu dans la mesure où il nous parle, nous donnant librement sa grâce, et dans la mesure où nous l'entendons, lui répondant librement par notre foi - confiance.

La Parole de Dieu est clamée, elle est objective, mais elle doit devenir subjective, personnelle (elle s'adresse à moi - elle doit être entendue par moi).

Quant à moi, je ne veux être vue par personne d'autre que toi seul, je désire savoir par quel chemin je puis venir à toi

pour que ce soit un secret entre nous

que personne n'en soit l'intermédiaire qu'aucun étranger de passage n'en soit le témoin.

Comm. Cant. 2

Le Dieu dont on parle doit devenir, pour moi, le Dieu qui me parle et qui me mènera au-delà, jusqu'au Dieu qui garde le silence.

Trois manifestations de la Parole = Ecriture - Christ - Eglise

La parole s'est fixée dans l'Ecriture, une Ecriture qu'il faut déchiffrer et cette Ecriture (Ancien Testament) prépare une deuxième manifestation plus profonde qui est l Incarnation (I'Ecriture est un Précurseur).

La Parole s'incarne : elle s'inscrit dans la chair qu'il nous faut lire et cette incarnation historique prépare une troisième manifestation plus profonde : celle de l'Eglise-Epouse, chair du Christ, dans laquelle la personne divine du Verbe déborde les limites d'un corps individuel :

Le corps, c'est l'Epouse, l'Église du Christ.

Comm. Cant., 2,16

Le corps du Christ est le genre humain tout entier.

Hom. Ps. 36

Dans chacune de ces trois manifestations de la Parole, Ecriture, Christ, Eglise, - le « vêtement de la lettre » (lettre de l'Ecriture - chair du Christ - hiérarchie visible de l'Église) recouvre l'esprit caché que le spirituel découvre :

Dieu est Esprit. Nous devons entendre spirituellement ce que dit l'Esprit. « Les paroles que je vous ai dites sont Esprit et Vie » (Jo., 6, 63).

Hom. Lev., 4

Par la grâce, à la foi, s'ouvrent les symboles.

L'arrivée de Dieu n'est pas un changement de lieu mais l'apparition de Celui qui auparavant n'était pas vu.

Hom. Ps. 117, 27

L'Eglise est bien l'Incarnation la plus vaste.

Elle est la venue totale du Fils de l'homme.

Comm. Mat., ser. 47

En elle d'ailleurs, les deux autres manifestations de la Parole demeurent vivantes, agissantes : l'Ecriture lue, proclamée, vécue qui est la « voix du Bien-Aimé » - le Christ ressuscité qui demeure présent au monde par son Eglise (enseignée et enseignante).

Les docteurs (= prédicateurs) sont les lèvres du Christ.

Hom. Ps. 39, 10

« Aujourd'hui... dans un miroir, d'une manière confuse... »

« Alors..., face à face »

(1 Cor., 13, 12)

Il faut ajouter un dernier mot.

Si dès ici-bas, le signe découvre sa signification, ce n'est que dans l'au-delà que cette signification se réalisera, se découvrira dans son entière réalité.

L'Evangile progresse vers l'Evangile éternel, l'Église est en marche vers l'Église éternelle. L'univers entier est une ombre qui progresse vers sa vérité.

Il est clair que c'est dans le Royaume de Dieu que nous mangerons la VRAIE nourriture et que nous boirons la VRAIE boisson pour nourrir et fortifier avec eux la VRAIE VIE, la VIE absolument VRAIE.

Comm. Mat., ser. 86

3. Introduction à l'exégèse d Origène : Histoire et Esprit468

Deux remarques avant d'aborder cette étude.

- Les subtilités d'Origène

Il est hors de doute que l S uvre d'Origène abonde en subtilités agaçantes et que le détail de son exégèse minutieuse est, du point de vue historique, arbitraire.

Mais, à la subtilité se mêle la grandeur éblouissante et les continuels contresens de surface n'empêchent pas l'intelligence en profondeur : un texte supporte le sens d'un autre texte de la même Ecriture. L'Esprit prête à l'Esprit mais tout provient du même trésor. Nous ne chercherons ici qu'à définir l'inspiration essentielle de la théorie exégétique d'Origène qui exprime, dans sa portée plénière, le rapport des deux Testaments tel que le comprend d'ailleurs le Nouveau Testament lui-même :

Si vous croyiez Moïse, vous me croiriez aussi, car c'est de moi qu'il a écrit. Mais si vous ne croyez pas ses écrits, comment croiriez-vous mes paroles ?

Jean, 5, 46

Il faut que s'accomplisse tout ce qui est écrit de moi dans la Loi de Moïse, les prophètes et les Psaumes. Alors il leur ouvrit l'esprit à l'intelligence des Ecritures.

Luc, 24,44-45

- Il serait intéressant d'étudier ici la position actuelle de l'exégèse scientifique

Voici la conclusion du livre de P. Grelot469.

Il est demandé d'abord que soit bien fixée la terminologie de l'exégèse dont l'imprécision est source de constants malentendus et que soient nettement distingués les différents genres littéraires : Il est dit ensuite qu'il est un sens de l'Ecriture, le sens littéral saisi dans son sens plénier, c'est-à-dire saisi à ce second degré de profondeur qui projette l'accomplissement sur la préparation.

Jusqu'à ce jour, lorsqu'on lit l'A.T., le voile demeure. Il n'est point levé car c'est le Christ qui le fait disparaître. Oui, jusqu'à ce jour, lors de la lecture de Moïse, un voile est posé sur leur cS ur. C'est quand on se convertit au Seigneur que le voile tombe.

2 Cor., 3, 14- 16

La condition première pour bien lire l'Ecriture

Lorsque la Parole s'adresse à nous, il faut d'abord demander et obtenir par la prière une grâce : la faculté d'écouter.

« Le voile tombe quand on se convertit au Seigneur » (2 Cor., 3, 16) : le passage de la lettre à l'esprit est, pour Origène, à la fois historique et intérieur à chaque âme. La venue du Christ a donné à l'A.T. son sens, et le mouvement même de la conversion enlève pour nous le voile.

Appliquez-vous avant tout à lire les saintes Écritures avec les principes de la foi et l'intention de plaire à Dieu ; ce qui est le plus nécessaire pour comprendre, c'est la prière.

Lettre à Grégoire, 3

Élevons vers Dieu les mains de notre corps et les mains de notre âme. Dieu donna l'inspiration à ceux qui annonçaient avec grande puissance l'Évangile : puisse-t-il aussi nous donner en sa vertu l'inspiration grâce à laquelle nous parviendrons à tirer de ce qui est écrit un sens juste et véritable.

Comm. Jean, 10, 41

Je crains en effet que les livres divins ne soient voilés pour nous et même scellés, à cause de la négligence et de la dureté de nos cS urs... Il ne nous suffit donc pas d'apporter du zèle à l'étude des lettres sacrées, mais il nous faut supplier le Seigneur et l'implorer jour et nuit pour que vienne l'Agneau de la tribu de Juda qui, prenant ce livre scellé, daignera l'ouvrir. Car c'est Lui qui « ouvrant les Écritures » enflamme le cS ur des disciples, en sorte qu'ils disent : « Notre cS ur n'était-il pas ardent, alors qu'il nous ouvrait les Écritures ».

Hom. Exode, 12,4

L'intelligence de l'Ecriture n'est point ouverte à l'habileté de l'esprit mais à la pureté du cS ur. Cette intelligence de la Parole progressera en nous à mesure que se développera en nous le « sens du Christ » ou le « sens de l'Esprit ».

En ce premier printemps de nos facultés spirituelles, nous ne pouvons encore que produire un faible germe d'intelligence.

Cant., 3

Aussi, seule l'Église peut-elle comprendre l'Ecriture, l'Église c'est-à-dire cette portion de l'humanité qui se convertit au Seigneur.

Le voile est enlevé pour l'Église qui s'est tournée vers Dieu.

Cant., 3

Car dire de I'Ecriture qu'elle est une Parole, c'est dire qu'elle est l'amorce d'un dialogue. Elle s'adresse à quelqu'un dont elle attend une réponse470. C'est Dieu qui s'offre par elle et il attend provoque par elle -un mouvement de retour.

La pureté du cS ur, le progrès spirituel est la condition de l'audition de la Parole, mais cette pureté, ce progrès étant une grâce, la condition fondamentale demeure la prière :

Notre volonté ne suffit pas à nous donner un cS ur tout à fait pur : nous avons besoin que Dieu le crée ainsi. Et c'est pourquoi celui qui a compris cette vérité demande : Crée en moi un cS ur pur, mon Dieu.

C. Cels., 7, 33

C'est le propre de la bonté de Dieu de vaincre par ses bienfaits celui à qui il les adresse : il devance celui qui va être saint et, avant qu'il en soit digne, il lui en donne l'aptitude, pour que cette aptitude l'en rende digne. Et ce n'est pas ce dernier qui, par suite de sa propre dignité, atteint de lui-même son bienfaiteur et devance ses grâces pour s'en rendre capable.

Comm. Jo., 6, 36

- L'Écriture est un livre unique

Tandis que les livres profanes sont une multiplicité, tous les Livres saints ensemble ne sont qu'un seul Livre.

Comm. Jo., 5, 5 - 6

Toutes les S uvres du Dieu unique sont marquées du signe de l'Unité.

- Un mouvement progressif traverse ce livre unique

L'Écriture est une histoire en acte, elle est mouvement.

Lire l'Écriture, c'est récapituler en soi-même toute l'histoire du salut.

Il faut posséder l'Ancien Testament pour accéder au Nouveau. Il faut vendre les perles pour posséder l'Unique471.

Dieu s'est fait « devenir » pour nous et il faut « refaire la Route » : la marche à la Vérité.

L'exégèse d Origène est toujours un « passage » (une Pâque) de l'histoire à l'esprit

Parce que l'Écriture est tout entière accordée au salut de l'homme, elle a, comme l'homme,

un corps

(sens corporel= histoire),

une âme

(sens psychique = morale),

un esprit

(sens spirituel= allégorie ou anagogie).

En fait, Origène suit presque toujours un autre ordre (la trichotomie se réduit à deux termes : la lettre et l'esprit) : du fondement historique, il passe au mystère chrétien vu dans toute son ampleur : à l'Église - à l'Évangile éternel. Ensuite, s'il en a le loisir, il revient à l'âme individuelle (l âme ecclésiastique - l'âme dans l'Église et le sens moral est alors, lui aussi, spirituel, christologique, ecclésial, sacramentaire.

Principe de l'exégèse de l Ancien Testament

Les choses anciennes ont passé, l'histoire est ce qui passe : la signification des faits survit.

Verra-t-on par conséquent dans l'A.T. une préparation ?

Oui, car il l'est - mais ce serait y voir trop peu.

La préparation elle-même a passé, elle est périmée : les prescriptions légales ne correspondent plus au vouloir de Dieu sur nous et les faits peuvent bien, parfois, nous donner des leçons morales, ils sont néanmoins lointains et, en eux-mêmes, morts.

Alors ?

Il y a eu un événement qui a tout transfiguré. Il y a eu, dans la venue du Christ, une reprise, une révélation, une nouvelle création.

Le Père Lagrange a dit que l'exégèse des Pères fut comme une création nouvelle, toute remplie de la sève chrétienne qui fit éclater l'écorce de la lettre. Origène y voit non pas une création mais le commentaire de la nouvelle création unifiée dans le Christ.

L'A,T. ouvert et accompli par la venue du Christ est assimilé au Nouveau.

Avant Jésus, l'Ecriture était de l'eau, mais depuis Jésus elle est devenue pour nous du vin.

Comm. Jo., 13, 60 (Noces de Cana)

Comme le bois mis dans l'eau amère l'avait rendue douce, ainsi de même le bois de la passion du Christ, mis dans sa Parole, en fait un pain plus doux.

Hom. Jér., 10, 2

Moïse montre le rocher qui est le Christ... Il fallait qu'il fût frappé. S'il n'avait été frappé, s'il n'était sorti de son côté du sang et de l'eau, nous endurerions tous la soif de la Parole de Dieu...

Hom. Ex., 11, 2

Par l'Évangile, le Sauveur a fait que tout fût semblable à l'Evangile

comm. Jo., 1, 8

Une fois que le Logos les eût touchés, les disciples, levant les yeux, voient Jésus seul et nul autre. Un seul sont devenus Moïse ou la Loi, et Élie ou la Prophétie : un seul avec Jésus qui est l'Evangile. Et ce n'est plus comme avant : ils ne restent plus trois, mais les trois sont devenus un seul Etre.

Comm. Matth., 12, 43

Principe de l'exégèse du Nouveau Testament

- L'Évangile spirituel

Il faut comprendre l'Évangile

... comme l'Évangile veut être compris.

Hom. Cant., 2,4

Pour comprendre le sacrement de l'Évangile (Hom. Luc, 2 1), il faut

transformer l'Évangile sensible en Évangile spirituel.

comm. Jo., 1, 8

Remarquons-le bien, cette transformation répond à la finalité même de l'Incarnation : par la chair du Verbe nous devons être introduits au Verbe même afin d'être divinisés ; ainsi devons-nous passer de l'Évangile sensible à l'Évangile spirituel.

Des gestes que les évangélistes nous rapportent, le Sauveur a voulu faire des symboles de ses propres actions spirituelles.

Comm. Matth., 16, 20

Vois-y dans l'Évangile) Jésus guérissant toute langueur et infirmité, non seulement au temps où il a opéré ces guérisons selon la chair, mais encore aujourd'hui ; et vois-le non seulement descendre vers les hommes en ce temps-là ; vois-le qui descend encore aujourd hui et y est présent car « voici que je suis avec vous tous les jours jusqu'à la consommation des siècles ».

Hom. Cant., 2, 4

Rassemblant tout ce qui est rapporté de Jésus, nous verrons que tout : sa naissance, ses progrès, sa force, sa passion, sa résurrection, n'a pas eu lieu seulement au temps marqué, mais opère en nous aujourd'hui encore.

Hom. Luc, 7

Communication des idiomes

L'accomplissement spirituel de la vie du Christ a lieu dans ses membres et ceci est vrai éminemment de sa passion - mort résurrection. C'est à Origène surtout qu'est due cette sorte de communication des idiomes dont voici formulé le principe :

Lui, l'image invisible du Dieu invisible, il donne d'une manière invisible à toutes les créatures raisonnables de participer à lui et cela de telle sorte que la mesure de l'amour par lequel elles s'attachent à Dieu est la mesure de leur participation à lui.

Peri Archôn, 2, 6, 3

Dans l'interprétation des textes sacrés, on appliquera donc à la Tête ce qui est dit des membres et aux membres ce qui est dit de la Tête.472

- L'Évangile spirituel préfigure l'Evangile éternel

Tout le Nouveau Testament est orienté vers une réalité plus profonde qui sera son accomplissement. Il est intermédiaire entre la Loi ancienne et l'Évangile éternel qu'il signifie et prépare. Le Christ a fait succéder le jour à la nuit et cependant son règne n'en est pas moins encore un soir par rapport au matin triomphal du Royaume de Dieu.

Vous vivez dans un soir continuel jusqu'à ce que vienne le matin... Au cours. de cette soirée, soyez vigilants... Le soir viennent les pleurs et au matin l'allégresse (Ps. 30), vous vous réjouirez au matin, c'est-à-dire dans le siècle à venir si durant ce siècle présent, vous recueillez dans les pleurs et dans la peine « les fruits de justice ».

Gen., 10, 3

On pense à Bernanos saluant la mort : « 0 mort si douce, ô seul matin ! ».473

C'est dans la Jérusalem céleste que coulera, pour nous, dans toute sa pure et transparente limpidité, l'eau que nous donne Jésus.

Trois Pâques : Pâque juive, Pâque chrétienne, Pâque céleste. Si Pâque signifie passage, il est bon de se rappeler que le Seigneur passe afin de nous entraîner à sa suite dans un passage de la mort à la vie :

Ayant pris sa croix, suivre Jésus en qui nous avons le grand Guide qui a traversé les cieux.

Exhortation au martyre, 13

Cf. Hébr., 10, 19

Le Seigneur lui-même en tant qu'il a daigné se faire notre route ne veut pas nous retenir, il veut que nous passions.

S. AUGUSTIN, De doctrina christiana, 34, 38

Trois Pâques donc Pâque juive, chrétienne et céleste.

Trois Testaments : Ancien Testament, Nouveau Testament, Testament définitif.

Trois Peuples : Israël, l'Église, l'Assemblée du Royaume...

Partout se retrouve la trichotomie d'Origène sur laquelle se base sa trichotomie des sens scripturaires : ombre (AT), image (NT), vérité (Evangile éternel)474.

La loi, qui possédait l'ombre des biens futurs a cédé la place à l'image même des choses.

Hom. Lev., 10, 1

Elevons nos cS urs vers les choses célestes et éternelles car ce dont nous prenons une prélibation par la foi et l'espérance, nous en tiendrons alors effectivement la substance.

Hom Jos., 8, 4

Nous contemplons de loin à travers « le treillis des fenêtres » (Cant. 3) la Jérusalem céleste qui a seulement commencé « d'entr'ouvrir ses mystères » (Hom. Lev., 10, 1). Mais, parvenus au terme, nous ferons mémoire encore de la passion subie pour nous :

De la passion qu'il a subie dans notre chair, jamais nous ne deviendrons oublieux, même lorsque nous serons parvenus à la contemplation du Logos et Fils de Dieu.

Comm. Jo., 2, 8

L'Evangile est au-delà de la Loi, mais l'Evangile n'a pas lui-même d'au-delà : seule varie en se perfectionnant notre façon de le recevoir. L'unique Evangile aura sa pleine manifestation dans les cieux.

Nous nous tenons à la porte :

Paul, à ce qu'il semble, parle comme le ferait le serviteur fidèle et intelligent d'un grand roi qui aurait été conduit par son Seigneur dans la salle du trésor royal ; là on lui montre toutes sortes de pièces spacieuses, aux voies d'accès nombreuses et incertaines ; de ces couloirs quelqu'un lui montre l'entrée, un autre la sortie et entre temps, on revient à plusieurs reprises, par des voies différentes, à la pièce centrale. On montre ensuite à ce serviteur fidèle le dépôt d'argent... Mais, à chaque fois, on ne lui laisse voir ces merveilles que par une porte entrebaîllée... ; il pourra donc sans doute se faire une certaine idée des trésors et des richesses du roi, mais... les détails lui échappent.

Or voici qu'à la suite de cette visite on congédie le serviteur et on le charge de recruter une armée pour son Seigneur -,... dans sa fidélité et son désir d'amener à son Roi des troupes plus nombreuses, il est obligé de raconter en partie ce qu'il a vu ; mais comme il est intelligent et sait qu'il est nécessaire de garder le secret du Roi, 9 procède plutôt par allusions... de sorte que la puissance du Roi n'échappe à personne, mais que l'ordonnance intérieure des chambres... reste un mystère.. :

Paul me semble agir comme je viens de le décrire... aussi parcourt-il chaque pièce du mystère... et il nous laisse couler un regard furtif à l'intérieur ; il entre par ici puis sort par là ; à chaque fois, il emprunte une autre issue, sa hâte d'aller vers des pièces plus reculées, et toi, qui te tiens à la porte par où il est entré, tu attends, et tu ne le vois pas revenir.

Comm. Rom., 5, 1

4. Un autre axe essentiel de la pensée d'Origène : la Paternité de Dieu475

Nous avons étudié le sacramentalisme universel de la pensée d'Origène : tout est signe. Nous avons vu que le Mystère de Dieu était révélé librement par sa Parole, son Verbe.

La voix (l'Ancien Testament) a précédé la Parole qui s'est incarnée dans la chair et fixée dans l'Ecriture (Nouveau Testament).

Il faut maintenant aller « au-delà ». Que dit la Parole ? Elle dit : « Abba, Père ». La révélation du Père est le contenu total du Mystère. La Parole nous révèle le Père, elle nous conduit au Père.

Origène, fils du martyr Léonide, était prédisposé par son éducation à trouver dans l'idée centrale de la bonté paternelle de Dieu la clef de voûte de sa synthèse théologique.

Il n'est d'aucun profit pour moi d'avoir un père martyr, si je ne mène pas moi-même une bonne vie et si je ne fais pas honneur à la noblesse de ma race, c'est-à-dire au témoignage de mon père et à sa confession, grâce auxquels il est devenu illustre dans le Christ.

Hom. Ezech., 4, 8

Fils d'un père éminent, Origène, didascale, chercha aussi à être toujours pour ses auditeurs un père.

Comme un père rend grâces pour ses fils, quand ils sont en bonne santé et qu'ils se conduisent bien, ainsi le didascale, quand il voit ses auditeurs vivre selon l'esprit, être puissants dans la parole de la sagesse et dignes de louanges, rend grâces inlassablement à cause d'eux.

Fg. I Cor., 1, 4

Nul n'est bon que Dieu seul (Marc, 10, 18)

Dieu est le « Père de la Parole Vivante » (Hom. Gen., 13). Il est le Père de Jésus-Christ, Il est un « Abîme paternel » (Comm. Jo., 2,2).

Son essence la plus profonde, c'est la Bonté. Etre et Bonté sont identiques. Parce que Dieu est souverainement être, Il est souverainement bonté.

Dieu est celui qui veut se donner. Essentiellement bonté, Il est essentiellement et éternellement Père. Dieu est nécessairement Père d'une nécessité de volonté, d'une nécessité de bonté.

Parce que Bon, Dieu est Père. Il est Le Père de la Parole Vivante

Paternité jaillissante, Dieu dans un éternel présent engendre son Fils auquel il communique son être spirituel entier, sa bonté entière. Le Fils possède Etre et Bonté par son consentement actif.

Le Père des êtres créés selon l'image du Fils seul engendré

Immédiatement après la génération nécessaire du Fils, né de la fécondité éternelle de la Bonté jaillissante du Père, éclate un second jaillissement libre de la volonté paternelle : Dieu crée des êtres qui puissent se réjouir de ses bienfaits.

Dieu est bon par nature. Il voulait avoir des êtres auxquels il pût faire du bien, des êtres qui pussent se réjouir de ses bienfaits. Il fit donc des créatures dignes de lui... et il déclare les avoir engendrées comme des fils.

Peri Archôn, 4,4, 8

En créant les natures raisonnables, Dieu n'avait aucune autre raison de les créer que lui-même, c'est-à-dire sa propre bonté. La cause de leur création, c'était donc lui, dont l'être n'est soumis ni à la variation, ni au changement, ni à l'incapacité.

Peri Archôn, 2, 9, 6

Leur être même - et leur bonté car être et bonté sont toujours identiques - consiste dans un accueil continuel et actif de la volonté paternelle.

Le degré de cette participation partielle et libre mesure leur degré d'être.

Toutes les créatures raisonnables, même les plus dépravées, sont fils de Dieu : la minuscule flamme de bonté qu'elles conservent et qui luit dans leur conscience est une étincelle de ce vouloir paternel qui les crée.

Perdre toute bonté serait nécessairement perdre l'être.

Après la chute : le Père du Fils prodigue

Secouant le joug de leur dépendance, les esprits créés refusèrent de demeurer dans la maison paternelle. Le Père bon a permis cette chute : révolte d'un fils emporté par sa jeunesse, par son inexpérience.

Ainsi est donnée aux fils l'occasion de reconnaître par l'expérience leur condition de créatures, leur indigence foncière et la richesse paternelle.

La perception de la pauvreté présente prépare la plénitude future : celui qui ne sent pas combien à est indigent du bien réel, parce qu'il croit le posséder, restera vraisemblablement dans l'indigence de ce bien.

Fg. Luc

Le Père opèrera le redressement de son enfant dans l'univers matériel, immense didascalée où tout doit servir à l'éducation des libertés créées.476 Toute la variété de la création matérielle, tout le déroulement de l histoire que dirige la Providence est l'effet de la pédagogie douce et ferme du Père.

La providence divine gouverne tous ceux qui descendent dans les combats athlétiques de la vie humaine, selon une très juste mesure accordée aux forces de chaque individu. Celui qui seul connaît le cS ur de chacun est aussi le seul à connaître leurs capacités.

Peri Archôn, 3, 2, 3

La fragile humanité est invitée et menée à une innocence consciemment acquise, à la plénitude de la libre charité.

Condescendant, Dieu se fait - dans le Christ - pour l'homme, humainement paternel.

Origène sait et dit que Dieu est immuable et impassible (Comm. Matth., 17, 18) et cependant la révélation de l'Amour de Dieu est telle qu'il faut parler, paradoxalement, de la passion d'amour de Dieu envers l'homme.

Le Père, Dieu de l'univers, patient, très miséricordieux et compatissant, n'éprouve-t-il pas lui-même une certaine Passion ? Ne sais-tu pas qu'il ressent des passions humaines quand il s'occupe des affaires humaines ? « Le Seigneur ton Dieu prend tes manières, comme un père prend les manières de son fils » (Deut., 1, 31 d'après LXX). Ainsi ton Dieu prend nos manières, comme le Fils de Dieu a pris sur lui nos souffrances.

Hom. Ézech., 6, 6

Le Père du Fils divino-humain, le Père de Jésus-Christ.477

Selon la volonté du Père, le Fils se fait modèle, maître et victime : il opère l S uvre de rédemption universelle.

Emu de pitié pour cet homme qui avait été fait à sa ressemblance et qu'il voyait renoncer à son image pour revêtir celle du Malin, notre Sauveur, qui est l'image de Dieu, prit lui-même l'image de l'homme et vint à lui.

Hom. Gen., 1, 3

Le Père, dans sa bonté, visite, en la Personne de son Fils, les âmes qui veulent bien l'accueillir.

Comm. Jo., 1, 7

C'est dans le Fils unique que le Père veut retrouver tous ses fils. C'est aussi dans son Fils unique, le Fils de son Amour (Peri Archôn, 4, 4) que Dieu révèle à ses créatures son Abîme paternel (Comm. Jo., 2, 2).

Quiconque a vu le Fils, qui est le rayonnement de la gloire et l'empreinte de l'hypostase de Dieu, celui-là a vu Dieu, en voyant celui qui est l'image de Dieu.

C Cels., 8, 12

Les fils déchus doivent récupérer leur pleine filiation par leur assimilation au Fils unique.

Le monogène est Fils par nature, il l'est toujours, il l'est inséparablement ; les autres, en tant qu'ils ont reçu en eux le Fils de Dieu, ont reçu le pouvoir de devenir des fils de Dieu.

Fg. Jo., 109

C'est par la foi et le baptême que l'homme accède à la filiation initiale. Ensuite, il est en route dans le Fils (Je suis la Route, Jo., 14, 6), toujours plus uni à lui.

Mais la bonté communiquée au chrétien par le Christ provient toute du Père. Voilà pourquoi en toute S uvre bonne, le Père nous engendre : comme le Verbe - mais par participation - nous sommes engendrés en recevant activement et librement la volonté paternelle.

Bienheureux celui qui naît toujours de Dieu. Car je dis : le juste ne naît pas une seule fois de Dieu. Il naît sans cesse. Il naît selon chaque bonne action, par laquelle Dieu l'engendre...

Comm. Jo., 13, 36478

Devenu entièrement bonté, le chrétien est totalement assimilé et uni au Fils.

L S uvre grandiose de la pleine restitution des fils prodigues à l'état plénier de filiation sera-t-elle jamais parfaitement réalisée ? Origène l'espère : « Dieu sera tout en tous. Alors, ce sera la fin ».

Que leur vie entière soit une prière ininterrompue pour dire Notre Père.

Traité sur la prière, 22, 5

Vois : avec l'affirmation « Nous ne connaissons qu'en partie et nous ne prophétisons qu'en partie », ne pourrait-on mettre cette autre en parallèle : « Nous ne sommes qu'en partie fils de Dieu » ? Et ne pourrait-on pas ajouter : « Quand sera venu ce qui est parfait et quand ce qui est partiel aura pris fin, alors nous deviendrons parfaitement fils de Dieu » ?

Comm. Jo., 20,34

Quand celui qui a vu le Fils a vu le Père qui l'a envoyé, alors il voit le Père dans le Fils. Mais quand il verra le Père... comme le Fils le voit, alors il sera d'une certaine manière semblable au Fils, pour ainsi dire, spectateur immédiat du Père... Et je crois que ce sera la fin quand le Fils remettra le royaume à Dieu le Père et quand Dieu sera tout en tous.

Comm. Jo., 20, 7

5. Quelques thèmes origéniens

a) L'image et la ressemblance

- Le Christ est l'Image de Dieu

Il est l'image du Dieu invisible.

Col., 1, 15

Resplendissement de sa gloire, effigie de sa substance.

Hébr., 1, 3

L'appellation paulinienne du Christ, Image de Dieu, est au centre de la christologie d'Origène.

Le Père est l'origine de Fils et le Fils est la manifestation du Père (l'eructatio, Ps. 44)479. Le Fils procède du Père comme la splendeur de la lumière480, comme la volonté de l'esprit, d'où le mystère d'obéissance qui le constitue, qui EST son ETRE.

- Il est l'image invisible du Dieu invisible

S'il y a une image du Dieu invisible, c'est une image invisible.

Peri Archôn, 4,4

- Il est l'Image de la Bonté de Dieu

Miroir sans tache de l'activité de Dieu, Image de sa Bonté.

Sag., 7, 26

La génération du Fils est une génération d'amour. Par sa nature et par son activité, l'Image filiale révèle donc la nature de Dieu qui est Amour et son activité qui est une Providence d'Amour.

- Il est Image et donc « Intermédiaire »

Son rôle est un rôle de médiateur.

C'est lui qui donne à l'homme par la Création une participation à l'image de Dieu.

C'est lui qui est ce miroir dans lequel l'homme connaît Dieu et connaît son image... Nous devons être Verbifiés, Logiques = participant au Logos.

C'est lui qui est le chemin qui conduit de l'image à la ressemblance.

- L'âme humaine du Christ est l'image de l'Image

On voit que pour Origène le Christ est Image avant tout par sa divinité - en tant que Logos (Verbe) - secondairement seulement, par son humanité481.

- L'homme participe à l'Image de Dieu

L'homme est créé « selon l'Image »

Il est l'image immédiate du Logos-Fils, il est l'image médiate du Père. Tout l'être de l'homme doit être filial.

Ce « selon l'Image » est incorporel.

C'est dans la partie supérieure de l'âme (le noûs) que se situe le « selon l'image ».

Il faut l'allumer au feu de la Lumière éternelle, Verbe et Sagesse.

Fr. in Luc, II

Ce « selon l'Image » est une participation à l'Image

Cette participation au Verbe, Fils unique, nous donne une parenté avec Dieu : l homme est appelé à progresser dans la filiation.

Cette participation est :

Cette participation se réalise par le don libre et volontaire de Dieu.

De cette participation à l'Image de Dieu, la personne de l'homme tient sa valeur, sa dignité incomparable.

- Le progrès spirituel de l'homme est le chemin qui mène de l'image à la ressemblance

L'image est un point de départ, une puissance, une possibilité de divinisation.

La ressemblance (assimilation à Dieu) est le but, elle est au terme.

- Le péché

Le démon imprime son image (l'image du Terrestre - l'image du Prince de ce monde : l'effigie du denier de César) dans l'âme lorsque celle-ci consent au péché. Cette image peut être dite aussi image bestiale car les vices nous assimilent aux animaux sans raison : alogos.

Mais cette image du Terrestre n'est qu'une surimpression, elle ne peut supprimer en nous l'image du Céleste qui nous constitue.

L'opération préliminaire au progrès spirituel consiste donc à nettoyer l'effigie du Roi, enlevant les souillures qui la cachent482. C'est l S uvre de la Rédemption et de la pénitence par laquelle nous y participons. Ensuite vient le progrès : on devient en acte ce que l'on est en puissance et à mesure que le Christ se forme en nous, nous devenons ressemblance, fils de Dieu.

Cette S uvre est donc celle du Fils : le Logos forme son fidèle et se forme en lui. (Plus on entend (obéit à) la Parole - le Logos - de Dieu, plus on devient fils de Dieu : rôle de l'Écriture).

Mais cette S uvre du Fils s'effectuant dans des êtres libres sollicite notre effort personnel.

Qu'avons-nous à faire ?

Imiter Dieu et donc essentiellement imiter ce qu'Il est = Bonté.

Pour nous, le Christ s'est incarné.

Nous avons donc à imiter le Christ dans son humanité pour atteindre ainsi sa divinité.

Ici se place la doctrine si riche des aspects (epinoïaï) du Christ483 : le Fils est simple et multiple parce qu'il est intermédiaire entre la simplicité divine et la multiplicité des créatures.

Il faut bien voir qu'« exercer une vertu »... c'est directement participer au Christ, car il est toute vertu : Justice en soi - Sagesse en soi, etc...

Apprendre le Christ, c'est la même chose qu'apprendre la vertu.

Fr. in Éph., 19

(Le Christ est) la Vertu tout entière, animée et vivante.

Comm in Jo., 32,11

La fusion est étroite entre l'aspect moral et l'aspect mystique.

La contemplation nous conduit à une imitation plus profonde (pour contempler, il faut être semblable, en contemplant, on devient semblable) : elle est transforrnante. On peut parler de mimétisme.

Ceux qui contemplent la face dévoilée la gloire du Seigneur sont transformés en la même image.

2 Cor., 3, 18, cité par ORIGENE, In Jo., 32, 28

L'homme est libre de contempler ou non, mais le mimétisme spirituel s'opère par l'action de l'objet contemplé

par l'action du Seigneur qui est Esprit.

2 Cor., 3,18

L'Esprit Saint est le levain - la puissance qui mène à maturité la semence - Il est celui qui sanctifie484.

Ainsi par une action de Dieu intérieure à l'action libre humaine - action tout entière de Dieu et tout entière de l'homme nous sommes menés de l'image à la ressemblance.

Ressemblance inchoative qui doit s'achever par la transformation finale en l'image glorieuse du Christ lorsque nos corps ressusciteront.

Mais qui ressuscitera ? Tout le corps du Seigneur : l'Église.

La ressemblance (assimilation au Fils) s'achèvera dans l'unité : tous ensemble - unis au Christ mais gardant notre être personnel nous serons, avec le Fils ou mieux en Lui, un seul Fils.

Tel sera le dernier et définitif progrès : de semblable, on devient un.

L'homme vient de Dieu (selon l'Image)

L'homme va à Dieu (ressemblance - union)

et le chemin, c'est Dieu : le Verbe incarné.

Le combat spirituel

Le lieu privilégié de ce thème est le livre des Homélies sur Josué.

D'Origène, ce thème passera dans la littérature chrétienne et en premier lieu dans la littérature monastique. Qu'il suffise de signaler saint Benoît :

A toi donc s'adresse en ce moment ma parole, qui que tu sois, qui renonçant à tes propres volontés pour militer sous le vrai roi, le Seigneur Jésus-Christ, prends en main les puissantes et glorieuses armes de l'obéissance.

Prologue de la Règle de saint Benoît

et saint Ignace de Loyola qui trouva dans une anthologie Flos sanctorum le thème de sa méditation des deux étendards.

Les mots eux-mêmes « combat spirituel » sont repris à Origène.

La profondeur de la pensée d'Origène consiste à montrer dans l'ascèse individuelle la participation active du baptisé au seul grand Combat Rédempteur : l'ascèse a une portée ecclésiale et cosmique. Elle est le combat victorieux du seul Combattant, Jésus, du Chef dont les chrétiens sont devenus les membres. Elle est un enrôlement sous la conduite du Roi Jésus.

Le premier passage où j'apprends le nom de Jésus, j'y découvre aussitôt le mystère de son symbolisme : Jésus, (= Josué, Ex., 17, 8-9) en effet, conduit une armée.

Hom. 1 sur Josué, 1

Jésus donc, mon Seigneur et Sauveur, a pris le commandement.

Hom. 1 sur Josué, 4

L'arme glorieuse du chrétien est la Parole de Dieu : le glaive de l'Esprit porte partout le combat. La Parole de Dieu attaque les vices dans une guerre sans merci. Et l'Ecriture elle-même qu'est-elle sinon « le livre des combats du Seigneur » ?

Aussi « nous voulons faire partie de la milice du Christ et combattre sous l'étendard de sa croix ».

Ne croyons pas que nous puissions entrer dans cet héritage, si nous bâillons et somnolons dans l'inaction de la négligence.

Hom. sur Josué, 1, 6

Le thème des puits

Le symbolisme des puits est le thème préféré d'Origène. On trouvera les développements les plus importants à l'Homélie 13 sur la Genèse et à l Homélie 12 sur les Nombres.

Pour Origène, les puits de l'Ecriture symbolisent à la fois l'Ecriture Sainte et l'âme. La perfection spirituelle dépend tout entière de l'assiduité à creuser car les Philistins (le diable) ont comblé les puits de terre. L'eau vive est en l'âme mais la boue de nos péchés la recouvre, l'eau vive est en l'Ecriture mais le sens littéral est lui aussi cette boue qu'il faut rejeter pour découvrir le sens spirituel : l'eau vive de l'Esprit. Lors donc que le sens littéral découvrira le sens spirituel et que l'image du terrestre sera rejetée pour qu'en nous resplendisse l'image de l'homme céleste, l'eau vive jaillira, elle bondira jusqu'à la vie éternelle.

Débarrassés par le Verbe de Dieu de cette grande masse de terre qui vous oppressait, faites resplendir en vous maintenant l'image de l'Homme céleste.

Hom. Gen., 13

Le travail de purification est d'abord l S uvre rédemptrice du Christ : « Notre Isaac travaille en nous » et c'est en l'Ecriture la Parole même de Dieu qui est en nous agissante. « Puisons donc au puits de notre propre cS ur, puisons aux puits de l'Ecriture. Que l'eau de ceux-ci se mêle à l'eau de celui-là. Que la méditation des Livres Saints nous aide à découvrir peu à peu le secret divin qui gît en notre cS ur »485.

Le thème des cinq sens spirituels

Origène est le premier auteur spirituel, semble-t-il, qui a élaboré une doctrine des cinq sens spirituels.

Comme il existe une faculté naturelle de voir, d'entendre, de goûter, de sentir, de toucher, ainsi existe-t-il, pour chaque sens, une faculté spirituelle correspondante.

Il est impossible de voir avec des yeux périssables un corps impérissable.

Hom. 4 in Luc

La base des développements d'Origène est scripturaire. Il prend, par exemple, comme point de départ le verset du psaume 33 : « Goûtez et voyez combien le Seigneur est bon », mais à partir des données de l'Ecriture, il construit une réelle synthèse doctrinale dont voici les points essentiels :

- l'objet de la perception de nos sens spirituels est le Christ.

- seuls les parfaits possèdent la faculté spirituelle de percevoir le Christ car il faut un regard pénétrant pour discerner la beauté de son visage.

- les vices nous insensibilisent.

- ce n'est que dans la mesure où Dieu se laissera librement percevoir que les sens intérieurs pourront le saisir. La grâce de Dieu est toujours première.

Le thème de l'ombre

« A son ombre, nous vivrons parmi les nations » est-il dit dans les Lamentations (4, 20). Cette vie, parmi les nations, à l'ombre du Christ est, pour Origène, notre vie terrestre qui s'écoule ombragée par les réalités célestes. « Notre vie terrestre n'est-elle pas une ombre » ? (Job, 8, 9).

L'épître aux Hébreux parle de cette « ombre des réalités célestes » (8, 5).

L'ombre de notre héritage qui nous protège par son opacité contre la chaleur des tentations, c'est le Christ Seigneur et le Saint-Esprit.

Hom. 2 7 sur les Nombres, 12

Notre vie entière se déroule à l'ombre du Christ. Nous vivons ainsi l'Evangile temporel qui prépare, jour après jour, le face à face lumineux de l'Evangile éternel. L'humanité du Christ est elle-même la voie qui nous fait passer, en Lui, de l'ombre à la vision.

Le thème du Cantique

Le Cantique des Cantiques est, depuis Origène, le livre de la mystique, le livre

... dans lequel Salomon, sous l'image de l'épouse et de l'époux, inspire à l'âme l'amour du ciel et le désir des biens divins, et lui apprend à monter à l'union divine par le chemin de la charité.

In Cant., Prol.

Le thème de la quête mystique et celui des tentes

Il faut se hâter de quitter l'Égypte (la vie pécheresse) et entreprendre la grande recherche qui nous mènera par une longue pérégrination jusqu'à la Terre promise de la possession de Dieu. Mais la marche courageuse de l'âme n'est possible que par l'Incarnation du Verbe : Il est lui-même, « la voie sensible et vivante ».

Le cheminement dans la Sagesse nous aide à comprendre comment lui-même est la Route, Route où il ne faut rien prendre avec soi, ni besace, ni manteau, ni même cheminer avec un bâton, ni chausser ses pieds de sandales. Cette Route, en effet, nous fournit très suffisamment par elle-même ce qui est nécessaire au voyage et quiconque y porte ses pas n'a besoin de rien, paré qu'il est du vêtement dont il convient que soit paré l'invité qui se rend à l'appel des noces.

Comment. Ev. Jo., 1, 26

L'essentiel de la marche est la marche elle-même : ce qui compte c'est l'élan avec lequel on s'avance

... allant toujours de l'avant, cherchant toujours à atteindre ce qui est devant soi, et oubliant ce qui est derrière soi, allant toujours sans se retourner, sans regarder ni à droite ni à gauche, sans s'attarder, mais toujours d'un bon pas et droit au but.

Comment. Ps. 118, 1

Comme un nomade, il faut habiter sous la tente et sans cesse, il faut déplacer sa tente en un perpétuel dépassement.

Or, de quoi faut-il faire ces tentes ? Des paroles de la Loi et des Prophètes, des versets des psaumes, de tout ce qui est contenu dans la Loi. Lorsque, grâce aux Ecritures, l'âme fait des progrès, quand « oubliant ce qui est en arrière, elle tend vers ce qui est en avant » et quittant les régions inférieures, grandit et progresse vers les supérieures, l'accroissement de ses vertus et les changements de résidence qui lui font faire ses progrès permettent de dire qu'elle habite en des tentes.

Hom. 17 sur les Nombres

Plus on fait de progrès, plus la route s'allonge : elle s'étend à l'infini, plus on pénètre dans la Sagesse de Dieu qui est sans terme, plus on y rencontre l'incompréhensible.

CONCLUSION

Il n'est guère possible de surestimer l'importance et l'influence exceptionnelle d'Origène comme Hans Urs von Balthasar l'a souligné486 Il dépasse les plus hauts sommets de la patrologie. De la richesse de sa pensée, de l'ardeur de sa spiritualité, tous ses successeurs héritent.

Le vase s'est brisé en mille morceaux tandis que la condamnation de l'Église atteignait celui qui d'avance s'y était soumis487 mais le parfum de baume s'exhala et emplit toute la maison. « Il n'y a dans l'Église aucun homme qui soit resté invisiblement aussi omniprésent qu'Origène ».488

Son S uvre immense comporte bien des aspects. Elle est l S uvre d'un savant, d'un philosophe, d'un philologue, d'un théologien, d'un exégète et d'un mystique. Elle est toujours une S uvre de recherche ardente mais humble et tant de soi-disant « thèses » d'Origène sont présentées à titre d'hypothèses. Un certain dualisme platonicien entache souvent la pensée, il ne faut pas le nier : Origène n'est pas Irénée, son milieu culturel ne lui a pas permis de se dégager entièrement du platonisme ambiant.

Léon XIII parlant d'Ecriture sainte n'hésite pas à donner à Origène la première place, celle qui lui revient, parmi les exégètes de l'époque patristique en Orient.

Parmi les Orientaux, Origène tient la première place, admirable par la vivacité (celeritate) de son esprit et par la constance de ses labeurs. C'est dans ses nombreux ouvrages et dans ses immenses Hexaples qu'ont puisé presque tous ses successeurs.

Providentissimus Deus

Origène demeurera toujours pour tous un modèle à imiter dans sa lecture grave et religieuse de l'Ecriture sainte : auditeur attentif et passionné de la Parole de Dieu puisée conjointement à la source de l'Ecriture sainte et à celle de l'âme purifiée, image de Dieu, où murmure l'eau vive de l'Esprit.

L'étude de la pensée d'Origène nous mène à découvrir l'aspect essentiel et toujours pleinement valable de ce grand génie : Origène est un maître spirituel. Il fut de son temps et son système philosophique n'est pas sans faille ni erreur mais son âme ardente fut celle d'un fils de l'Église et, il faut le dire, celle d'un saint. La passion du Christ, Parole Vivante du Père, anime toutes les pages d'Origène. Celui qu'il nous invite à chercher sans relâche, il l'a lui-même cherché avec un amour ardent. Nous pouvons deviner ce que fut cette recherche à travers cet aveu :

Souvent, Dieu m'en est témoin, j'ai senti que l'Epoux s'approchait, qu'il était autant qu'il se peut avec moi. Puis comme il se retirait subitement, je ne pus trouver ce que je cherchais. De nouveau donc, je soupire après sa venue, et quelquefois, de nouveau, il vient, et quand il m'est apparu et qu'enfin je le tiens dans mes mains, voici qu'une fois de plus, il m'échappe, et quand il s'est évanoui, je me remets à le chercher. Et cela recommence souvent, jusqu'à ce que je lé tienne pour toujours.

Cantique, Homélie, 1, 7

APPENDICE

APPENDICE 1

Un malaise à dissiper

La condamnation d'Origène marqua cruellement sa mémoire sans que pour autant on cessât de le lire. Les deux textes que nous allons citer montreront à la fois la sympathie et le malaise que suscite la personnalité d'Origène.

Une vision d'Elisabeth de Schönau au XIIe siècle

La moniale Elisabeth de Schönau ( 1164) raconte que, pendant une vision au cours de la nuit de Noël, elle demanda à la sainte Vierge, à l'instigation de son frère le bénédictin, Egbert de Schönau, si Origène était sauvé !

Ainsi que j'en avais reçu le conseil de mon frère qui à ce moment même célébrait l'office chez nous, je m'adressais à elle en ces termes : « Ma Dame, je vous en prie, daignez me révéler quelque chose au sujet de ce grand docteur de l'Église Origène, qui en tant d'endroits de ses S uvres a chanté vos louanges d'une façon si magnifique. Est-il sauvé ou non ? Car l'Église catholique le condamne à cause des hérésies nombreuses qui se trouvent dans ses écrits ». A quoi elle me répondit : « Le dessein du Seigneur n'est pas que beaucoup de choses vous soient révélées sur ce point ! Sachez seulement que l'erreur d'Origène ne procédait pas d'une mauvaise volonté, elle venait de la ferveur excessive avec laquelle il s'est plongé dans les profondeurs de la sainte Ecriture qu'il aimait et dans les mystères divins qu'il a voulu scruter avec excès. Aussi la peine qu'il endure n'est-elle pas grave. Et à cause de la gloire qu'il m'a rendue dans ses écrits, il est éclairé d'une lumière toute particulière à chacune des fêtes où l'on fait mémoire de moi. Quant à ce qui arrivera au dernier jour, cela ne doit pas vous être révélé mais cela doit rester caché dans les secrets divins "489

Une mise au point de saint Bernard490

« Saint Bernard lui-même fut mis un jour en demeure de s'expliquer. On avait lu la veille, au chS ur, au réfectoire ou en quelque collatio, un passage tiré d'une homélie d'Origène sur le Lévitique, où se trouvait notamment cette phrase : « Mon Sauveur pleure encore maintenant mes péchés, et sa douleur demeure aussi longtemps que notre erreur » (In Lev., H. 7, 2). Peut-être l'abbé lui-même l'avait-il citée dans sa prédication. Quelque moine, du nombre de ceux qui ne se piquaient pas de science ou de sagesse supérieure, alla sans doute lui faire part de son étonnement et lui demander quelques explications. Dès le lendemain, pour satisfaire à ce scrupule, Bernard commence son sermon par une mise au point. Rappelant la phrase origénienne, il concède qu'en effet, si on la prenait trop à la lettre, sicut sonare videtur, elle pourrait produire une impression mauvaise. Peut-être, avoue-t-il, en est-il ainsi d'autres passages encore : abondant et disert, Origène manque un peu de circonspection dans son langage. Le reproche n'était pas bien grave. Cependant, voici que dans l'auditoire un murmure - un « grognement » - se fait entendre. Bernard s'interrompt alors et demande ce que cela signifie. On le sent légèrement nerveux : en voulant apaiser les uns, voilà qu'il en mécontente d'autres. Car cette fois il semble bien que ce soit un moine cultivé, admirateur d'Origène, qui proteste ou qui raille. S'adressant donc à ce moine et à ses semblables : vous êtes instruits dans la loi de Dieu, leur dit Bernard, de telles explications sont pour vous superflues, vous riez de précisions si pesantes pour une chose qui va de soi ; mais moi, qui suis le père de tous, je me dois aux « moins sages » ; au reste, je veux bien admettre avec vous qu'en ce passage Origène est orthodoxe : il aura parlé par hyperbole ; en tout cas c'est son affaire, non la nôtre... Mais Bernard s'interrompt à nouveau. Il craint maintenant d'avoir trop concédé, ou qu'on s'autorise de sa concession pour tout approuver chez l'Alexandrin : il se sent lié, en effet, par la déclaration solennelle du concile, - sanctorum Patrum auctoritas, - qu'il est de son devoir de rappeler. Je ne peux le passer sous silence, dit-il : l'autorité des saints Pères nous avertit qu'Origène a écrit certaines choses qui sont contraires à la foi, et qu'en conséquence on ne doit pas le lire sans précaution. Puis, après cette nouvelle parenthèse, qui décharge sa conscience, il revient à son idée précédente : peu importe ce qu'Origène pensait au juste ; ce qu'il faut, c'est que chacun de nous, aujourd'hui, pense droitement, que nul ne prenne occasion de ses paroles pour s'écarter de la vérité (De div., s. 34, De verbis Or., n. 1) ».

APPENDICE 2

Allégorisme et typologie

Le Père Bouyer s'exprime ainsi : « L'accusation sempiternelle faite à Origène d'avoir introduit l'exégèse allégorique dans l'Église est une absurdité ». Ce langage est fort mais après tout, non sans motif... Il poursuit : « Elle suppose une ignorance quasi totale de l'ancienne exégèse chrétienne et de l'exégèse juive dont elle-même procédait »491.

Combien de fois avons-nous entendu tel ou tel se récrier et refuser de lire Origène à cause de son allégorisme ! Allons-nous vraiment refuser de recueillir le riche héritage de la pensée patristique alexandrine sous prétexte que nous avons dépassé le procédé allégorique ? Autant refuser de lire certaines pages de saint Paul et toute l'épître aux Hébreux !

Il n'est aucun texte dans aucune littérature qui ne doive être remis dans son contexte culturel et historique, encore que les S uvres classiques se reconnaissent au fait que, géniales, elles sont de tous les temps.

Avant de lire Origène, il convient donc de se familiariser avec ses procédés : le livre magistral du Père de Lubac dont nous allons ici citer des extraits de la conclusion peut y aider admirablement. Il nous apprendra à distinguer la bale qui peut et doit être rejetée sans dommage et le pur froment qu'elle enveloppe. Il nous apprendra surtout à saisir l'Ecriture dans son unité fondamentale et à lire dans l'Esprit, comme Origène mieux que quiconque nous apprend à le faire, les textes que l'Esprit inspira.

Extraits de la conclusion du livre de H. de Lubac, Histoire et Esprit, L'Intelligence de l'Ecriture d'après Origène, Paris, 1950, Aubier, coll. « Théologie » 16, p. 374-446.

Bien ténue en effet la part de l'héritage, si nous l'apprécions du point de vue précis de la science biblique (p. 374).

Ce que nous aurons à en recueillir sera donc beaucoup moins que ce que désigne aujourd'hui le mot d'exégèse. Mais peut-être, à voir les choses d'un autre biais, sera aussi beaucoup plus (p. 374).

Des choses les plus mêlées d'illusion, prenons garde, si nous ne voulons être nous-mêmes légers, de ne savoir apprécier le poids humain (p. 376).

Son exégèse répondait encore à des nécessités qui furent celles du christianisme naissant, il nous est difficile aujourd'hui de les bien apercevoir. Le rôle de cette exégèse nous échappe, non parce qu'il fut sans importance, mais parce qu'il a été parfaitement rempli. Nous jouissons en paix de ceux de ses résultats qui sont acquis pour toujours, et nous n'imaginons plus la situation qui la rendait nécessaire (p. 378).

L'interprétation mystique des Écritures « constitue l'un des phénomènes les plus remarquables de la primitive Église ; il n'a jamais été apprécié autant qu'il le mérite, ni saisi dans toute son ampleur. Il serait impossible de calculer tout le bien que fit cette méthode en faveur de la propagation du christianisme parmi les païens et les Juifs. Elle est également, et par son essence même, en rapport avec la naissance d'une conception très pure de la vie chrétienne » (p. 378, citation de J.A. MOELHER, L'Unité dans l'Eglise, appendice VII).

Avec le Christ, tout est donné, absolument tout : mais ce fait du Christ, il fallait l'exprimer.

Qu'on y songe en effet : la vérité chrétienne n'a pas pénétré des esprits vides. Ce qui lui a donné son corps et a permis de la saisir, ce furent avant tout les réalités bibliques dans le prolongement desquelles elle s'est formée. La rumination de l'Ancien Testament à la lumière du Christ a fait, grâce à la double loi de l'analogie et du contraste, à la fois mieux posséder par l'esprit le Nouveau Testament et mieux en voir la nouveauté (p. 380).

Déjà dans la conscience même de Jésus - s'il est permis de porter un regard humain jusqu'en ce sanctuaire - l'Ancien Testament fut comme la matrice du Nouveau Testament ou l'instrument de sa création. Cela dit beaucoup plus que préparation extérieure. Les catégories dans lesquelles Jésus s'exprime sur lui-même, sont les vieilles catégories bibliques. Il les fait exploser ou, si l'on réfère, il les sublime et les unifie en les faisant converger sur lui (p. 380).

Réponse au P. SPICQ, op. cit., Revue Sc. Phil. Théol, 1948, P. 90 :

« Si l'on a toujours profit, a-t-on écrit, à éclairer l'enseignement néotestamentaire du baptême, par exemple, par la typologie de la Mer Rouge, le fruit spirituel de ces rapprochements sera bien loin de valoir celui d'une théologie biblique du baptême d'après saint Paul ou saint Jean, selon le sens littéral. L'achèvement de la Révélation est plus clair que ses débuts et, au vrai, ceux-ci s'éclairent par celui-là » (SPICQ).

Ces derniers mots sont indiscutables. Ils expriment une vérité dont le rappel est opportun. Mais la question qui se pose est précisément de savoir si les débuts de la Révélation ne sont pas entrés pour quelque chose et peut-être pour une part importante jusque dans l'expression de sa forme achevée ; en d'autres termes, si l'enseignement néotestamentaire ne s'est pas formulé et n'est pas devenu intelligible en son sens littéral lui-même par le truchement d'une signification spirituelle conférée, dans le Christ, aux faits de l'ancienne loi ? Pour le cas apporté ici en exemple, il nous paraît clair que « La typologie de la Mer Rouge » ou celle de la nuée n'est pas un rapprochement quelconque ajouté à la théologie paulinienne : elle en fait explicitement partie (I Cor., 10, 1-3 : « Car je ne veux pas que vous l'ignoriez, frères, nos Pères ont tous été sous la nuée, tous ont passé à travers la mer, tous ont été baptisés en Moïse dans la nuée et dans la mer, tous ont mangé le même aliment spirituel et tous ont bu le même breuvage spirituel, ils buvaient en effet à un rocher spirituel qui les accompagnait et ce rocher, c'était le Christ... Ces faits se sont produits pour nous servir d'exemple... ») et sans doute l'apôtre y voyait-il plus qu'une manière d'éclairer du dehors une doctrine baptismale toute constituée déjà, pour un fruit spirituel adventice.

On a dit avec beaucoup plus de justesse : « Nos Pères dans la foi n'ont entendu parler du premier Adam qu'en fonction du second, de Melchisédech qu'en fonction de l'Eucharistie, de l'arbre du paradis qu'en fonction du baptême, des psaumes de David que dans leurs rapports avec le Christ, du Temple qu'en se référant à l'Eglise" (Dom O. ROUSSEAU). Mais cela même est comme la seconde face d'une vérité qui, pour ses lignes essentielles, doit s'énoncer d'abord plutôt en termes inverses. Baptême, Eucharistie, Eglise, etc., n'ont été pensés pour la première fois, du moins quand il s'est agi de les réfléchir, qu'en fonction de Melchisédech, de la Pâque légale, du passage de la Mer Rouge, de la manne, de l'Assemblée du désert, du Temple de Jérusalem... Alliance, Election, Peuple de Dieu, Parole, Messie, Royaume, Jour du Seigneur, etc., tous ces thèmes bibliques fondamentaux entrent dans l'idée chrétienne du salut (p. 382).

Ne suffit-il pas du reste de lire avec un peu d'attention les écrits dont se compose notre recueil du Nouveau Testament pour s'apercevoir qu'ils se présentent tous en une large mesure, quels que soient le génie propre de chaque auteur ou la diversité des genres, comme une perpétuelle interprétation des Ecritures c'est-à-dire de ce qui est devenu pour nous « l'Ancien Testament » ? (p. 383).

Le mot qui fut employé pour la première fois par saint Paul et qui prévalut ensuite dans la tradition latine pour exprimer cette transposition symbolique fut celui d'allégorie. Longtemps, la théologie entendit par là, et souvent au sens le plus large, les mystères du Christ et de l'Église en tant que figurés dans l'Ecriture. Le sens allégorique était donc par excellence le sens dogmatique enraciné dans l'histoire (p. 384).

Aussi parle-t-on plus volontiers aujourd'hui de « typologie ». C'est là un néologisme usité depuis un siècle à peine. Mais il est heureusement trouvé. Car depuis S. Paul, partout dans l'exégèse traditionnelle, il était question de « types », c'est-à-dire de figures, et l'on y rencontre une fois ou l'autre « sens typique »pris comme synonyme de sens mystique ou allégorique, ou encore, comme disait Pascal, de sens figuratif. Il présente aussi le mérite d'écarter nettement, au moins d'intention, toute la paille antique du grain de l'exégèse chrétienne, ce que ne faisait pas par lui-même le mot d'allégorie (p. 387).

Toujours le miracle de l'eau changée en vin doit être renouvelé par le Seigneur pour que nous ne retombions pas dans les interprétations judaïques (p. 389).

Car aucune ressource de l'esprit humain, aucune méthode, aucun procédé scientifique ne suffira jamais à faire entendre la « musique écrite aux pages silencieuses des Livres saints » (L. MASSIGNON). Enfin, plus simplement encore, ce sens est le sens qui a rapport au Christ, au Seigneur : or « le Seigneur, c'est l'Esprit » (2 Cor., 3, 17), c'est-à-dire précisément l'Esprit des Écritures (p. 390).

Entre cette conversion au Christ et l'intelligence des Écritures, il y a ainsi causalité réciproque. Cum autem conversus fuerit ad Dominum, auferetur velamen (2 Cor., 3, 16) (p. 392).

C'est la conversion de l'Église à son Seigneur, envisagée surtout dans la personne des premières générations de fidèles, qu'il convient d'examiner. Rien n'est plus propre à faire comprendre le sérieux d'un tel problème... (p. 392-393)... Toute l'Écriture, par le Christ, est transfigurée. Accedite ad eum et illuminamini (p. 393).

Celui qui reprend de la sorte l'histoire de la religion dIsraël lui donne toute sa portée historique, parce qu'il la comprend comme histoire du salut de l'Église. Mais cette histoire du salut, il ne l'étudie pas à proprement parler en historien, comme un spectacle qu'il ferait se dérouler devant lui, mais il la pense en croyant, - et non pas en croyant juif mais en croyant chrétien, - pour en vivre. Elle est sa propre histoire, il ne peut s'en abstraire. Au sens fort et précis du mot, cette histoire l'intéresse. Elle est un mystère qui est encore identiquement son mystère à lui. Il n'interroge pas la Bible comme un document, ou comme une série de documents sur le passé, mais 0 « scrute les Écritures » pour y découvrir la pensée et les desseins de Dieu sur lui. La psychologie des anciens croyants n'est pas ce qui l'attire. Il sait bien d'ailleurs que tout ce qu'il découvre dans leurs écrits ne pouvait être, tel quel, dans leur conscience puisqu'il a fallu le Lion de la tribu de Juda pour briser les sceaux du Livre (p. 397).

De ces faits qui certes ne sont pas négligeables, on a conclu que l'intelligence spirituelle pratiquée par les Pères et par le Moyen Age ne remontait pas seulement à l'Evangile, mais à l'Ancien Testament lui-même. On a parlé en ce sens d'une « pré-histoire de la typologie »... (p. 403). La floraison de celle-ci vient de l'insertion d'un nouveau principe... La transposition chrétienne constitue, « sous la pression de l'Esprit », une transfiguration radicale... (p. 403). Et le don de l'Esprit supposait accompli le fait du Christ. Alors le voile fut déchiré d'un coup (p.404).

C'est cette intuition de Jésus, identique à la conscience de son rôle de Sauveur, que la tradition chrétienne monnaiera en mille traits, reconnaissant partout des signes dans l'ancienne Écriture (p. 409).

« Nous vivons dans un siècle pratique, l'âge des Pères était plus contemplatif. Leur théologie était trop profonde, trop mystique, trop subtile pour que, avec nos présentes habitudes d'esprit, nous puissions la faire nôtre : Nous faisons plus de fonds qu'eux sur les passages précis, sur ce qu'on appelle communément les textes, et là-dessus, nous construisons des systèmes. Eux reconnaissaient plutôt une certaine vérité cachée dans l'ensemble du texte sacré et se manifestant plus ou moins dans chaque texte... Une telle différence est légitime, elle est même naturelle et nécessaire. Les Pères pouvaient avoir sur la teneur générale du texte inspiré des informations qui nous manquent. Les modernes ne peuvent raisonner que sur ce qu'ils ont... De plus, il se pourrait qu'un certain degré d'élévation morale, que seuls les temps de persécution peuvent produire, fût nécessaire au plein exercice de l'interprétation mystique. Se livrer à ce travail, quand on n'est pas comme entraîné par son propre cS ur, serait une profanation. Mieux vaut ne pas s'en mêler du tout. » (NEWMAN)... Nous éviterons donc à l'égard des anciens un enthousiasme excessif qui nous porterait à mimer leurs méthodes... une grande idée s'est fait jour, qui mérite de demeurer ; bien plus, au cS ur de leur exégèse réside un élément sacré, qui appartient au trésor de la foi... Les Pères sont les témoins d'un printemps, d'une adolescence - et c'est un privilège qui ne leur sera point ôté (p. 43 1).

Non moins attentifs qu'ils ne l'étaient eux-mêmes au Mystère signifié dans l'histoire, nous serons peut-être plus attentifs à l'historicité de la figure ou du moins, plus conscients des démarches que demande la connaissance exacte de cette historicité. Et nous nous efforcerons ainsi d'unir notre moderne « sens historique » à ce profond « sens de l'histoire » que leur exégèse spirituelle a su dégager (p. 432).

... Chercher dans la Bible une parole vivante qui s'adresse à l'homme d'aujourd'hui : cette attitude est celle même de l'Église, qui ne cesse de se convertir à son Seigneur ; en réponse à la voix qu'il lui adresse. Elle est l'attitude des saints (p. 437).

Suivant l'exemple régulateur de la liturgie, la lettre ancienne doit être saisie dans un esprit nouveau, c'est-à-dire, dans l'esprit du Nouveau Testament, fruit de l'Esprit de Jésus. Faute de cette incessante transposition par quoi l'ancien judaïsme se trouve christianisé, le christianisme actuel pourrait bien, ici ou là, se trouver judaïsé (p. 438).

D'où cette intense impression de nouveauté, cette allégresse matinale que l'on constate dans les premières communautés chrétiennes, aussi bien chez ceux qui n'avaient cessé de méditer la Loi et les Prophètes que chez ceux qui venaient des ombres de la Gentilité. Surge, illuminare, Jerusalem, quia venit lumen tuum, et gloria Domini super te orta est.. En effet, « le caractère du Christ, comme l'a bien vu S. Paul, c'est que s'insérant dans une tradition qu'il préparait, il l'a fait éclater, il a obligé l'esprit à tout réinterpréter en fonction de lui » (J. GUITTON) (p.442). Novum Testamentum in Veteri est figuratum, et Vetus in Novo est revelatum (S. AUGUSTIN). Ou, selon l'adage devenu classique : Novum Testamentum in vetere latet, Vetus in Novo patet (p. 443) = Le Nouveau Testament se cache dans l'Ancien, l'Ancien se révèle dans le Nouveau.

APPENDICE 3

Quelques textes d'Origène

Une prière

Demandons à recevoir de la plénitude du Fils de Dieu en qui il a plu à toute la plénitude d'habiter des pensées pleines et pour ainsi dire tassées, des pensées qui n'ont rien de vide, pour que l'Évangile nous soit révélé... Que Dieu nous envoie sa Parole (son Logos), que la Parole se manifeste elle-même et qu'ainsi nous puissions devenir les spectateurs de sa profondeur par la grâce du Père.

Comm. in Jo., 20, 1

Origène, fils de l'Église

Advient-il que notre main de chair nous scandalise, et est-ce de cette main qu'il est écrit : « Coupe-la et jette-la loin de toi » (Matth., 5, 30) ? Voici plutôt ce qu'il faut comprendre : si moi, qui suis aux yeux des autres ta main droite, moi qui porte le nom de prêtre et qui ai pour mission d'annoncer la Parole, je venais à commettre quelque faute contre l'enseignement de l'Église ou contre la règle de l'Évangile, et à devenir ainsi un scandale pour l'Église, alors, que l'Église tout entière, par une décision unanime, me retranche, moi sa droite, et me jette loin d'elle. Car il vaut mieux pour toi, Église, parvenir sans moi, sans cette main qui te scandalise, au royaume des cieux, que d'aller avec mai en enfer.

Hom. sur Josué, 7, 6

La présence de la Parole (du Verbe) dans l'Ecriture

Sous le soc du Verbe, l'âme s'entr'ouvre et devient une terre neuve.

Luc, fragment 30

« Selon que chacun aura conçu dans son cS ur » (Exode, 35, 4-5). Voyez si vous concevez, si vous retenez les paroles divines, de peur de les laisser échapper de vos mains et de les perdre. Je veux vous exhorter au moyen d'exemples tirés de vos habitudes religieuses. Vous qui assistez habituellement aux divins mystères, vous savez avec quelle précaution respectueuse vous gardez le corps du Seigneur, lorsqu'il vous est remis, de peur qu'il n'en tombe quelque miette et qu'une part du trésor consacré ne soit perdue. Car vous vous croiriez coupables, et en cela vous avez raison, si par votre négligence quelque chose s'en perdait. Que si, lorsqu'il s'agit de son corps, vous apportez à juste titre tant de précautions, pourquoi voudriez-vous que la négligence de la Parole de Dieu mérite un moindre châtiment que celle de son Corps ?

Homélie sur l Exode, 13

« Comme l'éclair part du levant et brille jusqu'au couchant, ainsi en sera-t-il de la venue du Fils de l'homme » (Mt., 24, 27). Nous ne devons pas ignorer que cet éclair de la vérité ne brille pas en un seul endroit de l'Ecriture, mais il jaillit tout aussi bien de la Loi et des Prophètes que des Evangiles et des Epîtres, et c'est ainsi que l'éclair de la vérité part de l'orient, c'est-à-dire des origines du Christ, et atteint jusqu'au temps de sa passion, où il s'éteint avec le Christ. On peut comparer au parcours de cet éclair l'histoire de la venue du Fils de l'homme, c'est-à-dire de la Parole de vérité... Et l'Église est seule à ne pas retrancher de cet éclair un seul mot, une seule pensée, et à n'ajouter non plus aucune révélation.

Commentaire Evang. Matthieu, 47

Ils cherchaient dans la douleur le Fils de Dieu... Si vous lisez l'Ecriture, vous peinez et vous souffrez pour chercher le sens...

Où donc le trouvent-ils ? « Dans le temple » c'est là en effet qu'on trouve le Fils de Dieu. Vous également, si vous cherchez un jour le Fils de Dieu, cherchez d'abord dans le temple, pressez-vous d'y aller et vous y trouverez le Christ, Verbe et Sagesse, c'est-à-dire le Fils de Dieu.

Hom. Luc, 19,5

« Le voici venir, bondissant sur les montagnes, franchissant (jaillissant sur) les collines » (Cant., 2, 8).

Dans la lecture de l'Ancien Testament, l'annonce (prophétique) est couverte d'un voile ; mais sitôt le voile enlevé à l'Epouse (2 Cor., 3, 16) ou à l'Église tournée vers Dieu, elle aperçoit l'Epoux bondir sur les montagnes que sont les livres de la Loi, et jaillir sur les collines du texte des Prophètes, plus encore qu'y apparaître, tant il s'est manifesté à l'évidence, on dirait qu'en tournant l'une après l'autre les pages du livre des prophètes, elle en voit jaillir le Christ et qu'à chaque leçon, maintenant retiré le voile qui la recouvrait autrefois, elle le voit sourdre, s'élever, puis s'élancer de toute évidence.

Comm. sur le Cant.

J'ai une parole si puissante, dit Jésus, que ce que je proclame devient, dans celui qui l'accueille, la source de la vie... Qui a bu de mon eau sera tellement comblé qu'en lui jaillira une source d'eau bondissante ayant la vertu de faire découvrir tout ce dont on est en quête. Son esprit prendra son essor et, rapide, volera à la suite de cette eau frémissante. Les sauts et les bonds qu'il fera le porteront vers les sommets, à la vie éternelle.

Comm. in Jo., XIII, 3

L'évangile de saint Jean, prémices de l'Écriture

N'hésitons donc pas à le dire : les évangiles sont les prémices de toute l'Écriture ; et les prémices de l'Évangile, c'est l'évangile de saint Jean. C'est un livre dont l'intelligence échappera à qui n'a pas reposé sur la poitrine de Jésus, ni reçu de Jésus Marie devenue aussi sa propre Mère.

Et celui qui doit devenir un autre Jean, il faudra qu'il s'élève assez haut pour être appelé, comme le disciple bien-aimé, Jésus, par Jésus lui-même. Marie en effet, à en croire ceux qui n'ont eu sur elle que des idées saines, n'a pas eu d'autre Fils que Jésus. Or, Jésus dit à sa Mère : « Voici ton Fils » (Jo., XIX, 26), et non pas Voici que lui aussi est ton fils. C'est-à-dire équivalemment Vois en cet homme Jésus que tu as mis au monde. Et en effet, celui qui est parfait ne vit plus, mais c'est le Christ qui vit en lui, et dès lors que vit en lui le Christ, on dit de lui à Marie : Voici ton fils, le Christ.

Comm. Ev. Jean, 1, 4

Je pense que, bien que Jean fût alors couché symboliquement sur le sein de Jésus, ayant été jugé digne de cet honneur, puisqu'il avait été jugé digne d'un amour de choix de la part du Maître, ce qu'il y a là de symbolique suggère que Jean, penché sur le Verbe, et reposant dans des états mystiques plus profonds, se penchait sur le sein du Verbe, comme, toutes proportions gardées, lui-même est dans le sein du Père, selon cette parole : « Le Dieu, Fils unique, qui est dans le sein du Père, celui-là nous l'a raconté » (Jo., 1, 18.

Comm. Ev. Jean, 32,13

Engendrés dans le Christ Jésus, marqués de son image

Si je te persuadais que notre Sauveur lui-même n'a pas été engendré par le Père pour être ensuite détaché de Lui après sa nativité, mais que le Père l'engendre sans cesse, alors je pourrais aussi t'amener à croire la même chose du juste. Voyons donc qui est notre Sauveur ?

« Il est la Splendeur de la Gloire » (Hébr., 1, 3). Or, la Splendeur de la gloire n'est pas quelque chose qui fut engendré une fois et ne l'est plus maintenant. Au contraire, tant que subsiste la Lumière resplendissante, la Splendeur de la Gloire divine continue d'être engendrée... Donc le Sauveur est sans cesse engendré... Il naît sans cesse du Père.

De la même manière, toi aussi, si tu possèdes l'Esprit d'adoption, Dieu t'engendre sans cesse dans le Fils. Il t'engendre d S uvre en S uvre, de pensée en pensée. C'est là la nativité que tu reçois et, par elle, tu deviens un fils de Dieu engendré sans cesse dans le Christ Jésus.

Jér. (grec), 9, 4

L'Époux désire que toutes nos pensées et tous nos actes soient marqués de son caractère.

Frag. Cant., 8, 6

Montrons-le tout entier formé en nous en chacun de nos actes.

Frag. Êph., 19 sur Èph., 4, 24

Tout ce que nous faisons à chaque heure, à chaque instant, imprime sur nous une image. Aussi devons-nous scruter nos actes un à un492, nous éprouver nous-mêmes à propos de telle parole ou de tel acte pour savoir si c'est une image céleste ou une image terrestre qui est peinte dans notre âme.

Hom. psaume 38, 2

La Vierge Marie

Si dans le sein de la Vierge Marie, il n'y avait eu qu'un homme et non le Fils de Dieu, comment pourraient être guéries, au temps du Christ comme en nos jours encore, des maladies physiques et spirituelles si variées ?.. N'avons-nous jamais été dans l'erreur et l'égarement, nous qui, aujourd'hui par la venue du Seigneur, ne connaissons plus ni hésitation ni trouble, mais sommes sur le chemin, c'est-à-dire en Jésus qui a dit : « Je suis le chemin ».

Hom. Luc, 7, 6

Marie, après son entretien avec l'ange, (est) infiniment digne d'être Mère du Fils de Dieu.

Hom. Luc, 7, 1

(Il fut vierge toujours) le corps qui a été jugé digne de servir d'instrument à l'accomplissement de cette parole : l'Esprit Saint viendra sur toi et la Puissance du Très-Haut t'ombragera.

In Matth., comm. X, 17

... Combien virginale et pure, indemne de toute souillure a été la génération du corps (du Christ) qui devait servir de salut aux hommes.

C. Celse, 6, 73

Seul Jésus, mon Seigneur, est entré pur dans cette génération... Joseph ne lui a donné que ses services et son amour et c'est pourquoi à cause de ses services fidèles, l'Écriture lui a accordé le titre de père.

Hom. in Lev., 12, 4

Ce n'est pas par une S uvre humaine que le temple de chair (du Verbe) fut édifié dans la Vierge.

Hom. in A., 6, 12

Marie est pour toutes les femmes les prémices de la pureté et de la chasteté. C'est à elle et à nulle autre qu'il faut attribuer les prémices de la virginité.

In Matth., comm. X, 17

« Voici la servante du Seigneur, qu'il me soit fait selon ta parole ». C'est comme si elle disait : je suis une tablette (tableau) pour écrire (peindre) que l'écrivain y écrive ce qu'il veut, qu'il fasse ce qu'il veut, le Seigneur de l'univers.

Luc, Frag. 1

Qui suis-je, en effet, dit Marie, pour une S uvre pareille ? C'est lui « qui m'a regardée », moi, je ne m'y serais pas attendue... Maintenant, je passe de la terre au ciel et je suis attirée vers un dessein ineffable.

Luc, Frag.26

Elle prit les devants pour saluer Élisabeth, celle qui est pleine de délicatesse envers tous les êtres.

Luc, Frag. 18

Il faut observer que Marie qui est supérieure va vers Élisabeth qui est inférieure, comme le Fils de Dieu va vers le Baptiste : cela nous apprend qu'il ne faut pas tarder à aider ceux qui sont inférieurs et nous enseigne aussi la modestie493.

In Jo., 6, 49

Les meilleurs vont au-devant des moins bons pour leur procurer, par leur venue, quelque avantage.

Hom. Luc, 7, 1

Marie, après son entretien avec l'ange infiniment digne d'être Mère du Fils de Dieu, devait aussi gravir la montagne et demeurer sur la hauteur.

Hom. Luc, 7,3

Dès qu'elle reçut le Saint-Esprit, créateur du corps du Seigneur, et que le Fils de Dieu eût commencé à exister en elle, Marie fut toute remplie de l'Esprit Saint.

Luc, 7, 3

Marie a déposé la faiblesse féminine.

Hom. Luc, 8

Elle était sainte, elle avait la connaissance de la Loi, elle connaissait par ses méditations de chaque jour les oracles des prophètes.

Luc, 6, 7

Elle conserve tout comme on conserve des trésors, car elle sait reconnaître les réalités mystérieuses. Elle garde tout en elle-même, elle ne comprend encore qu'en partie, mais elle recherche le sens du reste et elle sait que le moment viendra où le mystère caché lui sera révélé.

Luc, Frag. 50

Joseph et Marie ne pouvaient pas comprendre parfaitement les paroles de Jésus. La Mère de Dieu - o Theotokos - cependant a compris qu'elles étaient divines et dépassaient l'humain.

Luc, Frag. 49

La Vierge n'accueillait rien tel quel de ce qui se disait ou s'accomplissait, mais elle conservait tout en elle-même. Elle en comprenait spirituellement une partie, elle recherchait le sens du reste, car elle le savait : le temps viendra où ce qui est caché sera manifesté dans le Christ.

Luc, Frag. 50

Lorsque j'agrandis en moi l'image de l'image, c'est-à-dire en mon âme, la magnifiant par mes paroles, mes S uvres, mes pensées, alors on peut dire que mon âme magnifie le Seigneur Commentaire du Magnificat).

Hom. Luc, 8

« Tu as trouvé grâce auprès de Dieu, ne crains point ». La venue du Sauveur en effet fait disparaître toute crainte494.

Luc, Frag. 14

Toute âme vierge et incorrompue ayant conçu du Saint-Esprit la Volonté du Père est Mère du Christ.

Frag. Matth., 281

En toi aussi, si tu en es digne, naît le Verbe de Dieu.

Hom. Cant., 2, 6

A quoi me sert-il de dire que Jésus est venu dans la chair qu'il a reçue de Marie (ex Maria) si je ne montre pas (par mes S uvres) qu'il est venu dans ma chair ?

Hom. Gen., 3, 7

Le mystère de la Nativité de Jésus

La naissance de Jésus, son éducation, sa puissance, sa passion, sa résurrection n'ont pas eu lieu seulement au temps marqué, mais elles opèrent en nous aujourd'hui encore.

Hom. Luc, 7, 7

Comprenez que ce qu'on vient de nous lire est actuel, comprenez que tout se passe en chacun de nous.

Hom. Exode, 2, 1

Mon Seigneur Jésus est né et un ange descendit du ciel pour annoncer sa naissance.

Pensez-vous que la parole de l'Écriture n'ait pas un sens divin ? Pensez-vous qu'elle ne signifie rien de plus que ceci : un ange vint trouver des pasteurs et leur a parlé ? Écoutez, pasteurs des Églises, écoutez vous tous, les pasteurs de Dieu, son ange continue à descendre du ciel et à vous annoncer qu'il vous est né aujourd'hui un Sauveur qui est le Christ Seigneur... Les pasteurs ont bien besoin de la présence du Christ et c'est pour cela qu'un ange descend du ciel et dit : « Ne craignez pas, voici que je vous annonce une grande joie ».

Hom. Luc, 12.

Cf. S. AMBROISE, Traité sur S. Luc, 11, 50

Les anges chantent à la naissance du Sauveur : « Paix sur la terre... aux hommes, objet de la bienveillance divine ». Ces paroles, les anges les ont adressées aux pasteurs, mais ceux qui parlaient ce jour-là parlent aujourd'hui encore...

Hom. Luc, 13, 4-5

O symbole d'un mystère digne de Dieu ! Bethléem, en effet, signifie maison du pain.

Vers quel lieu les bergers pouvaient-ils bien se hâter après l'annonce de la paix, sinon dans la maison spirituelle du pain du ciel qu'est le Christ, c'est-à-dire dans l'Église.

Luc, Frag. 40.

Cf. Noël, Bréviaire : S. Grégoire, IIIe nocturne

« Les pasteurs, après la visite des anges qui étaient remontés aux cieux, se dirent entre eux : passons jusqu'à Bethléem et voyons la réalisation de cette parole que le Seigneur nous a fait connaître. Et ils vinrent en hâte et ils trouvèrent Marie, Joseph et l'Enfant ». Parce qu'ils étaient venus en hâte sans lenteur, ne marchant pas comme des gens fatigués, ils trouvèrent Joseph qui avait tout préparé (dispensator ortus Dominici) pour la naissance du Seigneur, Marie qui mit Jésus au monde, et le Sauveur lui-même couché dans une crèche.

C'était cette crèche que le prophète avait annoncée en disant : « Le bS uf a connu son propriétaire et l'âne la crèche de son maître »... Comprenons le sens de cette crèche, efforçons-nous de découvrir le Seigneur, méritons de le connaître et d'assumer en nous non seulement sa nativité et sa résurrection, mais aussi ce second avènement glorieux de la majesté de celui « à qui appartiennent la gloire et la puissance dans les siècles des siècles. Amen ».

Hom. Luc, 13, 7

Pour qui y regarde de plus près, ces événements sont le signe d'un mystère : il a fallu que le Christ aussi fût recensé dans ce dénombrement de l'univers, parce qu'il voulait être inscrit avec tous pour sanctifier tous les hommes et être mentionné sur le registre avec le monde entier pour offrir à l'univers de vivre en communion avec lui. Il voulait, après ce recensement, recenser tous les hommes avec lui sur « le livre des vivants » et tous ceux qui auront cru en lui les « inscrire dans les cieux » avec les saints de Celui « à qui appartiennent la gloire et la puissance dans les siècles des siècles. Amen ».

Hom. Luc, 11, 6

Transcende tout cela...

La terre et le ciel, le soleil et la lumière brillante, tout cela l S il l'a vu, l'oreille l'a entendu, on ne peut donc les comprendre parmi ces biens... transcende tout cela, transcende donc tout ce que tu vois, tout ce que tu entends, tout ce que tu peux penser et tu sauras ce qui est réservé à ceux qui aiment Dieu

Hom. sur les Nombres, 9, 8 <retour

248 Le début de la page

N. 249  TROISIEME PARTIE

LES PERES POSTNICEENS

I. LE CONCILE DE NICEE (325)

Le débat christologique

Saint Athanase (295-373)

Saint Hilaire de Poitiers ( 367)

II. LES CAPPADOCIENS

Saint Basile le Grand ( 379)

Saint Grégoire de Nazianze ( 390)

Saint Grégoire de Nysse 394)

III. AUTRES PERES DE L'ÉGLISE EN ORIENT

Saint Ephrem le Syrien 373)

Saint Cyrille de Jérusalem ( 387)

Saint Jean Chrysostome ( 407)

Saint Cyrille d'Alexandrie ( 444)

IV. LES PERES DE L'ÉGLISE LATINE

Saint Ambroise de Milan (339-397)

Saint Jérôme ( 419-420)

Saint Augustin d'Hippone (3 54-430)

Saint Léon le Grand (pape de 440 à 46 1)

Saint Grégoire le Grand (540-604)

Chapitre I

LE CONCILE DE NICÉE (325)

LE DÉBAT CHRISTOLOGIQUE

1. La réaction au subordinatianisme

2. Les quatre grands Conciles oecuméniques

3. Le Concile de Nicée

Qui est Arius ?

Quelle est la doctrine professée par l'arianisme ?

La foi de Nicée : engendré, non pas créé, de même nature que le Père.

TEXTE DU CREDO DE NICÉE, TEL QU'IL FUT RÉDIGÉ EN 325

Nous croyons en un seul Dieu, Père tout-puissant, auteur de toutes choses visibles et invisibles, et un seul Seigneur Jésus-Christ, le Fils de Dieu, engendré unique du Père, c'est-à-dire essence du Père, Dieu de Dieu, lumière de lumière, vrai Dieu de vrai Dieu, engendré non pas créé, consubstantiel (homoousios) au Père, par qui tout a été fait ; qui pour nous hommes et pour notre salut, est descendu, s'est incarné, s'est fait homme, a souffert, est ressuscité le troisième jour, est remonté au ciel et viendra juger les vivants et les morts - et au Saint-Esprit.

1. La réaction au subordinatianisme

Le Fils est inférieur au Père : telle fut en résumé la position d'Arius qui allait soulever polémiques, troubles et combats. En fait, ce sont les quatre grands Conciles oecuméniques qui ont été suscités par cette hérésie, source de problèmes nouveaux.

l'Église s'attache à défendre sa foi dans le Verbe incarné, à la définir, à prendre conscience de toutes ses implications.

Nous résumons donc ici les définitions des quatre grands Conciles, car les Pères des Ive et Ve siècles ont écrit dans le contexte de la recherche doctrinale au sujet de la personne du Christ et par conséquent du mystère trinitaire.

2. Les quatre grands Conciles oecuméniques

Nicée (325)

Arius dit que le Fils est inférieur au Père.

Le Concile de Nicée définit que le Christ est Dieu, Fils de Dieu, consubstantiel au Père.

Constantinople (381)

Apollinaire prétend que l'humanité du Christ est incomplète.

Le Concile de Constantinople définit que le Christ est vrai Dieu et vrai homme.

Éphèse (43 1)

Nestorius affirme qu'il y a dans le Christ deux personnes distinctes, unies par un simple lien moral.

Le Concile d'Éphèse définit l'union hypostatique des deux natures en une seule personne. Marie est donc Mère de Dieu (Théotokos).

Chalcédoine (451)

Eutychès enseigne que, dans le Verbe incarné, il ne subsiste par l'union hypostatique qu'une seule nature, la nature divine, c'est le monophysisme.

Le Concile de Chalcédoine définit l'intégrité des deux natures unies en une seule personne.

3. Le Concile de Nicée

Qui est Arius ?

Arius était un prêtre de l'Église d'Alexandrie. De graves querelles théologiques l'opposèrent à son évêque Alexandre qui discerna d'emblée le danger de ses théories. Arius se faisait gloire d'avoir reçu sa formation de Lucien, prêtre d'Antioche et fondateur de son école théologique. Or, dix ans après la mort de Lucien, l'évêque Alexandre l'accusait d'hérésie :

Paul de Samosate495 à cause de sa théologie perverse, fut chassé de l'Église d'Antioche par une sentence conciliaire des évêques de tous lieux. Son successeur Lucien demeura longtemps excommunié sous trois évêques. La lie de l'impiété de ces hérétiques a été absorbée par ces hommes qui se sont élevés de rien, Arius, Achillas et toute la troupe de leurs compagnons de malice.

Lettre de l'évêque Alexandre

citée par THÉODORET, Hist. Eccl., 1, 4

Arius écrivit assez peu, semble-t-il, il ne nous reste de lui qu'une lettre à Eusèbe de Nicomédie, évêque influent à la cour et chef militant du parti arien, une profession de foi adressée à l'évêque Alexandre, une autre profession de foi adressée à l'empereur Constantin qui lui valut d'être admis à nouveau dans l'Église en 336, et quelques fragments de sa célèbre Thalie (Le Banquet), S uvre de propagande populaire, rédigée partiellement en vers.

Arius mourut subitement en 336.

Quelle est la doctrine professée par l'arianisme ?

Disons-le tout de suite : les querelles arianistes sont d'une complexité rare. Aux luttes doctrinales se mêlent des questions de personnes, de politique et des querelles de vocabulaire viennent tout compliquer encore. Il est quasi impossible d'y voir clair ! Et cependant l'enjeu était d'une gravité exceptionnelle car en définitive, il s'agissait réellement de la divinité du Verbe Incarné, Fils de Dieu.

Nous citons ici Marrou

Une hérésie est souvent, au point de départ, la saisie véhémente d'un aspect authentique mais partiel de la révélation qui, développée unilatéralement, se déforme bientôt et compromet l'équilibre de toute la théologie... Arius apparaît dominé par une hantise : sauvegarder au sein de la Trinité l'originalité et les privilèges du Père, seul à être agennètos, c'est-à-dire non engendré... Cette insistance conduit Arius à dévaloriser relativement le Logos qui n'est pas, lui, dit-il, éternel, coéternel au Père, incréé (non engendré, non devenu) comme lui car c'est du Père qu'il a reçu et la vie et l'être... La tendance subordinatianiste était formelle : l'arianisme n'est pas une invention de ses ennemis496.

Mais écoutons Arius lui-même

La création ne saurait supporter l'action directe de Dieu sur elle. Dieu ne peut se trouver en liaison directe avec le fini, cela ne conviendrait même pas.

S. ATHANASE citant Arius, Discours contre les Ariens, 24

La pensée de la grandeur de Dieu amène Arius à refuser celle de son Fils : il ne peut lui être égal, il doit être l'intermédiaire nécessaire entre lui et la création. Jésus est médiateur.

Dieu n'a pas toujours été Père. Il fut un temps où Dieu était seul et n'était pas encore Père. Plus tard, il le devint. Le Fils n'a pas toujours été. Toutes choses étant sorties du néant, et toutes les créatures étant des choses faites, le Logos de Dieu a aussi été fait de rien et il y a eu un temps où il n'était pas. Il n'était pas avant qu'il ne fût fait, lui aussi a eu un commencement d'existence. Dieu était seul (au commencement) et le Logos et la Sagesse n'étaient pas encore. Quand plus tard, Dieu voulut créer, il créa un être qu'il appela Logos, Sagesse et Fils, afin de nous créer par lui.

S. ATHANASE citant Arius, Disc. contre les Ariens, 1, 5

Toutes les créatures doivent donc leur existence à une créature plus parfaite, créée la première, le Fils de Dieu qui vint racheter ceux qu'il avait créés, recevant la puissance créatrice du Père.

Tel est l'essentiel de l'arianisme, mais les thèses en sont souvent contradictoires, au gré des discussions, les formules équivoques, et voulues telles sans doute, abondent. D'autre part, la simple justice oblige à dire qu'un saint Athanase ne ménagea pas les ariens : sous la véhémence des invectives, il est difficile de rétablir en toute clarté la teneur des idées.

La foi de Nicée :

engendré non pas créé, de même nature que le Père.

L'empereur Constantin avait adhéré à la foi chrétienne et il protégeait l'Église de tout son pouvoir. Par l'édit de Milan en 313, son collègue et allié Licinius avait accordé aux chrétiens la liberté de culte. On sait que l'empereur ne demanda et reçut le baptême qu'à la veille de sa mort, on le considère cependant à juste titre comme le premier empereur chrétien, quelle que soit par ailleurs sa responsabilité dans les nombreux crimes politiques qui entachèrent son règne et atteignirent sa famille : sa femme, son fils aîné, son beau-père, etc...

L'empereur s'inquiéta donc des troubles grandissants qu'occasionnaient les joutes théologiques en Égypte. Il écrivit en 324 à l'évêque Alexandre et à Arius demandant à l'un et à l'autre de se supporter mutuellement et de mettre fin à leur vaine querelle d'idées !

Constantin n'était pas théologien En fait, il s'agissait du fondement même de la foi chrétienne le Verbe incarné était-il Dieu ou était-il la première créature de Dieu ?

Ni Alexandre ni Arius ne consentirent à se taire. Constantin résolut donc de convoquer un concile qui réunirait à Nicée en Asie Mineure tous les évêques de l'empire.

Le Concile de Nicée est le premier concile oecuménique de l'histoire. En fait cependant, tous les évêques ne purent venir. Selon la tradition, on en compta 318. La plupart étaient des Orientaux. Le pape Sylvestre ne vint pas mais délégua deux prêtres de Rome. Constantin prononça le discours d'ouverture de la séance solennelle. Arius y fut excommunié et l'empereur donna l'ordre de brûler tous ses écrits.

Le Concile chercha à exprimer sa foi par un symbole. Il fallait que cette confession de foi s'oppose sans la moindre équivoque possible à la croyance arienne. Or, à tous les termes bibliques proposés, les ariens donnaient une interprétation personnelle qui ne répondait pas à la foi de l'Église. Oui, disaient-ils, le Christ peut être dit éternel puisque nous aussi nous pouvons être jugés tels (2 Cor., 4, 11), il peut être dit semblable à Dieu car nous aussi, nous sommes l'image de Dieu (1 Cor., 11, 7).

Les Pères se décidèrent donc à introduire dans le symbole un mot d'origine non scripturaire : le Christ est consubstantiel (homoousios) au Père, il est de même nature que le Père. Ils avaient pris comme base du symbole de Nicée la profession de foi proposée par Eusèbe de Césarée497, mais en ajoutant au texte de celui-ci des mots d'une force de précision décisive :

(Le Christ) est vrai Dieu issu du vrai Dieu

engendré et non créé

consubstantiel au (de même nature que le) Père.

De Decret. Nic. 19

Profession de foi de la liturgie dominicale

Ceux qui disent que le Fils de Dieu provient de rien, ou qu'il a été créé, ou qu'il est sujet au changement, ou qu'il a été fait, ou qu'il est d'une autre substance, l'Église catholique les rejette... Quiconque n'est pas arien doit nécessairement être d'accord avec le Concile.

De decret. Nic. 20

Toutes les querelles semblaient apaisées, l'unanimité morale était acquise, mais le feu de la lutte qui semblait éteint allait bientôt se ranimer avec la dernière violence. Le défenseur intrépide de la foi de Nicée sera saint Athanase, le futur évêque d'Alexandrie. Il avait assisté au concile en qualité de diacre et de secrétaire de son évêque Alexandre auquel il devait succéder.

L'empereur Constantin, heureux de voir la paix revenue dans l'Église, écrivit à l'Église d'Alexandrie :

Quelques-uns ont enseigné des choses mauvaises et dangereuses au sujet de notre grand Sauveur, de notre espérance et de notre vie. Saisissons donc la disposition que le Tout-Puissant nous présente ; retournons auprès de nos frères bien-aimés de qui un serviteur effronté de Satan nous avait séparés. Retournons avec un désir ardent à notre corps commun, à nos membres naturels. C'est là ce qui convient à votre sagesse, à votre foi, à votre piété. Ce que les 300 évêques ont décidé ne peut être que la voix de Dieu puisque le Saint-Esprit est certainement descendu dans le cS ur d'hommes si dignes et si respectables et leur a fait connaître la volonté de Dieu. Revenez donc avec un zèle joyeux, afin qu'aussitôt que je serai auprès de vous, je puisse avec vous rendre grâce au Dieu omnisaint, de ce qu'il nous a dévoilé la véritable foi et a rétabli parmi nous la charité désirée. Que Dieu vous garde, mes chers frères !

SOCRATE, Hist. Eccles., 1498

Moins de trois ans plus tard, Arius était rappelé d'exil et les ariens reconnus orthodoxes par l'empereur au prix de confessions de foi assez vagues et, l'histoire même oblige à se poser la question, plus ou moins sincères :

Nous croyons en un seul Dieu, le Père tout-puissant, et en Jésus-Christ son Fils, Dieu Logos, provenu de lui de toute éternité par qui tout a été fait, dans le ciel et sur la terre...

SOCRATE, H.E., 1, 25

Tel est le début de la formule qu'Arius signa.

Désormais, jusqu'à la fin de son règne, Constantin, à part quelques moments d'hésitation, soutiendra les adversaires de la définition de Nicée que va défendre Athanase. <retour

249 Le début de la page

N. 250 ATHANASE d'ALEXANDRIE (295-373)

Le défenseur de la foi de Nicée

I - VIE

- Sources

- Remarques préliminaires

1. Enfance et jeunesse

2. Du diaconat à l'épiscopat

3. Les débuts de l'épiscopat : 328-33S

4. Le premier exil : 335-33 7

5. Reprise des fonctions épiscopales : 33 7-339

6. Le deuxième exil : 339-346

7. La décade d'or : 346-356

8. Le troisième exil : 356-362

9. Reprise des fonctions épiscopales : 362 (février à octobre)

10. Le quatrième exil : 362-363

11. Reprise des fonctions épiscopales : 364-365

12. Le cinquième exil : 365-366

13. Reprise des fonctions épiscopales et mort : 366-3 73

II - R UVRES (liste par ordre chronologique)

Discours contre les païens et sur l'Incarnation du Verbe

Les lettres festales

Lettre encyclique aux évêques

Lettre sur les décrets de Nicée

Lettre à Dracontius

Lettre aux évêques d'Egypte

Vie de saint Antoine (un document monastique)

Trois discours contre les ariens (l S uvre principale)

Apologie contre les ariens

Apologie à Constance

Apologie au sujet de sa fuite

Histoire des ariens

Quatre lettres à Sérapion

Lettre sur les synodes de Rimini et de Séleucie

Traité sur l'Incarnation contre les ariens

Sur la virginité

- Le symbole de saint Athanase

Conclusion : « Colonne de 1 Église athlète de la vérité »499

Toi qui aimes Jésus-Christ, à faut que tu connaisses parfaitement son S uvre. N'en es-tu pas convaincu ? Il n'est rien de plus précieux que de connaître le Christ et de croire en lui !

Contre les païens, 1

Jésus-Christ ressuscité a fait de la vie de l'homme une fête continuelle.

Sur lIncarnation du Verbe500

L'amour de Dieu pour les hommes est si grand que, par grâce, Dieu est devenu le Père de ceux dont il était le Créateur. Il devient le Père de ses créatures quand celles-ci font entrer, comme dit l'Apôtre, l'Esprit de son Fils dans leur cS ur, cet Esprit qui crie en eux : Abba, Père. Accueillant le Verbe, ils reçoivent le pouvoir de devenir fils de Dieu. Nous ne sommes pas fils de Dieu par nature, mais le Fils l'est en nous. Dieu n'est pas notre Père par nature, il est le Père du Verbe en nous : c'est en lui et par lui que nous crions : Abba, Père.

2e discours contre les ariens, 59

I - VIE

Sources

Tous les écrits de saint Athanase qui renseignent surtout sur la lutte contre l'arianisme ; les Lettres festales permettent des datations précises ; le panégyrique de S. Grégoire de Nazianze, bien qu'il ne fournisse que peu de précisions historiques, étant surtout un éloge du saint ; les Histoires Ecclésiastiques de Rufin, de Socrate, de Sozomène et de Théodoret.

Remarque préliminaire

Nous nous refusons à entrer dans le détail de la vie d'Athanase, commandée pendant son long épiscopat de 46 ans par la lutte acharnée contre l'arianisme. Cette vie se déroule comme un vrai roman policier aux multiples péripéties : l'essence de la lutte est doctrinale et à tout instant Athanase est le défenseur intrépide de la foi de Nicée : la foi en la divinité du Verbe incarné, Fils de Dieu. Mais cette lutte fut d'une complexité inouïe : subtilités doctrinales, rivalités politiques se nouent et se dénouent.

Pour l'histoire de la doctrine, - et ce point de vue est le plus important, - nous recommandons l'ouvrage de J.A. Moelher sur Athanase, le style en est vieilli, il n'en garde pas moins toute son importance et il vaut par les très nombreuses citations qui le parcourent comme par l'esprit si sûr de l'auteur qu'anime le sens de l'Église. On trouvera un aperçu rapide des différentes doctrines qui vont s'entrecroiser dans Marrou qui unit la clarté à la sûreté de l'exposé. Voici les deux références :

J.A. MOELHER, Athanase le Grand et l'Église de son temps en lutte avec l'arianisme, traduit de l'allemand par J. COHEN. 3 tomes, Paris 1840.

J. DANIÉLOU et H. MARROU, Nouvelle Histoire de l'Église 1 Des origines à Grégoire le Grand. Paris 1963, au chapitre V de la deuxième partie : Les péripéties de la crise arienne, par H. MARROU, p. 295-309.

Ce n'est qu'en 381, date du Concile de Constantinople, que la crise s'apaisera.

Une citation de Marrou rendra bien compte de la complexité de cette crise :

Il est extrêmement difficile de condenser de façon claire et précise le récit des développements de la crise arienne au cours de la période troublée qui s'étend de 325 à 381. La réalité historique a une structure polyphonique et il faudrait pouvoir en saisir et combiner tous les aspects divers à la fois. Il y a et le temps et l'espace : les générations se succèdent et les problèmes se transforment : nous constaterons une opposition presque constante entre l'Occident latin (avec l'Égypte) paisiblement établi sur la définition de Nicée, et I'Orient grec beaucoup plus incertain où l'on est sensibilisé à l'extrême au danger sabellien501 que les Occidentaux mettront vingt ans à découvrir. Les idées et les hommes : les questions de personne viendront souvent compliquer les problèmes d'ordre doctrinal, et ce temps a été fertile en fortes personnalités : lorsque le 8 juin 328, Athanase monte sur le trône d'Alexandrie, l'homoousios acquiert un champion infatigable, mais son énergie même et, il faut bien le dire. la violence de son caractère, lui attireront beaucoup d'ennemis et le mettront souvent dans des situations difficiles. Il y a enfin ce que nous avons appelé la structure bi-polaire de la société chrétienne : d'un côté, les évêques discutent, les conciles cherchent à définir, mais de l'autre, il y a l'empereur qui intervient pour appuyer les uns, exiler ou faire déposer les autres ; que l'empereur change, ou change d'avis, et la vie de l'Église s'en trouve aussitôt affectée.502

1. Enfance et jeunesse

On ne peut rien avancer de précis sur la jeunesse d Athanase. On sait qu'il fut élevé à l'épiscopat vers l'âge de trente-trois ans, on en déduit la date de sa naissance : 295 sans doute. Il semble qu'il soit né à Alexandrie, ses parents furent certainement chrétiens, d'origine grecque, pense-t-on -l'enfant reçoit un nom grec : l'immortel.

La persécution de Dioclétien éclata en 303, elle fut particulièrement longue et cruelle en Orient où elle ne s'apaisera qu'en 313. Athanase avait alors de huit à dix-huit ans, il semble impossible que cette atmosphère de danger et de courage ne l'ait pas profondément marqué, donnant à sa foi une fermeté décisive.

Les écrits d'Athanase témoignent de son érudition : il a une connaissance parfaite de la Bible, il a reçu d'autre part une bonne formation hellénique, il cite les auteurs grecs, sans doute d'après des anthologies, il connaît surtout Homère et Platon. Ses discours sont construits d'après les lois du genre héritées de Démosthène.

Il serait possible qu'Athanase, qui a écrit La vie d Antoine et a tant aimé les moines auprès desquels il fit de longs séjours, ait connu Antoine dès sa jeunesse :

Je fus son disciple et comme Élisée, je versai de l'eau sur les mains de cet autre Elie.

Vie d'Antoine, Prologue503

2. Du diaconat à l'épiscopat

Athanase fut lecteur six ans, ensuite en 319 son évêque Alexandre l'ordonna diacre et le choisit peu après comme secrétaire. Le jeune Athanase rédige alors le Traité contre les païens et sur l'Incarnation du Verbe, ouvrage unique en deux parties.

La querelle arienne éclate et Athanase suit son évêque au Concile de Nicée en 325. Alexandre mourut en 328 et le 8 juin de la même année, Athanase lui succéda et reçut la consécration épiscopale.

Tous disaient que c'était un homme vertueux, pieux, un chrétien, un ascète, un véritable évêque.

Apol. contre Ar., 1, 6

3. Les débuts de l'épiscopat : de 328 à 335

Les premières lettres festales d'Athanase504 montrent le nouvel évêque préoccupé d'affermir ses fidèles dans la foi et la pratique de la vie chrétienne. Tout semble calme. Athanase visite son diocèse, il rencontre Pachôme qui vint à sa rencontre avec ses moines à Tabenne.

Mais les difficultés s'amoncelèrent bientôt. Arius avait été rappelé d'exil, les ariens devenaient hardis et puissants à la cour impériale. Constantin demandait à Athanase d'admettre Arius à la communion ecclésiastique. Athanase ne pouvait accepter... Bientôt les calomnies se multiplièrent : Athanase fut accusé d'avoir donné ordre de briser un calice, de renverser un autel sous prétexte qu'un prêtre schismatique - mélétien - officiait. Les mélétiens avaient désormais partie liée avec les ariens contre Athanase505 - ils l'accablent de tous les griefs : il a introduit un nouvel impôt, il a tenu tête à l'empereur, refusant la communion ecclésiastique à ceux qui la demandaient, bien plus il conspire contre la vie de l'empereur... C'est trop : Athanase est mandé à Nicomédie auprès de l'empereur mais l'accusé repart justifié :

J'ai accueilli votre évêque Athanase avec bienveillance, et je lui ai parlé comme le dictait la conviction que j'ai qu'il est un homme de Dieu.

Lettre de Constantin, Apol. ad Constant., 62

Une nouvelle vague d'accusations tenta de renverser Athanase : l'évêque d'Alexandrie aurait fait assassiner l'évêque mélétien Arsène... Mais un bon détective retrouva celui-ci bien en vie, caché dans un monastère d'Égypte !

Les ennemis d'Athanase obtinrent de l'empereur la convocation d'un nouveau concile. Ce fut en 335 le scandaleux concile de Tyr. On accusa Athanase de tenter d'affamer la ville impériale et on obtint de l'empereur la déposition d'Athanase et son exil.

4. Le premier exil : sous l'empereur Constantin - 11 juillet 335 au 22 novembre 337, séjour à Trèves.

Athanase séjourna à Trèves où résidait le jeune Constantin, fils de l'empereur, qui l'accueillit avec honneur. L'évêque de Trèves Maximin fit aussi le meilleur accueil à l'exilé.

Il est certain que celui-ci apporta en Occident une lumière nouvelle au monachisme qui se cherchait506. A Alexandrie, ses ennemis s'employèrent, mais en vain, à confier à Arius sa charge épiscopale.

L'histoire n'a rien retenu de l'exil d'Athanase à Trèves et les deux lettres festales datant de cette période sont perdues.

Les protestations qui s'élevèrent, nombreuses, contre l'exil ne furent pas entendues. Antoine, le « père des moines d'Orient » écrivit en vain à l'empereur qui répondit :

Il n'est pas croyable qu'une assemblée si nombreuse d'évêques éclairés et honnêtes eût agi par haine ou par complaisance (au concile de Tyr), même si quelques-uns l'avaient fait. Athanase est un insolent, un orgueilleux, un homme de désordre et de discorde.

SOZOMENE, Hist. Eccl., 11, 31

En 336, Arius mourait subitement. Le 22 mai 337, l'empereur Constantin mourait à son tour près de Nicomédie après y avoir reçu le baptême des mains de l'évêque arien Eusèbe de Nicomédie. L'empire fut partagé : à Constantin II revenaient la Gaule, l'Espagne et l'Afrique ; à Constance l'Orient et à Constant l'Italie et l'Illyrie.

Constantin II, qui avait toujours soutenu Athanase à Trèves et lui avait accordé sa confiance, le rappela à Alexandrie où le siège épiscopal était demeuré vacant ; il écrivit lui-même aux chrétiens d'Alexandrie :

Il n'a sans doute pas échappé à vos saintes pensées pour quels motifs Athanase, le prédicateur de l'adorable loi, a été envoyé momentanément dans les Gaules. La fureur de ses sanguinaires ennemis tenant des dangers suspendus sur sa tête, cette résolution fut prise afin qu'il ne lui arrivât pas malheur. C'est pour le mettre à l'abri de la vengeance de ses adversaires qu'il me fut confié... Déjà notre maître Constantin-Auguste, mon père, avait résolu de le rendre à votre piété bien-aimée, mais le sort commun de tous les hommes l'a rappelé au repos éternel avant qu'il ait pu accomplir son désir, j'ai donc cru devoir exécuter les intentions de l'empereur. Vous savez vous-mêmes de quels respects Athanase sera digne quand il reviendra auprès de vous...

SOZOMENE, Hist. Eccl., III, 2

Sur le chemin du retour, Athanase rencontra l'empereur Constance, il arriva à Alexandrie où il fut accueilli triomphalement le 23 novembre 337. Son exil avait duré 28 mois.

5. Reprise des fonctions épiscopales : 22 novembre 337 au 16 avril 339

Les menées hostiles des ariens et des mélétiens reprirent aussitôt. L'évêque revenait sans le consentement de l'Église disaient-ils, faisant appel au « brigandage de Tyr », ce concile convoqué contre Athanase.

En juillet 338, Antoine le Grand, d'après le récit d'Athanase, quitta son désert et vint à Alexandrie pour combattre l'hérésie arienne :

Les ariens prétendirent mensongèrement qu'Antoine pensait comme eux. Il s'en indigna et s'irrita contre eux. Alors, à la requête des évêques et de tous les frères, il descendit de la montagne, vint à Alexandrie, condamna les ariens, disant que leur hérésie était la dernière et l'avant-coureuse de l'antéchrist. Il enseigna aussi au peuple que le Fils de Dieu n'est pas une créature, qu'il n'est pas tiré du néant, mais qu'il est le Verbe éternel et la Sagesse de la substance du Père.

Vita Ant., 69507

Vers la fin de l'année 338, les ariens envoyèrent une ambassade auprès du pape Jules pour demander la déposition d'Athanase : Eusèbe de Nicomédie avait été élevé au trône épiscopal de Constantinople et dès lors les ariens s'enhardirent, se groupant autour de lui sous le nom d'eusébiens. Le pape Jules prit la défense d'Athanase. Les eusébiens réunirent un synode à Antioche en 339 et prononcèrent la déposition d'Athanase. Ils nommèrent Grégoire de Cappadoce évêque d'Alexandrie : Grégoire pénétra dans sa ville épiscopale sous l'escorte de soldats en armes, l'évêque Athanase dut se cacher et s'enfuir. Il se réfugia à Rome auprès du pape Jules et ce fut le deuxième exil.

6. Le deuxième exil : sous l'empereur Constant - du 16 avril 339 au 21 octobre 346 - séjour à Rome

Athanase fut admis à présenter sa défense devant un synode romain et il fut réhabilité par le pape Jules en 341. Le séjour d'Athanase à Rome eut d'heureux résultats : l'Occident fut gagné à la foi nicéenne et le monachisme oriental fut connu à Rome. Athanase s'était fait accompagner de deux moines égyptiens ; Jérôme racontera plus tard comment ce fut alors que, pour la première fois, on entendit parler à Rome de Pachôme et d Antoine (Lettre 127). En 342, Athanase fut appelé à Milan auprès de l'empereur Constant qui cherchait à obtenir de son frère Constance une grande réunion d'évêques des deux partis opposés ; en 343 il fit un voyage en Gaule, enfin, en la même année, il se rendit au synode de Sardique. Sardique, dernière ville de l'empire occidental au nord de la Grèce, en Thrace, avait été choisie comme le lieu de rencontre de l Occident et de l'Orient. Une nouvelle fois, Athanase fut reconnu innocent et les Pères de Sardique réclamèrent son retour à Alexandrie. En vain ! L'empereur Constance en Orient s'y opposa. Cependant en 345, l'évêque Grégoire qui occupait le siège d'Athanase à Alexandrie mourut, et peu après l'empereur Constance consentit enfin à rappeler l'exilé. Il fut de retour à Alexandrie, après plus de sept ans d'absence, le 21 octobre 346.

7. La décade d'or : de 346 à 356

Dix années d'épiscopat à Alexandrie : la chose semble à peine croyable ! On l'aura remarqué : ce n'est pas sans quelque hésitation qu'Athanase avait repris, très lentement, étape par étape, le chemin du retour. Le synode de Sardique était en fait la victoire des Occidentaux, l'Orient arien ne désarmait pas et Athanase revenait sous la menace des troubles.

La victoire d'Athanase était, hélas - et il le savait - une victoire politique impériale, celle de Constant s'opposant à son frère Constance, celle de l Occident s'opposant à l'Orient. Constance lui avait écrit cependant :

Hâte-toi au plus vite d'offrir ta présence à nos regards, afin qu'au comble de tes vS ux, tu fasses l'épreuve de notre Clémence et sois rendu aux tiens. J'ai prié mon seigneur et frère Constant, vainqueur, de te permettre de venir. Rendu à ta patrie, tu nous devras à tous deux ce gage de notre grâce.

Apol. c. Arianos, 51

Une nouvelle fois, Athanase reçut de la part de ses fidèles un accueil triomphal. Il veillera à se montrer uniquement l'évêque de son peuple. La lettre pascale de 347, qui est un vrai chant de reconnaissance, signale la nomination de nouveaux évêques parmi lesquels d'anciens mélétiens « réconciliés » : cette mesure de clémence est à relever, car la position d Athanase fut en général, par amour de la foi de Nicée, prudente jusqu'à l'intransigeance.

Athanase n'hésite pas à nommer des moines évêques508, il en attend un renouveau de ferveur chrétienne et il met tout en S uvre pour consolider l'unité de la foi.

Cette longue période privilégiée, à laquelle on donna le nom de décade d'or, est consacrée aussi à la production littéraire d'Athanase qui écrit alors, entre autres son Apologie contre les ariens.

Cependant, en janvier 350 l'empereur Constant meurt en Occident dans un soulèvement militaire, Athanase perd en lui un appui. Un usurpateur, le comte Magnence, est nommé empereur par les soldats gaulois. Magnence cherche l'appui d'Athanase et lui envoie une ambassade mais, diplomate, Athanase la reçoit en pleurant la mort de Constant. Il invite ses fidèles à prier pour « le très pieux Auguste Constance » qui l'assure d'ailleurs de sa bienveillance :

Vaque avec ton peuple aux prières consacrées ! Nous voulons que, conformément à notre décision, tu sois en tout temps évêque dans ton Église.

Apol ad Const., 23

En 352 meurt le pape Jules. Le pape Libère lui succède et les ennemis d Athanase relèvent la tête, tentant de circonvenir Libère contre Athanase. Sur ces entrefaites, Athanase reçoit une lettre de l'empereur Constance qui lui « accorde » l'entrevue demandée... une entrevue qu'Athanase n'a jamais demandée ! Celui-ci comprend le danger : on tente de l'éloigner de son Église. Il se contente d'envoyer auprès de l'empereur une ambassade que celui-ci refuse d'accueillir ! Les hostilités reprennent. En 350, Magnence se suicide et Constance dévoile alors son jeu, il demande aux Gaulois qui n'y comprennent goutte de renoncer à la communion d'Athanase.

En Gaule, Hilaire de Poitiers cherche à s'informer, Paulin de Trèves qui connaît Athanase proteste, mais aussitôt on l'exile.

En 355, un concile fut réuni à Milan et prononça la condamnation d'Athanase. Trois évêques sur 300 protestèrent et refusèrent de signer. « Le seul canon, avaient dit les évêques, c'est la volonté de l'empereur » : Athanase se sait à nouveau traqué. Il rédige son Apologie à Constance. L'empereur cherche, mais en vain, à soulever le peuple contre l'évêque.

Dans la nuit du 8 février 356, l'évêque était en prière dans une des plus grandes églises d'Alexandrie, y célébrant une vigile. Et ce fut l'assaut subit à main armée :

J'ordonne au diacre de lire le psaume : « La miséricorde du Seigneur est grande dans les siècles » et je dis au peuple de répondre et de se retirer ensuite chacun dans sa maison. Mais à cet instant, le duc s'élança dans le temple et les soldats assiégèrent de toutes parts le sanctuaire... J'en atteste la suprême vérité, malgré tant de soldats et malgré tous ceux qui entouraient l'église, je sortis sous la conduite du Seigneur et m'échappai sans être vu, glorifiant surtout le Seigneur de ce que je n'avais pas trahi mon peuple et de ce que je l'avais d'abord mis en sûreté... Je fus ainsi miraculeusement sauvé par la Providence.

Apol. defuga, 24

Athanase prit la fuite. Où était-il ? Une nouvelle fois, le trône épiscopal était vide, l'empereur Constance avait atteint son but et il sut faire taire ceux qui élevèrent la voix pour protester : les résistants étaient exilés et, parmi eux, le pape Libère lui-même !

8. Le troisième exil : sous l'empereur Constance - du 9 février 356 au 21 février 362 - dans les déserts d'Égypte

Athanase fut poursuivi et il dut se cacher. Il s'enfuit dans les déserts peuplés de moines auprès desquels il trouvait refuge. En 356, Antoine mourut et légua son manteau à Athanase :

Antoine dit à ses deux compagnons : « ... Partagez mes vêtements. A l'évêque Athanase donnez une mélote et le manteau dont je m'enveloppais ; il me l'a donné neuf, je l'ai usé. A l'évêque Sérapion509, donnez l'autre mélote ; quant à vous, gardez le vêtement de crins. Et maintenant, mes enfants, Antoine fait route, il n'est plus avec vous ».

Vita An 91

A Alexandrie, la situation était dramatique. Toutes les églises sans exception devaient être remises aux ariens. L'empereur Constance s excusait dans ses lettres impériales d'avoir si longtemps supporté Athanase, par respect pour la mémoire de son frère. L'empereur cherchait maintenant ouvertement à étendre l'arianisme à tout l'empire. Le siège épiscopal d'Athanase fut donné à un arien connu pour sa richesse et son avarice, Georges de Cappadoce ; il avait été autrefois dégradé de la prêtrise à cause de ses vices510. il fut intronisé le 24 février 357 et le peuple chrétien d'Alexandrie eut à subir dix-huit mois de tyrannie. Le 29 août 358 en effet, ce fut l'émeute, le peuple se révolta et Georges de Cappadoce, l'évêque intrus, dut s'enfuir. Après un bref retour, il fut emprisonné le 1er décembre 361.

Cependant, l'empereur Constance mourut le 3 novembre 361. On arracha l'évêque Georges à sa prison pour l'assassiner le 23 décembre de la même année. Le nouvel empereur Julien - à qui on donnera le nom de Julien l'Apostat - réclama la riche bibliothèque de l'évêque Georges ! Il rappela par un édit tous les évêques exilés. Athanase revint à Alexandrie le 21 février 362.

9. Reprise des fonctions épiscopales : 21 février 362 - 23 octobre 362

Pourquoi l'empereur Julien avait-il rappelé tous les évêques exilés ? Voulait-il vraiment faire preuve de modération ou espérait-il troubler le christianisme en mettant de nouveau en présence ariens et nicéens ?

Quoi qu'il en soit, l'évêque Athanase voulut mettre à profit la liberté dont jouissait l'Église pour pacifier les esprits. L'heure était enfin venue de discuter dans le calme. Athanase réunit au printemps de 362 l'important synode d'Alexandrie : important, il le fut, par l'esprit de modération qui l'anima et par ses résultats, mais non pas par le nombre des évêques, 25 seulement. Chacun travailla à dissiper les équivoques et les malentendus qui surgissaient souvent du vocabulaire. Athanase lui-même accepta une terminologie différente : il maintenait la foi de Nicée définie par le symbole, mais acceptait que d'aucuns utilisent une autre expression que l'homoousios contesté, mal compris.

L'influence d'Athanase contribua non seulement à la paix de l'Église, mais à la propagation du christianisme. L'empereur Julien en fut littéralement furieux et ordonna qu'Athanase reprit la route de l'exil, il chercha mais en vain à le faire assassiner.

Tandis qu'Athanase quittait une fois encore ses fidèles, il les rassura : « Ce n'est qu'un léger nuage, leur dit-il, ne vous laissez pas troubler, frères, il passera bientôt ! "511

10. Le quatrième exil : sous l'empereur Julien l'Apostat - du 24 octobre 362 au 5 septembre 363 - dans les déserts d'Égypte

Une nouvelle fois, Athanase se cache dans sa chère Thébaïde, parmi les moines. Il rend visite aux Pachômiens. Pachôme était décédé depuis longtemps (en 346), ce fut l'abbé Théodore qui reçut le saint évêque tandis que les moines l'escortaient au chant alterné des psaumes. Tandis qu'au moment du départ, les moines supplièrent Athanase de se souvenir d'eux dans ses prières, il leur répondit : « Si jamais je t'oublie, Jérusalem ! » (Psaume 136).

Cependant, l'empereur Julien mourut le 26 juin 363, frappé par une flèche au cours d'une expédition contre les Perses. Les soldats lui donnèrent Jovien comme successeur. Le nouvel empereur était chrétien. N'avait-il pas déclaré sous le règne de Julien qu'il aurait préféré renoncer à son grade de tribun que de retourner au paganisme ? L'empereur Jovien se hâta de donner à chacun la liberté religieuse512 et d'inviter Athanase en termes flatteurs à venir lui exposer la saine doctrine sur la Trinité.

Athanase partit pour Antioche afin d'y rencontrer l'empereur, l'exil cependant n'était pas officiellement levé. A la demande de l'empereur, Athanase rédigea une exposition de la foi de Nicée, la foi orthodoxe. L'empereur reçut une ambassade arienne qui venait lui demander un nouvel évêque à Alexandrie et l'empereur leur répondit : « Adressez-vous à Athanase » ! L'unification religieuse semblait proche et Athanase revint à Alexandrie. On date la fin de son quatrième exil du 5 septembre 363, date à laquelle le patriarche se mit en route pour rencontrer Jovien, mais le retour à Alexandrie n'eut lieu qu'en février 364. Il sera, une fois de plus, de courte durée !

11. Reprise des fonctions épiscopales : de février 364 au 5 octobre 365

Le 16 février 364, Jovien mourut accidentellement. Deux empereurs lui succédèrent : Valentinien, un officier chrétien nicéen pour l Occident, et son frère Valens, arien, pour l'Orient. Dès le 5 mai 365, Valens publia un édit réitérant l'ordre d'exil à tous les évêques qui avaient été proscrits par Constance. Athanase tenta de résister, il se cacha aux environs de sa ville épiscopale. Le 5 octobre 365 cependant, malgré les supplications des fidèles qui demandaient de garder leur évêque, un ordre impérial direct prononçait l'exil d'Athanase.

12. Le cinquième exil : sous l'empereur Valens - du 5 octobre 365 au 31 janvier 366. Au désert ?

Où est Athanase ? On ne sait pas, il se cache. Certainement dans la banlieue d'Alexandrie d'abord où il se retire dans le grand caveau de son père ; il gagne sans doute ensuite le désert. Les fidèles d'Alexandrie ne cessent de faire pression sur le gouvernement pour réclamer son retour. Finalement, Valens craignit une révolte du peuple et il donna l'ordre de rappeler le proscrit.

13. Reprise des fonctions épiscopales et mort : 1er février 366 au 2 mai 373

Après ces derniers quatre mois d'exil, Athanase retrouve son vaste diocèse. Il connaîtra enfin un calme relatif : sept ans parmi son peuple. Sans doute, la lutte n'est pas apaisée : on incendie volontairement la vaste église, le Caesareum, mais l'empereur donne aussitôt ordre de la rebâtir, reconnaissant ce crime imputable aux païens. En 367, Lucius tente de s'emparer par force de l'épiscopat, mais cet arien notoire est aussitôt expulsé.

Tout se calme peu à peu. Athanase peut enfin écrire des S uvres qui ne sont pas directement des S uvres de combat. Il rédige un commentaire du livre des psaumes (perdu). En 366, le pape Damase est élu à Rome, il intervient directement pour condamner l'arien Auxence de Milan et, dans sa Lettre aux Africains, Athanase parle des écrits de « notre cher collègue Damase, l'évêque de la grande Rome »513. D'autre part, une correspondance s'établit entre Athanase et le jeune évêque Basile de Césarée : ensemble, ils recherchent l'union entre l'Orient et l'Occident.

Enfin, dans la nuit du 2 au 3 mai 373, Athanase mourut : il avait 77 ans d'âge, 46 d'épiscopat et avait vécu plus de dix-sept ans en exil.

II - R UVRES

Athanase a écrit des S uvres apologétiques et dogmatiques, historiques, exégétiques et ascétiques. Nous préférons cependant à ce classement le classement chronologique : Athanase fut, par la force des choses, un homme engagé dans l'action et les événements de sa vie lui dictèrent des S uvres dont il n'eut pas le loisir de soigner le style.

Discours contre les païens et sur l Incarnation du Verbe (318)

Cette S uvre se présente en deux parties, elle ne fait aucune allusion à l'arianisme, on la date de 318 : le jeune Athanase n'était pas encore secrétaire de son évêque Alexandre, il devait avoir vingt-trois ans. Il rédige une apologie du christianisme contre les païens, il défend le monothéisme en l'opposant à la vanité de l'idolâtrie et du polythéisme. La seconde partie, très importante, justifie la foi en l'Incarnation et se pose la question du but de l Incarnation : le Verbe s'est incarné afin de rétablir la connaissance de Dieu et d'anéantir le péché, afin de diviniser l'homme et de l'unir à Dieu par le don de l'Esprit, afin de communiquer à l'homme l'immortalité. l'Incarnation est ordonnée à la rédemption.

Le Verbe s'incarne afin de ramener l'homme à son origine car l'homme fut créé comme une image de Dieu :

Quand l'âme se débarrasse de toute la souillure du péché répandue en elle et ne garde dans sa pureté que la ressemblance et l'image de Dieu et à plus forte raison quand cette image est illuminée, elle y contemple comme dans un miroir le Verbe, image du Dieu Père, et en lui elle contemple le Père dont le Sauveur est l'image.

Contre les païens, 1, 35

Il n'est pas possible de bien écouter la parole sur Dieu sans purifier son cS ur, sans le rendre semblable à Dieu qui est l'objet du désir de l'homme :

Il faut une âme pure, il faut la vertu selon le Christ pour que l'esprit puisse obtenir et saisir ce qu'il désire. Ceci dans la mesure où la nature peut être instruite sur le Verbe de Dieu. Sans une pensée pure et sans une certaine ressemblance entre sa vie et celle des saints, on ne saurait comprendre la parole des saints. Si quelqu'un veut voir la lumière du soleil, il faut nécessairement qu'il essuie et éclaire son oeil, qu'il le purifie pour le rendre semblable à l'objet de son désir afin que son oeil étant devenu lumière, il puisse voir la lumière du soleil.

Sur l Incarnation du Verbe de Dieu, 1, 57

La mort est vaincue :

A la façon de la graine jetée en terre, nous ne périssons pas, nous ne nous dissolvons pas, mais nous sommes semés pour ressusciter. La mort a été réduite à rien par la grâce du Sauveur514.

Le Christ meurt les mains étendues

Ce n'est que sur la croix que l'on meurt les mains étendues. Aussi convenait-il que le Seigneur subit cette mort et étendit les bras : d une main, il attirait le peuple ancien, les Juifs, de l'autre, le reste de l'humanité et il les réunissait tous les deux en lui.

Sur 1 Incarnation du Verbe de Dieu, 1, 2 5

Les lettres festales (de 328 à 373)

Aussitôt après la fête de l'Épiphanie, l'évêque d'Alexandrie envoyait aux fidèles une lettre officielle, appelée Lettre festale ou lettre pascale, c'était une instruction pastorale assez semblable aux mandements de carême. On y annonçait toujours la date de la fête de Pâques, l'ouverture et la fin du jeûne du Carême. Ces lettres sont très scripturaires, intéressantes au point de vue historique car elles permettent de dater sûrement les événements de la vie d'Athanase. On y trouve des mises en garde contre les mélétiens et les ariens. La 39e lettre qui date de 367 contient un catalogue entier des livres bibliques reconnus comme canoniques.

De ces lettres subsistent des fragments grecs et treize lettres en traduction syriaque.

Le rayonnement du saint dimanche (Pâques) s'étend dans une grâce sans limite aux sept semaines de la sainte fête de Pentecôte, durant laquelle nous achèverons, en nous désaltérant dans cette joie, de célébrer la fête pascale dans le Christ Jésus.

6e lettre

Maintenant nous mangeons la Parole du Père et nous signons les linteaux de nos cS urs avec le sang de la Nouvelle Alliance, nous proclamons la grâce qui nous a été donnée par le Rédempteur.

4e lettre

Nous mangeons la Pâque du Seigneur dans une maison qui est l'Église catholique.

5e lettre

... Puissions-nous être prêts à monter avec le Seigneur à la chambre haute afin de manger la Cène avec lui.

6e lettre

Celui qui prendra part au pain divin ressentira toujours la faim du désir et celui qui ressent une telle faim recevra à jamais la grâce comme le lui promet la Sagesse.

6e lettre

A quiconque désire célébrer la fête, que soient grand zèle et grande ardeur, rendons-nous tout auprès de lui qui a déclaré : « Venez à moi, vous tous qui êtes en peine et accablés, car je vous donnerai le repos » : c'est lui qui est notre fête !

24e lettre

N'y aurait-il pas un moyen de ne jamais être séparés les uns des autres, tout en demeurant chacun dans nos tentes respectives ? Ne mangeons-nous pas le même Agneau, comme unis tous en un même baiser ? Il est notre Seigneur immolé pour nous, notre Pâque, le Christ, et il dit : « Là où deux ou trois sont assemblés en mon nom, je suis là, au milieu d'eux ». Le Sauveur est au milieu de nous : nous ne sommes pas éloignés les uns des autres tandis que nous célébrons la fête.

38e lettre515

Lettre encyclique aux évêques (339 ou 340)

Les eusébiens avaient prononcé la déposition d Athanase et Grégoire de Cappadoce avait été nommé évêque d'Alexandrie. Sous la protection de l'armée, il avait pris possession du siège épiscopal. Athanase écrit à tous les évêques et proteste : c'est son premier écrit polémique :

Il faut me défendre et protester contre les monstruosités dont je suis victime... Si tout à coup, il vous arrivait par ordre un successeur, est-ce que vous le supporteriez ? Ne crieriez-vous pas vengeance ? Voici le moment de vous soulever, si vous vous taisez, le mal présent s'étendra à toutes les Églises.

Lettre encyclique, 7

Lettre sur les décrets de Nicée (350/35 1)

Cette lettre est particulièrement importante parce qu'elle réunit les documents du concile de Nicée : la règle de foi d'Eusèbe de Césarée, la forme révisée qui fut adoptée. Athanase justifie l'emploi de l'homoousios, terme non scripturaire, et en précise le sens conforme à ce que dit l'Ecriture.

Lettre à Dracontius (354 ou 355)

Le peuple et le clergé avaient choisi comme évêque de la petite cité d'Hermopolis, dont le siège épiscopal était vacant, le moine Dracontius qui se récuse. Mais l'Église est en péril et Dracontius serait un modèle de foi : Athanase insiste pour que le moine se mette sans hésiter au service de l'Église :

Il ne convient pas de fuir en ce moment où l'Eglise est menacée de si grands malheurs, L'évêché deviendrait la proie de gens malhonnêtes. Le Seigneur nous connaît bien mieux que nous ne nous connaissons nous-mêmes et il sait à qui il confie son Église. Que celui qui ne se croit pas digne ne considère pas sa vie passée, mais qu'il accomplisse sa mission. Hâte-toi, mon bien-aimé, n'hésite pas, pense à celui qui te confie ce devoir...Étanche la soif des autres par tes enseignements : nous connaissons des évêques qui jeûnent et des moines qui mangent ! Des évêques qui ne boivent pas de vin et des moines qui en boivent ! Le peuple attend que tu lui apportes la nourriture, l'enseignement scripturaire. Viens au plus vite. La sainte solennité approche, ne souffre pas que le peuple célèbre Pâques sans toi. Qui lui prêchera la passion si tu n'es pas là ? Qui lui annoncera la résurrection si tu te caches ? Qui lui apprendra à célébrer la fête, si tu t'enfuis ?

Lettre aux évêques d Égypte (356)

Le 8 février 356, sous l'empereur Constance, l'église où Athanase célébrait une vigile fut encerclée par les troupes armées et assaillie. Athanase dut prendre la fuite, il se cacha dans les déserts d'Egypte, c'était son troisième exil. Il écrit à tous les évêques d Égypte et de Libye pour les mettre en garde contre l'hérésie arienne et les affermir dans la foi de Nicée.

Chaque année, semblables à des négociateurs chargés de la paix du monde, les hérétiques se réunissent dans l'intention apparente d'écrire pour la foi ; mais à quoi réussissent-ils ? A recueillir honte et ridicule : leurs écrits sont repoussés et ils les repoussent bientôt eux-mêmes. S'ils avaient confiance en leur première formule, ils n'en composeraient pas une seconde pour la rejeter ensuite et en écrire encore une troisième qu'à la première occasion, ils s'empresseront de changer encore !

6

Que font-ils des textes où le Seigneur lui-même dit : « Moi et mon Père, nous sommes un », « Qui me voit, voit mon Père » ou de cette parole de saint Paul : « Il est le rayon de la gloire et l'image de sa substance » : qui donc ne voit que le rayon est inséparable de la lumière, qu'il participe à sa nature et ne peut en être distingué ?

14

Brillez de l'éclat resplendissant de la foi et de la vérité. C'est pourquoi, je vous en prie, prenez en main la foi établie par les évêques au concile de Nicée, ayez une foi confiante au Seigneur, soyez pour tous un exemple de foi.

21

Vie de saint Antoine

La Vie de saint Antoine est un document monastique de grande importance, c'est une S uvre très belle. Encore faut-il bien en comprendre le genre littéraire. Elle est bien moins une biographie, la plus ancienne biographie de moine que nous possédions, qu'une S uvre d'édification adressée par saint Athanase « aux moines habitant en pays étranger », c'est-à-dire aux moines de l'Occident. Elle est un programme d'ascèse illustré par une vie et présenté par le discours ascétique d'Antoine. La vie d'Antoine se présente comme une suite de conversions de plus en plus profondes, comme un dépassement perpétuel516. Elle est un effort pour parvenir, à travers le travail manuel et l'incessante méditation de la Bible, à la prière perpétuelle.

La première ascèse d'Antoine est l'attention à soi-même, l'éveil de la conscience sous le regard de Dieu :

Antoine faisait ce raisonnement vraiment admirable : il ne faut pas mesurer le chemin de la vertu, ni la vie dans la retraite en vue de la vertu par le temps, mais par le désir et la résolution. Lui-même ne se souvenait pas du temps passé, mais jour après jour, comme s'il débutait dans l'ascèse, il s'efforçait davantage au progrès, se répétant continuellement le mot de saint Paul : « Oubliant ce qui est derrière moi, et me portant de tout moi-même vers ce qui est en avant, je cours droit au but »517. Il se souvenait aussi de la parole d'Élie : « Le Seigneur est vivant devant qui je me tiens aujourd'hui »518. Il faisait remarquer qu'en disant aujourd'hui, Elie ne comptait pas le temps passé. Donc, comme s'il en était toujours au commencement, chaque jour il s'efforçait de se montrer tel qu'il faut paraître devant Dieu : pur de cS ur et prêt à obéir à sa volonté et à nulle autre.

7

Cependant, un conflit dramatique marque le passage à la vie érémitique (Antoine s'est formé auprès d'autres ascètes) : Antoine entre en lutte ouverte contre le démon.

Ces « diableries » ont donné naissance à toute une littérature (Flaubert), à toute une illustration par la peinture aussi (Jérôme Bosch et Breughel) qui risquent de défigurer l'intention d'Athanase et aussi tout simplement, et plus profondément, la vérité du christianisme.

Si vous aviez quelque puissance, (disait Antoine à une multitude de démons : spectres de lions, d'ours, de léopards, de taureaux, de serpents, d'aspics, de scorpions et de loups), il suffisait qu'un seul de vous vînt, mais le Seigneur vous a coupé le nerf, alors vous essayez de m'effrayer par votre nombre. C'est un signe de votre faiblesse que vous imitiez des formes de brutes.

9

Intrépide et l'âme bien vigilante, Antoine se moquait d'eux.

9

Le Christ, poussé par l'Esprit, avait été conduit au désert pour y vaincre le démon. Nouvel Adam, il opposait sa victoire à la chute du premier homme (qu'on se souvienne du thème de la récapitulation chez Irénée). Antoine - le moine (et tout chrétien) imite cette démarche du Christ, mieux il y participe. Il part au désert afin d'y vaincre le démon, avec et par le Christ. Le champ décisif de cette lutte, le désert, est intérieur : c'est en lui que, par la foi, le moine remporte la victoire et cette victoire a une signification rédemptrice. Elle prolonge la victoire du Christ, elle est une S uvre de salut. Antoine vit dans la confiance absolue en l S uvre rédemptrice.

Qu'on ne s'imagine pas que les pages des tentations d'Antoine sont naïves et dépassées. Elles transposent certes au plan du mythe, elles traduisent en images toute une théologie, celle de la foi victorieuse qui nous associe au Christ qui seul remporte la victoire. La sérénité d'Antoine est une confession de foi. Sa conscience et son subconscient sont captivés par le Christ. Toute la mystique d'Antoine est christocentrique. C'est parce qu'il est uni par la foi au Christ qu'il ose affronter le démon face à face dans ses derniers repaires : dans le désert, c'est-à-dire dans la solitude inhumaine, comme le Christ, et dans les tombes, c'est-à-dire dans le lieu de la corruption humaine, de la mort, comme le Christ qui se rendit au tombeau de Lazare pour manifester sa victoire sur la mort.

Antoine mettait le Christ dans son cS ur.

5

La prière continuelle d'Antoine inclut le défi victorieux aux puissances du mal, elle est sa foi vivante : Antoine est « martyr par la conscience et athlète des combats de la foi ».

Il est certain qu'Athanase connut très bien Antoine mais, encore que les étapes de la vie d'Antoine sont sans doute « historiques » : formation à l'ascèse aux environs de son village - reclus vingt ans dans un fort abandonné - période d' « apostolat » : l'ermite fait don aux autres de son expérience spirituelle - dans le désert intérieur : en haute Thébaïde - le récit de la Vita est d'abord une S uvre d'édification, une page de théologie populaire. Qui ne voit que l'amour passionné du Christ qui lança Athanase dans de terribles combats anime toute cette S uvre et est autant une résonance de l'âme d'Athanase que de celle d Antoine ? Athanase présente à travers la Vie d Antoine à la fois un exemple de vie monastique et son propre idéal de vie.

Il faut remarquer encore la transfiguration progressive d'Antoine

Ses amis vinrent, brisèrent et enfoncèrent la porte. Antoine sortit, comme initié aux mystères dans le secret du temple et comme inspiré d'un souffle divin... spirituellement pur... En lui, ni rire, ni tristesse, la multitude ne le troublait pas, tant de gens qui le saluaient ne lui donnaient pas de joie excessive : toujours égal à lui-même, gouverné par la raison, naturel.

14

Naturel : la conversion du moine (du chrétien) est un retour à la nature telle qu'elle est sortie des mains du Créateur, un retour au Paradis (ce que symbolise la domination sur les bêtes sauvages, thème fréquent de la littérature monastique)519. La nature de l'homme est bonne, S uvre du Créateur :

La vertu n'est pas loin de nous, elle est en nous et elle est facile pourvu que nous voulions. Le Seigneur a dit : Le royaume des cieux est au-dedans de vous. La vertu n'a besoin que de notre bon vouloir. La chose n'est pas difficile : si nous demeurons tels que nous avons été faits, nous sommes dans la vertu. Gardons notre âme au Seigneur, comme ayant reçu un dépôt, afin qu'il reconnaisse son S uvre, la trouvant telle qu'il l'a faite.

20

Notons la grande familiarité d Antoine avec les Écritures :

Ne vous étonnez pas que l'empereur Constantin nous écrive, c'est un homme ! Admirez plutôt que Dieu ait écrit une loi aux hommes et nous ait parlé par son propre Fils.

81

Saint Antoine recommande « d'avoir tous les jours la mort présente devant les yeux »520 :

Si nous vivons comme devant mourir chaque jour, nous ne pécherons pas.

19

Et il recommande aussi de « veiller à toute heure sur les actions de sa vie »521, ancêtre de ceux qui recommandent les examens de conscience et les révisions de vie !

Que chacun tienne le compte de ses actions du jour et de la nuit... Voici une chose à observer pour s'assurer de ne pas pécher : remarquons et écrivons, chacun, comme pour nous les faire mutuellement connaître et soyons sûrs que, par honte d'être connus, nous cesserons de pécher et d'avoir au cS ur rien de pervers... Que l'écriture remplace les regards des compagnons d'ascèse : rougissant d'écrire autant que d'être vus, gardons-nous de toute pensée mauvaise.

55

Le signe même de la présence de la grâce est

la joie et l'allégresse et le courage qui s'insinuent dans l'âme car avec eux est le Seigneur qui est notre joie et la puissance de Dieu le Père.

35

La solitude d'Antoine a porté des fruits de charité : la vie contemplative l'a mené à la vie apostolique, Dieu lui a accordé la paternité spirituelle. Son combat contre le démon est un témoignage devant l'Église, en elle et pour elle.

Il combattait à genoux, priant le Seigneur.

51

Les lecteurs assidus de la Vie d Antoine diront volontiers avec saint Athanase :

Le seul fait de me souvenir d'Antoine est d'un grand profit.

Préface522

Trois discours contre les Ariens (356 - 358)

Cette S uvre maîtresse d'Athanase date de son troisième exil et fut donc écrite dans les déserts d'Égypte. La date est cependant discutée. Un quatrième discours fut ajouté à l'écrit, mais il n'est pas de la main d'Athanase.

Dans le premier discours de ce vrai traité théologique, Athanase explique et défend la foi du concile de Nicée. Il cite des extraits de la Thalie d'Arius qu'il réfute. Les deuxième et troisième discours discutent les textes scripturaires invoqués par les ariens à l'appui de leurs erreurs. Ils en donnent l'exégèse.

Relevons avant tout cette courte sentence qui est comme la synthèse de la pensée d'Athanase et l'idée maîtresse de la théologie des Pères grecs :

Dieu s'est incarné pour déifier l'homme.

1,39

L'incarnation est ordonnée à la rédemption et comment une créature pourrait-elle accorder à l'homme la divinisation ?

Faites du Fils une créature, l'homme demeure dans la mort, faute d'être uni à Dieu... jamais une créature ne peut être le salut de la création puisqu'elle a besoin elle-même du salut.

2,69

Le Verbe supportait les infirmités de la chair, car la chair était à lui, et sa chair collaborait aux S uvres de sa divinité, parce que la divinité était dans la chair car ce corps appartenait à Dieu... Oui, certes, le Seigneur, ayant accepté de revêtir la nature humaine, la revêtit tout entière avec ses misères... qui n'admirerait cette S uvre vraiment divine ? Si les S uvres de la divinité du Verbe n'avaient pas été accomplies dans un corps, l'homme n'aurait pas participé à la divinité ; de même si l'on refusait d'admettre pour le Verbe ce qui est de la chair, le Verbe n'aurait pas assumé l'homme en lui... mais maintenant, de même que tous, issus de la terre, nous mourons en Adam, ainsi rénovés d'en haut par l'eau et l'Esprit, tous nous sommes vivifiés dans le Christ, notre chair n'étant plus liée à la terre, mais transfigurée par le Verbe de Dieu, fait chair parmi nous.

2,30

L'abaissement du Verbe se faisant en tout semblable à nous est donc l'élèvement de l'homme, le principe même de sa divinisation :

Le caractère tout entier du christianisme est précisément dans l'abaissement de la divinité.

Nous citons ceci d'après Moelher qui donne entre parenthèses le texte grec qui se traduit littéralement ainsi :

Le caractère tout entier du christianisme est précisément dans les paroles et actions (du Seigneur) toutes conformes à l'humble condition humaine.

Discours contre les ariens523

Apologie contre les ariens (357)

Athanase réunit dans cet ouvrage tous les documents de la controverse arienne, il ne retient cependant pas les documents ennemis car il s'agit d'une apologie personnelle, d'un plaidoyer dressé pour sa justification.

Apologie à Constance (357)

Il est probable que déjà cet écrit qui est censé s'adresser directement à l'empereur Constance était rédigé mais dans les déserts d'Égypte, Athanase y mit la dernière main, le style de l S uvre assez calme est très soigné. Athanase s'y justifie avec une douce fermeté. Il envoie cette apologie à l'évêque intrus Georges de Cappadoce qui occupe sa place à Alexandrie.

Apologie au sujet de sa fuite (357)

Nouvelle brillante justification d'Athanase. écrite cette fois en un style fougueux en cette même année 357 où l'évêque se consacre vraiment à son S uvre polémique. Ne pouvant agir à Alexandrie, il écrit dans le désert.

Ils osent me traiter de lâche parce que je ne me suis pas laissé assassiner !... ils ne cessent de bourdonner espérant que je vais me livrer entre leurs mains !... la fuite du persécuté est une accusation du persécuteur... Le Seigneur se cachait et fuyait mais l'heure venue, il s'adresse à son Père : Mon Père, l'heure est venue, glorifie ton Fils. Dès ce moment, il ne se déroba plus, il se tint au milieu de ceux qui le cherchaient, dans la volonté d'être pris... Quand les saints revenaient dans leur fuite vers leurs poursuivants, ils ne le faisaient pas témérairement, c'était sous l'inspiration de l'Esprit qu'ils venaient s'offrir à leurs ennemis, cherchant à obéir à la volonté de Dieu... ils ne fuyaient pas par peur, leur fuite était un combat et une réflexion sur la mort.

Histoire des ariens (3 5 7-3 5 8)

Cet ouvrage est écrit directement pour les moines et dans le but d'encourager leur résistance. Athanase cette fois ne ménage pas les injures. Il s'attaque avec virulence à ceux qui ne cessent de le persécuter. L'empereur Constance y échappe moins que personne :

On dirait qu'on joue une comédie sur la scène ! Les soi-disant évêques sont les comédiens ! Constance est l'auteur de la pièce. Il renouvelle la promesse d'Hérode à Hérodiade et tous reprennent alors la danse de leurs calomnies, demandant l'exil et la mort de ceux qui gardent leur foi au Seigneur.

52

Athanase se plaint des contraintes injustes exercées par les hérétiques :

Le propre de la religion n'est pas de contraindre mais de persuader.

Hist. ar., PG 25, 773

Quatre lettres à Sérapion (358/362)

Une correspondance s'échangea entre l'évêque de Thmuis, Sérapion, et l'évêque Athanase exilé au désert (3e exil) au sujet de la divinité du Saint-Esprit. Nous n'avons gardé que les réponses d'Athanase, vraies dissertations dogmatiques sur le sujet.

Nulle part ne se lit l'affirmation nette : le Saint-Esprit est Dieu, mais partout elle est présente sous sa forme négative : le Saint-Esprit n'est pas un ange, pas une créature etc. Il n'y a pas de contresens possible mais Athanase, comme saint Basile d'ailleurs vers 375, dans son Traité du Saint-Esprit, évite de heurter de front ceux qui cherchent et discutent. Partout, l'auteur insiste encore et longuement sur la doctrine de la divinité du Verbe incarné. C'est que, pour Athanase, les deux doctrines sont solidaires, intimement liées :

Qu'on s'étonne d'une telle démence : ils ne veulent pas que le Fils soit une créature, et en cela, ils ont raison, mais comment peuvent-ils alors même supporter d'entendre que l'Esprit du Fils est une créature ?

1,2

Pourquoi rangent-ils avec les créatures l'Esprit de la Trinité ? C'est là diviser et ruiner la Trinité.

1,2

Unique est la grâce qui du Père par le Fils s'achève dans l'Esprit Saint ; unique est la divinité et il n'y a qu'un Dieu qui est au-dessus de tout, à travers tout et en tout.

1,14

Ce qui a été remis à la foi, ce n'est point par la sagesse humaine mais bien par la soumission de la foi qu'il convient de le méditer.

1,17

Lettre sur les synodes de Rimini et de Séleucis (359)

A la demande de l'empereur Constance qui voulait rétablir la paix religieuse, deux conciles se réunirent l'un en Orient à Séleucie, l'autre en Occident à Rimini. De part et d'autre, on recherchait au fond un compromis dogmatique. Saint Athanase en exil se plaint de l'instabilité des professions de foi qui se succèdent et il leur oppose la ferme fixité de la formule de Nicée. Si nous avons parlé de cette S uvre, alors que nous n'avons pas fait l'historique de ces synodes, dans la vie d Athanase, c'est que nous voulions citer cet extrait qui cerne parfaitement la position d Athanase, ferme toujours et lucide mais non pas fanatique :

Ceux qui acceptent tout ce qui a été décidé à Nicée et n'hésitent que sur le mot consubstantiel (homoousios) ne doivent point être traités en ennemis et nous-mêmes ne les combattons pas comme des ariens ou des adversaires des Pères, nous leur adressons la parole comme à des frères qui ont la même pensée que nous et ne discutent que sur les mots.

De synodis, 41

Ce mot d'ailleurs, Athanase l'explique et le présente comme le mot juste.

Traité sur l Incarnation contre les ariens (365)

Une nouvelle fois, contre les ariens, Athanase défend la divinité du Verbe incarné, insiste sur le but de l'incarnation, et défend aussi la doctrine de la divinité du Saint-Esprit. Le traité est assez court.

Le Fils de Dieu est devenu le Fils de l'homme afin que les enfants des hommes, les enfants d'Adam, puissent devenir les enfants de Dieu... afin que nous puissions donner à Dieu le titre de Père... le Fils de Dieu goûte la mort afin que les enfants des hommes puissent participer à la vie de Dieu. Il est Fils de Dieu par nature, nous le sommes par grâce.

8 et 12

Le Verbe s'est fait chair afin que nous puissions recevoir l'Esprit.

8, PG 26, 996 C.

Sur la virginité

Athanase, sain t Jérôme l'atteste, a écrit à plusieurs reprises sur la virginité524. Plusieurs écrits sur la virginité lui sont attribués mais il est difficile d'en prouver l'authenticité.

Que devez-vous faire ? Tenir la salle de noces balayée de toute pensée mauvaise et hérétique et tout ornée de haut en bas... il faut vous y tenir, et à vous faut quotidiennement ou plutôt à chaque instant converser avec votre fiancé, c'est-à-dire le Verbe, la Parole de Dieu, il ne faut pas repousser loin de vous son langage. Votre langage avec lui, ce sont la prière, la ferveur et votre résolution, son langage à lui avec vous, ce sont les pensées justes qui vous montent au cS ur, celles par lesquelles il excite votre ferveur et augmente en vous votre amour pour lui.

Lettre aux vierges525

La virginité, c'est comme un jardin fermé qui n'est foulé par personne sinon par son jardinier. C'est lui ton époux, lui qui te donnera la couronne, lui qui te préparera la robe du festin nuptial, lui qui te découvrira les trésors, qui te préparera la table du Père et t'abreuvera d'un torrent de délices. Attends-le, contemple-le dans ton esprit, parle-lui, réjouis-toi avec lui, reçois tout de lui.

Lettres aux Vierges526

Saint Athanase écrivit encore d'autres lettres et des S uvres pastorales d'exégèse ou d'ascétisme.

Le Symbole de saint Athanase lui fut attribué à partir du VIIe siècle. La question d'auteur et de date est encore discutée. On proposa les noms de saint Ambroise, de saint Césaire d Arles ? Ce serait un écrit du Ve siècle, latin d'origine, sans doute de provenance gallicane.

CONCLUSION

Dans son panégyrique de saint Athanase, saint Grégoire de Nazianze, qui ne lui ménage pas les éloges, semble bien avoir trouvé les mots les plus justes pour caractériser l'évêque d'Alexandrie lorsqu'il l'appelle « colonne de l'Église », « athlète de la vérité ».

Les auteurs modernes soulignent plus volontiers que ceux des siècles précédents les défauts d Athanase, sa partialité, sa diplomatie, son intransigeance. On le dit intraitable et il le fut ! Son obstination a certainement contribué à raviver les luttes politico-religieuses que les empereurs, peu soucieux de subtilités théologiques, s'employaient à calmer. Mais le recul de l'histoire a donné raison à Athanase : il voyait clair là où tant d'évêques hésitaient et l'enjeu doctrinal était d'une importance telle qu'aucune concession en ce domaine n'était permise. Athanase comprit clairement que céder c'eût été trahir sa foi : le Christ est vrai Dieu et Sauveur. Le christianisme repose sur ce fondement.

Le danger qui menaçait l'Église n'était pas illusoire, il fut si grand qu'un saint Jérôme s'écriait : « Tout l'univers gémit et s'étonne de se voir arien »527. Et saint Grégoire de Nazianze, dans son panégyrique encore, s'exprimait ainsi : « Même dans notre camp, beaucoup avaient une foi malade touchant le Fils et un plus grand nombre encore touchant le Saint-Esprit ». La foi d Athanase, saine et ferme, jamais ne vacilla, elle tint l'unité de la Trinité et l'identité du Père, du Fils, de l'Esprit. Certes, le vocabulaire théologique gagnera encore en précision, mais Athanase en a posé les bases. Ce n'est pas pour un quelconque motif politique qu'il s'opposa à l'empereur, il savait devoir revendiquer la liberté de l'Eglise :

l'Église est-elle affaire de l'empereur ?

Histoire des ariens, 52,3

Les S uvres écrites d Athanase sont nombreuses, ce sont des S uvres de combat et d'action. Le style est très clair, dense, trop rapide néanmoins pour être très soigné. Les vérités théologiques n'ont rien d'abstrait, elles sont vie. La passion du Christ anime celui qui défend la divinité du Christ, cause de notre salut, principe de notre divinisation.

Athanase n'a jamais développé un point de doctrine sans le considérer dans ses rapports avec l'essence du christianisme et sans l'y ramener avec l'intelligence la plus nette528.

On ne peut lire Athanase sans vivifier sa foi au contact de la sienne, on ne l'étudie pas sans profit. C'est ce que dit si bien J-A. Moelher qui l'a longuement étudié et qui a pénétré au cS ur même de sa doctrine :

Dès que je commençai à m'instruire de l'histoire ecclésiastique, Athanase me parut un personnage de la plus haute importance, sa destinée si extraordinaire, la persécution qu'il éprouva pour la foi, son rétablissement, son second renversement suivi d'une nouvelle élévation, sa dignité chrétienne, son élévation au-dessus des plus grands malheurs qui reluit dans tout le cours de son histoire, excitèrent en moi une si vive sympathie, que j'éprouvai un désir ardent de connaître de plus près ce grand homme et de l'étudier dans ses propres ouvrages. Le sentiment mystérieux qui m'avait attiré vers lui ne me trompa point, j'y découvris une source abondante de nourriture spirituelle529.

Le vieil évêque Ossius de Cordoue était presque centenaire. En 357, l'empereur Constance et les évêques ariens, à force de menaces et de violences, lui firent signer une profession de foi hérétique. Le vieillard ne comprenait plus clairement sans doute la portée des mots qu'il signait. Mais on lui demanda ensuite : « Et maintenant, maudis Athanase ». Ossius se redressa et répondit fermement : « Non, jamais ». Il écrivit ensuite à l'empereur :

Dieu t'a donné l'empire, mais à nous il a confié l'Église... Je ne donnerai jamais de signature contre Athanase.

Lettre d'Ossius, dans Hist. ar., 44

Le nom d'Athanase est synonyme de fermeté et d'orthodoxie de la foi. <retour

251 Le début de la page

N. 252  HILAIRE de POITIERS 367)

L'Athanase de lOccident

I - VIE

- Sources

1. Les origines

2. L'épiscopat

Avant l'exil : 350-356

L'exil : 356-361

Après l'exil : 361-367

II - R UVRES

-Le style

1. Avant l'exil

Commentaire sur l Evangile de S. Matthieu

Livre contre Valens et Ursace

2. Durant l'exil

De Trinitate

Sur les Synodes

Contre Constance

3. Après l'exil

Traité sur les psaumes

Traité des mystères

Contre Auxence

Conclusion : Hilaire, Athanase de l Occident, trait d'union entre l Orient et l Occident.

Les rayons du Verbe sont éternellement prêts à luire là où, simplement, s'ouvrent les fenêtres de l'âme.

Sur le psaume 118, 12, 5

I - VIE

Sources

On ignore presque tout des origines de saint Hilaire : ce n'est que par déduction, en se basant sur des allusions recueillies dans ses S uvres ou sur des affirmations de S. Jérôme (De viris illustribus) que l'on peut proposer à titre d'hypothèses ce qui se dit le plus communément.

La période de l'épiscopat est au contraire très bien connue les S uvres d'Hilaire nous renseignent sur sa lutte tant historique que dogmatique contre l'arianisme.

Sulpice-Sévère (360-420) parle d'Hilaire dans ses Chronica. Venance Fortunat ( peu après 600) a rédigé une Vita d'Hilaire.

1. Les origines

Hilaire naquit à Poitiers, en Aquitaine, entre 310 et 320. Fut-il païen ou chrétien ? Sa famille était-elle d'origine chrétienne ? On avance le plus souvent qu'Hilaire naquit d'une noble famille païenne, se convertit, et fut baptisé à l'âge adulte.

Qu'Hilaire fut baptisé à l'âge adulte, c'est certain, il nous le dit lui-même (De Trinitate, VI, 21), mais cela ne signifie pas nécessairement que sa famille ait été païenne.

On ne sait rien de précis non plus sur la formation philosophique et littéraire d'Hilaire. Ses S uvres en témoignent et elle dut être excellente, Hilaire est un penseur et un styliste de grande classe et les centres intellectuels d'Aquitaine - Autun et Bordeaux étaient réputés pour leur qualité.

La conversion d'Hilaire

Le livre I du De Trinitate, rédigé sans doute en 356/357, se présente comme un prologue et il retrace, dans une sorte de « confession » - on pense aux Confessions de S. Augustin - le récit de la conversion d'Hilaire. On se pose souvent la question : est-ce vraiment une page d'autobiographie ou serait-ce une fiction littéraire, sorte de stylisation de la démarche de foi ? Qu'il y ait stylisation, c'est probable, mais on ne voit pas bien pourquoi Hilaire ne se rapporterait pas, comme il le dit, à un souvenir personnel, à une profonde expérience spirituelle de sa vie passée.

C'est en effet d'après ces pages, par une démarche spirituelle toute personnelle et réfléchie qu'Hilaire se mit à la recherche de la vérité, du sens et du but de la vie. Dans sa quête de vérité, la découverte des Saintes Écritures fut pour lui décisive et la lecture du Prologue de l'évangile de S. Jean « fit franchir à son esprit ses propres limites » (De Trin., 1, 10).

Je faisais toutes ces réflexions lorsque les livres écrits par Moïse et par les prophètes, ainsi que l'enseigne la religion des Hébreux, me tombèrent entre les mains, et j'y lus ces paroles que Dieu prononce en parlant de lui-même : Je suis celui qui est...

De Trin., 1, 5

J'étais sûr de Dieu, mais je craignais que mon esprit ne disparaisse avec mon corps. Puis je lus ces vérités capitales de l'enseignement de l'évangile : « Au commencement était le Verbe et le Verbe était en Dieu et le Verbe s'est fait chair et il a habité parmi nous ». D'un seul coup mon intelligence franchit ses propres limites et en apprit sur Dieu plus que je ne pouvais l'espérer... Je compris que le Verbe s'est fait chair pour que par lui la chair puisse s'élever jusqu'à Dieu. Car la chair dont il s'est revêtu, c'est la nôtre et c'est chez nous qu'il habite ! Mon âme fut emplie d'une douce joie car, par la chair, je m'approchai de Dieu et, par la foi, j'étais appelé à une nouvelle naissance... Cette vérité que Dieu au commencement était avec Dieu, que le Verbe s'est fait chair et qu'il a habité parmi nous, cette vérité, j'y croyais de tout mon être. Mais non parce que je la comprenais, plutôt parce que je pensais pouvoir la comprendre dès l'instant que j'y croyais.

De Trin., 1, 10 et 11

Au témoignage de Venance Fortunat, Hilaire était marié et père d'une fille nommée Abra530.

Il reçut le baptême vers 350, et assez peu de temps après, d'après son propre témoignage531, il fut élevé à l'épiscopat. Il devenait évêque de sa ville natale.

2. L'épiscopat

- Avant l'exil : de 350 à 356.

Hilaire évêque commente les Écritures pour son peuple. Il rédige son Commentaire sur l'évangile de S. Matthieu.

Arius n'y est pas nommé, mais la mise en garde contre l'hérésie est si ferme et la doctrine christologique si sûre et centrale qu'il semble difficile d'admettre qu'Hilaire n'ait pas été averti du danger532.

La doctrine d'Hilaire est ferme et telle qu'il ne peut que s'opposer à l'arianisme. Il ne semble pas qu'il ait assisté aux deux synodes ariens tenus en Occident, à Arles (353) et à Milan (355). On s'en souvient : c'est vers la fin de la période de l'épiscopat d'Athanase à laquelle on donne le nom de « décade d'or » (346-356) que le Concile de Milan avait prononcé sa condamnation d'après la volonté formelle de l'empereur Constance qui cherchait à gagner tout l'Occident à l'arianisme. Or, à la suite de ce concile, l'évêque métropolitain Saturnin d'Arles voulut imposer l'arianisme à toute l'Église des Gaules. Dès lors, sans hésiter, Hilaire entre en lice et organise la résistance : il sera dès ce moment l'Athanase de l'Occident.

L'évêque Saturnin réagit et convoqua au début de 356 un synode à Béziers. Hilaire tenta d'y défendre la cause d'Athanase. Aussitôt de Milan, un ordre de l'empereur Constance parvenait : Hilaire devait partir en exil.

Signalons encore que vers 355, Martin, futur apôtre des Gaules et évêque de Tours, vint pour la première fois à Poitiers et y connut Hilaire qui l'admit d'ailleurs parmi ses clercs au rang d'exorciste.

- L'exil : de 356 à 361

Hilaire dut partir en Orient, il résida habituellement en Phrygie, l'actuelle Turquie, mais on lui laissa une grande liberté de mouvements.

Cette période fut la plus importante, la plus féconde de sa vie : il approfondit sa doctrine, étudiant les Pères grecs et surtout Origène. D'autre part, de 356 à 359, il composa son chef d S uvre, le De Trinitate. En 358, il rédigea le De Synodis.

En 359, Hilaire fut convoqué par les évêques de l'Orient au concile de Séleucie. La confusion des esprits était extrême. Les évêques se trouvèrent profondément divisés entre eux. Veut-on un exemple désastreux de ce qui se disait ouvertement, et cela sous prétexte de rejeter l'homoousios non scripturaire ? Interrogé par Hilaire, un évêque lui répondit : « Le Fils n'est pas semblable à Dieu puisqu'il n'est pas Dieu et n'est pas né de sa substance mais il est semblable au Père parce qu'il est le fils de sa volonté. » Saint Hilaire qui rapporte ces paroles conclut, consterné : « Haec audiens, hebui : entendant cela, j'en fus hébété ! »533

Provoquées par l'empereur, « les professions de foi paraissent au mois ou à l'année »534 ! Les évêques d'Occident rejoignirent ceux de l'Orient pour gagner Constantinople et ils s'entendirent pour « arriver à l'unité dans l'incrédulité », selon l'expression d'Hilaire. La victoire de l'arianisme était complète. Hilaire poussa un cri d'alarme et demanda à l'empereur d'être entendu en sa présence dans une discussion théologique avec Saturnin, l'évêque d'Arles. Les ariens firent pression sur l'empereur et sans lever en rien sa précédente sentence de condamnation, il enjoignit à Hilaire, ce « perturbateur de l Orient »535 de regagner la Gaule ! Avant de quitter l'Asie, Hilaire dénonça encore l'apostasie quasi générale dans un nouvel écrit : le Contra Constantium (360).

- Après l'exil : de 361 à 367

Saint Hilaire revenant en Gaule s'appliqua avec la plus grande douceur, cette douceur délicate qui le caractérise, à regagner les évêques qui avaient défailli. Jamais il ne s'était montré intransigeant avec les hommes ; fidèle à sa foi, toujours, il avait tenté de la propager avec la plus grande bienveillance :

Pendant tout le temps de mon exil, j'ai gardé ma résolution de ne céder en rien au sujet de la confession du Christ mais je n'ai voulu repousser aucun moyen honnête et acceptable de procurer l'unité.

Contra Const., 2

Je n'ai jamais pensé que ce fût un crime de m'entretenir avec eux (les semi-ariens) et, sans participer avec eux aux saints mystères, de prier dans leurs églises, d'appeler tout ce qui pouvait procurer la paix, afin de les ramener de l'antéchrist à Jésus-Christ et de les disposer par la pénitence à recevoir le pardon de leurs erreurs.

Contra Const., 2

L'empereur Constance mourut le 3 novembre 361. La lutte religieuse s'apaisa en Occident.

En 360-361, nous retrouvons le futur Martin de Tours à Poitiers où il venait rejoindre l'évêque Hilaire, Martin fonda alors le monastère de Ligugé.

Hilaire se consacra à l'éducation religieuse de son peuple. Il rédigea un Commentaire sur Job, un Commentaire du Cantique des cantiques, un Livre d'hymnes, le Commentaire des psaumes.

Hilaire mourut à Poitiers en 367 ou en 368. La date précise de sa mort n'est pas connue avec certitude.

II - R UVRES

Le Style

Hilaire écrit en artiste. Dans une pensée religieuse, il consacre sa parole à Dieu. Parlant de Dieu, il veut que sa parole soit un hommage de beauté au Créateur, il cherche surtout, écrivant au service de la foi, à ce que « l'expression rende bien sa pensée »536. Le style d'Hilaire est d'une beauté consommée, l'évêque de Poitiers n'hésite pas à se forger sa langue et son latin élégant et dense est difficile à traduire : son langage recherché a bien quelque obscurité.

D'autre part, les grandes compositions littéraires sont admirablement construites et ordonnées : Hilaire « cherche à conduire l'esprit de ses lecteurs, peu à peu, comme par une pente douce »537.

Ce style révèle vraiment l'homme : délicat, doux, respectueux, pacificateur. Il se trouve bien, par exception, quelques pages violentes et dures : elles témoignent alors de la gravité de la lutte religieuse. Il en allait vraiment de la foi et l'hérésie subtile devait être dénoncée.

Saint Jérôme semble faire allusion à une certaine préciosité du style d'Hilaire lorsqu'il dit « Hilaire se hausse sur le cothurne gaulois »538, ailleurs il nomme Hilaire « le Rhône de l'éloquence latine », et dit « que son éloquence s'épanche à flots »539.

Citons Hilaire lui-même :

Il convient que nous qui sommes chargés de faire connaître aux hommes les paroles de Dieu, nous nous montrions dignes d'un tel devoir. Nous sommes l'instrument de l'Esprit Saint dont la parole résonne dans la diversité des discours. Veillons donc à ne rien dire de vil. Souvenons-nous de cette parole Maudit celui qui accomplit l S uvre de Dieu avec négligence !

Sur le psaume, 13, 1

1. Avant l'exil

Commentaire sur l'évangile de S. Matthieu (353-356)

Ce commentaire important dont un Jérôme, un Ambroise et un Augustin firent leur nourriture spirituelle, est la première explication suivie d'un texte de l'Ecriture qui nous soit parvenue de l'Occident, composée en langue latine. La rédaction en est très soignée. La christologie apparaît vraiment au centre des préoccupations d'Hilaire. Il dit avec force que le péché contre l'Esprit, irrémissible puisqu'il nous coupe du salut, consiste à ne pas confesser ensemble l'humanité et la divinité de Jésus :

Caret misericordia si Deus negetur in Christo : la miséricorde tarit si on nie Dieu dans le Christ.

12,17

Le Fils de Dieu est Dieu par identité de substance. « Cette affirmation dépasse les ressources de la parole humaine » (4, 14) mais elle seule justifie le nom de Seigneur que le Christ revendique lui-même : « Le Seigneur a dit à mon Seigneur : assieds-toi à ma droite » (Ps. 109). En rappelant cette parole aux Juifs, le Christ les invite à reconnaître dans le Fils de David « La substance de l'éternelle vertu et puissance » (23, 8).

L S uvre témoigne du sens pastoral d'Hilaire. Il se penche sur « l'intelligence intérieure » (2,2) de l'évangile, il scrute le sens profond, le symbolisme des gestes du Christ.

Le modelage de l'homme540 apparaît à Hilaire comme le grand mystère prophétique - magnum prophetiae sacramentum, repris à un niveau de perfection plus élevé par le Christ en qui nous sommes tous remodelés, incorporés (27,7).

Ce commentaire de l'Ecriture insiste sur la connaissance de l'Ecriture. On sait combien les évêques de la période patristique s'attachèrent à la commenter :

C'est par la lecture des livres saints que s'acquiert la science de la doctrine et c'est par le nom du Christ que les démons sont mis en fuite.

6,5

Livre contre Valens et Ursace (356)

Valens de Mursa et Ursace de Singidunum étaient deux représentants de l'hérésie subordinatianiste, ils avaient une grande influence sur l'empereur Constance. Hilaire dénonce leur erreur. En réunissant tous les documents, il cherche à éclairer ses confrères dans l'épiscopat. De cette S uvre, il ne reste que des fragments.

2. Durant l'exil

De Trinitate, De la Trinité (de 356 à 360)

Ce grand ouvrage en douze livres est le chef d S uvre d'Hilaire. Il fut rédigé au moins en deux étapes :

- les livres I à III forment un tout indépendant. C'est un traité sur la foi et c'est la confession de foi d'Hilaire qui a, croit-on, d'abord nommé cette partie le De fide. Cette partie se suffit à elle-même et elle a un accent beaucoup plus personnel.

On date généralement cette partie du De Trinitate du début de l'exil d'Hilaire : 356-357541.

- Hilaire lui-même fit entrer dans le cadre d'un plan nouveau les trois premiers livres du De Trinitate, les adjoignant au reste de son grand travail doctrinal. Tout l'ensemble fut désigné depuis Cassiodore au VIe siècle sous le nom de De Trinitate.

- les livres IV à VI sont consacrés à une réfutation des thèses ariennes.

- les livres VII à XII développent la doctrine trinitaire et christologique d'Hilaire.

Parlant dans la vie d'Hilaire de sa conversion, nous avons noté que le De Trinitate s'ouvre par une page d'autobiographie spirituelle. Hilaire y distingue les divers moments de son ascension : l'âme inquiète ne trouve de repos que dans la foi (ch. 8), elle découvre l'espérance (ch. 11) et s'épanouit alors dans la joie (ch. 12, 14).

L'esprit plein de religieuses pensées et tout pénétré de science divine, je me reposais en silence dans la contemplation d'ineffables beautés et je ne croyais pas qu'il fût possible à la nature de l'homme, dans son hommage à l'auteur de la création, de se tenir en deçà ou d'aller au-delà de cette idée : la grandeur de Dieu inaccessible à l'intelligence ne l'est point à la foi ; guidée par la foi, l'intelligence reconnaît la nécessité de la religion et elle se perd dans l'infini de la puissance éternelle.

1,8

Agité et toujours inquiet, mon esprit vit alors briller un rayon d'espérance, bien plus vif qu'il ne s'y attendait.

1, 11

C'est tout joyeux que mon esprit embrassa cette doctrine : la chair (assumée par le Christ) me ramenait à Dieu, la foi m'appelait à une nouvelle naissance... Je croyais à cette doctrine, non pas parce que je la comprenais, mais je sentais bien que je pourrais arriver à la comprendre si j'y croyais.

1,12

Mon esprit se reposait avec joie dans l'espérance et il goûtait le calme, il ne craignait plus la mort, il pensait à la vie de l'éternité.

1,14

Il est une chose qui importe : la prière. « Il faut prier, il faut chercher, il faut frapper »542. Hilaire ne se lasse ni de le rappeler, ni de le vivre, l'ouvrage, où les appels à Dieu abondent, se conclut par une longue et belle prière.

Donne-moi, Seigneur Dieu, le vrai sens des mots, la lumière de l'intelligence et la foi en la Vérité, afin que ce que je crois, je sache le dire aux hommes.

1,12

J'implore le secours de ta miséricorde afin que, du souffle de ton Esprit, tu gonfles les voiles de ma foi et que tu me pousses à prêcher partout ton saint Nom... Pauvre, j'implore ce qui me manque.

1,37

Conserve, je t'en supplie, sans aucune souillure cette religion en laquelle je crois et, jusqu'au dernier souffle de mon esprit, accorde-moi de rendre ce témoignage de ma conscience.

Fais que je trouve toujours ce que j'ai confessé dans le Symbole de ma régénération, moi qui ai été baptisé dans le Père, le Fils et l'Esprit Saint.

Fais que je te connaisse, toi notre Père, que j'adore ensemble avec toi, ton Fils, que je mérite ton Esprit Saint qui est de toi, par ton Fils unique.

Car j'ai un témoin sûr de ma foi et qui dit : « Père, tout ce qui est à moi est à toi ; et à toi, à moi ». Celui-là est mon Seigneur Jésus-Christ qui habite en toi, qui est de toi et près de toi, toujours Dieu et béni aux siècles des siècles. Amen !

Conclusion du De Trinitate

La foi en la Trinité, en l'unité de Dieu qui n'est pas un Dieu solitaire mais un Dieu unique, Père, Fils, Esprit, la foi en la divinité du Verbe incarné qui s'anéantit dans notre nature humaine pour mener cette nature, notre nature, à la gloire de la résurrection, Hilaire va la développer longuement avec une fermeté remarquable, mais en définitive cette foi est tout simplement celle de son baptême, c'est la vérité révélée inscrite dans l'Ecriture et qu'il faut recevoir, telle quelle, de Dieu -.

Ils arrivent trop tard pour moi, les docteurs impies que ce siècle a produits. Ma foi, tu l'as, mon Dieu, instruite toi-même, et elle connaît trop tard de tels maîtres ! Bien avant que j'eusse entendu leurs noms, j'avais cru en toi, j'ai été régénéré par toi, je suis tien pour toujours.

6,21

Ce livre est écrit dans l'humilité - Hilaire ne cesse d'écouter Dieu et l'enseignement traditionnel de l'Ecriture.

C'est avoir une connaissance parfaite de Dieu que de savoir qu'il est impossible, non pas de le connaître, mais de l'exprimer. La foi le connaît, l'adoration le connaît et seule elle permet de l'exprimer.

2,7

Cette longue méditation sur la Trinité transforme l'exil d'Hilaire en une Joie profonde :

Pour moi, je ne puis ; me plaindre de ce temps où je vis. En prison, je parle par ces livres ! Je me réjouis car l'iniquité sera révélée par mon exil, le mal, incapable de supporter la vérité, exile les prêtres de la sainte doctrine et se choisit des maîtres selon ses désirs. Je suis tout joyeux dans ma prison ! J'exulte dans le Seigneur

10,4

Hilaire sait d'ailleurs que l'Église ne peut être vaincue :

Ce qu'il y a de remarquable en l'Église, c'est que sans cesse attaquée par tant de monde, elle ne peut jamais être vaincue par personne !... Toujours elle existe, une et la même, contre tous, contre chacun. Et voici bien une merveille : en elle, il y a autant de remèdes que de maladies, autant de vérités que de variétés d'erreurs

2,22

De Synodis, sur les Synodes (358)

Le De Synodis est destiné aux évêques de la Gaule. C'est un recueil des multiples formules de foi rédigées dans les synodes de l'Orient. Hilaire s'attache aussi à préciser le sens de la définition solennelle du Concile de Nicée.

C'est dans le De Synodis que l'on relève cette fameuse phrase d'Hilaire :

Je n'avais jamais entendu dire qu'il y eût une foi de Nicée.

91

Il semble qu'il faut comprendre ceci : avant son séjour en Orient, Hilaire ignorait les discussions subtiles sur l'homoousios et Peut-être même la formule de la profession de foi de Nicée. L'effort doctrinal mis en S uvre par Hilaire est remarquable. Et son esprit de conciliation l'aide à relativiser ce qui peut l'être, sans que jamais le contenu de la foi de son baptême soit trahi :

Très chers frères, il n'y a sans doute pas à nier l'unité de substance, mais il ne faut pas non plus la prêcher en un sens déraisonnable.

71

Croyons et disons que la substance est unique, mais en raison d'une propriété de nature et non pas au sens impie d'une personne unique. Unique, oui, mais à cause de la ressemblance et non pas de la solitude.

71

La foi du peuple chrétien, comme la foi d'Hilaire, est la foi apostolique.

J'ai dit ce que je croyais. J'ai fait mon devoir de soldat de l'Église en vous faisant entendre la voix d'un évêque qui n'est que l'écho de celle de l Église et de l'enseignement des apôtres.

92

Contre Constance (360)

Hilaire, nous l'avons dit en étudiant sa vie, avait demandé par écrit à l'empereur d'être admis à rencontrer en sa présence Saturnin, l'évêque arien d Arles. Cette lettre, qui ne reçut d'autre réponse que le renvoi en Gaule présenté comme un châtiment nouveau, est le Ad Constantium. A la suite de ce rejet, Hilaire écrit le Contra Constantium qui ne s'adresse plus à l'empereur mais bien aux évêques de la Gaule pour. dénoncer l'apostasie presque générale en Orient. Cet écrit est un cri d'angoisse. Hilaire, sous la pression des événements, semble abandonner sa douceur habituelle : il clame son indignation et avertit du danger. Les apostrophes à Constance relèvent du style oratoire :

Constance, tu t'improvises docteur de l'Église au lieu de te faire disciple ! Tu donnes à nos églises des fortunes enlevées aux dieux païens, mais à quoi bon puisque tu nous invites à trahir le Christ ? Pourquoi nous laisser la vie alors que tu envoies notre âme à la mort ?

1,7

Hilaire passe ensuite à la discussion et au refus des nouvelles formules de foi.

3. Après l'exil

Il n'y a guère lieu de parler du Commentaire sur Job, de celui sur le Cantique des cantiques ni même du Livre des hymnes puisqu'il n'en subsiste que le titre et quelques fragments insignifiants.

Tractatus super psalmos, traité sur les psaumes (364-367)

S. Hilaire a certainement commenté tout le psautier, mais il ne nous reste que le commentaire de 56 psaumes : les ps. 1, 2, 9, 13, 14, 51 à 69, 91, 118 à 150.

Tout comme le commentaire de S. Matthieu, cette S uvre n'est pas l'écho direct d'homélies ou de sermons, elle est très soigneusement composée et rédigée, ce qui n'exclut d'ailleurs pas qu'elle n'ait été prêchée d'abord. Hilaire est trop profondément artiste du verbe pour ne pas mener une S uvre écrite à sa perfection.

Tout dans le psautier se rapporte, d'après Hilaire, à la vie du Christ et de l'Église. S. Augustin aura plus tard la même perspective.

Hilaire divise le psautier en trois livres de cinquante psaumes chacun, comme l'avait fait la traduction des Septante. Ces trois livres marquent, dit-il, les étapes spirituelles de la vie de l'homme : conversion du pécheur (1er livre), sanctification (2e livre), joie de la gloire (3e livre). Telle était déjà l'interprétation d'Origène dont l'influence est ici certaine.

Ce que le psalmiste dit de lui-même « s'est réalisé dans la personne de celui qui s'est fait chair pour nous »543. On ne peut nier que bien des interprétations allégoriques d'Hilaire ne soient assez artificielles, mais la profondeur spirituelle du Traité est remarquable et le pasteur d'âmes y poursuit un but d'édification. La christologie, une nouvelle fois, est au centre des préoccupations de l'auteur.

Si le Christ agit en tout, c'est nécessairement l'action de celui qui agit dans le Christ. Et c'est pourquoi il dit : « Mon Père travaille chaque jour et moi aussi, je travaille » (Jn, 5, 17). Tout ce que fait le Christ, Fils de Dieu habité par Dieu le Père, est l S uvre du Père, Ainsi chaque jour, tout est créé par le Fils, car Dieu fait tout dans le Fils. L'action du Christ est donc de tous les jours.

Sur le ps. 91, 4

Quiconque lève les yeux de l'esprit vers le Seigneur ne doit point les abaisser ni les détourner, car « Quiconque met la main à la charrue et regarde en arrière n'est pas digne du Royaume de Dieu » (Luc, 6, 62). Comme les yeux des serviteurs sont fixés sur la main du Maître, comme le regard de la servante sur la main de sa maîtresse, ainsi nos yeux vers le Seigneur notre Dieu, tant qu'il nous prenne en pitié ! Contemplons le Seigneur avec les yeux de la foi. Comme le serviteur fidèle est attentif au moindre signe de la volonté de son Maître, que notre foi ne soit ni capricieuse, ni variable, ni émoussée par les tentations, mais qu'elle soutienne notre regard, immobile et calme, fixé vers le Seigneur, jusqu'à la consommation de sa miséricorde.

Sur le ps. 122, 8544

Liber mysteriorum, Traité des mystères (vers 365 ?)

Ce n'est qu'à la fin du XIXe siècle que l'on retrouva d'importants fragments de cette S uvre concise, rapide, d'Hilaire. Les « mystères » sont, pour Hilaire, toutes les préfigures du Christ, personnages ou événements de l'Ancien Testament. Ce petit livre (ou plutôt ce qui nous en reste) est un manuel de typologie :

Tout ce qui est contenu dans les Livres saints tend à annoncer, à exprimer par les faits et à confirmer par des exemples la venue de Jésus-Christ, sa mission par le Père et sa naissance de la Vierge sous l'action de l'Esprit Saint : le sommeil d'Adam, le déluge de Noé, la bénédiction de Melchisédech, la justification d'Abraham, la naissance d'Isaac, la servitude de Jacob...

I, 1

Tout l'essentiel de la Révélation se trouve déjà dans l'Ancien Testament où peut se lire le plan de Dieu, le Christ révélera, dévoilera l'Ancien Testament en l'accomplissant. Hilaire découvre cette perspective en recherchant, après Origène et à sa suite, le sens spirituel de l'Ancien Testament. Dans le présent s'inscrit déjà le futur

Le langage de l'Écriture est accordé à la foi, à l'accomplissement des événements présents545 et à l'attente de l'espérance546.

1,26

Que la postérité, instruite par des écrits et des livres scellés (I'A.T.), des événements antérieurs, contemple le présent dans le passé et vénère maintenant encore le passé dans le présent.

2,14

Il est important de signaler que si Hilaire a certainement été influencé par son étude d'Origène en Orient, il n'en reste pas moins vrai que dès le Commentaire de saint Matthieu (avant l'exil), il usait de l'interprétation spirituelle de l'Ecriture : cette interprétation était traditionnelle dans l'Église ; de saint Paul à Justin, à Irénée et ensuite à Origène, on peut en suivre le développement. Dans son Traité des mystères, Hilaire cherche à se faire l'écho des exégèses traditionnelles dans l'Église547.

Terminons sur une citation qui trouve tout son sens dans le contexte dramatique de la vie d'Hilaire, ou plutôt de la vie de l'Église à son époque et à celle d'Athanase :

Sous les yeux de Moïse, le buisson brûle sans jamais se consumer. Ainsi l'Église embrasée des flammes des persécutions et des tentations des pécheurs... les flammes de toutes les iniquités font rage contre nous sans nous brûler.

1,30

Contre Auxence (364-365)

Cette ferme et douloureuse prise de position d'Hilaire en faveur de la foi de Nicée contre l'arianisme est son dernier écrit. En voici le contexte historique : Auxence, l'évêque de Milan, s'obstinait à rejeter la foi de Nicée. L'empereur Valentinien I publie un édit interdisant toute querelle religieuse et imposant la soumission à Auxence. Se soumettre à Auxence, c'était se soumettre à l'hérésie. Saint Hilaire proteste :

Je ne puis souhaiter de paix qu'avec ceux qui, fidèles à la foi de nos pères et de leur baptême, anathématisent les ariens et proclament que le Christ est vrai Dieu.

4

Comparez à l'Église aujourd'hui désolée l'Église que nous avons reçue des Apôtres !

4

Je vous le demande, ô évêques qui vous croyez tels, de quels patronages ont usé les Apôtres pour la prédication de l'Evangile ? Sur quelles puissances s'appuyaient-ils pour prêcher le Christ ? Cherchaient-ils à avoir quelque considération à la Cour ? Aujourd'hui, ô douleur... l'Église se glorifie d'être aimée du monde, elle qui n'a pu être au Christ qu'à condition d'être haïe du monde.

4

J'aurais voulu, mes chers frères, tenir secret cet odieux mystère et ne pas révéler en détail les blasphèmes d'Auxence, mais cela n'est pas permis, que chacun de vous du moins comprenne bien ce qui lui est permis.

12

Nous avons voulu citer ce texte pour montrer une fois de plus combien Hilaire ne s'attaque qu'à contre cS ur aux personnes, il ne parle contre elles que lorsqu'il ne lui est plus permis de se taire.

Mais la foi et l'espérance ont toujours le dernier mot l'Église ne saurait être vaincue et la foi est vivante chez les fidèles :

La puissance de Dieu s'est manifestée : l'Evangile s'est répandu au moment même où sa diffusion était la plus entravée.

4

Plus saintes que les cS urs de leurs évêques sont les oreilles des fidèles qui retiennent les formules de foi de leur baptême.

6

CONCLUSION

En 1968548, la ville de Poitiers a célébré le seizième centenaire de la mort de saint Hilaire. La circulaire officielle qui donnait le programme des manifestations disait que celles-ci étaient « destinées à mettre en pleine lumière le sens et la portée de l S uvre d'Hilaire, tout imprégnée du désir d'assurer l'unité entre l'Occident et l'Orient ». C'était mettre en relief le point le plus important de l'influence d'Hilaire : ce théologien, le plus grand théologien latin antérieur à saint Augustin, fut, grâce à son exil en Asie, le trait d'union entre l'Orient et l'Occident, il le fut par l'effort d'assimilation de la théologie et de la spiritualité orientales, il le fut par sa patiente condescendance et son esprit de conciliation.

Hilaire, défenseur de la foi de Nicée et d'Athanase, fut lui-même l'Athanase de l'Occident et le vainqueur de l'hérésie arienne mais sa voix ne s'éleva et ne se fit dure que bien rarement et comme par contrainte, aux heures dramatiques où sa foi injustement attaquée lui imposait ce dernier moyen de se faire entendre. Hilaire est un pacificateur qui n'a cessé d S uvrer pour hâter l'union de tous les croyants.

Son exégèse scripturaire témoigne de son zèle apostolique et pastoral. Hilaire transmet le fruit de sa méditation personnelle dont la profondeur spirituelle est remarquable. L'Evangile est pour Hilaire l'annonce du salut universel et le mystère de la divinité du Verbe incarné, notre Sauveur, est le centre de sa pensée :

Si le Verbe s'est vraiment fait chair et si nous mangeons vraiment le Verbe-chair au repas du Seigneur, comment n'estimera-t-on pas qu'il demeure naturellement en nous, celui qui, né homme, a pris la nature de notre chair pour ne plus s'en séparer, celui qui a mêlé la nature de notre chair à la nature de l'éternité dans le mystère de sa chair qu'il nous communique ? Ainsi nous sommes tous un, parce que le Père est dans le Christ et que le Christ est en nous... Le Père et le Fils sont un en nature, en dignité, en puissance.

Sur la Trinité, 8, PL 10, 250 <retour

252 Le début de la page

N. 253  Chapitre II

LES CAPPADOCIENS

La Cappadoce est une province de l'Asie Mineure située à l'Ouest de l'Arménie. Trois grands noms illustrèrent au IVe, s. l'Église de Cappadoce :

Saint Basile le Grand, évêque de Césarée ( 379)

Saint Grégoire de Nazianze ( 390)

Saint Grégoire de Nysse ( 394).

Grégoire de Nazianze fut l'ami intime de Basile, Grégoire de Nysse est le frère de Basile.

BASILE LE GRAND (329-379)

I - VIE

1. Sa famille

2. Son éducation

3. Sa vie ascétique

4. Le collaborateur de l'évêque Eusèbe

5. L'épiscopat à Césarée (370-379)

II - R UVRES

1. Ouvrages dogmatiques

2. Ouvrages ascétiques

3. Homélies et discours

4. Un traité et les lettres

III - L'ASCÉTISME DE BASILE

1. Conception basilienne du cénobitisme

2. Conception basilienne de l'obéissance

Conclusion : Portrait moral de saint Basile.

Alors même que sa bonté ne nous aurait pas fait connaître sa nature, par cela seul que nous avons été créés par lui, nous devrions l'aimer et le chérir par dessus tout et nous attacher sans cesse à son souvenir comme les enfants qui se cramponnent à leur mère.

Grande Règle, 2549

Quand nous cessons d'aimer, alors nous avons perdu son image.

Lettre 56

Dieu, notre Créateur, a décidé que nous aurions besoin les uns des autres afin que nous soyons unis les uns aux autres.

Grande Règle, 7, 1

I - VIE

1. Sa famille

Basile naquit en 329 à Césarée, capitale de la Cappadoce (centre de la Turquie, pays très rude aux hivers rigoureux).

Son père, Basile l Ancien, rhéteur à Néocésarée dans le Pont, et sa mère Emmelie appartenaient à des familles profondément chrétiennes. Les grand'parents paternels de Basile avaient vécu sept ans dans le maquis, abandonnant leurs biens à la confiscation, pendant la persécution de Dioclétien. Les parents de Basile eurent dix enfants : cinq filles dont l'aînée Macrine, cinq fils dont trois furent évêques, l'aîné Basile, Grégoire (futur évêque de Nysse) et Pierre (futur évêque de Sébaste).

Plusieurs membres de la famille seront vénérés comme saints :

Basile, sa grand'mère paternelle Macrine, sa mère Emmelie, sa sS ur Macrine, et ses deux frères Grégoire et Pierre.

La santé de Basile fut toujours très fragile (il mourut avant d'avoir cinquante ans).

2. Son éducation

Basile doit à sa grand'mère sa première formation chrétienne. Elle se souvenait de l'enseignement de Grégoire le Thaumaturge, disciple d'Origène et évangélisateur de la Cappadoce.

Il fit ses études à Césarée, à Constantinople et enfin à Athènes où il demeura cinq ans et se lia d'une étroite amitié avec Grégoire de Nazianze qu'il avait déjà connu à Césarée. (Il y rencontre aussi Julien, le futur empereur). Il est, nous dit-on, un étudiant « réservé et pensif ». Revenu dans sa ville natale, Basile y occupe une chaire de rhétorique.

Il ne résiste ni aux tentations de l'orgueil ni aux attraits du monde, mais les remontrances de sa sS ur Macrine produisirent en Basile une véritable conversion.

... Je me réveillai comme d'un profond sommeil, j'aperçus la lumière admirable de la vertu de l'Evangile,... je déplorai avec une extrême douleur la misérable vie que j'avais menée jusqu'alors. Dans cet état, je désirai un guide qui me conduisît et me fît entrer dans les principes de la piété... je lus donc l'Evangile et je remarquai qu'il n'y a pas de moyen plus propre d'arriver à la perfection que de vendre son bien, d'en faire part à ceux de nos frères qui sont pauvres, de se dégager de tous les soins de cette vie, de telle sorte que l'âme ne se laisse troubler par aucune attache aux choses présentes.

Lettre 223, 2

3. Sa vie ascétique

Basile fut alors baptisé vers 357. Sous l'influence de sa sS ur Macrine, Basile embrasse donc la vie évangélique. Déjà en 352, sa mère et sa sS ur Macrine vivaient en ascètes dans leur propriété d'Annesi au bord de l'Iris tandis que son frère Naucratios dirigeait sur l'autre rive un hospice pour vieillards (il mourra d'un accident de chasse). C'était l'idéal d'Eusthate de Sébaste que cherchait à réaliser la famille de Basile.

Basile entreprit un voyage de deux ans parcourant l'Orient, à la recherche de maîtres d'ascétisme. Puis il revint dans la région du Pont et s'établit à Annesi aux portes de Néocésarée dans un lieu sauvage. Il y vivra cinq ans, c'est de là qu'il écrit à son ami Grégoire la fameuse Lettre 2 (premier essai de programme de vie ascétique). Grégoire viendra le rejoindre quelque temps (voir Lettres 4 et 5 de Grégoire) et collationnera avec lui des textes d'Origène (Philocalie). Basile mène avec des compagnons la vie cénobitique conforme à l'idéal évangélique organisant une vie de prière, d'étude et de travail manuel550.

4. Le collaborateur de l'évêque Eusèbe

Basile qui déjà était lecteur est ordonné prêtre en 364 par l'évêque Eusèbe de Césarée551. A la suite d'une brouille avec l'évêque que l'on suppose avoir été jaloux, il retourne à sa solitude mais l'évêque Grégoire de Nazianze, père de son ami déjà prêtre depuis deux ans, et l'évêque Eusèbe lui-même le rappellent à Césarée car « la vérité est en péril » -L'empereur Valens élu en 364 est arien et il est urgent de s'opposer aux prélats ariens de la suite de Valens. Basile se fait le collaborateur dévoué d'Eusèbe tant dans les luttes doctrinales que dans sa charge pastorale.

En 368, la famine désole la Cappadoce. Basile vend ses terres et distribue des vivres au peuple, aux enfants tant juifs que chrétiens552. Voici un extrait d'une homélie prononcée alors :

Si ta subsistance se réduit à un seul pain, et qu'un pauvre se tienne à ta porte, tire de ton garde-manger cet unique pain et le prenant dans tes mains, élève-le vers le ciel et dit : « Seigneur, le pain que tu vois est le seul qui me reste et le péril est manifeste. Mais je fais passer ton précepte avant mes intérêts et, de ce peu, je donne à mon frère qui a faim, donne, toi aussi, quelque chose à ton serviteur en péril. Je connais ta bonté, je me confie en ta puissance, je sais que tu ne diffères pas longtemps tes bienfaits mais que tu les répands quand tu veux !

Homélie 8 en temps de sécheresse et de famine

Basile réforme aussi la liturgie de Césarée.

5. L'épiscopat

En 370, l'évêque Eusèbe meurt et Basile lui succède dans sa charge malgré une vive opposition que dissipe le vieil évêque Grégoire de Nazianze. Basile multiplie les démarches, en pleine crise arienne, pour l'unité de l'Église.

Les factions hérétiques sont en train de piétiner l'Église.

Lettre 19

Toute l'Église se désagrège, elle se déchire partout comme un manteau usé.

Lettre 82 à Athanase

Il continue de vivre en ascète : deux disciples d'Eusthate lui sont prêtés comme « garde sainte de son âme », secours fraternel et signe de communion dans la charité.

A l'Epiphanie de 372 se place l'entretien célèbre où Basile s'oppose au préfet Modeste qui exige, au nom de l'empereur que Basile renonce à la foi de Nicée et répudie le mot « consubstantiel » (homoousios) :

- Tu ne suis pas la religion de l'empereur !

- Mon Empereur à moi me le défend.

- Tu ne crains pas mon pouvoir ?

- Que peux-tu ?

- J'ai le choix des moyens : confiscation, déportation, torture, mort !

- Rien de plus ! Cela me laisse indifférent !

- Personne n'a osé jusqu'ici me parler si librement !

- C'est que tu n'as sans doute jamais rencontré un évêque !

Discours 43 de Grégoire de Nazianze

C'est vers la même époque que Basile eut à subir les soucis et les vexations que lui causèrent le partage de la Cappadoce.

On a fait à peu près comme celui qui, ayant un cheval ou un bS uf le couperait en deux et s'imaginerait alors en avoir deux au lieu d'un ! Loin d'en avoir deux, il a détruit ainsi le seul qu'il possédait !

... puisque ce démembrement a plongé la Cappadoce dans l'affliction, il reste à la soigner dans son infirmité !

Lettre 74 de Basile

C'est à la suite de ce morcellement qu'il nomme son frère Grégoire évêque de Nysse et son ami Grégoire qui le prendra très mal, évêque de Sasimes.

En 374, Basile peut inaugurer le quartier épiscopal, cité de la charité (hospice, hôtelleries, léproserie) qui fut nommé au Ve S. la Basiliade. « L'idée d'hospitaliser les étrangers et les pauvres n'était pas nouvelle. Dès le règne de Constantin, on signale des xénodochia (hôtels pour étrangers) fondés dans la capitale. Julien dans son désir de rivaliser avec les « impies galiléens » (les chrétiens qu'il nommait ainsi) voulait avoir des refuges et des hospices553«.

Basile fut calomnié dans sa foi. A Rome, le pape Damase le soupçonnait d'hérésie.

La dépression que tout ceci m'occasionne est la cause principale de mon mauvais état de santé. Mon indisposition revient continuellement en raison de l'excès de ma peine.

Lettre à Eusèbe de Samosate

Puissé-je enfin me trouver en face d'une accusation et non d'une diffamation !

Lettre 204

C'est pour se défendre et proclamer sa foi que Basile écrit le Traité du Saint-Esprit. En 375, il consomme sa rupture avec l'évêque Eusthate de Sébaste.

En 378, l'empereur Valens meurt et la fin de la tyrannie arienne est proche. Mais Basile meurt peu après le 1er janvier 379 en prononçant ces mots : « Seigneur, je remets mon âme entre tes mains ».

II - R UVRES

1. Ouvrages dogmatiques

Ils sont consacrés à la lutte contre l'arianisme.

Contre Eunome (vers 364)

Basile réfute en trois livres les thèses d'Eunome, porte-parole des ariens. Il développe ces idées : le Verbe est engendré et l'essence de Dieu ne s'identifie nullement avec l'innascibilité. Il faut confesser sa foi en la consubstantialité du Verbe avec le Père et du Saint-Esprit avec le Père.

Sur l Esprit Saint

Basile y défend la consubstantialité du Fils et de l'Esprit Saint avec le Père. Ce traité est consacré à l'affirmation de la divinité du Saint-Esprit. Et cependant, tout comme S. Athanase dans ses Quatre lettres à Sérapion ne disait jamais nettement : le Saint-Esprit est Dieu, S. Basile observe le même silence. Il en fut critiqué mais il savait pourquoi il agissait ainsi. Saint Grégoire de Nazianze le justifie :

Je ferai donc connaître ce qui est resté ignoré de la plupart jusqu'à présent : dans la gêne où nous mettaient les circonstances, Basile se chargea d'apporter les précautions nécessaires tandis qu'il nous confiait le soin de parler librement à nous qui n'étions pas exposés à nous faire juger, ni chasser de la patrie, mais qui bénéficions de notre obscurité. Ainsi cherchions-nous l'un et l'autre à rendre puissant l'évangile que nous prêchions.

Discours de S. Grégoire de Nazianze, 43, 59

Le rôle de sanctification attribué à l'Esprit est souligné :

L'Esprit Saint est vraiment le lieu des saints et le saint est pour l'Esprit un lieu propre s'offrant lui-même pour habiter avec Dieu. Aussi se nomme-t-il son temple.

26

Par le Saint-Esprit les cS urs s'élèvent, les faibles sont conduits par la main, les progressants deviennent parfaits. C'est lui qui en illuminant ceux qui se sont purifiés de toute souillure, les rend « spirituels » par communion avec lui.

9

2. Ouvrages ascétiques

Les Moralia ou Règles morales

L'ouvrage se compose de 80 préceptes de morale (les Regulae) basés sur les textes du Nouveau Testament. Il s'adresse à tous les chrétiens. On pensa longtemps qu'il fut composé avec l'aide de Grégoire de Nazianze dans la solitude d'Annesi mais les commentateurs récents font remarquer très justement qu'on ne voit pas pourquoi et au nom de quelle autorité Basile se serait adressé alors aux fidèles et même aux chefs d'Eglise ! Les Moralia seraient plutôt à dater de la fin de la vie de Basile.

Voici la finale du livre. Longuement Basile s'est interrogé quel est le propre du chrétien ? La foi qui se traduit en S uvres par la charité... il poursuit admirablement et enfin conclut :

Quel est le propre de ceux qui mangent le pain et boivent la coupe du Seigneur ? De garder la mémoire perpétuelle de celui qui est mort pour nous et est ressuscité. Le propre de ceux qui gardent une telle mémoire ? « Qu'ils ne vivent plus pour eux-mêmes mais pour celui qui est mort et est ressuscité » (II Cor., 5,15).

Quel est le propre du chrétien ? Que sa justice dépasse celle des scribes et des pharisiens (Mt., 5, 20) autant que l'a enseigné le Christ dans l'Evangile.

Quel est le propre du chrétien ? De s'aimer l'un l'autre comme le Seigneur nous a aimés (Eph., 5, 2). Le propre du chrétien ? C'est d'avoir le Seigneur toujours présent devant les yeux (Ps. 15, 8). Le propre du chrétien ? C'est de veiller à toute heure du jour et de la nuit et de se tenir prêt dans la perfection qui plaît à Dieu, car il sait que le Seigneur vient à l'heure à laquelle il ne pense pas (Luc, 12, 40)554.

L'Asceticon

Deux éditions successives :

- Petit Asceticon (vers 358-359).

- Grand Asceticon (vers 370).

Le Grand Asceticon comprend des Grandes Règles, c'est-à-dire l'exposé général des conditions de la vie ascétique et des Petites Règles ou réponses à des questions posées par les frères.

Les Grandes Règles 1 à 23 remanient le texte du Petit Asceticon.

Les Grandes Règles 24 à 55 sont entièrement nouvelles.

Les Petites Règles sont au nombre de 313.

Les 192 questions du Petit Asceticon sont reprises telles quelles.

Tout l'idéal cénobitique de Basile est exposé dans cet écrit et il peut être étudié dans son développement chronologique555.

Nous devons obéir comme le petit enfant tourmenté par la faim qui écoute sa nourrice l'invitant à manger. Nous devons lui obéir comme tout homme désirant vivre obéit à celui qui lui donne tout ce qui est nécessaire à l'existence. Mais nous devons encore beaucoup plus obéir à notre supérieur avec un empressement d'autant plus prompt que la vie éternelle est plus précieuse que la vie présente. Car le commandement de Dieu a dit le Seigneur Jésus est vie éternelle (Jn., 12, 50)... ce qu'est la manducation par rapport au pain, l'accomplissement du précepte l'est par rapport au commandement. Le Seigneur lui-même l'a affirmé : Ma nourriture, c'est d'accomplir la volonté du Père qui m'a envoyé (Jn., 4, 34).

Petite R., 166

3. Homélies et discours

Sur l'Hexameron (avant 370)

Cet ouvrage comprend neuf homélies, sermons de carême, prêchés en l'espace d'une semaine. Basile rejette l'allégorie, il veut rechercher le seul sens littéral :

Pour moi quand j'entends parler d'herbe, je pense à de l'herbe... je prends toutes choses comme elles sont dites.

9,80

L S uvre admirablement rédigée eut un très grand succès. Saint Grégoire de Nysse voulut la compléter en écrivant son traité De la création de l'homme et saint Ambroise l'imita. « Quand je prends en main son Hexameron, dit S. Grégoire de Nazianze, je me sens uni au Créateur »(Disc. 43).

Dieu veut que les embrassements de la charité nous attachent à notre prochain comme les vrilles de la vigne et nous fassent reposer sur lui afin que, dans nos continuels élans vers le ciel, nous puissions, telles des vignes grimpantes, nous élever jusqu'aux cimes les plus hautes.

5,6

Homélies sur les psaumes

Des 18 homélies sur les psaumes attribuées à saint Basile, 13 seulement sont authentiques : sur les psaumes 1, 7, 14, 28, 29, 32, 33, 44, 45, 48, 59, 61et 114.

Qui cherche la paix cherche le Christ car il est lui-même notre paix.

Sur le psaume 33

Homélies et discours divers

Près de 23 homélies ou discours sont authentiques, les sujets sont variés : fêtes du Christ, fêtes de martyrs, homélies pendant la famine, discours sur les devoirs du chrétien.

Le chrétien ne s'impose pas de remplir par des formules le devoir de la prière. C'est par une intention d'âme, par des actes de vertu étendus à toute notre vie que la prière prend toute sa valeur. Assis à table, prie, rends grâce ; en revêtant ta tunique, rends grâce... rends grâce pour le soleil et la lumière de la nuit... Ainsi, prie sans relâche, non pas que des formules remplissent ta prière mais, dans tout le cours de ton existence, tu seras uni à Dieu, ta vie sera une prière incessante et continuelle.

Homélie de sainte Julitte, 4

Le Commentaire sur Isaïe attribué à Basile semble bien ne pas être de lui.

4. Un Traité et les lettres

Le Traité : Aux jeunes gens. Sur la manière de tirer profit des lettres helléniques

Ce traité s'adresse aux neveux de Basile qui loue la culture classique grecque, recommandant seulement d'en éviter le poison. Ce traité révèle la largeur d'esprit de Basile.

Lettres de ou à Basile : 365 lettres

Cette correspondance est très précieuse : les lettres traitent des sujets dogmatiques, historiques ou ascétiques. Il y a aussi des lettres d'amitié, etc. Cette correspondance révèle le caractère de Basile. Son autorité parfois sévère sait se tempérer de douceur :

Ne viens pas s'il te plaît nous faire la leçon ! Qu'il te souvienne de ton dernier jour ! Tu as suscité contre nous des lézards et des crapauds ! J'ai à rendre compte de mes actes à Dieu qui sait en juger. Ces gens-là ne viendront pas rendre témoignage !

Lettre 115 à Simplicie556

Si nous te reprenons comme ferait un père, nous saurons aussi te pardonner comme un père.

Lettre 170 à Glycérius557

Relevons ce témoignage sur la justification de la communion quotidienne :

Comment douter en effet que cette participation continuelle à la vie n'apporte une surabondance de vie ?

Lettre 93

III - L'ASCETISME DE BASILE

On sait comment au dernier chapitre de la Règle, saint Benoît parle de saint Basile comme de « notre saint Père Basile », il se réclame donc de la tradition basilienne :

Les Conférences des Pères, leurs Institutions et leurs Vies, ainsi que la Règle de notre saint Père Basile sont-elles autre chose que des instruments de vertus pour les moines vraiment bons et obéissants ?

73

L'idéal religieux de Basile est cénobitique. Si on parle de « monachisme »au sens étymologique du terme : vie solitaire (le moine est celui qui vit seul, du grec monos, seul) alors c'est un non-sens que de parler du monachisme de Basile pour qui le cénobitisme, c'est-à-dire la vie communautaire, est une fin en soi. C'est pour ce motif que nous intitulons ce paragraphe ascétisme et non pas monachisme, Basile a voulu mener une vie ascétique.

1. Conception basilienne du cénobitisme

Basile ne se situe pas dans le prolongement d Antoine et de Pachôme, et cela quoi qu'on en dise : c'est au chrétien en tant que tel qu'il veut s'adresser continuellement. Il soulignera au contraire que l'homme n'est pas « un animal monastique ».

La perfection pour Basile consiste à accomplir la volonté de Dieu, c'est-à-dire à observer dans leur intégralité tous les commandements. Il soutient toujours la thèse rigoriste que manquer à un commandement c'est les enfreindre tous et devenir passible de l'enfer.

Si Basile se retire du monde pour mener avec des compagnons la vie ascétique, c'est pour se mettre dans les meilleurs conditions d'accomplir tous les commandements de Dieu : l'absolu de sa recherche lui est dicté par l'amour.

Il prolonge un mouvement de tendance syrienne à la suite d'Eusthate de Sébaste et ce mouvement condamné d'ailleurs au Concile de Gangres avait comme idéal de s'imposer à toute la communauté chrétienne. Les évêques voyaient d'un mauvais oeil les époux rompre leurs liens, les travailleurs abandonner tout souci temporel. Basile tempère le mouvement d'ascétisme d'Eusthate et l'approfondit. Il veut une Eglise totalement cohérente avec sa foi. Il insiste fortement sur les aspects eschatologiques du message chrétien. Devenu évêque, Basile sera le lien vivant entre les fraternités et les autres chrétiens, et sous la pression des circonstances, il organisera le cadre conventuel qui se resserre.

... Je visitais les fraternités, passant avec elles la nuit en prière et, sans contention, je répondais et j'interrogeais sur les choses de Dieu.

Lettre 223 à Eusthate

La vie ascétique est pour Basile nécessairement cénobitique, elle apparaît à Basile comme la seule vie intégralement chrétienne, comme celle qui permet seule d'observer tous les commandements du Seigneur et leur synthèse qui se trouve dans le double commandement de l'amour (de Dieu, du prochain). C'est en communion réelle et effective avec ses frères que le moine cherche dans l'humilité, le service, l'amour, à accomplir tous les commandements de Dieu. Dans cette perspective, la correction fraternelle est demandée comme un humble service d'amour.

Dans l'immensité de son amour des hommes, le Seigneur ne s'est pas contenté de nous enseigner avec des paroles. Voulant nous donner un exemple clair et précis de cette humilité qui s'épanouit dans la perfection de l'amour, il se ceignit lui-même et, en personne, lava les pieds de ses disciples.

Mais toi qui es seul à qui laveras-tu les pieds ?

Qui serviras-tu ? En comparaison de qui voudras-tu te considérer comme le dernier, si tu vis séparé de tous et pour toi-même ? Ce bonheur et cette joie de se trouver tous ensemble, semblables, dit l'Esprit Saint, au parfum qui coule de la tête du grand-prêtre, comment les trouver dans la cellule isolée du solitaire ?

Grande R., 7

Basile a toujours et en toute circonstance demandé l'union de tous, si c'est l'idéal de la vie ascétique, c'est d'abord l'idéal de la vie chrétienne que les ascètes cherchent à vivre avec une ferveur totale, et c'est aussi l'idéal humain qui résulte simplement de notre condition de créature et fonde la vie sociale :

Dieu veut que nous ayons besoin les uns des autres.

Grande R., 7

Nous avons plus besoin du secours de chacun de nos frères qu'une main n'a besoin de l'autre. Par la constitution même de notre corps, le Seigneur nous a enseigné la nécessité d'être unis. Quand je considère en effet que nos membres ne peuvent en rien se suffire à eux-mêmes, comment imaginerais-je que je puis me suffire dans la vie ? Ni un pied ne saurait marcher sûrement sans le soutien de l'autre, ni un oeil n'aurait une vue saine s'il n'avait l'autre pour associé et s'ils ne se portaient ensemble sur l'objet de leur vision. L'ouïe est plus exacte quand elle perçoit la voix par les deux oreilles ; on tient plus fermement ce que serrent ensemble tous les doigts. Pour tout dire en un mot, je ne vois rien, ni dans la nature, ni dans le domaine de la volonté libre, qui s'accomplisse sans le secours des êtres de la même nature. La prière elle-même qui n'est pas faite en commun ne perd-elle pas beaucoup de sa puissance ? Et le Seigneur ne nous a-t-il pas annoncé qu'il serait au milieu de deux ou trois unanimes à l'invoquer ?

Lettre 97 (au sénat de Tyane)

Si la mer est belle, c'est surtout parce qu'elle rapproche les terres les plus éloignées et assure ainsi aux navigateurs la liberté de leurs relations, elle nous dispense l'histoire des faits jusqu'alors ignorés... mais si la mer est belle, combien plus la réunion de cette assemblée !

Hom. sur l'Hexameron, 4, 6

Rien n'est propre à notre nature, comme d'entrer dans la société les uns des autres, d'avoir besoin les uns des autres et d'aimer ce qui est de notre race. Après nous avoir donné ces germes qu'il a jetés dans nos cS urs, le Seigneur vient en réclamer les fruits et il dit : je vous donne un commandement nouveau, c'est de vous aimer les uns les autres.

Grande R., 3

Toujours le Seigneur allie les deux commandements, s'attribuant comme étant fait à lui-même le bien que l'on fait au prochain. Il est donc visible que l'on s'acquitte du second commandement en cela même que l'on accomplit le premier et que l'on retourne au premier en accomplissant le second. Quiconque aime Dieu aime le prochain par une suite nécessaire et c'est une conséquence infaillible que quiconque aime le prochain satisfait au commandement qu'il a reçu d'aimer Dieu parce que Dieu accueille pour lui-même cette marque de bienveillance.

Grande R., 3

Basile ne veut donc pas que l'ascète soit monachos (moine = seul) au sens local, mais il le veut monotropos (unifié) au sens moral :

Il n'y a qu'une seule façon de vivre en chrétien (monotrope est la vie du chrétien) car la vie du chrétien a un seul but : la gloire de Dieu.

Grande R., 20

Le chrétien, pour Basile, n'est pas monastikon (celui qui vit seul) mais koinonikon l'homme de la communion) et la maison qui réunit les ascètes est le lieu du renouvellement de la communauté primitive de Jérusalem (Actes, 2, 44 et 4, 32) où tout était à tous, où les frères n'avaient qu'un cS ur et qu'une âme.

Le charisme propre de chacun devient le bien commun de l'ensemble... de sorte que, dans la vie commune, la force du Saint-Esprit donnée à l'un devient nécessairement celle de tous.

Grande R., 7

Nous, les athlètes de la piété, nous qui avons embrassé une vie calme et loin des affaires, destinée à nous faciliter l'observance des préceptes évangéliques, eh bien, mettons en commun notre volonté et notre souci de ne rien laisser échapper des commandements qui nous sont imposés.

Prologue des Grandes Règles

S'écarter de la vie commune, c'est se retrancher du corps du Christ : telle est bien en définitive la pensée doctrinale qui sous-tend tout l'idéal cénobitique de saint Basile ; l'ascète réalise avec ses frères le corps du Christ dans l'unité de la vie de l'Esprit :

Puisque nous tous qui avons été associés par vocation dans une espérance unique, nous sommes un seul corps ayant le Christ pour tête et sommes membres les uns des autres, nous n'entrons, chacun pour sa part, dans la construction de ce corps unique dans l'Esprit Saint que par la concorde.

Grande R., 7558

2. Conception basilienne de l'obéissance559

Le vS u d'obéissance est un élément essentiel de la vie religieuse. Cependant, dans l'Évangile, apparaît-il clairement que soit demandé l'abandon volontaire de la liberté en faveur d'hommes qui n'y ont aucun droit naturel ?

Comment Basile envisage-t-il l'obéissance ? La réponse doit tenir compte de l'évolution de la pensée de Basile dans la chronologie de sa vie et dans les circonstances historiques qui furent les siennes.

Dans la Lettre 2 à son ami Grégoire de Nazianze, Basile ne fait aucune mention de l'obéissance mais plus tard l'évêque, soucieux de la vie des fraternités, élabore, sous la pression des circonstances, toute une doctrine de l'obéissance.

Et tout d'abord, on peut poser comme un absolu que la seule Règle de Basile, c'est l'Écriture. L'Évangile est la substance même de sa pensée. Pour définir la vie parfaite et en tracer le programme, Basile prétend recourir à l'Evangile et à l'Évangile seul.

L'idée-mère de Basile est celle de l'obéissance aux commandements divins, à tous les commandements divins, et avant tout au premier, à l'essentiel, celui de la charité fraternelle, indice et partie intégrante de la charité envers Dieu.

Si l'amour de Dieu exige que le chrétien se soustraie à toutes, les influences qui le poussent au péché, l'amour des hommes l'invite à se joindre sans réserve, dans la poursuite commune du même but, à ceux qui partagent le même idéal. L'insistance sur la vie en commun pose les conditions dans lesquelles se développera la doctrine de l'obéissance. Car une question surgit : chacun peut-il, dans cette vie commune, vivre, agir, penser, parler à sa guise ?

Chacun peut-il se permettre de faire ou de dire ce qui lui semble bon, sans tenir compte des Saintes Écritures ?

Notre Seigneur Jésus-Christ a dit, au sujet du Saint-Esprit : Il ne parlera pas de son propre chef, mais ce qu'il entendra, voilà ce qu'il dira (Jn, 16, 13). Quant à lui-même : Le Fils ne peut rien faire de son propre chef (Jn, 5, 19) ; et encore : Moi, ce n'est pas de mon propre chef que j'ai parlé ; celui qui m'a envoyé, le Père, m'a prescrit ce que je devais dire et faire ; et son commandement, je le sais, est vie éternelle. Ce que je dis donc, à la façon dont mon Père me l'a dit, je le répète (Jn, 12,49-50). Qui donc pourrait en venir à tant de folie que d'oser, de son propre chef, concevoir seulement quelque pensée ? N'a-t-il pas besoin du guide, l'Esprit bon et saint, pour être dirigé dans la voie de la vérité (Jn, 16, 13), qu'il s'agisse de ses pensées, de ses discours ou de ses actes ? N'est-il pas un aveugle, plongé dans les ténèbres (cf. Jn, 12, 35), si le soleil de justice, Notre Seigneur Jésus-Christ, ne l'éclaire pas de ses commandements, comme par des rayons lumineux ?

Petite R., 1

Remarquons que dans ce texte admirable, il s'agit non pas de la loi rigide d'un moralisme, mais d'une obéissance personnelle, biblique, d'une relation au Dieu Vivant. Dans sa formulation johannique, la pensée est riche d'exigence intérieure et les modèles qui nous sont proposés sont plus proches de nous que notre conscience même.

Mais quel lien établir entre la libre soumission à la volonté divine et l'obéissance à l'arbitraire d'un supérieur en matière contingente et libre ?

Il faut marquer un premier point, conséquence immédiate du commandement divin : chacun est le serviteur de ses frères, le service des frères assouplit l'âme dans l'obéissance.

Ainsi de toute façon il est nécessaire de se soumettre, soit à Dieu, selon son commandement, soit aux autres, à cause de son commandement. Car il est écrit : Celui qui parmi vous veut être grand, qu'il soit le dernier de tous, l'esclave de tous (Mc, 9, 34), aliéné par conséquent à ses propres volontés, à l'exemple du Seigneur : Je suis descendu du ciel pour faire, non ma volonté, mais la volonté du Père qui m'a envoyé (Jn, 6,37).

Petite R., 1

Mais, demande Basile lui-même : « Faut-il donc obéir en tout et à chacun ? »

Du point de vue des personnes qui commandent, il n'y a aucune distinction à faire qui permette de léser l'obéissance, aussi bien, Moïse a obéi à Jéthro qui lui donnait un bon conseil (Ex., 18, 19). Mais du point de vue des choses commandées, il y a une distinction capitale : les unes s'opposent au commandement du Seigneur, ou le corrompent, ou encore, souvent, le souillent, par l'addition de quelque chose d'interdit, d'autres tombent sous ce commandement ; d'autres enfin, qui, à première vue, ne semblent pas tomber sous le précepte, viennent du moins comme à son aide.

Petite R., 114

Voici maintenant le tout premier texte où Basile fait mention du supérieur, serviteur du Christ et de ses frères :

Envers Dieu d'abord, que celui qui commande se considère comme serviteur du Christ et administrateur des mystères de Dieu (1 Cor., 4, 1), et qu'il craigne qu'en dehors de la volonté de Dieu, telle qu'elle est confirmée dans les Écritures, il ne donne une parole ou un précepte... Envers les frères, comme une mère entourerait de soins les enfants qu'elle nourrit, qu'il aspire à donner à chacun, selon le bon plaisir de Dieu et l'avantage de la communauté, non seulement l'Évangile de Dieu, mais encore sa propre vie (1 Thess., 2, 7).

Petite R., 98

Dans les premières rédactions des Règles de Basile, on ne trouve pas de trace d'une centralisation du pouvoir. Ce qui est souligné, et très fortement, c'est l'étendue de la vertu d'obéissance : jusqu'à la mort (comme le Christ), sa qualité : elle est soumission intérieure et sans murmure, et l'objet de la vertu : le service utile à tous, donc notamment le travail. Les conditions de vie commune freinent l'entraînement ascétique (si cher à Eusthate) et engendrent un rythme d'obéissance mutuelle centré sur le service de la communauté. Les difficultés pratiques de l'organisation de la vie commune vont mener Basile à mettre en avant le supérieur ou les supérieurs.

C'est dans la deuxième édition de l'Asceticon, qui date de 370 et dans laquelle Basile a remanié et complété le texte primitif, que la pensée sur l'obéissance atteint tout son développement560.

Les éléments essentiels de la vie parfaite demeurent la vie commune en fraternité et le renoncement qu'une telle vie implique.

Lorsque Basile en vient à la section consacrée à l'obéissance, la rédaction se modifie et la pensée est très nette : ce sont les exigences centrales du grand commandement évangélique de l'amour qui fondent immédiatement l'obéissance ; l'activité de la vie dans le Christ est grâce, elle est charisme inspiré par l'Esprit et le charisme de chacun est fonction de la communauté. Voici donc défini le rôle du supérieur : le supérieur est l S il à qui la vigilance commune est confiée, tandis que la tête, le Chef, c'est le Christ. Quant aux disciples, ils sont l'oreille et la main : à eux d'entendre, à eux d'accomplir. Que chacun donc abonde en zèle, mais selon son office propre. Chacun a accepté une fois pour toutes d'être enrôlé au service du corps, au service de la fraternité. Si donc un ordre semble dépasser ses forces, qu'il laisse le soin de juger à celui qui prescrit cette chose impossible (Grande R., 28) et qu'il montre jusqu'à la mort sa docilité et son obéissance.

Notre vocation est celle des membres d'un même corps : la vocation des supérieurs n'est en rien différente, car le soin vigilant des autres est un service. Ceux qui semblent les premiers dans la fraternité sont au service de tous.

Bien rares ceux en qui l'on rencontrera les qualités nécessaires à « l S il ». Si un hasard exceptionnel en suscitait deux ou trois dans un même lieu, qu'ils communient à la même responsabilité et s'allègent mutuellement la tâche ; quand l'un est absent ou empêché, l'autre sera là, en aide à la communauté... Quelle preuve plus grande d'humilité pourraient donner les supérieurs que de se soumettre les uns aux autres ? S'fis sont égaux en charismes spirituels, il vaut mieux qu'ils marchent ensemble, comme l'a montré le Seigneur, envoyant ses disciples deux à deux (Mc, 6, 7) ; et chacun s'empressera de se soumettre joyeusement à l'autre, car celui qui s'humilie sera élevé (Lc, 18, 14). Et si l'un est moins doué, l'autre plus riche en charismes, il vaut mieux que le plus faible soit soutenu par le plus fort... S'il se pouvait, toutes les fraternités devraient se réunir, sous la responsabilité unique de ceux qui sont capables de gouverner sagement dans l'unité de l'Esprit.

Grande R., 35

Le rôle des supérieurs est donc de discerner la volonté de Dieu sur chacun en interprétant sa mission vis-à-vis de la communauté. Les membres de la communauté par contre ne choisissent pas leur place.

Choisir pour soi ne convient évidemment pas, tout comme refuser ce qui a été décidé par les autres serait condamnable. Bien plus, si quelqu'un exerçait un art, et que celui-ci déplaise à la fraternité, qu'il l'abandonne volontiers.

Grande R., 41

L'obéissance se réfère toujours à Dieu, si elle est le fruit de la charité fraternelle vécue, cette charité est le commandement suprême qui pourchasse la volonté propre sans lui laisser aucun refuge. L'obéissance est, dans la vie de fraternité, le libre jeu du charisme propre à chacun que discernera le supérieur, oeil du corps. L'autorité du supérieur est « pneumatique » et toute en relation au bien de la communauté. Au supérieur de discerner, selon une ligne prophétique, quelle est sur chacun la volonté de Dieu. Ainsi il éclairera tout le corps.

Il n'est d'autre principe et modèle d'obéissance que le Christ considéré dans sa mission et plus particulièrement dans son S uvre rédemptrice, « obéissant jusqu'à la mort » (Phil., 2, 8).

On peut tout résumer et aussi bien l'idéal de vie commune que recommande saint Basile que son idéal d'obéissance en disant que l'unique commandement de l'amour contient tous les autres commandements :

-l'ascète choisit la vie commune et se soumet à tous en éliminant ainsi tout égoïsme, amour propre, tout obstacle à la charité.

- l'ascète choisit la vie commune et recherche l'obéissance afin de renoncer en tout à sa volonté propre, de se libérer pour suivre le Christ.

- l'ascète recherche l'obéissance que lui procure la vie commune parce qu'il veut accepter en tout la volonté de Dieu.

L'unique commandement d'aimer Dieu contient tous les autres et il donne la force de les pratiquer tous.

Grande R., 2

CONCLUSION

PORTRAIT MORAL DE BASILE

Basile est homme de réflexion et d'action, homme d'administration, même en théologie il est grand administrateur. Face à la crise arienne, il fixe, à la suite d'Athanase et du Concile de Nicée, la voie à suivre en termes prudents et précis. Il a une perception très vive de la transcendance divine. Son intelligence est plus pratique que spéculative. On ne peut qu'admirer le magnifique équilibre de sa doctrine.

Basile parle d'autorité et sa voix n'hésite pas à se faire impérieuse. Peut-être fut-il plus admiré qu'aimé ?

La maîtrise de son caractère, sa réserve, son calme et son urbanité, on les prenait pour de l'orgueil.

GREGOIRE DE NAZIANZE, Discours 43

Basile a mis en lumière et en pratique les grands thèmes sociaux de l'égalité foncière des hommes dans la soumission à Dieu, de l'éminente dignité de la personne humaine, du service social auquel sont astreintes la richesse et l'autorité.

Théoricien de l'ascèse, Basile ne s'intéresse guère aux problèmes d'application des principes ni aux nuances des psychologies. La morale et l'ascétique de Basile sont la morale et l'ascétique des commandements de Dieu et du Christ pratiqués intégralement par le chrétien qui en reçoit le pouvoir de Dieu. Cassien a étudié Basile et saint Benoît s'en inspire.

On ne connaît bien Basile qu'en le lisant beaucoup : un contact superficiel peut laisser croire que Basile était dur pour lui comme pour les autres, un contact prolongé fait découvrir son exquise et fine sensibilité, son naturel affectueux et profondément bon que sa réserve un peu distante a trop souvent voilé.

Basile demeure un grand maître spirituel pour ceux qui choisissent de vivre dans l'état de cénobites561, mais aussi pour tout chrétien :

Qui donc s'est purifié davantage pour se livrer à l'Esprit Saint que Basile, prêt ainsi à enseigner dignement la parole de Dieu ? Qui, mieux que lui, fut illuminé des clartés de la science, qui pénétra davantage les profondeurs de l'Esprit et scruta, avec Dieu, les mystères divins ?

GREGOIRE DE NAZIANZE, Discours 43

Le sérieux de Basile est le sérieux de l'amour. <retour

253 Le début de la page

N. 254  GREGOIRE DE NAZIANZE (329-390)

Dit Grégoire le Théologien

I - VIE

- Les Sources

1. Naissance et famille

2. Les études

3. Grégoire cherche sa voie

4. Ordination sacerdotale et ministère à Nazianze

5. L'épiscopat

Sasimes (372)

Nazianze (372-375)

Constantinople (379-381)

Nazianze (381-383)

6. Les dernières années.

II - R UVRES

1. Discours

2. Poèmes

3. Lettres

- Le Style

III - ASPECTS DE LA PENSÉE

1. Grégoire fut-il plus grec que chrétien ?

2. Grégoire le Théologien

a) Signification de l'épithète " le Théologien »

b) Notes caractéristiques de la théologie de Grégoire

c) Les deux thèmes majeurs de la théologie de Grégoire

- la doctrine de la Trinité

- la doctrine de la divinisation

3. Grégoire le « philosophe »

a) Qu'est-ce que la vie philosophique ?

b) Ascèse

c) Contemplation

d) La vie monastique

4. Mariage, Virginité et Féminisme.

Conclusion : penseur, poète et mystique.

Où aboutira ma vie qui se déroule parmi tant de vicissitude ? Dis-le moi, Verbe de Dieu. Je prie pour qu'elle s'achève à l'inébranlable séjour où est ma Trinité, où est cette Splendeur Une vers laquelle nous élèvent les faibles ombres que nous en percevons.

Poème II, 1, 2

Pour moi, le Christ est le prix de tout le reste, et je porte la pauvreté de sa croix comme une richesse !

Poème II, 10

Est-il sûr que ces lépreux n'aient pas, mieux que nous, gardé l'empreinte divine ?

Discours, 14

I - VIE

Les Sources

Les écrits de Grégoire nous renseignent abondamment :

Dans ses discours, ses lettres et ses poèmes les confidences affluent. Le poème Sur sa vie562 est une source importante ainsi que les Éloges funèbres de son père, de sa sS ur et de son ami saint Basile.

1. Naissance et famille

Grégoire naquit en 329 ou 330 à Nazianze ou au bourg voisin d'Arianze où était le domaine familial situé au sud-ouest de la Cappadoce.

L'évangélisation de la Cappadoce fut, vers la moitié du IIIe S., l S uvre du disciple d'Origène, Grégoire le Thaumaturge dont l'influence fut profonde et durable : la Cappadoce demeura sous l'influence de la pensée d'Origène et de la théologie alexandrine.

La mère de Grégoire, Nonna, était très chrétienne, pieuse et quelque peu rigide dans son austérité.

Le père, Grégoire l'Ancien, était un homme simple, honnête et loyal. Il était très aimé de son entourage et on lui confia une charge municipale importante. Il était judéo-païen, un adorateur du Très-Haut (un « hypsistarien », disait-on) ; en 325, il se convertit au christianisme et il reçut le baptême. Cette conversion fut, comme on le pense bien, l S uvre de sa femme Nonna. Le choc décisif fut un songe : Grégoire se refusait obstinément à chanter les psaumes, mais voici qu'en rêve, il chanta, « J'ai été dans la joie quand on m'a dit : nous irons dans la maison du Seigneur » ! (Ps., 122). Il entra alors dans l'Église. En 329, Grégoire l'Ancien fut choisi pour succéder à l'évêque de Nazianze. Les parents de Grégoire restèrent longtemps sans enfants. Gorgonie fut l'aînée. Nonna désirant un fils fit le vS u de le consacrer à Dieu, Grégoire naquit peu après, alors que son père était déjà évêque de Nazianze. Un fils naquit encore, Césaire, le cadet.

Grégoire, voué à Dieu, devait souvent faire allusion à un songe qu'il eut dans son enfance : deux vierges, la Chasteté et la Tempérance, l'invitaient à monter avec elles jusqu'à « la splendeur de l'éternelle Trinité ».563

2. Les études

Grégoire fréquenta toutes les capitales des lettres et de la pensée, il jouit d'une formation vraiment exceptionnelle et il prolongea ses études jusque vers l'âge de trente ans. Voici les étapes successives de sa formation : à l'école de Nazianze, de Césarée de Cappadoce où déjà il rencontra Basile, de Césarée de Palestine, d'Alexandrie et enfin d'Athènes où il demeura huit ans, se liant d'amitié avec Basile qu'il rencontrait encore et y connaissant le futur empereur Julien564.

C'est de 350 à 358 que Grégoire séjourne à Athènes, il s'y découvre une vraie vocation d'écrivain et d'orateur.

Mes joues étaient encore imberbes, que j'éprouvais déjà pour les lettres un amour ardent et je cherchais à donner les lettres bâtardes comme auxiliaires aux vraies.

Poème sur sa Vie

En cherchant l'éloquence, je rencontrai le bonheur565.

Basile et Grégoire furent si brillants à Athènes qu'on voulut les y garder. Basile refusa mais Grégoire céda.

Je me laissai fléchir : seul un chêne aurait résisté.

Poème sur sa Vie

Peu de temps après, ayant « dansé quelque peu devant ses amis » (Sur sa Vie), il partit presque secrètement.

3. Grégoire cherche sa voie

Grégoire veut « vivre en philosophe de la Beauté » et « retrouver ses parents fatigués par leur grand âge » (Poème Sur sa Vie). Parmi les voies qui mènent à Dieu, Grégoire veut choisir non seulement la meilleure mais « la meilleure parmi les meilleures ».

Il s'établit à Arianze auprès de ses vieux parents pour leur venir en aide et se ménage une retraite dans un coin d'étable, son ermitage.

Las des négoces, il trouve un administrateur pour les biens familiaux et, profitant d'un retour de son frère Césaire, médecin impérial, qui fuyait enfin la cour impie de Julien, il rejoint son ami Basile pour mener avec lui la vie ascétique (Voir Lettres 4 et 5). Ensemble, ils en rédigent les Règles :

Qui me rendra... cette émulation et cet empressement pour la vertu que nous avons assurés par des règles et des lois écrites ?

Lettre 6

Ensemble ils lisent Origène et rédigent la Philocalie d'Origène.

4. Ordination sacerdotale et ministère à Nazianze

En. automne 361, Grégoire l'Ancien rappelle son fils près de lui. Les chrétiens de Nazianze désirent voir Grégoire, prêtre et prédicateur, assister leur vieil évêque, son père. Grégoire obéit.

Je courus me jeter dans l'abîme.

Sur sa Vie

La nuit de Noël 361, Grégoire est élevé au sacerdoce. Effrayé du poids de la charge, en la Vigile de l'Epiphanie il s'enfuit auprès de Basile dans la solitude du Pont.

Semblable aux bS ufs piqués par le taon...

Sur sa Vie

J'ai été frappé comme d'un coup de foudre.

Discours, 2, 6

Au Carême de 362, Grégoire revint et prononça à Pâques son premier sermon.

La crainte de résister à l'ordre de Dieu fit taire en moi toute autre crainte.

Discours, 2, 111

Grégoire seconde son père à Nazianze pendant dix ans (362-372). Il encourage Basile devenu prêtre à la demande instante d'Eusèbe, évêque de Césarée.

On nous a élevés de force au rang du sacerdoce. Nous ne le recherchions certes pas ! Nous pouvons l'un à l'autre nous rendre ce témoignage que nous chérissions la philosophie (c'est-à-dire la vie monastique) qui va à pied et qui reste tout en bas566.

Lettre 8

Les sombres années 361 à 363 sont celles du règne de Julien l'Apostat567.

Échappé à un tremblement de terre (Lettre 26 à Basile), son frère Césaire meurt peu après en 368 (Eloge funèbre de Césaire), Grégoire doit se défendre alors contre les créanciers.

Quand un chêne tombe, qui donc ne vient en couper le bois ? Si j'avais été seul, je n'aurais jamais craint les difficultés des affaires car je suis un oiseau qui s'envole facilement...

Sur sa Vie

Vers 370 meurt Gorgonie, mère de trois filles (Discours funèbre de Gorgonie). En 370, les deux Grégoire de Nazianze soutiennent énergiquement la candidature de Basile à l'épiscopat.

5. L'épiscopat

Sasimes (372)

L'empereur Valens a divisé en deux la province de la Cappadoce. La seconde Cappadoce a pour capitale Tyane dont l'évêque Anthime prétend devenir métropolitain, se retirant avec les évêques de sa province de l'obédience de Basile.

Basile se défend et crée de nouveaux évêchés : à Nysse, il nomme son frère, et à Sasimes, simple relais de poste, « petit village terriblement odieux », il nomme Grégoire. Prêtre contre son gré, le voici, contre son gré, évêque !

« Il courba la tête » et, après le sacre, il promit publiquement dans une homélie de se rendre à Sasimes568.

Cependant, Anthime fit occuper la région.

Je ne pouvais pas occuper mon siège sans verser le sang. Les âmes étaient un prétexte, la vraie cause, l'ambition.

Sur sa Vie

Grégoire s'enfuit dans la montagne. Aux reproches de Basile, il répond avec indignation et non sans quelque injustice (Lettres 48-50).

O mon cS ur, pourquoi bouillonnes-tu ? Retiens avec vigueur ton coursier.

Sur sa Vie

Pourquoi faut-il que je me batte pour des cochons de lait et des poulets comme s'il s'agissait d'âmes ?

Lettre 48

Nazianze

Grégoire l Ancien insiste : que son fils revienne à Nazianze pour le seconder.

Je savais résister à tout. Je ne manquais de courage que pour supporter le courroux de mon père.

Sur sa Vie

Grégoire revint.

Au printemps de 374, Grégoire l'Ancien meurt (Eloge funèbre Discours 18) suivi de près dans la tombe par Nonna.

Mon père était un fidèle serviteur de l'autel et c'est au pied de l'autel, tandis qu'elle priait, que ma mère a cessé de vivre. Je prie le Seigneur de m'accorder une telle vie et une telle mort.

O Mère, en priant tu as quitté la vie et cet autel a donné de la gloire à ta mort.

Épitaphes

Grégoire refuse d'être évêque de Nazianze : il demeure en fonction jusqu'à l'élection du successeur de son père. Mais les évêques de la région ne se hâtent pas et de guerre lasse, d'ailleurs malade, Grégoire s'enfuit.

Enfin, voici pour Grégoire cinq ans de solitude. Il se retire en effet au monastère attenant à l'église de Sainte-Thècle (de 375 à 379).

Le désert silencieux a toujours été pour moi source de progrès en Dieu, c'est-à-dire de vie divine.

Discours 3

C'est là qu'il apprend la mort de Basile survenue le 1er janvier 379 (Lettre 76).

Constantinople (379-381)

En 378, Théodose, défenseur de la vraie foi, succède à l'empereur arien Valens. Constantinople demeure aux mains des ariens. Les catholiques n'y ont plus une seule église !

Grégoire, vivement sollicité, accepte à titre provisoire de devenir le pasteur de la petite communauté de Constantinople. Dans une maison amie, il installe une chapelle : l'église de la Résurrection, l'Anastasia. Et Grégoire, à travers mille embûches, contribua à une vraie résurrection religieuse.

A la vigile de Pâques 379, les ariens envahirent la chapelle, lapidant les assistants (Lettres 77 et 78).

Oui, ce qui s'est passé est atroce et plus qu'atroce même... pardonnons... ajoutons à la bonté, la bonté.

Lettre 77

Une autre fois, un assassin vint chez Grégoire, dont la porte était toujours ouverte. L'accueil de Grégoire le désarma et il avoua tout ! Grégoire pardonna.

Maxime le Cynique vint en 380 d'Alexandrie, faisant parade de sa philosophie et de son christianisme. Grégoire l'accueillit sous son toit, le vénérant au point de faire son éloge dans un discours. Clandestinement, Maxime se fit sacrer évêque par des prélats venus d'Égypte, afin de supplanter le trop confiant Grégoire qui confessa lui-même sa naïve crédulité ! (Sur sa Vie).

Les progrès du catholicisme furent cependant surprenants. Grégoire fit de nombreux discours, dont les Cinq discours théologiques sur la Trinité, qui sont le sommet de son S uvre dogmatique.

Le 27 novembre 380, dans la basilique des Apôtres, Théodose installa solennellement Grégoire comme unique évêque de Constantinople.

Pendant deux ans, S. Jérôme, venu d Antioche pour se faire disciple de Grégoire, fut un de ses auditeurs assidus. Il appelle Grégoire « magister meus » et il dit avoir appris de lui « le véritable sens des Écritures ». En mai 381, sous la présidence de l'évêque Mélèce d'Antioche, s'ouvre le concile de Constantinople (deuxième concile oecuménique).

Mélèce meurt et Grégoire est investi de la présidence.

Les rivalités, les dissensions opposent Orient et Occident.

Grégoire, lassé et malade, veut démissionner. Les fidèles protestent : « Si vous partez, disent-ils, vous emmenez avec vous la Trinité ». Les évêques d'Égypte intriguent : Grégoire ne peut être évêque de Constantinople, prétendent-ils, il est évêque de Sasimes et de Nazianze. Alors Grégoire se retire, c'était au mois de juin 381.

Adieu, ô ma Trinité. Adieu, objet de mon souci et source de tout bien. Puisses-tu demeurer sauve entre les mains des fidèles et les sauver à leur tour, ils sont mon peuple !

Discours 42, 27569

Nazianze (381-383)

La santé de Grégoire est fort précaire. Il accepte cependant, cédant aux instances, de diriger encore l'Église de Nazianze.

C'est en 382 que Grégoire passe un Carême entier dans un silence absolu :

La raison de mon silence, c'était d'offrir en sacrifice un esprit privé de tout moyen de s'exprimer pour pouvoir maintenant offrir des paroles purifiées.

Lettre à Palladios

En 383, ayant obtenu l'élection de son cousin Eulalios, il se retire définitivement.

6. Les dernières années (383-390)

Grégoire vit maintenant retiré dans la solitude à Arianze, tout adonné à la recherche de Dieu.

Gardant bien pur en soi le reflet de Dieu... devenant un miroir parfaitement fidèle de Dieu... pour capter en sa lumière la vraie lumière, la lumière éclatante dans le lumignon fumeux.

Discours 2

Il ne cesse cependant de rendre service autour de lui, empressé de répondre à tous les appels, intervenant pour sauver Nazianze de la destruction (Lettres 141 et 142) dont on la menaçait à la suite d'une révolte.

Grégoire mourut en 390.

II - R UVRES

1. Discours

On a gardé 45 discours de Grégoire de Nazianze, la plupart sont à dater de 379-381, c'est-à-dire de la période de l'épiscopat à Constantinople.

Rufin traduisit en latin 9 discours.

Les cinq discours théologiques (de 27 à 31)

Ils étudient la doctrine trinitaire. Ils ont valu à Grégoire le titre de théologien.

Deux discours d'invectives contre Julien l'Apostat570

Le ressentiment de Grégoire est tel que la valeur historique de ces discours en est rendue bien contestable ! On aimerait mieux que ces discours « de flétrissure » n'aient pas été écrits ! Ces longs pamphlets sont cependant discours de combat : Grégoire dresse un réquisitoire contre l'idolâtrie, il revendique l'hellénisme comme le patrimoine commun de l'humanité intelligente, il refuse de faire du christianisme la religion des seuls illettrés et s'en prend à l'édit de 362 qui prive les maîtres chrétiens du droit d'enseigner jusqu'à la grammaire et la rhétorique.

Les discours liturgiques

Discours de Noël, d'Epiphanie, de Pâques, de Pentecôte, sur saint Cyprien, saint Athanase, etc.

Les oraisons funèbres de son père, de son frère Césaire, de sa sS ur Gorgonie, de son ami Basile.

Les discours de circonstance

Ce sont les plus nombreux, il faut citer le n° 2 : Apologie au sujet de sa fuite571. Après son élévation au sacerdoce, Grégoire a fui. Revenu, il se justifie. C'est un vrai traité du sacerdoce, source du traité Sur le Sacerdoce de saint Jean Chrysostome. Grégoire le Grand s'inspira aussi de ce discours dans Le Pastoral.

Il faut mentionner le Discours d'adieu (n° 42) par lequel en 381 Grégoire prit congé du concile et du siège épiscopal de Constantinople.

2. Poèmes

Grégoire écrivit ses poèmes à la fin de sa vie, dans sa retraite d'Arianze.

Il nous reste 400 poèmes (38 poèmes dogmatiques, 40 poèmes moraux, 206 poèmes historiques ou autobiographiques dont le plus long est le Poème Sur sa Vie.

3. Lettres

A la demande de son petit-neveu Nicobule, Grégoire publia lui-même une collection de ses propres lettres, donnant sa théorie de l'épistolographie : concision, clarté, grâce, simplicité (Lettres 51 à 54). On a 245 lettres de Grégoire.

Le Style

Grégoire est « l'un des plus habiles ouvriers du style que l'antiquité ait connus, l'homme sincère et bon qui entr'ouvre pour nous son âme si riche et si délicate »572. Sa langue est très pure et classique, souple toutefois. Au grec attique se mêlent parfois les expressions de la Koinè573. L'abondance d'images est toute orientale. Grégoire possède une parfaite maîtrise de ses moyens d'expression. Soumis aux procédés, aux clichés du temps, il ne s'en révèle pas moins original et personnel. Son culte de la forme est religieux : sa parole est un hommage à Dieu, « une S uvre de beauté à la louange du Verbe »574 Grégoire considère les logoi (belles-lettres) comme un don du Logos (Verbe).

III - ASPECTS DE LA PENSEE

1. Grégoire fut-il plus grec que chrétien ?

Grégoire ne juxtapose pas sa culture profane d'helléniste à son christianisme ; il contrôle et transpose l'hellénisme sur le plan chrétien, il le transforme et le transfigure.

Cette transposition des sources profanes est voulue et consciente.

La foi complète et couronne la raison.

P. G., 36,104

Il est juste que la sagesse de l'Esprit qui est céleste et vient de Dieu commande à celle d'ici-bas comme à sa servante.

P. G., 37,1593

Quelles sont les principales sources de la pensée de Grégoire ?

La Bible

Il l'aima et l'étudia dès l'enfance et il en a une connaissance prodigieuse.

Les auteurs chrétiens

Clément d'Alexandrie et Origène sont ses auteurs préférés mais comme Basile, acceptant d'emblée la typologie, il s'oppose aux excès de l'exégèse alexandrine. Il doit à saint Athanase l'origine de sa doctrine trinitaire qu'il élabore davantage, saint Basile est le maître incontesté.

Les philosophes grecs

Le néo-platonisme

Grégoire voit en Platon « le plus théologien d'entre les Grecs », celui dont « la langue a la douceur du miel ».

Thèmes empruntés : affranchissement du monde sensible, la vie est méditation de la mort, ressemblance à Dieu, contemplation du Beau, illumination de l'esprit par le Soleil divin.

La philosophie religieuse de Plotin (Les Ennéades)

Thèmes empruntés : transcendance de Dieu - nature du mal Purification - ressemblance divine - rôle du désir dans l'ascension vers Dieu - mépris de la chair et du monde - recherche de l'union constante à Dieu - contemplation.

Les Stoïciens et les Cyniques

Thèmes empruntés : mépris de la mort, détachement, morale austère575.

La similitude des thèmes ne doit pas faire perdre de vue « l'originalité irréductible du christianisme centré sur un Dieu devenu homme par amour, qui ne rejette en définitive aucune des vraies valeurs de ce monde dont ce Dieu est le créateur et qui invite l'homme à une union personnelle destinée à s'épanouir dans la joie lumineuse de la Trinité »576.

2. Grégoire le Théologien

a) Signification de l'épithète : « Le Théologien »

Au Concile d'Ephèse (431), Grégoire qui est cité parmi d'autres témoins de la tradition orthodoxe se distingue d'eux par l'épithète de « grand ». Le Concile de Chalcédoine (451) l'appelle le « plus grand » et lui décerne le titre « le théologien » (o theologos). Au VIIIe s. ce titre est reconnu absolument par tous et lui est exclusivement réservé.

Ce n'est que dans le courant du XIIIe s. que le mot théologie prit son sens actuel de science humaine du donné révélé, de synthèse systématique des doctrines chrétiennes577 ; mais quel sens avait ce mot au temps de Grégoire de Nazianze et au Concile de Chalcédoine ?

Eusèbe de Césarée définit la théologie comme la vraie doctrine sur le vrai Dieu.

Pour Grégoire lui-même, on doit dire, après une étude de ses textes, que le théologien est le héraut de Dieu, interprète des oracles divins578, sous l'inspiration venue d'en haut dans la contemplation et dans l'étude.

Mais il y a plus : le théologien est celui qui proclame la divinité d'un être. Ainsi Cyrille d'Alexandrie appellera-t-il les enfants qui acclamaient le Christ au jour des Rameaux, les enfants théologiens (oi theologoi paides)579. Grégoire est celui qui dans ses Cinq discours théologiques, comme dans toute son S uvre, proclama la divinité du Père, du Fils et de l'Esprit. Il le fit avec une clarté et une sérénité souveraines et avec des dons d'expression extraordinaires, élaborant une doctrine de la Trinité à laquelle les générations suivantes n'apporteront plus rien de vraiment neuf.

Schématisant la richesse du vocable, on dira que le théologien est un témoin de la divinité : appelé à déposer en sa faveur, il doit d'abord voir et donc regarder (rôle de la contemplation : la theoria) et pour cela il doit sans cesse purifier son regard (c'est la katharsis : aspect ascétique de la praxis ou action).

Le vrai théologien est celui qui ayant vu rend témoignage par la sainteté de sa vie et de son enseignement : sa mission est prophétique580.

b) Notes caractéristiques de la théologie de Grégoire

Kérygmatique et biblique

Grégoire a souci de présenter la plénitude du message chrétien en gardant un contact étroit avec la Bible. Il veut une théologie « fontale »qui se distingue à peine de l'Ecriture tandis qu'il veut écouter la paradosis (la tradition) comme une maîtresse d'exégèse.

Spirituelle

La théologie de Grégoire, bien que nourrie d'une réflexion intense, est beaucoup plus spirituelle que rationnelle. Elle laisse deviner la profondeur de sa vie intérieure et témoigne de sa contemplation.

Issue du silence, elle y ramène. Elle s'exprime en louange et revêt un aspect hymnique.

On peut citer en ce sens Origène dont dépend Grégoire et Evagre le Pontique dont Grégoire de Nazianze fut quelque temps le guide spirituel581.

Ces propos sont également un chant de louange et c'est là toute la théologie.

ORIGENE, Com. Ps. 117,14

Si tu es théologien, tu prieras vraiment et si tu pries vraiment, tu es théologien.

EVAGRE, Traité de l'Oraison, 60

Qui n'a pas vu Dieu ne peut pas parler de Lui.

EVAGRE, Cent., V, 26

Grégoire a le sens profond du sacré, du mystère, de la transcendance divine.

Ont-ils quelque chose à répondre ceux qui... veulent mesurer la mer avec un gobelet en mesurant avec leur intelligence l'immensité divine ?582

Disc., 28, 27

Il a une estime profonde pour l'intelligence et pour la parole, expression de la pensée :

Quelle créature la Parole divine pourrait-elle préférer aux êtres doués de la parole ?

Dise., 3 8, 11

Serviteur du Verbe, je m'attache au ministère de la parole, mon verbe est au service du Verbe.

Disc., 6

Mais jamais il n'oublie le caractère aveuglant de la lumière divine, d'où sa réserve, sa « pudeur théologique » qui rappelle celle de S. Irénée :

Comment le Fils a-t-il été engendré ? Je te répète avec indignation : « Il faut honorer en silence la génération de Dieu ». C'est déjà beaucoup pour toi de savoir qu'il a été engendré ! Le comment, les anges ne le comprennent pas - ni toi, à plus forte raison ! Tu veux que je t'explique comment il a été engendré ? Il l'a été de la manière que connaissent le Père qui engendre et le Fils qui a été engendré. Le reste est couvert d'un nuage et se dérobe à tes faibles regards.

Disc., 29, 8

J'ai couru, pensant atteindre Dieu, j'ai gravi la montagne, j'ai pénétré dans la nuée en rentrant en moi-même, en me séparant de la matière et des choses matérielles, en me recueillant. autant que faire se peut ; et lorsque j'ai regardé, c'est à peine si j'ai perçu un reflet de Dieu - et encore, j'étais recouvert par le rocher, c'est-à-dire par le Verbe qui s'est incarné à cause de nous. En me penchant un peu pour regarder. j'ai vu non pas la Nature Première et sans mélange qui n'est connue que d'elle-même - je veux dire de la Trinité - ni ce qui reste derrière le premier voile, et qui est recouvert par les ailes des Chérubins.

J'ai vu seulement ce qui est à l'extrémité et qui se manifeste à nous en premier lieu. C'est, pour autant que je le sache. la grandeur de Dieu se révélant dans les créatures qu'il produit et qu'il gouverne, ou, comme l'appelle le divin David, la « magnificence » de Dieu. Voilà ce qui nous permet de voir un reflet de Dieu et de le reconnaître après son passage, comme les ombres qui se projettent sur l'eau et les images qui représentent le soleil permettent aux yeux malades de reconnaître cet astre, puisqu'il n'est pas possible de le regarder sans que la pureté de sa lumière éblouisse nos sens.

Disc., 28, 3

De nos jours, G.K. Chesterton a dit de même sagement qu'il faut se contenter de mettre sa tête dans la nuée sans prétendre enfermer toute la nuée dans sa tête !

Lorsque Grégoire entend le raisonnement théologique se « dissoudre en arguties » (Disc. 35), il proteste contre ce « badinage » (Disc. 21 et 22) ou ce « vain jeu de dés » (Disc. 21). Une citation de Grégoire de Nysse donne bien le ton :

... Vous vous informez du prix du pain : le Père, vous dit-on, est le plus grand et le Fils lui est soumis ; vous faites remarquer que vous aimeriez prendre un bain : on vous allègue que le Fils est issu du néant !

GRÉGOIRE de NYSSE, Discours sur la divinité du Fils

et de l'Esprit Saint

Soucieuse du « silence théologique »

Grégoire, le rhéteur mystique qui a le culte de la parole, a, pour le même motif, le culte du silence :

Ah ! vous ne savez pas, mes frères, de quel poids nous sommes accablés ; et vous ne savez pas quel don divin est le silence, quel privilège c'est de n'être pas astreint à enseigner.

Disc. 32, 14

Le silence de Grégoire est plus qu'une ascèse, plus qu'un recueillement. Condition de la contemplation, il est condition de la théologie, silence d'attente et d'écoute. Le silence de Grégoire est celui de sa théologie « de crainte et de tremblement », un silence révérenciel583 :

Adore, honore dans le silence et par le silence.

Disc. 28, 20, 29, 8 45, 22 etc...

« Le silence est comme la note finale où s'épuise la louange584. »

Citons à ce propos un charmant apologue :

Un jour les hirondelles firent grief aux cygnes de choisir la solitude, de ne chanter que fort peu et, même alors, de se borner à un chant intérieur comme s'ils avaient honte de leur propre voix. Quand les cygnes, longtemps silencieux, jugèrent bon enfin de sortir de leur mutisme, ils se contentèrent de répliquer que s'ils ne chantent pas beaucoup, ni auprès de la foule, ils assurent du moins à leur chant cette beauté suprême de la mesure ; aucun bruit étranger ne vient troubler leurs mélopées. Aussi croient-ils savoir que les connaisseurs aiment chercher la solitude, rien que pour prêter l'oreille au concert des cygnes et pour les voir, offrant leurs ailes au souffle des zéphyrs.

Lettre 104

Et Grégoire conclut : « Les cygnes chanteront quand les geais se tairont ! »

Les « images et les ombres » sont analogiques, « l'approche de Dieu est Silence, comme elle est Ténèbre parce que Dieu est indicible, étant au-dessus de tout concept humain et de tout mot du langage, comme il est au-dessus de tout ce que les yeux de chair peuvent contempler dans notre espace mortel. »585 « Le mieux est d'abandonner les images et les ombres » :

J'ai pour ma part longuement réfléchi, en m'appliquant avec toute ma curiosité, et en envisageant la question sous toutes ses faces, pour chercher une image d'un aussi grand mystère ; et je n'ai pu découvrir à quelle chose d'ici-bas il faut comparer la nature divine. A peine ai-je trouvé quelque ressemblance partielle, je sens aussitôt que la plus grande partie m'échappe et je reste au-dessous de ma tâche dans l'exemple que je choisis.

En somme, je ne trouve aucune image qui me donne pleine satisfaction pour illustrer le concept de la Trinité ; il faudrait que l'on ait assez de sagesse pour n'emprunter à l'exemple choisi que certains traits et rejeter le reste. Aussi ai-je fini par me dire que le mieux était d'abandonner les images et les ombres, qui sont trompeuses et qui demeurent très loin de la vérité ; je préfère m'attacher aux pensées les plus conformes à la piété, me contenter de peu de mots et prendre pour guide l'Esprit, pour garder jusqu'à la fin la lumière que j'ai reçue de lui, mon compagnon naturel, mon familier, puis d'adorer le Père, le Fils et l'Esprit Saint, une seule Divinité et une seule Puissance, à qui sont toute gloire, tout honneur, tout pouvoir dans les siècles des siècles. Amen.

Disc. 31, 33

Soucieuse du sens de l'analogie

Grégoire de Nazianze possède un sens aigu de l'analogie. Toutes les expressions humaines doivent être transposées sur un plan supérieur, toutes sont nécessairement inadéquates586. Dans toute analogie, on peut accentuer la similitude. Dans sa vive conscience de la transcendance divine, Grégoire accentue au contraire la dissimilitude :

S'il n'y a qu'un Dieu et qu'une seule Nature Suprême, où veux-tu que je te prenne une comparaison ? La cherches-tu parmi les choses d'ici-bas et qui te concernent ? C'est une honte et non seulement une honte mais une extrême folie que de prendre dans les choses d'en bas une image des réalités d'en-haut ; et dans les choses changeantes une image des réalités immuables ; c'est comme dit Isaïe « chercher les vivants parmi les morts »...

Je vais toutefois m'efforcer, à cause de toi, d'étayer mon exposé par quelques comparaisons...

Je veux seulement dans ces images contempler ce qui ne tombe pas sous les sens, comme on évoque la réalité sur une scène de théâtre car il n'est pas possible qu'une comparaison exprime pleinement toute la vérité...

Le fils est Fils dans un sens transcendant puisque nous n'avons pas d'autre mot pour exprimer qu'Il vient de Dieu et qu'il est consubstantiel aussi devons-nous regarder comme indispensable de n'appliquer à la Divinité qu'après les avoir transposés, les mots qui désignent ici-bas la parenté.

Disc. 31

c) Les deux thèmes majeurs de la théologie de Grégoire

La doctrine de la Trinité

La doctrine de la Trinité, « pure lumière des trois sources fondues en un seul flot incandescent » (Poème II) est au centre de la pensée de Grégoire. Il se reprocha d'avoir davantage parlé que vécu de la Trinité et ces reproches même révèlent son effort.

C'est vrai, ô ma Trinité, que de Toi seule, je veux avoir souci.

Poème II, I, 11

Il faut souligner les répercussions spirituelles de la doctrine trinitaire de Grégoire qui cherche à demeurer « là où est la Trinité et l'éclat réuni de sa splendeur », la « Trinité dont même les ombres confuses le remplissent d'émotion ».

Sa pensée théologique est une adoration :

Je n'ai pas commencé de penser à l'Unité que la Trinité me baigne dans sa splendeur. Je n'ai pas commencé de penser à la Trinité que l'Unité me ressaisit. Lorsque j'unis les Trois dans une même pensée, je vois un seul flambeau sans pouvoir diviser ou analyser la lumière unifiée.

Disc. 40

Grégoire souligne ce que le Père Léonce de Grandmaison a appelé l'économie du message, la manifestation progressive du mystère trinitaire :

... l'Ancien Testament a clairement annoncé le Père, et le Fils d'une manière obscure. Le Nouveau a révélé le Fils et fait entrevoir la divinité de l'Esprit. Maintenant l'Esprit habite parmi nous et se manifeste plus clairement.

Quand la divinité du Père n'était pas encore reconnue, il n'aurait pas été prudent d'annoncer ouvertement celle du Fils ; et quand la divinité du Fils n'était pas encore admise, il ne fallait pas, si j'ose dire, imposer aux hommes un nouveau fardeau, en leur parlant de l'Esprit Saint. Sinon, tels des gens qui sont fatigués par une nourriture trop lourde ou qui ont regardé la lumière du soleil avec des yeux encore malades, ils auraient risqué de perdre les forces déjà acquises. Il fallait donc procéder par perfectionnement successifs, par ascensions ; à fallait s'avancer de clarté en clarté, par progrès et par poussées toujours plus brillantes.

Disc. 3 1

Il faut noter encore le soin avec lequel Grégoire choisit ses mots : il sait qu'il transpose le langage scripturaire fixé une fois pour toutes dans le langage grec de l'époque. Il cherche à garantir la continuité doctrinale par un progrès verbal.

Les formules trinitaires grecques vues par saint Augustin

Dans le De Trinitate, Augustin soulignera la subtilité grecque. Il marquera les différences de vocabulaire entre l'exposé trinitaire des Grecs et celui des Latins587. La conclusion n'est nullement un débat théologique mais l'aveu de la transcendance du mystère :

Au demeurant, si l'on demande trois quoi ? La parole humaine reste parfaitement à court. Certes, on répond : trois personnes, mais c'est moins pour dire cela que pour ne pas rester sans rien dire (ne taceretur).

AUGUSTIN, De Trin., V, IX

Grecs et Latins se rencontrent dans leur proclamation de la transcendance de Dieu et dans leur sens de l'analogie théologique

La doctrine de la divinisation

Le thème central de la théologie de saint Athanase était la divinisation : « Dieu s'est fait homme pour que l'homme soit divinisé ».

A sa suite tous les Pères grecs ont parlé de la divinisation du chrétien, but et S uvre de l Incarnation.

« Le Dieu unique saisi dans un triple flot de lumière se communique à son enfant adopté et divinisé », nous dit Grégoire.

Le christianisme consistera donc pour lui à vivre dans le Christ la vie divine comme le Christ dans notre chair a fait sienne notre vie humaine.

Fruit de l Incarnation et S uvre de l'Esprit, notre divinisation se réalise par notre association à la croix (effort ascétique) qui nous rend participants de la glorification.

Il faut que je sois enseveli avec le Christ, que je ressuscite avec lui, que j'hérite avec lui du ciel, que je devienne fils de Dieu, que je devienne Dieu... Voilà ce qu'est pour nous le grand mystère, voilà ce qu'est pour nous le Dieu incarné, devenu pauvre pour nous. Il est venu relever la chair, sauver son image, réparer l'homme. Il est venu nous faire parfaitement un dans le Christ, dans le Christ qui est venu parfaitement en nous, pour mettre en nous tout ce qu'il est. Il n'y a plus d'homme ni de femme, de barbare ni de Scythe, d'esclave ni d'homme libre (Col. 3, 11), caractéristiques de la chair ; il n'y a plus que la divine image que nous portons tous en nous, selon laquelle nous avons été créés, qu'il faut former et imprimer en nous, si fort qu'elle suffise à nous faire connaître.

Disc. VII

Il a pris la forme d'esclave pour nous donner la liberté, il est descendu pour nous élever, il a été tenté pour que nous vainquions, il a été méprisé pour nous glorifier, il est mort pour nous sauver, il est monté au ciel pour nous relever du péché.

Disc. I, 5

3. Grégoire, le « philosophe »

a) Qu'est-ce que la vie philosophique ?

Grégoire consacre et systématise l'usage d'appeler la vie ascétique chrétienne « vie philosophique ».

Saint Justin présentait le christianisme comme la vraie philosophie. Pour Eusèbe de Césarée, le philosophe, c'est le moine.

Pour Grégoire, la vie des moines est la « philosophie en S uvres ». Philosopher, c'est « s'harmoniser avec la vie d'en-haut », celle des anges, celle de Dieu.

L'exode d'Abraham, l'ascension de Moïse sur la montagne, l'assomption d'Elie, la vie du Baptiste sont des modèles proposés à la vie philosophique588.

b) Ascèse

Le sommet de l'ascèse est l'union au Christ par assimilation.

Toute la garde des sens et la lutte contre les passions, comme aussi la prière et le goût du silence, sont ordonnés à ce but final et les invectives de Grégoire contre les vices s'achèvent toujours par l'évocation de l'image du Christ qu'il ne faut pas laisser s'estomper dans les cS urs :

L'image s'efface, quel raisonnement pourra m'aider ? L'image s'efface, ce don de Dieu sans souillure. L'image souffre violence... Folie du cS ur, arrête-toi. Toi du moins, ma main, ne te tends pas vers les dons mauvais ! Oh ! puisse l'image en moi demeurer sans atteinte.

Poème II, 1, 61

Posons des portes à nos oreilles, maîtrisons nos yeux, notre toucher, notre goût... Ne craignons qu'une chose, de craindre quoi que ce soit plus que Dieu au point de violer son image en nous par le péché.

Disc. II, 5

Le Christ est mon souffle, le Christ est ma force, le Christ qui me donne de bien courir est le prix merveilleux de ma course. Pour moi, le Christ est le prix de tout le reste. Et je porte la pauvreté de sa croix, comme une richesse.

Le Christ est le grand filet qui nous ramène au Père.

Poème I, II

Il faut noter ici combien déplaisantes nous paraissent les injures dont Grégoire accable, à la suite de Diogène et des Cyniques, la chair pesante, opaque, épaisse, nuage de deuil, boue, bourbier, abjecte, meurtrière, destructrice de l'image divine, tunique de peau ! Nous sommes loin de l'optimisme si chrétien d'Irénée !

Et cependant jusque dans le poème Contre la chair la pensée chrétienne luit parmi un flot d'injures :

Seule, tu as été pétrie des mains du Christ. Arrête le flux de ton orgueil en touchant les franges pures du Christ.

c) Contemplation

La contemplation, pour Grégoire, s'identifie presque avec la théologie, elle en est l'âme.

De la contemplation comme de la théologie qui l'exprime et y ramène, la purification, la pureté (la katharsis) est la condition.

Il ne faut pas confier le parfum précieux à un flacon souillé.

Poème I, 11, 33

Le théologien doit être aussi pur que possible afin de saisir la lumière en étant lui-même lumière.

Disc. 28, 1

Parler de Dieu ? C'est l S uvre de l'Esprit. Par Lui seul, Dieu peut être compris, révélé, entendu. Et donc seul l'esprit de pureté peut s'approcher de la Pureté en lui étant toujours semblable.

Disc. 2, 39

Le désir de Dieu, le désir de ses visites fugitives purifie l'âme :

Avant d'être saisi, il a fui avant d'être embrassé par l'esprit, il s'est échappé.

Il nous illumine l'âme, non sans l'avoir purifiée, mais comme l'éclair frappe l S il sans s'arrêter.

Et cela, me semble-t-il, pour nous attirer par cette saisie fugitive.

En effet absolument insaisissable, il découragerait tout espoir et toute tentative, tandis que par cette fugacité, il provoque l'admiration ; admiré, il excite le désir, désiré, il purifie.

Disc. 38, 7

Dieu se communique et se découvre à l'amour

A qui ne l'aime pas, Dieu est insaisissable.

Poème I, II, 25

Etre insatiable de Dieu et des choses de Dieu. A ceux qui le reçoivent, il donne encore davantage. Il a soif qu'on ait soif de lui.

Disc. 28, 6

Grégoire entre dans la nuée car Dieu l'ordonne :

Je gravis la montagne avec un empressement mêlé de crainte. Le premier sentiment vient de mon espérance, l'autre de ma faiblesse.

Je vais entrer dans la nuée et m'entretenir avec Dieu, car Dieu l'ordonne.

Disc. 28, 1

Et l'extase - la sortie de soi - est en même temps intériorisation

J'ai couru à la poursuite de Dieu J'ai gravi la montagne J'ai pénétré dans la nuée en rentrant en moi-même, en me recueillant.

Disc. 28, 3589

A la contemplation, le « théologien » invite tous les hommes mais en ne cessant de redire : purifiez-vous :

Vivons en contemplatifs mais commençons par le bon commencement : la crainte, l'observation des commandements. La frénésie de la contemplation aurait vite fait de nous mener à l'abîme mais appuyés sur la crainte, nous serons purifiés, allégés, emportés vers les hauteurs.

Monte mais par la voie des commandements ! L'action (la praxis) est l'échelle de la contemplation (theoria).

Disc. 39

Si l'un de ces spirituels vient me consulter sur la contemplation, je lui réponds : quand tu seras purifié ! - Mais, répond-il, je garde la chasteté ! - Quand tu seras purifié ! Pour le moment c'est la purification qui compte.

Poème I, II, 33

En voici un qui est riche en contemplation ; il s'élève au-dessus de la foule, il fait des distinctions subtiles, mais il ne veut pas être pauvre !

Qu'il s'en aille au troisième ciel et gare à la chute !

Disc. 32

La route la meilleure est encore l'humilité.

Disc. 38, 14

Tout notre souci, c'est l'homme intérieur - comment arriver à faire ressembler à l'objet contemplé le contemplatif ? C'est dans ce domaine que nous essayons de former la foule.

Disc. 4, 114

Le contemplatif qui s'est préparé dans l'humilité à gravir la montagne en revient plus humble encore car il le sait : il ne peut voir Dieu.

Moïse lui-même n'a pu voir Dieu. Il y eut plus en ce qui lui demeura caché qu'en ce qui lui fut donné de contempler.

Disc. 32, 16

d) La vie monastique

Grégoire ne se préoccupe guère de l'institution du monachisme dont Basile, soucieux de vie ascétique, a vigoureusement dessiné les contours, bien plus son sens de la mesure et sans doute aussi son esprit d'indépendance l'inclinent à une grande souplesse dans les modalités d'application d'une vie toute vouée à Dieu.

Poète et mystique, il célèbre le monachisme plus qu'il ne l'analyse et se montre intransigeant dans son exigence d'authenticité :

Fais honneur à ta profession.

Poème I, II, 29

« Le monastère est un rassemblement d'hommes groupés en vue de leur salut » (Poème I, II, 34) et ces ascètes « sont les pierres du grand temple que le Christ a jointes entre elles dans l'harmonie de l'esprit d'amour » (Poème II, II, 1), cependant cette élite du troupeau reste au service du troupeau. Sa fonction est « primitiale » et propitiatoire (Disc. 19). Le moine demeure tourné vers ceux qu'il quitte mais dont il vient, il les entoure d'égards, chargé qu'il est de les illuminer, de les édifier et de guider leur marche vers le Christ (Poème II, II, 1).

Chantre de la Virginité, Grégoire aime la pauvreté. Il veut que, par elle, les moines soient « de silencieux prédicateurs de l'Evangile du Christ... pauvres en vue du Royaume et rois par leur pauvreté » (Disc., 6, 2)590.

Fils soumis avec respect à son père, Grégoire cependant ne mentionne pas l'obéissance monastique si chère à Basile. Il ne parle guère que de l'obéissance à Dieu. Sa vie en témoigne : jamais Grégoire n'aima de commander ni d'être commandé !

Pétri d'humanisme, cet ascète n'aime ni les moines à la mine défaite, ni les moines immortifiés, mais il est loin de refuser les joies innocentes :

Prenez garde, les chairs trop rebondies ne passeront point par la porte étroite !

Poème II, I, 44

Laissez-nous donc, vous autres repus des biens de ce monde, laissez-nous au moins la joie de quelques arpents de terre, de quelques fleurs ou arbrisseaux et de quelque fontaine.

Poème II, I, 44

Grégoire considère la vie monastique comme le signe d'une liberté supérieure et comme une source de joie

Dans la joie, je ramène à Dieu son image

De tout mon être, je me meus vers Dieu tout entier

Avec de nombreux compagnons d'accord avec moi.

Poème II, I

4. Mariage, Virginité et Féminisme

Mariage

Grégoire ne comprit pas d'emblée ou du moins ne reconnut pas explicitement la valeur du mariage. Mais l'enseignement de ce vivant qui nous parle s'étend sur plus de trente années et l'étape provisoire, conventionnelle, fut définitivement dépassée à l'âge de la maturité. Sans nier, loin de là, que des textes déplaisants ou mesquins se rencontrent dans l S uvre de Grégoire, nous relevons ici sa doctrine ferme et très nette au stade final de sa pensée sur laquelle, hélas, les siècles postérieurs marqueront un recul.

Le mariage est d'origine divine, il est saint et sanctifiant, le Christ l'honore par sa présence :

J'imiterai le Christ présidant à des noces, qui honore les épousailles par sa présence.

Disc. 40, 18

N'hésite pas à louer le mariage, bien qu'il faille lui préférer la virginité.

Poème I, II, 3

La virginité n'aurait pas si grande valeur si elle n'était quelque chose de meilleur qu'un bien authentique.

Disc. 37, 9

(Mari et femme) tous deux ensemble, sont appelés à faire route vers Dieu.

Lettre à Olympias

Le mariage n'éloigne point de Dieu, mais il en rapproche d'autant plus que c'est Dieu même qui nous y pousse.

Poème I, II

Grégoire met sous les yeux les exemples d'épouses chrétiennes, telles sa mère Nonna et sa sS ur Gorgonie. C'est dans son éloge de Gorgonie qu'il nous livre, délicate et nuancée, toute sa pensée. Grégoire a parfaitement compris que ce qui importe, c'est moins l'état de vie que la manière de s'y comporter :

Gorgonie a été un modèle accompli de chasteté : elle a dépassé toutes les femmes de son époque et même, peut-être, celles des âges précédents, les plus réputées pour leur vertu. Voici la leçon de cette vie : alors que nul n'a le choix qu'entre deux états de vie, mariage ou célibat, celui-ci plus sublime et plus divin, mais aussi plus difficile et plus périlleux, celui-là, en revanche, plus modeste mais aussi plus sûr, Gorgonie a su éviter les inconvénients de chacune de ces vocations, pour n'en retenir que les beautés, en alliant la noblesse de l'une aux garanties de l'autre.

Étant chaste sans nulle ostentation, elle a joint les avantages du célibat à ceux de la vie conjugale, faisant ainsi la preuve que, par lui-même, aucun des deux états ne nous lie ni ne nous aliène infailliblement soit à Dieu soit au monde ; à ne saurait être question de fuir à tout prix l'un des deux états, ni de recommander ou d'embrasser l'autre sans discernement ; c'est l'esprit seulement qui confère au mariage comme à la virginité leur orientation et leur valeur morale. Ils sont tous deux comme une matière informe que l'art souverain du Verbe doit modeler jusqu'à la perfection.

Tout en se liant à la chair, Gorgonie ne se sépara donc pas de l'esprit ; la soumission qu'elle avait pour son mari ne lui faisait pas oublier son véritable Maître. Loin de là ! Aussi bien, après avoir payé son tribut au monde et à la nature, pour peu de temps d'ailleurs et dans la mesure exigée par la loi de la chair, disons mieux par le législateur de la chair, elle se consacra finalement tout entière à Dieu. Bien plus, elle réussit à gagner même son époux à sa résolution, associant ainsi au service de

Dieu celui qui aurait pu n'être pour elle qu'un maître importun ! J'y vois un sommet de la beauté morale. Elle a fait mieux encore : au lieu de ne sanctifier qu'une seule âme par l'approche de Dieu, elle a conduit à Dieu toute une famille, toute une maison, en engendrant à la vie de l'esprit les enfants et petits enfants qu'elle avait fait naître selon la chair.

Elle honora le mariage par les vertus éminentes de sa vie conjugale non moins que par la belle descendance qui en était issue. Tant qu'elle vécut, elle offrit à ses enfants l'exemple de toutes les vertus ; maintenant Dieu l'a rappelée, elle continue à faire entendre aux siens l'exhortation muette de son héroïsme.

Eloge funèbre de Gorgonie

Il faut citer encore le témoignage de S. Jérôme :

Quand Grégoire de Nazianze, cet homme si éloquent, cet exégète de premier ordre, m'entretenait de ce texte591, il avait coutume de me dire : Voyez quelle doit être la profondeur mystérieuse de cet enseignement ! L'apôtre, ayant tenté de l'interpréter en Jésus-Christ et en l'Église, semble regretter de ne l'avoir pas exprimée autant que l'eût exigé la dignité d'une telle référence. C'est comme s'il disait : Je sens que ce passage est plein de mystères ineffables, et que son interprétation exigerait un cS ur vraiment divin...

PL., 26, 535 et sv.

Que les femmes mariées se solidarisent donc avec leurs sS urs vierges et s'unissent à leur offrande, car elles sont « les unes pour les autres une parure mutuelle » (Disc. 37, 10).

Virginité

Grégoire, consacré à Dieu par sa mère, « s'éprit de la Virginité » (Poème II, I) à la suite d'une vision nocturne et il considéra toujours « le songe des deux Vierges » comme la grande grâce et le fait majeur de sa vie592.

Parmi les chantres de la virginité, Grégoire est l'un des plus fervents et des plus délicats.

Avec la Vierge Mère, les vierges fidèles ont donné le jour au Christ.

Poème I, II, 29

... Pour le salut du monde.

Poème II, II, 1

L'âme consacrée à Dieu prend modèle sur « la Trinité, première vierge »(Poème I, 11, 1) et sur les anges « natures sans partage au désir indivisé tout au service du Roi, le Seigneur Dieu » (Poème I, II, 1).

Avant le Christ, la virginité « qui de tout temps appartenait au Christ » ne fut que « le trait hésitant d'une esquisse » mais « naissant d'une mère intacte dans sa virginité », « le Christ sanctifia la femme » et fit « briller d'un grand éclat la virginité » (Poème I, II, 1). Pour la première fois dans la littérature chrétienne, Marie est proposée comme modèle aux vierges et surtout offerte comme protectrice à invoquer (Disc. 24, 11). « Libérée de ce monde, la virginité libère le monde infirme » (Poème I, II).

L'aspiration mystique, l'amour du Christ donne seul son sens à la virginité consacrée et Grégoire ne cesse de les recommander

Que ta pensée garde sa virginité.

Disc. 44, 8

Jeunes épouses vierges, dirigez tout votre être vers Dieu.

Poème I, II, 31

O vierge, épouse du Christ, puisses-tu sans cesse glorifier ton Époux et ne souiller d'aucune façon la robe immaculée du Christ.

Poème III, I

Tout ton amour au Roi, Épouse du Christ.

Poème II, 69

On remarquera la terminologie sponsale de Grégoire. De fait, Grégoire est l'un des plus beaux témoins d'une spiritualité de Sponsa Christi. Les thèmes eschatologique et mystique sont liés : l'éternité est anticipée par voie d'intériorisation. Vivre avec le Christ, communier au Verbe, c'est vivre avec lui la vie céleste et être introduits dans son état glorieux.

Autour du Roi resplendissant se tient le chS ur immaculé,

Céleste, qui de la terre se hâte vers la divinisation

&

Lumières du monde, clairs miroirs de la Lumière

Ceux qui contemplent Dieu, lui appartiennent et le possèdent

... Jetant son amour sur un seul, il s'approche de plus près du Christ

Celui qui aime qui l'aime, qui regarde qui le regarde

Et vient à la rencontre de Celui qui s'approche de lui593.

Poème II, I

Féminisme

Le fils de Nonna et le frère de Gorgonie est un féministe résolu !

Ma mère n'était qu'une femme mais par son caractère, elle était au-dessus des hommes.

Sur sa Vie

Grégoire insiste sur l'égalité parfaite qui existe entre l'homme et la femme et il n'hésitera jamais à se faire le défenseur des droits de la femme :

Pourquoi la femme adultère doit-elle subir un châtiment tandis que l'homme infidèle n'a pas de comptes à rendre ? Je ne puis accepter une telle législation ni louer cette coutume.

Disc. 3 7, 6

Ce sont les hommes qui ont rédigé les lois et Grégoire proteste :

La loi est dirigée contre les femmes et les enfants sont laissés à la discrétion du pouvoir paternel, tandis que le sexe faible n'a plus le droit de s'en occuper. Telle n'est pas la pensée de Dieu. Un même créateur pour l'homme et pour la femme, tous les deux pétris de la même boue. La femme a péché ? Tout autant Adam. Ils sont deux dans une même chair (Gen., 2,24). Que cette chair unique soit traitée avec les mêmes égards.

Hom. Sur Mt., 19

Nous n'avons cité que de courts extraits mais la position de Grégoire est nette. Les conseils de Grégoire à la femme ne sont nullement condescendance mais plutôt aveu des défauts du sexe fort :

Tu es femme. Fais attention de ne pas froisser l'orgueil de l'homme

Poème II, II, 6

Il peut arriver que la femme ait à faire l'éducation de son mari.

Lettre à Olympias

On sait que les Eglises orientales s'autorisent de l'exégèse de Grégoire pour permettre de renvoyer une épouse coupable d'adultère ; nisi fornicationis causa dit l'Evangile. Voici le fameux texte de Grégoire dont on a d'autre part de vives protestations contre le divorce :

La loi permet la répudiation pour toutes sortes de raisons. Le Christ n'est d'accord que pour la séparation d'avec la prostituée (pornè). Dans tous les autres cas, il ordonne d'agir en philosophe. Quant à la prostituée, elle abâtardit la famille. Vous tous qui avez accepté le joug du mariage, prenez patience et philosophez.

Disc. 37, 8

A toute âme chrétienne sont proposées les « épousailles divines » et la dignité de la femme brille même d'un éclat particulier :

En la personne de la Vierge Marie, les femmes ont enfanté le Christ, elles qui ont apporté aux disciples la nouvelle de la Résurrection.

Disc. 24, 17

CONCLUSION

Grégoire de Nazianze est une personnalité extrêmement attachante. Sa nature spontanée et sa sensibilité très vive se révèlent dans tous ses écrits. Rarement docteur fut moins doctoral ! Ce rhéteur est un poète et ce penseur est un mystique. Certains parlent de l'instabilité psychologique de Grégoire, d'autres protestent. Il ne faut pas nier le caractère déconcertant de sa personnalité : « cet artiste est quelque peu inadapté à ce monde ».594

Au point de vue théologique, la doctrine de Grégoire qui fit autorité prend valeur de nonne en raison de sa modération ou discrétion et de son incomparable clarté.

En guise de parenthèse, signalons que cet évêque de Constantinople n'eut rien de constantinien !

Ah ! Puisse-t-il n'y avoir aucune préséance, nulle prééminence de lieu, nulle tyrannique prérogative ! Et que la vertu seule nous discrimine ! Mais maintenant, voici qu'il y a à tenir la droite, puis la gauche, et le milieu ; il y a gradin supérieur, inférieur ; on se précède, on marche de front : tout cela nous a valu bien des collisions, cela en a égaré un grand nombre et conduit à l'abîme (c'est-à-dire à l'endroit réservé par le Christ aux boucs) non seulement les âmes du peuple, mais encore celles des pasteurs, inexcusables d'ignorer ce que doit savoir tout docteur en Israël.

Ce n'est pas un mince éloge que de souligner l'admiration sans réserve que Jérôme voua toujours à son maître (magister meus) « Parmi les Latins, dit Jérôme, nul ne lui est semblable. Il fut mon maître. Je m'en glorifie dans l'exultation »595.

Rufin et Augustin partagent l'admiration de Jérôme.

En Orient, l'influence de Grégoire resta toujours vivante et elle fut surtout sensible sur les grands spirituels : Évagre le Pontique, Diadoque de Photicé et davantage encore Maxime le Confesseur.

Saint Jean Damascène qui résume toute la théologie grecque relève principalement de Grégoire qu'il cite continuellement, omettant toute référence. A travers lui, la pensée de Grégoire sert encore aujourd'hui de normes à la chrétienté orthodoxe.

Saint François de Sales eut pour le « Nazianzène » une vraie prédilection et notons encore qu'en plein XIXe s., l'esprit de saint Grégoire, nuancé, sensible, profond, sembla revivre en Newman.

Même délicatesse et même susceptibilité ! Même amertume d'une vie sans cesse humiliée ! Même soif de la solitude, même joie de l'amitié ! Même souci de discrétion théologique et même sentiment de la transcendance !

Ce n'est pas sans raison que « dans l'attente de la mort », Newman se confie à lui comme à un des rares amis qui lui restent : « à saint Athanase et à saint Grégoire de Nazianze, à saint Chrysostome et à saint Ambroise »596. L'inscription tombale que rédigea Newman n'est-elle pas inspirée directement de Grégoire de Nazianze ? Ex umbris et imaginibus ad veritatem597.

Terminons par ce parallèle entre Basile et son ami Grégoire

« ... l'un respectait la pénitence jusqu'à la sévérité, et l'autre aimait la pénitence jusqu'à la rendre aimable ; l'un était majestueux et tranquille, et l'autre plein de mouvement et de feu ; l'un aimait la gravité jusqu'à condamner la raillerie, quoiqu'il fût capable d'y réussir ; et l'autre avait su la rendre innocente et la faire servir à la vertu ; l'un, en un mot, attirait plus de respect, mais l'autre se faisait plus aimer598. <retour

254 Le début de la page

N. 255     GREGOIRE DE NYSSE (vers 335-394)

I - VIE

II - R UVRES

- Présentation générale

1. Ouvrages dogmatiques

2. Ouvrages exégétiques

3. Ouvrages ascétiques ou monastiques

4. Discours, sermons et lettres.

III - VUE D ENSEMBLE SUR DEUX R UVRES

1. Sur le Traité de la Virginité

2. Sur la Vie de Moïse.

IV - ETUDE DE LA PENSÉE DE GRÉGOIRE

1. Sa pensée théologique

2. Sa synthèse personnelle

L'epectase : le devenir dans le perpétuel mouvement

La réponse de l Incarnation : nouvelle création

3. Quelques notations sur le vocabulaire mystique.

Conclusion : Grégoire philosophe, poète et mystique.

Appendice : L'Ascension.

Croître sans fin en s'approchant dans toutes les éternités des éternités de Celui qui est le toujours plus grand !

Hom. 8 sur le Cantique des cantiques

Le Verbe redit : « Lève-toi » à celle qui est déjà levée et « Viens » à celle qui est déjà venue. En effet à celui qui se lève vraiment, toujours il faudra se lever et à celui qui court vers Dieu, jamais ne manqueront les larges espaces ! Celui qui monte ne s'arrête jamais, allant de commencement en commencement par des commencements qui n'ont jamais de fin.

Hom. 5 sur le Cant., PG, 44, 876 C

Un bonheur nous est promis qui dépasse notre désir, un don qui dépasse notre espérance, une grâce qui dépasse notre nature.

Sur les béatitudes, 7, 1

I - VIE

Qui veut connaître la vie de Grégoire de Nysse et son âme doit s'en tenir à ses écrits. Or, Grégoire ne commence sa carrière d'écrivain qu'à l'âge mûr, d'autre part, il laisse peu de correspondance à caractère intime. Aussi les renseignements sur sa vie sont-ils sommaires et fragmentaires.

Grégoire naît vers 335. Basile est son aîné de cinq ans. Il bénéficie de la très forte influence de sa sS ur Macrine et davantage encore de celle de son frère Basile qu'il appelle « un maître et un père » et « la merveille de l'univers ».

Au sujet de ses études, Grégoire assure dans sa Lettre 13 qu'il « n'a rien de sensationnel à en dire ». L S uvre écrite de Grégoire prouve à l'évidence qu'il est, à l'âge des anthologies, un des rares auteurs qui a lu et s'est assimilé intégralement les anciens. Il est moins bon orateur que Basile dont il n'a ni la sobriété ni la force, et que Grégoire de Nazianze dont il n'a ni la vie ni la spontanéité.

Grégoire fut lecteur, mais il ne se jugea pas pour autant lié au service de I'Eglise. Après le retrait de la loi scolaire de l'empereur Julien en 365, il devint maître de rhétorique.

Grégoire se maria et il aimera toujours tendrement sa femme. Cependant, il déplorera plus tard de ne pas avoir choisi la virginité.

Grégoire de Nazianze (Lettre 11) rappelle son ami à une vie plus fervente (plus philosophique) et Grégoire de Nysse s'efforce désormais de vivre à la manière des moines : il fait de longs séjours au monastère de l'Iris de Basile.

En 371, Grégoire fut nommé évêque de Nysse, contre son gré, par Basile. Lui qui n'aspirait qu'à la vie spirituelle et intellectuelle se montra inapte à toute politique ecclésiastique ; on lui reprocha son manque de fermeté et les inexactitudes de sa comptabilité

(voir les Lettres mécontentes de Basile : 58, 59, 60, 100).

En 376, un synode d'évêques ariens le dépose.

En 378, l'empereur Valens étant mort, on fêta son retour triomphal dans son diocèse.

En 379, après la mort de Basile, Grégoire passe au premier plan et il devient l'homme de confiance du régime impérial de Théodose le Grand.

En 380, nommé archevêque de Sébaste, il y fait nommer la même année son frère Pierre. Il est alors désigné comme évêque ordinaire de tout le diocèse du Pont.

En 3 8 1, il joue un rôle de première importance au Concile de Constantinople.

En 385, il donne les honneurs de la sépulture à « sa sS ur Théosébie »599 il prononce l'éloge funèbre de l'enfant unique de l'empereur Théodose, la princesse Pulchérie morte à l'âge de 6 ans, et peu après celui de l'impératrice Flacilla.

En 386, l'empereur qui résidait à Constantinople se fixe à Milan (où S. Ambroise est évêque) et Grégoire se trouve ainsi libéré. Ici se situe sa période de production littéraire.

Vers 394, il donne des instructions spirituelles aux moines, ensuite on perd sa trace.

On fixe la date de sa mort vers 394.

II - R UVRES

Présentation générale

Toutes les S uvres de Grégoire se caractérisent par leur profondeur de pensée. La pensée de Grégoire est plus pénétrante que celle de Basile et de Grégoire de Nazianze.

Sources profanes

Platon, Plotin, les stoïciens. Il faut faire une mention spéciale de Plotin (205-270), le philosophe mystique. La dépendance littéraire de Grégoire envers lui est évidente. Mais nous assistons dans son S uvre à une entière transformation du platonisme comme du néoplatonisme de Plotin. Nous pouvons suivre dans son jaillissement même et dans les difficultés qu'il rencontre le travail de transposition qui va permettre à la mystique chrétienne de se constituer. Il y a seulement « atavisme d'expression »600.

Datation

Elle est extrêmement difficile, car on a trop peu de détails sur la vie de Grégoire. La plus grande partie de l S uvre fut écrite après la mort de Basile (379).

Style

Certains auteurs modernes trouvent le style de Grégoire lourd, surchargé, et ses phrases inextricables. D'autres parlent du style prestigieux et de la musique des phrases de Grégoire où résonnent toutes les harmonies de la culture antique. Le paradoxe se résout si on comprend que ce poète-philosophe-mystique est un poète d'idées. Le style de Grégoire est difficile parce que très dense.

Nous partageons les S uvres de Grégoire en ouvrages dogmatiques, exégétiques et ascétiques (ou monastiques). Nous nous arrêterons à deux S uvres monastiques : le Traité sur la Virginité et la Vie de Moïse.

1. Ouvrages dogmatiques

La grande Catéchèse

Depuis le De Principiis d'Origène, c'est le premier essai de théologie systématique, somme de doctrine chrétienne composée vers 386. Cette très grande S uvre se base aussi sur la métaphysique et non sur la seule autorité des Écritures.

Le Dialogue avec Macrine

Ce Macrinia est la relation d'une conversation entre Grégoire et sa sS ur Macrine qui, nous dit Grégoire, mourut le lendemain. Elle se situe après la mort de Basile (379). Nous avons ici une contrepartie chrétienne du Phédon de Platon601. Les idées de Macrine sont évidemment celles de Grégoire de Nysse602.

Toutes les autres S uvres dogmatiques de Grégoire sont dirigées contre des hérésies. La plus importante comprend quatre traités. C'est le Contre Eunome.

Contre Eunome

Ces quatre traités sont une réfutation de l'arianisme. Les deux premiers furent lus au Concile de Constantinople (en 381) devant Grégoire de Nazianze et Jérôme. Grégoire de Nysse était en effet le chef théologique de l'assemblée. L S uvre est aussi une défense de la pensée théologique de Basile (trois premiers traités, le quatrième réfute la profession de foi d'Eunome).

Pour les autres S uvres dogmatiques, que nous ne citons pas toutes, voici un résumé des idées défendues : deux traités réfutent l'apollinarisme qui accusait les catholiques de prétendre qu'il y avait deux Fils de Dieu. Grégoire insiste sur l'union des deux natures dans le Christ. Quatre traités défendent la doctrine trinitaire : le Père, le Fils et l'Esprit sont trois modes d'être, trois relations d'un être un et identique.

Un de ces traités est la Lettre 189 de S. Basile - donc faussement attribuée à Basile. Elle défend, comme une autre S uvre de Grégoire (le Sermo de Spiritu Sancto), la divinité du Saint-Esprit.

Citons enfin un dialogue avec un philosophe païen contre le fatalisme astrologique : le Contra Fatum.

2. Ouvrages exégétiques

Deux ouvrages importants sur la Création

La Création de l'homme (De opificio hominis) et l'explication du récit des six jours : Explicatio apologetica in Hexameron. Le premier est un cadeau de Pâques à son frère Pierre dans lequel Grégoire complète l'Hexameron de Basile. « Que la gloire qui vient des disciples ne fasse pas défaut au maître », y dit Grégoire. Le deuxième en est la suite directe. Comme Basile s'interdisait de s'écarter du sens littéral, Grégoire renonce ici à l'allégorie, présente partout ailleurs dans son S uvre.

Nous citons les autres S uvres, mais en soulignant qu'elles sont toutes en fait des S uvres ascétiques ou mystiques, sauf le petit écrit sur la sorcière d Endor (De pythonissa) où Grégoire affirme que la sorcière ne vit pas Samuel lui-même mais un démon.

La Vie de Moïse : nous la retiendrons parmi les S uvres monastiques. Sur les Inscriptions des psaumes : les cinq livres des psaumes représentent autant de degrés sur l'échelle vers la perfection et leurs titres ont une signification allégorique destinée à notre profit spirituel.

Huit homélies sur l Ecclésiaste : le renoncement conduit les sens à un monde (le paix. Ce livre est destiné à élever l'esprit au-dessus des sens. Quinze homélies sur le Cantique des cantiques - éloge d'Origène et défense de son interprétation spirituelle. Le Cantique des cantiques figure l'union nuptiale entre Dieu et l'âme (Origène insistait davantage sur l'aspect ecclésial). Sur l'oraison dominicale : cinq homélies. Le thème majeur est l'image divine dans l'âme humaine. Sur les béatitudes : huit homélies sur les degrés ascendants des béatitudes. Deux homélies sur la 1ère Epître aux Corinthiens.

3. Ouvrages ascétiques ou monastiques

Nous sommes ici à la partie la plus importante parce que la plus personnelle de l S uvre du grand mystique. Grégoire donne au monachisme une doctrine spirituelle, une profonde orientation religieuse. Grégoire est le « père du mysticisme » et en a forgé le vocabulaire chrétien.

Nous citons d'abord ces ouvrages en les caractérisant, nous nous arrêterons ensuite au Traité sur la Virginité et à la Vie de Moïse, comme nous l'annoncions plus haut.

Le Traité sur la Virginité est la toute première S uvre de Grégoire, écrite peu après l'élection épiscopale de Basile (370) et avant la consécration épiscopale de Grégoire (371).

Du nom et de la profession des chrétiens

Le christianisme est l'imitation de la nature divine, la restauration de l'image première.

Sur la perfection chrétienne

Dédié au moine Olympius, ce traité est le commentaire des grands textes christologiques de S. Paul. La sainteté est l S uvre du Christ dans l'âme. Les noms du Christ sont étudiés.

La vraie perfection n'est jamais réalisée, mais elle est toujours en mouvement vers le mieux. La perfection n'est contenue par aucune limite.

Telle est la conclusion de l'écrit.

La Vie de Macrine

Écrite à la requête du même moine Olympius, aussitôt après la mort de Macrine en décembre 379. Macrine y est présentée comme le modèle de la perfection chrétienne603.

L'Hypotypose604

Ce traité très important fut récemment découvert et édité. On n'en avait que de larges extraits sous le nom de De instituto christiano. Le livre est écrit vers la fin de la vie de Grégoire, après 390, et donne la synthèse de toutes ses idées maîtresses. Le dernier mot sur la nature de l'ascétisme qui tend à favoriser le développement de la vie mystique est dit. Grégoire se cite lui-même, empruntant de larges extraits au Traité sur la Virginité et à la Vie de Moïse. Nous sommes ici au sommet de la _pensée spirituelle de Grégoire. Quel est le sujet précis du livre ? Ecrit pour ceux « qui réalisent en commun la forme de vie apostolique », il cherche à dégager le but (le skopos) de la vie monastique et les moyens de l'atteindre. Le but de la vie monastique est de rendre l'homme spirituel adulte et cette croissance est l S uvre commune de la grâce et de la liberté. La foi et le baptême ont rendu l'homme spirituel, ils sont principe d'une purification progressive par laquelle, libérée de la honte, l'âme accède à l'assurance confiante (la parrhesia) et est rendue capable de voir la lumière inintelligible. L'humilité seule l'assimile au Christ humble.

La seconde partie de l'ouvrage insiste sur la pratique de la vie commune où, dans le renoncement à soi-même et à toute volonté propre, chacun est au service de tous. Le cénobitisme est l'organisation même d'un service mutuel dans la joie et l'épanouissement de l'amour. On trouvera la route à suivre

en prenant pour guide celui qui a mission de conduire la communauté des frères au port de la volonté divine.

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La troisième partie est une défense ardente de la contemplation. Elle est l'apport le plus personnel de Grégoire. Parmi tous les « exercices d'ascèse » (le ponos et le kopos) qui conduisent à la perfection, l'accent est mis sur la prière, sommet de l'échelle des vertus.

Celui qui s'applique à la prière, ayant pris l'Esprit pour guide et soutien, brûle de l'amour du Seigneur et bouillonne de désir, ne trouvant pas de satiété à sa prière, mais s'enflammant toujours du désir du Bien.

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Les âmes d'oraison sont le fleuron du monastère, elles doivent être soutenues de toute manière. La prière donne la joie spirituelle, elle est le royaume de Dieu.

Le leitmotiv de toute l S uvre est le texte de Phil. 3, 13 : « Je vais droit de l'avant, tendu de tout mon être, je cours vers le but ». Nous reconnaîtrons d'ailleurs dans cette épectase l'idée centrale de Grégoire.

L'influence de ce traité sur Cassien est certaine et, d'autre part, la Grande lettre de Macaire (texte du Ve siècle) en est une paraphrase directe. Dom Adalbert de Vogüé a étudié son influence sur la Règle de S. Benoît605.

4. Discours, Sermons et Lettres

Signalons encore dans les S uvres de Grégoire de Nysse les discours et semons qui, en général, manquent de force et de vie. Un sermon sur l'Ascension est le premier témoignage d'une fête de l'Ascension distincte de celle de la Pentecôte, il date de mai 388. Le panégyrique sur son frère Basile ne contient aucun threnos606. Basile est comparé à Jean-Baptiste et à S. Paul et Grégoire se préoccupe de lui établir une fête dans le martyrologe. Et enfin, mentionnons encore les Lettres : 30 lettres sont conservées. La Lettre 25 décrit en détail un martyrion, sanctuaire cruciforme et présente un grand intérêt pour l'histoire de l'art chrétien. Les Lettres 2 et 3 sur le pèlerinage de Jérusalem sont célèbres et furent très discutées. Elles protestent contre l'excessive estime des pèlerinages.

Changer de lieu n'apporte aucun progrès vers Dieu, mais, où que vous soyez, Dieu viendra à vous, si les chambres de votre âme se trouvent telles qu'il puisse habiter en vous. Mais si vous gardez votre homme intérieur plein de mauvaises pensées, fussiez-vous sur le Golgotha, sur le Mont des Oliviers, sur le rocher mémorial de la Résurrection, vous serez aussi éloignés de recevoir le Christ en vous qu'on peut l'être lorsqu'on n'a même pas commencé de le confesser.

III - VUE D'ENSEMBLE SUR DEUX R UVRES

1. Sur le Traité de la Virginité

Basile à peine devenu évêque demande à son frère d'écrire le manifeste du monachisme. Ce traité est donc un complément au corpus basilien et il suppose connus les Règles morales de Basile et le petit Asceticon auquel il renvoie en finale607. Basile qui a cherché à imiter le monachisme d'Eustathe de Sébaste critique maintenant les excès de l'ascèse et cherche à réaliser un monachisme plus équilibré. Sans être moine, Grégoire se met, dans cette S uvre de jeunesse, au service de l'idéal monastique.

Avant d'analyser quelque peu l'ouvrage, nous en donnons l'apport négatif et positif.

Bilan des lacunes

Un dangereux dualisme platonicien commande la pensée l'âme spirituelle, le corps pesant et mauvais. Aussi certaines idées sont fort contestables et il est irritant de constater que le mariage ne sert que de repoussoir pour exalter la virginité. Le mariage est vu comme une transmission de la mort par la génération ! De plus, dans cette première esquisse d'une pensée puissante appelée à des approfondissements, on ne relève encore aucune dimension sociale ni ecclésiale.

Bilan des richesses

Voici l'admirable doctrine cohérente qui ressort d'une analyse de l S uvre : la virginité est affaire d'âme plus encore qu'intégrité du corps. Elle est libre réponse à une invitation gratuite de Dieu. Elle est oblation quasi-sacerdotale de tout l'être. Elle est mariage et mariage fécond avec le Christ. Anticipant de manière prophétique la condition de tout chrétien après la résurrection, elle fait du chrétien qui la vit un témoin d'éternité.

But de l'ouvrage

Inspirer le désir de la vie vertueuse aux jeunes gens (destinataires du traité) et attirer ainsi des recrues à l'état de virginité.

Quelques idées et citations

Il faut, en lisant ce traité, admettre que la formulation de la doctrine de Grégoire heurte à chaque instant nos conceptions modernes qui ont réhabilité la matière et le monde, mais ce que cette doctrine proclame à chaque instant à la suite de 1 Cor. 7, 3 5, c'est la supériorité d'un état de vie « pour nous porter à ce qui attache sans partage au Seigneur ». La virginité est une aide qui pourvoit au mariage spirituel de l'âme, elle n'est nullement « une mesquine garde de la chair ». Elle est « affaire d'âme », pureté exclusive de toute faute, vie divine communiquée, condition qui favorise la contemplation.

C'est le mystère de la génération éternelle dans la Trinité qui donne toute sa signification à la virginité chrétienne, image de la virginité de Dieu qui rayonne sur les milliers d'anges qui l'approchent, « ces blanches nations en joie »608.

La virginité déifie d'une certaine manière ceux qui participent à ses purs mystères.

Pour bien comprendre la synthèse de Grégoire, il faut être en possession de sa pensée sur l'homme vu successivement dans son état paradisiaque (ou idéal), dans son état déchu, et dans l'état eschatologique de l'homme restauré. Le célibat chrétien est un état prophétique qui anticipe la résurrection des corps.

Etat paradisiaque (tel qu'est l'homme-créature dans la pensée éternelle de Dieu)

« La grâce d'image appartenait à la nature du premier homme » : « Sur la drachme de nos cS urs fut inscrite dès l'origine l'auguste image du Roi », « La munificence de Dieu a gratifié notre nature de la ressemblance avec lui » (cf. XII, 3).

Etat déchu

L'homme a péché, il s'est brisé. Le mal, le péché est un « choix pervers » contre la nature de l'homme.

Du mal situé en dehors d'un choix que l'on verrait avec une subsistance propre dans la nature des êtres, il n'y en a pas. Toute créature de Dieu est belle.

XII, 2, 41

A la suite du péché surviennent les séquelles du péché. Dans la pensée de Grégoire : la sexualité et la mort. Rien n'est plus contre-nature (idéalement) que la mort qui est réellement selon la nature de notre être composé. Paradoxalement, l'événement, la chose, la réalité s'opposent à l'idée. Sexualité et mort sont les « tuniques de peau » qui nous sont surajoutées après la faute. D'elles naissent l'élément « division », « corruption » : les pensées de la chair. D'où l'effort de tout le monachisme de « se tenir en garde contre ses pensées ».

Etat eschatologique de l'homme restauré

Pleinement réalisé pour toute la nature humaine dans le Christ, par le mystère de l'Incarnation et de la Résurrection, l'état eschatologique est « à l S uvre »dans tout chrétien que la foi associe au Christ. Il se réalise, avec une profondeur toute particulière, dans le mystère de la virginité chrétienne qui associe les vierges au mystère de l'Incarnation, en les mettant dans un état de connaturalité avec la source de l'incorruptibilité, le Christ.

Nous pourrons maintenant situer et comprendre la pensée de Grégoire et saisir que les anathèmes de Grégoire visent davantage l'asservissement au sensible lui-même.

Par la virginité, par son ascèse, se retrouve l'apatheia primitive. Son rôle est un rôle de libération.

Le but suprême de l'abstinence, c'est de viser non point à accabler le corps, mais à faciliter les fonctions de l'âme.

XXII, 2

Que la nature humaine, dégradée par sa condition soumise aux passions, saisisse comme une main tendue cette participation à la pureté, de nouveau se redresse et laisse ramener ses regards vers le haut.

II,2

Marie est appelée « la sainte Vierge » (II, 2), Marie Immaculée (II, 2), la Mère de Dieu (XIX, 6). La mort s'approche en vain d'elle. La virginité brise le pouvoir de la mort.

Quand la mort, après avoir régné d'Adam jusqu'à elle, s'approcha d'elle aussi, en heurtant contre le fruit de sa virginité comme sur un rocher, elle se brisa sur elle, ainsi en toute âme qui dépasse la vie charnelle par la virginité, le pouvoir de la mort se brise et se dissout.

XIV, 1

La virginité corporelle est toute subordonnée à la pureté morale mais en elle-même, elle a une valeur de signe :

L'usage de dire la virginité exempte de corruption témoigne de la pureté qui est en elle.

I,7

Elle est don de Dieu, communion toute gratuite à la pureté de Dieu, mais à la virginité qui accueille son don, Dieu se donne avec prédilection.

Ce qui dans Marie immaculée s'est accompli corporellement quand la plénitude de la divinité a resplendi dans le Christ par la virginité, cela aussi s'accomplit en toute âme qui demeure vierge selon la raison : non pas que le Seigneur se rende désormais présent corporellement, puisque nous ne connaissons plus le Christ selon la chair, mais il vient habiter spirituellement et introduit avec Lui le Père, comme le dit l'Evangile.

II,2

Les vierges se trouvent ainsi associées à la fécondité de Marie, elles conçoivent spirituellement le Christ, elles conçoivent un « esprit de salut » (cf. Isaïe, 26, 18) et collaborent ainsi à la Rédemption.

La vierge n'est pas à la recherche d'une « perfection » mais d'une Personne : l'Epoux véritable. L'union de la vierge et de son Seigneur constitue un authentique mariage. L'union doit être réalisée jusqu'à cette fusion dans laquelle « on devient un seul esprit » (XV, 1).

La virginité corporelle est une pourvoyeuse et une collaboratrice du mariage intérieur et spirituel.

XX, 1

Elle marque un choix, elle trahit et traduit une préférence.

Dans la durée temporelle du devenir, elle est tension vers l'éternité. La vierge se prépare, en toute pureté, à l'avènement de Dieu. Elle transcende le cours du temps en se situant à son terme : « En quelque manière, transcendant le temps » (XXIII, 6).

Dans l'âme pure, Dieu peut se refléter. Une certaine saisie du semblable par le semblable peut se réaliser :

Celui qui s'est purifié verra au-dedans de lui la beauté divine.

XII609

Et celui qui voit garde son saisissement dans le secret de sa conscience.

X, 1, 22

L'âme purifiée a « allumé la lampe de sa raison », elle a cherché dans « sa propre maison » (sa nature) soigneusement balayée et purifiée « la drachme perdue » (cachée sous l'ordure), où brille l'image du Roi. Alors, toutes les puissances de l'âme « toutes ses voisines » se réjouissent avec elle et « fixent leur regard sur la beauté ineffable de l'objet retrouvé » (XII, 3).

Enfin la virginité est, à la suite du Christ crucifié dans sa chair, oblation sacerdotale de tout l'être :

Comment écoutes-tu le Crucifié, toi qui es vivant ? Comment écoutes-tu Celui qui est mort au péché, toi qui te portes bien du péché ?... Toi qui n'es pas crucifié au monde, toi qui n'admets pas la mortification de la chair ? Comment obéis-tu à Paul qui t'exhorte « à offrir ton corps en victime vivante, sainte, agréable à Dieu », toi « qui te modèles sur ce siècle et ne te transformes point par le renouvellement de ton intelligence... Tu as été oint pour offrir à Dieu non point un don étranger... mais un don véritablement tien, l'homme intérieur, parfait et immaculé, selon la loi de l'agneau, indemne de toute tache, de toute infirmité ?

XXIII, 7

Il faut ajouter que tous les thèmes chers à Basile se retrouvent dans ce traité écrit à sa demande : travail manuel, recours à l'Évangile, vie commune, nécessité de la possession simultanée des diverses vertus. « Une pierre ne suffit pas à la construction de la tour », et si l'âme ne peut dire à Dieu « J'ai aimé tes commandements plus que l'or et les pierres précieuses de grand prix », alors la virginité ne serait plus « que la boucle d'oreille au groin d'une truie » ou « la perle que foulent aux pieds les pourceaux »(XV, 1).

L'ouvrage se conclut en soulignant la nécessité d'un guide sûr tel que Basile.

2. Sur la Vie de Moïse

Contexte historique

Grégoire assumait le rôle de directeur spirituel des monastères basiliens. Les monastères de Basile, très bien organisés, étaient à la recherche d'une « mystique ». Grégoire fut le théologien mystique du monachisme cappadocien. Il dédie son S uvre au moine Césaire et lui propose Moïse comme modèle de vie monastique.

Genre littéraire

La Vie de Moïse est une theoria, une contemplation. Tel est d'ailleurs son premier titre : Contemplation sur la Vie de Moïse. Elle se rattache à l'exégèse spirituelle de l'Exode inaugurée par Philon. Le récit historique n'est traité que comme un trésor de symboles. L'Exode est la migration mystique, le parcours de la Voie royale qui du monde mène au Verbe et du Verbe à Dieu.

Date

Entre 380 et 390, à la dernière partie de la vie de Grégoire, mort vers 394.

Le sujet du livre

Le deuxième titre l'explicite clairement : Traité de la perfection en matière de vertu.

Qu'est-ce que la perfection ?

La perfection en matière de vertu ? Elle n'existe pas ! Elle consiste, dans ce monde du devenir, en un progrès continuel, en une marche en avant vers la Terre promise.

Dans le monde du devenir, on ne trouve pas d'êtres toujours semblables à eux-mêmes. Or, être sujet au changement, c'est renaître continuellement.

328 B610

La perfection n'a qu'une limite, c'est de n'en avoir aucune.

300 D

A la manière d'Origène, Grégoire décrit la vie spirituelle comme une série d'étapes, mais il fonde sa pensée sur la conception de la nature même de l'homme et il fait formellement de la vertu le mouvement même qui traverse les étapes successives.

Mais, en fait, ce « progrès » est plus profondément encore une participation toujours croissante, jamais achevée, à Dieu même, présent dans l'âme, son image. La liberté peut s'y refuser par le libre choix pervers du mal : ce serait le refus de la nature propre de l'homme, son autodestruction. Si, au contraire, la liberté consent à la participation à Dieu, l'homme se réalise et cette S uvre de liberté est une S uvre de grâce : Dieu se donne.

La conversion est une attitude permanente, un constant dépassement de soi, à travers les dépouillements successifs qui sont autant d'ouvertures à des grâces nouvelles. La grâce, perpétuelle adjonction de biens nouveaux, maintient l'âme toujours tournée vers un au-delà d'elle-même.

Il est tout à fait impossible d'atteindre la perfection... à moins que la disposition qui consiste à tendre toujours à un plus grand bien ne soit la perfection de la nature humaine.

300 C

Élevé aux plus hauts sommets, Moïse brûle encore de désir et il est insatiable d'avoir davantage et il a encore soif de ce dont il s'est gorgé à satiété et comme s'il n'en avait pas encore joui, il demande à l'obtenir, suppliant Dieu de se manifester à lui, non dans la mesure où il peut y participer, mais comme il est en lui-même.

403 D

Le désir de l'âme est comblé par cela même qu'il demeure insatiable, car c'est là vraiment voir Dieu que de n'être jamais rassasié de le désirer.

404 D

Celui qui ne cesse de se montrer ne lui est-il pas encore apparu ?

400 A

Ce mouvement jamais interrompu, ce désir jamais assouvi se fortifie par son exercice même et rend capable de nouveaux progrès.

L'âme s'élève toujours davantage au-dessus d'elle-même, tendue par le désir des choses célestes, comme dit l'Apôtre, et son vol la mène toujours plus haut. Le désir qu'elle a en effet de ne pas se contenter de ce qu'elle a acquis pour renoncer aux sommets lui communique un mouvement ascensionnel qui n'a pas de fin, car elle trouve toujours dans ce qu'elle a réalisé un nouvel élan pour voler plus haut. Seule en effet l'activité spirituelle a cette propriété de nourrir sa force en la dépensant et de ne pas perdre mais d'augmenter sa vigueur par l'exercice. C'est pourquoi nous disons du grand Moïse que, allant toujours de l'avant, il n'arrête nulle part son ascension ni ne propose de limite à son mouvement vers les hauteurs, mais qu'ayant une fois mis le pied à l'échelle « sur laquelle Dieu était appuyé », comme dit Jacob, il ne cesse de monter à l'échelon supérieur et de s'élever plus haut, chaque marche qu'il occupe dans sa montée débouchant toujours sur un au-delà.

401 A. B.

Le rôle de l'ascèse

Il est de libérer la pure activité de la charité. Comme une pierre que rien n'arrête roule sans fin sur une pente

... ainsi l'âme délivrée de ses attaches terrestres s'élance légère et rapide vers les hauteurs.

401 A

L'idée se retrouvera chez S. Augustin : le pondus ad sursum.

Tout corps est entraîné par son poids comme le cS ur par son amour.

S. AUGUSTIN, Cité de Dieu, XI, 28

... Tout corps tend, en vertu de sa pesanteur, vers la place qui lui est propre : mais un poids ne tend pas nécessairement vers le bas : il tend vers la place qui lui est propre. Le feu monte, la pierre tombe : ils sont l'un et l'autre entraînés par leur poids, et cherchent la place qui leur est propre. L'huile versée dans l'eau monte au-dessus de l'eau ; l'eau versée dans l'huile descend au-dessous de l'huile : l'une et l'autre obéissent à leur poids spécifique et gagnent la place qui leur est propre. Ce qui n'est pas à sa place s'agite jusqu'à ce que, l'ayant trouvée, a demeure en repos. Mon poids, c'est mon amour ; où que je sois porté, c'est lui qui m'emporte. Votre don nous enflamme et nous porte en haut : nous brûlons, nous montons. Nous gravissons l'échelle de l'âme, et chantons le Cantique des degrés. C'est votre feu, votre feu bienfaisant qui nous consume, et nous allons, nous montons vers la paix de Jérusalem. Quelle joie pour moi d'avoir entendu ceci : « Nous irons dans la maison du Seigneur ! » C'est la bonne volonté qui nous y fera notre place, et nous n'aurons plus rien à souhaiter que d'y demeurer éternellement.

S. AUGUSTIN, Confessions, XIII, IX, 10

La lumière du Buisson Ardent, la colonne de Nuée et la Ténèbre du Sinaï sont trois étapes en progrès l'une sur l'autre

La manifestation de Dieu s'est faite d'abord à Moïse dans la lumière ; ensuite, Dieu a parlé avec lui par la Nuée ; enfin, devenu plus parfait, Moïse contempla Dieu dans la Ténèbre.

Sur le Cantique, Hom. 11, PG XLIV, 1000 C

La théologie mystique de la purification toujours plus profonde qui s'opère à travers la nuit des sens, suivie de la nuit de l'esprit, dépend de Philon mais l'exposé philosophique devient chez Grégoire la traduction d'une expérience mystique. Par le pseudo-Denys, toute la mystique ultérieure jusqu'à S. Jean de la Croix héritera de ce thème.

Que signifie l'entrée de Moïse dans la Ténèbre ?

Plus l'esprit dans sa marche en avant... s'approche de la contemplation, plus il voit que la nature divine est invisible... Il va toujours plus à l'intérieur... jusqu'à l'Invisible et à l'Inconnaissable et que là il voie Dieu... Moïse entre dans la Ténèbre où Dieu se trouve... Quel Dieu ? « Celui qui a fait de l'obscurité sa retraite » (Ps. 17).

Vie de Moïse, 376 D - 377 A

Cette expérience de la foi est le sentiment de présence (PG 44, 1001 B-C), définition même de la mystique. L'entrée dans la Ténèbre est suivie de la manifestation du Tabernacle à Moïse. C'est la figure du Verbe « qui contient toutes choses ». Il n'y a pas d'au-delà du Verbe, mais la participation à Dieu doit croître encore et sans fin.

Trouver Dieu consiste à le chercher sans cesse. Chercher n'est pas une chose et trouver une autre, mais le gain de la recherche, c'est la recherche même.

Le désir de l'âme est comblé par là-même qu'il demeure insatiable, car c'est là proprement voir Dieu que de n'être jamais rassasié de le désirer.

Vie de Moïse, 405 C-D

Dans cet incessant progrès dans la participation à Dieu et dans la béatitude de l'au-delà, la gnose ne cesse de devenir amour. Sur l'âme et la résurrection, PG. 46, 96 C611.

La « Sequela Christi »

Mais la marche en avant est proprement - et là est le dernier mot à dire sur la perfection - une « suite de Dieu », une « suite du Seigneur ». Dire oui à l'action transformante de Dieu par le consentement à sa volonté sur nous, c'est être serviteur de Dieu, et telle est la définition même du parfait. L'idée est reprise à Origène mais réinterprétée en fonction de l'idée de l'incompréhensibilité divine.

... Le Seigneur lui-même qui a rendu alors cet oracle à Moïse, lorsqu'il vient accomplir sa propre loi, s'exprime de même à ses disciples, mettant en lumière le sens de ce qui avait été dit en figure. « Si quelqu'un veut me suivre » (Luc, 9, 23) et non « Si quelqu'un veut me précéder ». Et à celui qui lui adresse une prière au sujet de la vie éternelle, à propose la même chose : « Viens, dit-il, suis-moi ». Or, celui qui suit est « tourné vers le dos ».

Donc l'enseignement que reçoit Moïse, cherchant à voir Dieu, sur la manière dont il est possible de le voir, est celui-ci : suivre Dieu où qu'il conduise, c'est là voir Dieu. En effet, son « passage » signifie qu'il conduit celui qui le suit. Il n'est pas possible en effet à celui qui ignore le chemin de voyager en sécurité s il ne suit pas le guide. Le guide 1ui montre le chemin en le précédant. Celui qui suit alors ne s'écartera pas du bon chemin, s'il est toujours tourné vers le dos de celui qui le conduit. En effet, si son mouvement le porte vers les côtés, ou s'il tourne son regard vers la face de son guide, il s'engage dans une autre voie que celle que le guide lui montre. Aussi est-il dit à celui qui est conduit : « Tu ne verras pas mon visage », c'est-à-dire « Ne te tourne pas face à face avec ton guide ». Car alors tu courrais en sens contraire à lui. Le bien ne s'oppose pas au bien, mais le suit. Ce qui est tourné en sens contraire fait face au bien. Le vice en effet est tourné en sens contraire de la vertu. Mais on ne peut penser que la vertu fait face à la vertu. Donc Moïse ne fait pas face à Dieu, mais le regarde de dos. En effet celui qui regarde en face ne vivra pas, ainsi qu'en témoigne la parole de Dieu : « Nul ne verra la face du Seigneur et vivra ». Tu vois combien il importe d'apprendre à suivre Dieu, puisque après ces sublimes ascensions, et ces théophanies pleines de terreur et de gloire, presque au terme de sa vie, à peine est jugé digne de cette grâce, celui qui a appris à suivre Dieu612.

408 D et 409 A

IV - ETUDE DE LA PENSEE DE GREGOIRE

1. Sa pensée théologique

Grégoire de Nysse est supérieur par sa profondeur théologique, aux deux autres Cappadociens. Il est, après Origène, l'auteur d'une exposition systématique de la foi chrétienne.

Prenant comme « critère de la vérité » (Contre Eunome, 1, 107) et « guide de la raison » (idem, 1, 114, 126) l'Ecriture Sainte, il accorde une large place dans son système théologique à la philosophie et à la raison, tout en demeurant attentif à la tradition.

... Nous n'avons pas le droit d'affirmer ce qui nous plaît. Nous faisons de la Sainte Ecriture la règle et la mesure de tous nos dogmes. Nous n'approuvons que ce qui peut s'accorder avec l'intention de ces écrits.

Sur l'âme et la résurrection, PG., 46, 49 B

Si notre raisonnement se trouve inégal au problème, nous devons tenir toujours ferme et sans changement la tradition que nous avons reçue de la succession des Pères.

Il n'y a point trois dieux, PG., 45, 117

Signalons la contribution importante de la pensée de Grégoire à la doctrine trinitaire (la distinction des personnes divines consiste uniquement dans leurs relations - l'Esprit Saint procède du Père par le Fils), à la christologie (deux natures subsistent sans mélange dans le Christ mais les attributs propres à chacune appartiennent aux deux : communication des idiomes - Marie est la theotokos, elle n'est pas anthropotokos).

Disciple d'Origène, Grégoire corrige sa pensée : il rejette la théorie de la préexistence des âmes et de leur migration mais il affirme que les peines de l'enfer ne sont que temporelles et, à la suite d'Origène, il voit dans l'apocatastase (la restauration universelle à la fin des temps) la conclusion magnifique de l'histoire du salut. L'« inventeur du mal » sera lui-même guéri. Telle n'est pas la doctrine de l'Église.

2. Sa synthèse personnelle

L'épectase ou le « devenir » dans le perpétuel mouvement

L'homme est un « devenir » (cf. S. Irénée), une créature finie vivant sous le mouvement, l'altération, entraînée vers la mort qui est « selon-la-nature » du composé humain et « contre-nature » selon l'idée, selon l'esprit. Cette créature finie est libre et elle a péché. Le mal est un choix pervers. Suite au péché, la nature humaine une est brisée et l'homme lui-même porte sur lui les tuniques de peaux mortes surajoutées (les passions, la sexualité, la mort).

Ainsi alourdi, il marche néanmoins, tendu par un désir infini.

Son idéal est l'Insaisissable, Dieu qui seul peut le combler. Dans la sortie de soi (l'extase), le dépassement, il marche vers la Beauté désespérante et les étapes infinies ne lui permettent jamais de l'atteindre.

A la sortie de soi (l'extase) correspond une entrée progressive en soi (l'instase), dans l'homme intérieur.

Le dépouillement des passions (tuniques de peau) est condition de la course vers Dieu, et condition aussi de l'entrée en soi. Sous le revêtement étranger, il faut retrouver en soi l'image, le « miroir libre et vivant ». Et cette vision est celle du Paradis retrouvé.

La réponse de l'Incarnation : nouvelle création

La marche de l'homme, sa course ne peut aboutir : « la dune de sable s'éboule continuellement à mesure que celui qui veut y monter s'avance »(Vie de Moïse, 405 C).

Mais l'Incarnation est, en toute vérité une nouvelle création. Par elle, Dieu devient présent. Les pas de l'homme sont affermis sur le Rocher qu'est le Christ. Désormais, par la foi, l'homme est établi sur le Roc si bien que, paradoxalement, sa course (mouvement) et sa stabilité sont une même chose (Vie de Moïse, 405 B-C).

La créature était blessée et donc ouverte, béante, mais Dieu a envoyé son Fils comme une flèche élue qui s'enfonce profondément dans le cS ur de l'homme désormais ouvert à Dieu, blessé d'amour. La vie pénètre en elle, le Verbe est présent. Se dépouillant de ses passions, l'homme revêt maintenant le Christ, la créature nouvelle, l'Homme nouveau.

Entrant progressivement en lui, l'homme prend une conscience progressive de la Présence (là se situe toute la « mystique » de Grégoire).

Sa soif toujours croissante est toujours assouvie. Et la vie même du Dieu-Trinité lui est révélée par le Christ comme un mouvement d'Amour qui est suprême Repos. Toujours assoiffée, toujours assouvie, émigrant toujours dans sa course vers Dieu, accueillant toujours ce Dieu qui vient en elle, l'âme voit croître sans arrêt sa capacité et communie au Repos de Dieu dans son mouvement, son désir, son élan qui constitue sa perfection même.

Si Dieu, par l'Incarnation de son Fils, donne ainsi à chaque homme de devenir par la foi et le baptême, et par la réalisation de son baptême, une créature nouvelle, il donne aussi à toute la nature humaine de retrouver son unité et cette unité, c'est l'Église.

3. Quelques notations sur le vocabulaire mystique

La parrhésie

Le terme est fréquent dans le Nouveau Testament. Il signifie le libre et confiant accès auprès de Dieu (cf. Eph., 3, 12 et 1 Jean, 2, 28). Grégoire insiste sur le rôle du baptême qui nous rétablit dans cette confiance totale.

Tu nous as rappelés au Paradis. Tu nous as revêtus d'une tunique d'honneur... Désormais Adam, quand Tu l'appelles, n'a plus honte, il ne se cache plus, accablé par sa conscience, il ne se dissimule plus sous les arbres du Paradis.

Sur le Baptême du Christ, P G. 46, 600 A

Nous sommes amis de Dieu, nous osons dire « Notre Père », nous osons le louer.

Qui me donnera des ailes pour que, ayant écarté en esprit tout ce qui est sujet au changement et au devenir, je m'établisse dans un état stable et indéfectible et que je me rende ainsi proche par l'esprit de celui qui est immuable et inaltérable en sorte que je puisse l'invoquer avec le mot le plus familier et dire : Père ! De quelle âme a besoin celui qui parle ainsi ! De quelle confiance filiale (= parrhésie) !

Sur l'oraison dominicale II, P G. 44, 1140 B

Si nous devenons semblables à David, alors nous pouvons aussi avoir l'audace (parrhésie) de louer Dieu.

Sur les psaumes, P G. 44, 496 C

Qu'à me baise d'un baiser de sa bouche (Cant., 1, 2)

L'âme désire approcher sa bouche de la source de la lumière c'est le baiser sacramentel du baptême (illumination). L'âme vierge désire s'abreuver à la source de la vie spirituelle.

Celui qui répand la vie sur tous et veut que tous soient sauvés désire qu'aucun de ceux qui sont sauvés ne soit exclu de la participation de ce baiser purificateur de toute souillure.

Hom. 1 sur le Cantique, PG. 44, 777 D

La Source n'est autre que la bouche de l'Époux, de laquelle jaillissent les paroles de la vie éternelle qui remplissent la bouche qui les attire (comme dit le Prophète : j'ouvris la bouche et attirai l'esprit). Puisque donc celui qui veut boire doit appliquer sa bouche à la source, et que le Seigneur est lui-même cette Source... L'âme voulant appliquer ses lèvres à cette bouche d'où jaillit la Vie, dit ces paroles : « Qu'il me baise du baiser de sa bouche ».

Hom. 1 sur le Cantique, PG. 44, 780 A

Je veux courir à toi, la Source, et boire à longs traits le flot divin que tu répands à ceux qui ont soif : c'est de ton côté dont le glaive a ouvert la veine comme une bouche que cette eau s'élance qui transforme celui qui boit lui-même en une source.

Hom. 2 sur le Cantique, PG. 44, 801 B

Le baiser est union avec le Christ, écoulement de son esprit en l'âme, mais s'il est cela c'est parce qu'il est en premier lieu union du Verbe à l'humanité : Incarnation.

Il faudrait relire ici tout l'admirable sermon de S. Bernard (Sermon 2 sur le Cant. des Cant.)

La bouche qui donne le baiser, c'est le Verbe assumant notre chair ; les lèvres qui reçoivent le baiser, c'est cette chair assumée.

S. BERNARD, Sermon 2, 3 sur le Cant.

La sobre ivresse

L'expression est empruntée à Philon qui oppose la sobre ivresse, don de l'esprit, sagesse véritable, à la sagesse païenne, aux mystères de l'ivresse dionysiaque.

Cette ivresse produit l'extase des choses terrestres aux choses divines.

Cf. Hom. 5 sur le Cantique, PG. 44, 873 B

Elle transporte l'esprit des choses passagères aux éternelles.

Cf. Hom. 5 sur l' Ecclésiaste, PG. 44, 692 C

Le sommeil vigilant

Oui, il y a union et mélange inouï et paradoxal des contraires. « Je dors mais mon cS ur veille » (Cant., 5, 2)... Le sommeil arrête l'attention du corps... Lorsque l'esprit vit seul avec lui-même, le corps est comme inerte, comme dans une sorte de sommeil et. de torpeur... et l'activité du cS ur s'exerce toute pure.

Endormie à tout plaisir sensible, l'âme reçoit la manifestation de Dieu dans une divine vigile. Puissions-nous nous en rendre dignes, réalisant par ce sommeil la veillée de l'âme.

Hom. 11 sur le Cantique, PG. 44, 993, ACD

C'est la description même de l'extase, de la quiétude, de l'hésychasme, sommeil de toute passion, vigilance de l'âme.

La blessure d'amour

Une fois de plus, nous nous trouvons face à une évocation puissante des mystères de l'Incarnation. L'Amour, c'est Dieu. Et Dieu est l'Archer divin qui envoie la flèche élue, son Fils unique.

O belle plaie et douce blessure par laquelle la Vie pénètre à l'intérieur en se frayant par la déchirure de la flèche comme une porte et un passage. Car à peine l'âme se sent-elle frappée de la flèche d'amour, déjà sa plaie se transforme en joie nuptiale.

Hom. 4, 1 sur le Cant., PG. 44, 8 52 B

Ces mots étaient le commentaire des paroles du Seigneur : « Moi et le Père nous sommes un et nous viendrons et nous habiterons chez lui » (Jn, 14, 23). D'autres textes nous parleront de la purification profonde qu'opère cette blessure et d'autres de la blessure de l'extase, c'est-à-dire de « l'âme sortie à la parole de Dieu » :

Elle est frappée et blessée du désespoir d'obtenir jamais ce qu'elle désire. Mais ce voile de tristesse lui est enlevé quand elle apprend que la vraie possession de celui qu'elle aime, c'est de ne jamais cesser de le désirer.

Hom. 12 sur le Cant., PG. 44,1037 B

Tel sera le sens réel de la transverbération de Thérèse d'Avila, tel aussi le sens de ces mots de Jean de la Croix :

Que ne guéris-tu ce cS ur

Puisque c'est de toi qu'il a reçu sa plaie ?

S. JEAN de la CROIX, Cantique spirituel, strophe IX

CONCLUSION

S. Grégoire de Nysse est un penseur mystique. On peut l'étudier sous de multiples aspects car il est tout à la fois un philosophe, un théologien, un poète et un mystique, mais son originalité propre consiste précisément en son génie de synthèse. Grégoire a considéré son frère Basile comme « son maître et la merveille de l'univers »613, il lui est néanmoins supérieur par la force de la pensée. Sa mystique garde toujours une orientation toute doctrinale, elle est christocentrique et sacramentelle. Sa poésie n'a rien du charme et de la spontanéité de celle de Grégoire de Nazianze, cet artiste du verbe, et on accuse souvent Grégoire de Nysse d'avoir un style obscur et confus. En fait, cette obscurité est la résultante de la profondeur de sa pensée.

Grégoire est le plus profond philosophe grec de l'âge chrétien. Il est un poète d'idées incomparable ! « Le cristal de sa pensée s'allume intérieurement et devient une vie mystique »614. Son S uvre mystique est l'écho d'une expérience personnelle et Grégoire est le vrai fondateur de la théologie mystique. Certes, en cela il dépend d'Origène, mais si le fruit est déjà contenu dans les racines, il apparaît comme une chose nouvelle et inattendue et aucun auteur de génie ne peut se réduire à l'influence de ses sources615.

Grégoire ne fut pas, comme Basile, un homme d'action ni d'administration, Basile ne cache nullement ses mécontentements à ce sujet, il se plaint à plusieurs reprises de la naïveté et de l'inaptitude de son frère. Par contre, il lui demandé d'écrire le manifeste de la vie monastique - le Traité de la Virginité - et paradoxalement Grégoire de Nysse, cet homme marié, fut le guide spirituel des moines. Après la mort de Basile, Grégoire eut à cS ur d'achever l S uvre de son frère, tant au point de vue théologique qu'au point de vue spirituel, dans l'organisation du monachisme.

APPENDICE

L'ASCENSION

Nous avons déjà signalé que la fête de l'Ascension apparut en Cappadoce pour la première fois du vivant de S. Grégoire de Nysse.

La manière d'envisager cette fête atteste la profondeur doctrinale de S. Grégoire - à la descente du Verbe dans la chair correspond la montée de la chair dans les cieux ; c'est le triomphe de la rédemption : le Verbe rapporte à son Père la brebis perdue, chargée sur ses épaules, c'est-à-dire l'humanité assumée tout entière par la divinité, l'humanité divinisée par l'Incarnation. Le Verbe a terminé sa laborieuse et sanglante journée :

« Portes, levez vos frontons,

élevez-vous, portes éternelles,

qu'il entre, le roi de gloire. »

Celui qui contient toutes choses, en quelque lieu qu'il soit, se met lui-même à la mesure de ceux qui le reçoivent, et non seulement il se fait homme parmi les hommes, mais, demeurant parmi les anges, il s'adapte aussi à leur nature. Aussi les portiers interrogent-ils celui qui parle - « Qui est ce roi de gloire ? » On leur répond, on le désigne : « C'est lui, le fort, le vaillant des combats ». Il va lutter contre le despote qui tient la nature humaine réduite en servitude, il va renverser celui qui détient l'empire de la mort, afin de rétablir le genre humain dans sa paix et dans sa liberté, après avoir terrassé cet ennemi implacable.

« Portes, levez vos frontons... »

Une nouvelle fois, il dit les mêmes paroles. Déjà, en effet, le mystère de la mort est porté à son accomplissement, la victoire sur les ennemis est consommée et le trophée de la croix est élevé contre eux.

« Monté dans les hauteurs, il emmène une troupe de captifs », lui qui a donné aux hommes la vie et le royaume et ces dons excellents. De nouveau, il faut ouvrir les portes dressées contre lui. Nos gardes courent à sa rencontre et ordonnent d'ouvrir les portes afin que, passant par elles de nouveau, il obtienne la gloire. Mais ils ne le reconnaissent plus : il est revêtu de la robe souillée de notre vie, ses vêtements sont rouges du sang jailli du pressoir de la malice humaine. Aussi ses compagnons interrogent-ils de nouveau en ces termes : « Qui est ce roi de gloire » On ne leur répond plus : « C'est lui le fort, le vaillant des combats », mais on leur dit : « C'est lui, le Seigneur des armées », il a obtenu la souveraineté du monde, il rassemble tout en lui-même, il tient en tout le premier rang, il rétablit tout être en son état premier. « C'est lui le roi de gloire. »

Sermon sur l'Ascension du Christ, PG. 46, 694 A-D

Le même thème se retrouve chez S. Ambroise :

« Ouvrez-vous, portes éternelles, et le Roi de gloire entrera » (Ps. 23). Mais les anges frappés d'étonnement demandent : Quel est celui qui vient d'Édom, de Bosra, les vêtements empourprés ? (Isaïe, 63, 1). Quel est ce Roi de gloire ?

S. AMBROISE de MILAN, De Mysteriis, 36<retour

255 Le début de la page

N. 256  Chapitre III

AUTRES PERES DE L'ÉGLISE EN ORIENT

EPHREM LE SYRIEN (vers 306-373)

I - VIE

Diacre et moine - à Nisibe

- à Edesse.

II - R UVRES

Hymnes et poésies etc.

Conclusion le plus grand poète théologien de Syrie.

Toi seul, Jésus, et ta Mère, vous êtes beaucoup plus beaux que tout ! Pas de souillure en toi, Seigneur, et pas de tache en ta Mère !

Carm. Nisib., 27,44

ChS ur de harpes,

Demeures de cithares,

O clameurs d'hosannas,

O Église des hymnes !

La clôture qui l'entoure,

C'est la paix qui vient tout pacifier !

Hymne sur le Paradis, 11, 3

Donne-nous gratitude,

O Bon,

de ta Bonté

Hymne sur le Paradis, 13, 2

I - VIE

La célébrité de saint Éphrem fut si grande en Orient que les légendes se multiplièrent à son sujet et que bien des S uvres empruntèrent son nom. Il n'est pas facile aujourd'hui de reconstituer les données authentiques.

Voici le peu qui doit être retenu : Ephrem est né en Mésopotamie à Nisibe ou dans les environs vers 306. Sa famille était sans doute chrétienne : « Je suis né dans le chemin de la vérité » écrit-il (Contra haereses, 26, 10).

Diacre et moine

à Nisibe

Il fut ordonné diacre et le demeura toute sa vie. Il fut moine aussi, sans que l'on puisse bien déterminer quelle fut sa forme de vie monastique : il professe une grande admiration pour l'érémitisme mais il est sûr qu'il en fit le sacrifice.

Le désert est bien meilleur que les lieux habités pour celui qui cherche l'honneur de Dieu... si l'aigle fait son nid dans une maison, la fumée le prend aux yeux... le fauve qui s'approche des murailles y perd sa peau... Regardez les animaux et fuyez les maisons, o homme des montagnes !

Lettre aux moines, 3

Sans doute vivait-il en compagnie de quelques ascètes, il est certain qu'il fut très austère : tout son idéal en témoigne.

à Edesse

En 363, il dut quitter Nisibe tombée aux mains des Perses. Il s'établit alors à Edesse où il demeura jusqu'à sa mort.

Le diacre Ephrem eut une intense activité pastorale tant à Edesse qu'à Nisibe. Il prêchait et enseignait par la parole et l'écrit. Sans doute fut-il maître de chS ur à Edesse, il est selon toute probabilité le fondateur de l'école catéchétique d'Édesse après avoir été le principal animateur de celle de Nisibe. C'est précisément la certitude de son activité pastorale incessante qui amène à penser que sa formule de vie monastique fut souple. Il vécut dans la pauvreté et la virginité au service de L'Église Il fut dans L'Église de Syrie le défenseur de l'orthodoxie contre l'hérésie arienne.

Il mourut le 9 juin 373.

II - R UVRES

Ephrem est poète toujours, ce poète est aussi un exégète et un théologien. Des poésies et hymnes innombrables lui sont attribuées car il fit école en Orient. On commence seulement à étudier systématiquement et de manière critique son S uvre616 Nous retiendrons l'essentiel :

- Un Commentaire du Diatesseron de Tatien, c'est-à-dire de l'évangile concordant.

- De nombreux Traités, Discours et Hymnes, la plupart en vers.

- Contre les hérésies

- 87 Hymnes sur la foi (contre les ariens)

Quand le navire étend ses rames en forme de croix, et forme de ses deux vergues un sein où le vent s'engouffre - quand il déploie la croix - alors la voie est ouverte pour sa course.

O pur sein des voiles, image du Corps de notre Rédempteur qui était rempli de l'Esprit sans lui avoir imposé ni limites ni fermeture, de l'Esprit qui réside dans les voiles de lin. Les âmes habitées par l'Ame reçoivent la vie !

De fide, 18, 8-10

- 15 Hymnes sur le paradis.

Adam nu était beau,

sa femme diligente

peina à lui tisser

un habit de souillures !

Le Jardin le voyant

et le trouvant hideux

dehors le repoussa !

Mais pour lui par Marie

fut faite tunique neuve617.

Vêtu de cette parure,

et selon la promesse

le Larron resplendit :

Revoyant en son image Adam,

le Jardin l embrassa !

Hymne 4,4-5

Dedans le Paradis

dansent les estropiés

qui ne pouvaient marcher !

Les paralytiques qui ne pouvaient même ramper

s'envolent dans les airs !

Dès le sein maternel,

les aveugles et les sourds

souffraient de leur misère !

Affamés de lumière,

Ils ne pouvaient voir ni entendre !

Beauté du Paradis

épanouit leurs yeux,

Chant de cithares

console leurs oreilles

Hymne 7,13

C'est selon qu'ici-bas

chacun rend pur son S il

qu'il pourra contempler

la gloire du Très-Grand.

C'est selon que chacun

ouvre ici ses oreilles

qu'il pourra accueillir

la Sagesse de Dieu !

C'est selon que chacun

rend large ici son cS ur

qu'il pourra pour sa part

recevoir ses trésors !

Car avec mesure le Seigneur sans mesure

alimente chaque être,

il adapte à nos yeux

la vue de sa Vision,

sa Voix à nos oreilles.

Sa bénédiction répond à notre faim !

Sa Science à notre langue !

Les biens déborderont de son Don.

De l'Eden, saveurs toujours nouvelles,

arômes triomphants,

jaillissante vigueur,

couleurs épanouies !

Hymne 9, 26-27

Ces citations permettront de se faire une idée de la poésie théologique d'Ephrem, riche en images mais aussi en doctrine : le Paradis est d'ailleurs rendu à l'humanité dans L Eglise plus beau et splendide que l'Eden qui en était la figure :

D'une part, il planta le jardin splendide !

de l'autre, il bâtit L Eglise pure

Hymne 7

Au-dedans de l Eglise il implanta le Verbe.

Hymne 7

Le nouvel Adam, l'Homme qui détruit la faute et ouvre le Paradis, c'est le Christ et Ephrem chante inlassablement sa louange :

Béni qui par sa Croix

ouvrit la porte du Paradis.

Refrain de l'Hymne 6

Béni soit celui qui fit la joie d'Adam.

Hymne 9,6

Béni soit celui qui délia nos liens

afin que son image ne restât prisonnière !

&

Béni qui nous donna parabole

du retour au logis !

Hymne 13, 4 et 8

Ah ! Gloire au Jardinier

de l'Arbre-Humanité !

Hymne 14,13

- 21Hymnes sur les azymes (sur Pâques).

- 52 Hymnes sur l Eglise.

- 51 Hymnes sur la virginité.

- 8 Hymnes sur la crucifixion.

- 88 Carmina Nisibena

Ces poèmes, écrits à Nisibe selon le titre qui les désigne, forment un recueil qui réunit de nombreux poèmes : seuls les 21 premiers furent rédigés à Nisibe et parlent d'ailleurs de la guerre des Perses et des sièges subis par la ville. 8 poèmes ont été perdus.

Voici un extrait dont la note d'humour n'est pas absente le diable se plaint d'avoir appris en vain l'Ecriture !

Avec peine, j'ai appris par cS ur ce psaume pour prendre le Seigneur au filet avec son psaume. C'est bien en vain que j'ai appris ma leçon !

Carmina Nis., 35, 4 (sur la tentation du Christ)

Ephrem est encore l'auteur de nombreux chants liturgiques, de sermons en vers et en prose et d'une lettre aux moines.

CONCLUSION

Saint Ephrem que l'on appelle Ephrem de Syrie, Éphrem de Nisibe ou Ephrem d'Édesse est le plus grand poète de Syrie. Sa poésie servit de modèle non seulement en Syrie mais aussi dans le monde hellénistique.

Il est évident que le langage théologique d'Éphrem qui n'a rien de spéculatif et qui ignore les subtilités philosophiques n'a pas la précision des grands théologiens de la patristique grecque mais dans son jaillissement d'images bibliques, Ephrem développe une théologie très sûre. Sa dévotion à Marie est notoire. Ephrem. s'adresse toujours à la masse du peuple et il fut, par ses chants, un éducateur remarquable du sens chrétien. Il a, comme les Cappadociens, une perception profonde de la transcendance divine

Je n'ai pas eu l'audace de parler de ton Fils

O Tout-Secret,

J'ai entouré le Verbe d'une frontière de silence

Puisque j'ai respecté ta génération

Fais que j habite en ton Paradis,

Que tout homme qui t'aime

loue ton être secret !

Hymne sur le Paradis, 4, 11

L'Orient lui a décerné le nom de « cithare du Saint-Esprit ». <retour

256 Le début de la page

N. 257  CYRILLE DE JÉRUSALEM (313-387)

I -VIE

II R UVRES

III CONTENU ET IMPORTANCE DE LA CATÉCHESE DE CYRILLE

Appendice : Le thème de la descente aux enfers

1. Texte de S. Cyrille de Jérusalem

2. Texte du pseudo-Épiphane

Que le baptême est quelque chose de grand ! Il est affranchissement de votre captivité, rémission et mort des péchés, régénération de l'âme, vêtement lumineux, signe saint et ineffaçable, chemin du ciel, avant-goût du paradis, carte d'hospitalité pour le Royaume, don de l'adoption filiale.

Procatéchèse 16

Nous sommes devenus un avec lui (sumphotos) par la ressemblance de sa mort, nous le serons aussi par celle de la résurrection. Il est splendide ce mot sumphotos - un avec lui, greffés sur lui. En effet, la vraie Vigne a été plantée ici sur ce Golgotha et nous, par la participation à son baptême de mort, nous sommes devenus un avec lui.

Catéchèse 20, 7

A Dieu de donner la grâce, à toi de la recevoir et de la garder !

Catéchèse 1, 3

I - VIE

Cyrille naît en 313618 en Palestine, probablement à Jérusalem. En 343, il est ordonné prêtre à Jérusalem par l'évêque Maxime (confesseur de la foi rentré borgne et boiteux des mines) qui lui demandera de prêcher les Catéchèses qui furent prononcées en 348.

A la suite ou à la place de Maxime, Cyrille devint évêque de Jérusalem avec le consentement de l'évêque métropolitain Acace, arianisant.

Les difficultés et les intrigues ne tardèrent pas à surgir (exemple : on accuse Cyrille d'avoir vendu au profit des pauvres des ornements donnés par Constantin, une actrice au théâtre en était revêtue).

Cyrille fut exilé. Disons tout de suite que, sur 38 ans d'épiscopat, Cyrille en vécut, au cours de trois exils, 16 loin de Jérusalem.

Premier exil en 357

Acace chasse Cyrille et installe à sa place un évêque arien Cyrille se réfugie à Antioche et à Tarse. Le Concile de Séleucie réhabilite Cyrille et le rappelle, l'exil a duré deux ans.

Deuxième exil en 359

L'année même de son retour, un nouveau Concile - celui de Constantinople, présidé par Acace en personne (qui avait été déposé) renvoie de nouveau Cyrille. Il reviendra en 362, profitant du rappel de tous les exilés sur l'ordre de Julien l'Apostat. Julien souhaite d'ailleurs « que les chrétiens se querellent entre eux ! » Pendant 5 ans, l'évêque peut gouverner paisiblement son diocèse. L'exil a duré trois ans.

Troisième exil en 367, par ordre de l'empereur Valens

Rappel en 378 : l'empereur Gratien rappelle tous les évêques bannis. L'exil a duré onze ans. En 381, Cyrille participe au Concile de Constantinople. Il y est réhabilité : le Concile proclame que le très vénérable et très pieux Cyrille a beaucoup lutté contre les Ariens.

Cyrille meurt le 18 mars 386. En cette même année, S. Jérôme se fixait à Bethléem.

II R UVRES

On a conservé de Cyrille de Jérusalem une Lettre à l'empereur Constance et une Homélie sur la guérison du paralytique, la première place cependant revient à ses Catéchèses baptismales, précédées d'une Procatéchèse. On compte 24 catéchèses, soit 18 adressées aux catéchumènes et 5 catéchèses mystagogiques.

Cyrille de Jérusalem sera toujours connu comme le modèle des catéchètes619. Il consacre le plus grand soin à sa tâche pastorale et la série de ses catéchèses est « un des trésors les plus précieux de l'antiquité chrétienne »620

Ces conférences se répartissent donc en deux groupes

18 Catéchèses aux catéchumènes

Le style en est oral, familier, imagé : un auditeur a transcrit le texte. Les 5 premières catéchèses, précédées d'une procatéchèse, traitent du péché, de la pénitence, de la foi. Les 13 suivantes commentent le symbole baptismal :

Comme la semence de sénevé contient dans un petit grain de nombreux rameaux, ainsi le symbole embrasse en peu de mots toute la connaissance de la religion dans l'Ancien et le Nouveau Testaments

Catéchèse 5, 12

5 Catéchèses mystagogiques

Ces catéchèses ont été prononcées pendant la « semaine des vêtements blancs », elles sont adressées aux nouveaux baptisés qui ont reçu le baptême dans la nuit pascale.

Ces conférences ont été rédigées par Cyrille, le ton en est simple, très biblique621.

Les Catéchèses mystagogiques constituent, d'après la signification même de leur nom, une « initiation aux mystères », c'est-à-dire aux sacrements du baptême, de la chrismation ou confirmation, de l'eucharistie. Voici quels sont les sujets traités :

1. La renonciation à Satan et la profession de foi.

2. Le mystère du baptême.

3. La chrismation (confirmation).

4. Le Corps et le Sang du Christ.

5. La célébration eucharistique.

Le cadre et l'auditoire

Les Catéchèses sont prononcées à Jérusalem auprès du tombeau du Christ, ce qui donne à leur enseignement sur la mort et la résurrection un accent tout particulier. Cyrille parle de celui « qui fut crucifié ici » (Cat. 16, 4 ; 20, 7 etc ).

Dans leur ensemble, les conférences aux catéchumènes furent prononcées au lieu de la grande basilique constantinienne appelé Martyrium, au-dessus de la crypte de l'invention de la sainte Croix. Aussi Cyrille célèbre-t-il avec amour la gloire de la croix :

Toute action du Christ est la gloire de l Eglise catholique mais la gloire des gloires c'est la Croix.

Cat. 13

L'emblème lumineux de la Croix précédera le Roi en manifestant celui qui fut d'abord crucifié.

Cat. 15

La 4e et la 13e Catéchèses indiquent comme lieu de réunion le Golgotha, atrium où se trouvait l'emplacement du Calvaire.

Les Cathéchèses mystagogiques sont toutes prononcées dans la Rotonde de l'Anastasis (le mot signifie Résurrection) auprès du tombeau du Christ.

Le public est, comme bien l'on pense, composite mais il est intéressant de signaler que des moines et des vierges se trouvent aussi dans l'auditoire (Cat. 4, 24 et 12, 33, 34). Nous savons par ailleurs que les moines et les vierges de la ville, - les monazontes et les parthenae, - étaient chargés d'assurer la régularité des Offices :

Tous les jours, avant le chant des coqs, on ouvre toutes les portes de l'Anastasis et tous descendent, moines et vierges comme on dit ici, mais pas seulement eux, en outre les laïcs, hommes et femmes, tous ceux qui désirent faire cette vigile matinale.

ETHERIE, Journal de voyage622

III - CONTENU ET IMPORTANCE

Dans un style très simple et direct, Cyrille transmet la foi. Sa méthode est concrète et l'unique objet de sa catéchèse, c'est l'histoire très concrète du salut.

Notre foi porte sur des interventions de Dieu dans l'histoire et la rédemption est un acte éternel qui se manifeste par étapes successives et progressives. La foi a pour Cyrille un aspect vital, la foi entraîne une vie de foi. Ce qui est demandé, c'est un engagement de la volonté, une vie de relation personnelle et vivante avec les Personnes divines., La catéchèse de Cyrille est pascale : la vie chrétienne qui s'enracine dans la grâce du baptême est participation à la mort et à la résurrection du Christ.

Ces paroles te sont données non seulement pour que tu les entendes mais pour que tu témoignes par la foi de ce que je te dis.

Cat. 1, 5

Par principe, Cyrille évite d'utiliser le mot homoousios, le terme n'étant pas dans les Ecritures mais sa foi est orthodoxe et il confesse le Christ, « vrai Dieu, Dieu de Dieu » (Cat. 11) et il croit en la divinité du Saint-Esprit (Cat. 16 et 17).

Ne te préoccupe pas de la nature de Dieu ni de son essence, si l'Ecriture en parlait, nous le dirions, ne recherche pas vainement ce qui n'a pas été écrit. Pour notre salut, il nous suffit de savoir qu'il y a un Père, un Fils et un Esprit Saint.

Cat. 16, 24

La doctrine de l'eucharistie est ferme et la mention de la présence réelle très claire.

Après nous être sanctifiés par des chants spirituels, nous supplions le Dieu de miséricorde d'envoyer le Saint-Esprit sur les offrandes déposées devant nous (c'est l'épiclèse) pour qu'il transforme le pain dans le corps du Christ et le vin dans le sang du Christ. Ce qu'a touché le Saint-Esprit est en effet totalement sanctifié et transformé.

Cat. myst. 5, 7

Le langage de Cyrille est toujours celui de la Bible et de la liturgie. Cyrille apparaît comme un initiateur dans le domaine liturgique non seulement en ce qui concerne les rites mais aussi en ce qui concerne leur explication. Il développe le thème du baptême considéré comme un retour au Paradis, il établit un parallélisme entre l'initiation chrétienne et le contenu du Cantique des cantiques, le thème devient courant : S. Grégoire de Nysse et S. Ambroise le développent aussi623.

Comme le mouvement de pèlerinages à Jérusalem s'intensifiait, la liturgie de Jérusalem joua un grand rôle dans l'histoire du développement de la liturgie. D'autre part, ce fut le symbole baptismal de Jérusalem qui fut pris comme base du symbole de Nicée, à la demande d'Eusèbe de Césarée, théologien de l'empereur Constantin.

Cyrille est le premier auteur chrétien chez qui nous voyons le culte environné d'un climat de crainte sacrée (la phriké) ce trait sera dès lors caractéristique de la liturgie syriaque : à la liturgie mystique d'union (importance du Cantique des cantiques) se joint la liturgie mystique de crainte.

Initiateur sur le plan liturgique, Cyrille l'est aussi sur le plan théologique en ce qui concerne le thème de l'Incompréhensibilité de Dieu : Grégoire de Nysse et Jean Chrysostome dépendent de lui sur ce point.

L'importance de Cyrille de Jérusalem semble donc avoir été méconnue : en fait, il est le fondateur de la liturgie orientale et le créateur de la théologie mystagogique624. Il a ce sens de la transcendance absolue de l'essence divine qui caractérise les Cappadociens et S. Jean Chrysostome.

APPENDICE : LA DESCENTE AUX ENFERS

1. Texte de S. Cyrille de Jérusalem

Nous voudrions simplement citer deux textes de S. Cyrille de Jérusalem afin de montrer la richesse théologique du thème de la descente aux enfers, image de la rédemption. Ce thème est traditionnel dans l'Orient chrétien :

« L'Orient chrétien a gardé une certaine tradition que l'Occident a très tôt laissé échapper. L'image de la rédemption en Occident est le Golgotha : le crucifié entre les deux larrons... Pour l'Orient, l'image de la rédemption est la descente du Christ aux enfers : l'ouverture forcée de la porte éternellement fermée, la main du Rédempteur tendue au premier Adam qui, n'en croyant pas ses yeux, contemple la lumière pascale dans les ténèbres de la mort. C'est ainsi que les Pères grecs ont toujours présenté la rédemption dans leur prédication, c'est ainsi que les Byzantins et les Russes ont figuré l'événement rédempteur de l'au-delà. »625

Et tout d'abord, la descente du Christ dans les eaux du Jourdain préfigure la descente du Christ aux enfers :

Le dragon d'après Job626 se trouvait dans les eaux et sa gueule engloutissait le Jourdain. Il fallait briser les têtes du dragon, Jésus descendit donc dans les eaux et il enchaîna le fort (Ps. 73 - Mt. 12) afin que nous recevions la puissance de marcher sur les serpents et les scorpions (Lc 10)... la vie courut au-devant pour que désormais la mort fût refrénée, pour que nous tous, les sauvés, nous puissions dire : Où est, ô Mort, ton aiguillon ? Où est, ô enfer, ta victoire ? (1 Cor. 15). Le baptême anéantit l'aiguillon de la mort.

Cat. 3, 11

Et voici le thème de la descente aux enfers, on remarquera que la citation scripturaire illustrant la rédemption est la même

« 0 Mort, où est ton aiguillon, enfer, où est ta victoire ? »

La Mort fut épouvantée lorsqu'elle vit cet Homme Nouveau descendu aux enfers sans être lié par aucune chaîne.

Pourquoi sa vue vous fait-elle peur, ô gardiens des enfers ? Quelle crainte insolite vous a-t-elle envahis ? La Mort s'est enfuie, et cette fuite ne fait que trahir sa peur.

Les Saints Prophètes accourent à sa rencontre, Moïse le législateur, Abraham, Isaac, Jacob, David, Salomon, Isaïe et Jean-Baptiste, lui le témoin qui avait demandé : Es-tu celui qui doit venir ou devons-nous en attendre un autre ? Il a racheté tous les justes que la mort avait engloutis... alors chacun des justes disait : « 0 Mort, où est ta victoire ? Enfer, où est ton aiguillon ? » Le vainqueur nous a libérés.

Cat. 14, 19

2. Texte du pseudo-Epiphane

Voici un texte plus tardif qui fut attribué à tort à Epiphane de Salamine (315-403), le thème atteint tout son développement :

Qu'est-ceci ? Un grand silence règne aujourd'hui sur la terre, un grand silence et une grande solitude.

Un grand silence parce que le roi dort. La terre a tremblé et s'est calmée (Ps. 75) parce que Dieu s'est endormi dans la chair, et qu'il est allé réveiller ceux qui dormaient depuis des siècles. Dieu est mort dans la chair et les enfers ont tressailli. Dieu s'est endormi pour un peu de temps et il a réveillé du sommeil ceux qui séjournaient dans les enfers...

Il va chercher Adam, notre premier père, la brebis perdue. Il veut aller visiter tous ceux qui sont assis dans les ténèbres et à l'ombre de la mort. Il va pour délivrer de leurs douleurs Adam dans ses liens et Eve captive avec lui, lui qui est en même temps leur Dieu et leur fils.

Descendons avec lui pour voir l'alliance entre Dieu et les hommes. Là se trouve Adam, le premier père et, comme premier créé, enterré plus profondément que tous les condamnés. Là se trouve Abel, le premier mort, et comme premier pasteur juste, figure du meurtre injuste du Christ pasteur. Là se trouve Noé, figure du Christ, le constructeur de la grande arche de Dieu, l Eglise Là se trouve Abraham, le père du Christ, le sacrificateur qui offrit à Dieu par le glaive et sans le glaive un sacrifice mortel sans mort. Là demeure Moïse, dans les ténèbres inférieures, lui qui jadis a séjourné dans les ténèbres supérieures de l'arche de Dieu. Là se trouve Daniel, dans la fosse de l'enfer, lui qui jadis a séjourné sur la terre, dans la fosse aux lions. Là se trouve Jérémie, dans la fosse de boue, dans le trou de l'enfer, dans la fosse de la mort. Là se trouve Jonas dans le monstre capable de contenir le monde, c'est-à-dire dans l'enfer en signe du Christ éternel. Et, parmi les prophètes, il en est un qui s'écrie : « du ventre de l'enfer, entends ma supplication, écoute mon cri ! » et un autre « des profondeurs, je crie vers toi, Seigneur, Seigneur, entends ma voix » - Et un autre encore : « Fais rayonner ton visage, et nous serons sauvés ! »...

Mais, comme par son avènement, le Seigneur voulait pénétrer dans les lieux les plus inférieurs, Adam en tant que premier père et que premier créé de tous les hommes et en tant que premier mortel, lui qui avait été tenu captif plus profondément que tous les autres, et avec le plus grand soin, il entendit le premier le bruit des pas du Seigneur qui venait vers les prisonniers. Et il reconnut la voix de celui qui cheminait dans la prison et s'adressant à tous ceux qui étaient enchaînés avec lui depuis le commencement du monde, il parla ainsi : « J'entends les pas de quelqu'un qui vient vers nous ! » Et pendant qu'il parlait, le Seigneur entra tenant les armes victorieuses de la croix. Et lorsque le premier père Adam le vit, plein de stupeur il se frappa la poitrine et cria aux autres : « Mon Seigneur soit avec vous tous ! » (cf. liturgie). Et le Christ répondit à Adam : « Et avec ton esprit ». Et lui ayant saisi la main, il lui dit : « Tiens-toi debout, toi qui dormais, lève-toi d'entre les morts et le Christ t'illuminera (Eph., 5, 14). Je suis ton Dieu et, à cause de toi, je suis devenu ton fils. Lève-toi, toi qui dormais, car je ne t'ai pas créé pour que tu séjournes ici enchaîné dans l'enfer. Surgis d'entre les morts, je suis la Vie des morts. Lève-toi, toi, l S uvre de mes mains, toi, mon effigie, qui a été faite à mon image. Lève-toi et partons d'ici (cf. Mt., 26, 45 : surge, eamus) car tu es en moi et je suis en toi, nous formons tous deux une personne unique et indivisible. A cause de toi, moi, ton Dieu, je suis devenu ton fils ; à cause de toi, moi le Seigneur, j'ai pris la forme d'esclave ; à cause de toi, moi qui demeure au-dessus des cieux, je suis descendu sur la terre, et sous la terre. Pour toi, homme, je me suis fait comme un homme sans protection, livré aux juifs dans le jardin et j'ai été crucifié dans le jardin. Regarde sur mon visage les crachats que j'ai reçus pour toi, afin de te replacer dans l'antique paradis. Regarde sur mes joues la trace des soufflets que j'ai subis pour rétablir en mon image ta beauté détruite. Regarde sur mon dos la trace de la flagellation que j'ai reçue afin de te décharger du fardeau de tes péchés, qui avait été imposé sur ton dos. Regarde mes mains qui ont été solidement clouées au bois à cause de toi qui autrefois as mal étendu tes mains vers le bois... Je me suis endormi sur la croix et la lance a percé mon côté à cause de toi qui t'es endormi au paradis et as fait sortir Eve de ton côté. Ma douleur a guéri la douleur de ton côté. Et mon sommeil te fait sortir maintenant du sommeil de l'enfer. Lève-toi et partons d'ici, de la mort à la vie, de la corruption à l'immortalité, des ténèbres à la lumière éternelle. Levez-vous et partons d'ici et allons de la douleur à la joie, de la prison à la Jérusalem céleste, des chaînes à la liberté, de la captivité aux délices du paradis, de la terre au ciel.

Mon Père céleste attend la brebis perdue, un trône de chérubin est prêt, les porteurs sont debout et attendent, la salle de noces est préparée, les tentes et les demeures éternelles sont ornées, les trésors de tout bien sont ouverts, le royaume des cieux qui existait avant tous les siècles vous attend.

Homélie pour le Samedi-saint, PG 43, 444-464627 <retour

257 Le début de la page

N. 258  JEAN CHRYSOSTOME ( 407)

I -VIE

1. Famille et formation intellectuelle

2. Baptême, formation théologique et monachisme

3. Diaconat et prêtrise à Antioche

4. L évêque de Constantinople (398-407)

5. La survie

II R UVRES

1. Homélies et sermons

- Notes sur les homélies Sur l'incompréhensibilité de Dieu

2. Le Traité du Sacerdoce

3. Les lettres d'exil

- Notes sur les Lettres à Olympias

- Le Style

III - QUELQUES ASPECTS DE LA PENSÉE

1. Sur le monachisme

2. Le moralisme

3. L'apôtre des laïcs

4. Le sens social

5. Le Docteur de 1 Eucharistie

6. Sur le travail

Conclusion une vocation de prédicateur

0 souffrance qui resplendis

0 Croix qui étincelles !

Le soleil s'obscurcit, les astres tombent comme des feuilles, mais la croix brille plus éclatante qu'eux tous, elle occupe le ciel tout entier !

Hom. Sur la Providence de Dieu

Laissons le Christ s'exprimer à travers nous. Tel un instrument, tiens-toi tout prêt pour la main de l'artiste. Ne laisse pas les cordes se détendre et s'amollir sous l'effet des plaisirs, ne deviens pas une cithare inutilisable. Serre les cordes, tends-les pour le chant. Rends-toi digne des mains très pures qui se serviront de toi !.. Si le Christ se met à jouer sur son instrument, alors le Saint-Esprit viendra sûrement et le miracle qui dépasse tous les autres se manifestera : la charité !

Comm. de l'épître aux Romains, Hom. 8, 7

I - VIE

1. Famille et formation intellectuelle

Jean naît en 344 à Antioche de parents chrétiens. Son père, Secundus, est un officier (princeps militum), peu de temps après la naissance de son fils, il meurt. Sa mère, Anthousa, très pieuse, est une grecque de pure race. Elle demeure veuve à 20 ans, elle perd aussi sa fille aînée et elle se dévoue entièrement à l'éducation de son fils unique.

Après avoir parcouru le cycle de la paideia (programme d'éducation classique des jeunes Grecs), Jean étudie sous la direction du célèbre rhéteur Libanios, païen convaincu. Parmi ses condisciples, il faut mentionner Théodore, le futur évêque de Mopsueste.

Les empereurs comblaient Libanios d'honneurs ! Jean raconte lui-même qu'un jour son maître fit publiquement l'éloge de sa mère. Apprenant qu'âgée maintenant de 40 ans, elle était veuve depuis 20 ans, il s'était écrié : « Ah ! Quelles femmes il y a chez les chrétiens ! » Devenu vieux, il aurait répondu à quelqu'un qui lui avait demandé qui il désirait avoir pour successeur : « Jean, mais les chrétiens me l'ont enlevé ! »

2. Baptême, formation théologique et monachisme

En 369, Jean reçoit le baptême. Il aimerait vivre en moine avec son ami Basile, le futur évêque de Raphanée en Syrie, dans l'école cléricale et monacale de Diodore de Tarse, mais sa mère s'y oppose ! Tandis que Basile devient moine, Jean demeure élève externe ! Pendant trois ans, il s'initie dans cette célèbre école d'Antioche aux côtés de son ami, Théodore de Mopsueste, à l'exégèse littérale et à la théologie.

En 370, il est ordonné lecteur par Mélèce, l'évêque d'Antioche. C'est en cette même année qu'à Césarée en Cappadoce, Basile le Grand était élu évêque.

En 374, Jean épris de perfection fuit au désert malgré sa répugnance instinctive.

Je me demandais d'où me viendraient les provisions nécessaires, s'il me serait encore possible de manger du pain frais du jour, si l'on ne m'obligerait pas à me servir de la même huile pour ma lampe et pour ma nourriture, si l'on ne me réduirait pas au pauvre régime des légumes et si l'on ne m'obligerait pas à un travail pénible comme de bêcher, de porter du bois et de l'eau et de faire toutes sortes de travaux de ce genre. Je me souciais beaucoup de tout ce qui est confortable.

De compunctione ad Demetrium, 1, 6

Pendant quatre ans, Jean mène la vie cénobitique. Ensuite, il passe deux ans solitaire dans une caverne. Son austérité, sans être extravagante, est effrayante et sa santé en demeurera marquée. Pendant deux ans, il passa la plus grande partie du temps sans dormir. Il apprit par cS ur le Testament du Christ afin de se débarrasser complètement de l'ignorance. Jamais il ne s'est couché ni de jour ni de nuit.

PALLADIUS, V

L'expérience du désert révèle à Jean sa vocation : il y saisit le sens profond d'une vie qu'il avait pratiquée sans en comprendre la richesse ; désormais son idéal personnel est d'associer à la vie monastique la vie apostolique au service de l'Église.

3. Diaconat et prêtrise à Antioche

En 380, Jean revient à Antioche où il devient diacre en 381, en l'année du Concile de Constantinople. Mélèce, l'évêque d'Antioche, meurt en cette même année. Jean restera diacre cinq ans, il reçoit ensuite la prêtrise des mains de l'évêque Flavien. Il se voit confier la charge de prédicateur.

Mon sacerdoce est de prêcher et d'annoncer l'Évangile.

Hom. 29, 1 in Rm

Ma prédication me guérit, dès que j'ouvre la bouche pour prêcher, toute fatigue est vaincue.

Hom. après le tremblement de terre

C'est le corps même du Christ qui est confié à notre garde.

De Sac., 4, 2

Dès février 387 éclate une sédition. Mécontents de l'augmentation des impôts, les citoyens renversent et brisent les statues de l'empereur Théodose, de l'impératrice défunte et des deux jeunes princes Arcadius et Honorius. En ce carême de panique et d'effroi, Jean prononce 19 Homélies et calme le peuple, tandis que l'évêque Flavien se rend à Constantinople pour implorer et obtenir la grâce de la malheureuse cité. Dès ce moment, Jean est reconnu par tous comme la grande voix de l'Orient.

L'insignifiant Nectaire, évêque de Constantinople, meurt. Les intrigues se succèdent et Théophile, évêque d'Alexandrie, s'efforce de faire accéder au siège de Constantinople un de ses protégés. Cependant Eutrope, favori et conseiller de la cour, désigne Jean. Jean fut littéralement enlevé et emmené à Constantinople où Théophile d'Alexandrie dut présider au sacre.

4. L'évêque de Constantinople (398-407)

Jean reçut la consécration épiscopale le 26 février 398. Il devint aussitôt le prédicateur de la grande église dédiée au Christ-Sagesse628. Sa fidélité héroïque à l'idéal chrétien et sa liberté de langage l'opposeront bientôt à l'empereur et à l'impératrice qui le condamneront à la disgrâce.

Tout commença bien cependant. Le jeune empereur Arcadius, qui avait vingt ans et se montrait très faible de caractère sinon franchement incapable, l'honorait de son estime. Quant à l'impératrice Eudoxie, autoritaire et passionnée, elle fit tout pour se montrer chrétienne exemplaire. Elle voulut présider elle-même une procession de transfert de reliques et l'évêque l'en remercia dans le style de cour :

Vous êtes grande, ô reine, nous vous appelons bienheureuse, hôtesse des saints, patronne des Églises, rivale des Apôtres par votre zèle !

Homélie 2

En 399, le conseiller de la cour Eutrope est disgracié. Lui qui peu de temps auparavant avait voulu supprimer le droit d'asile des églises, il se réfugie auprès de l'autel.

L'évêque protège le fugitif, il prononce les deux Homélies sur Eutrope. Il lui sauve ainsi momentanément la vie, car elle lui sera enlevée, peu après, par la décapitation. L'impératrice Eudoxie est nommée Augusta en l'an 400, c'est elle qui, désormais, exerce le pouvoir.

En 401, Jean se rendit en Asie pour y déposer des évêques simoniaques.

En 402, les « Longs Frères », moines accusés d'origénisme, fuient l'Égypte et viennent solliciter la protection de Jean de Constantinople contre l'évêque Théophile d'Alexandrie.

Le premier exil (403)

Théophile irrité se venge et il réunit en 403 près de Chalcédoine le Synode du Chêne. Jean fut condamné à l'exil. Mais très peu de temps après, il fut rappelé par l'impératrice effrayée d'un incident qu'elle interpréta comme un châtiment divin.

Les circonstances ont changé mais la doxologie reste la même. Que le nom du Seigneur soit béni ! Béni soit Dieu qui a permis mon exil, béni soit Dieu qui ordonne mon rappel.

Hom., Post reditum

Mais deux mois plus tard, Jean se compromet : on a fêté avec un luxe effréné l'inauguration d'une statue de l'impératrice Eudoxie. Et dans une homélie, Jean fait allusion à l'impératrice :

De nouveau, Hérodiade fait rage, de nouveau, elle s'emporte, de nouveau, elle danse, de nouveau, elle demande à recevoir la tête de Jean sur un plateau !

Spuria

Le deuxième exil (404-407)

Les intrigues contre Jean se succèdent et vers Pâques 404, l'empereur ordonne l'exil. Après la Pentecôte, il part, il dit adieu à son Eglise, à l'Ange qui en a la garde, puis, au baptistère, à Olympias629 et aux autres diaconesses.

Il se livre ensuite aux soldats, on le conduit au port, il embarque et le soir du même jour, un violent incendie ravage Sainte-Sophie (20 juin).

Jean en appelle à Rome.

Le premier voyage dure 70 jours et le conduit à Cucuse. Les deux soldats qui l'escortent se montrent pleins d'égards.

La vaste correspondance de Jean révèle en lui un professeur d'énergie.

Jean demeura 3 ans à Cucuse, les visites se multiplient, Cucuse devient un lieu de pèlerinage ! Aussi une nouvelle déportation est-elle exigée.

La mort (407)

Ici se place le calvaire de Jean, le long voyage de trois mois en direction de Pityonte (sur la Mer Noire).

Jean, épuisé, meurt en route. Il demande, sentant la mort venir, d'être revêtu de blanc (foi en la résurrection) et prononce ses paroles habituelles : « Gloire à Dieu pour toutes choses ». C'est le 14 septembre 407.

Gloire à Dieu pour toutes choses... Ne cesse de répéter ce mot et de l'enseigner aux autres. C'est ce mot qui a fait couronner Job, ce mot qui fait fuir le diable. C'est lui qui enlève tout trouble. Continue donc d'en charmer tout ce qui t'arrive.

Ad Paenium, Ep. 193

5. La survie

En janvier 438, le successeur de Jean sur le siège de Constantinople fit ramener les reliques du saint qui reposaient au martyrium de Cumana et il les fit déposer à côté de la sépulture de l'impératrice Eudoxie.

En 451, le Concile de Chalcédoine proclame Jean Docteur de l'Église. Au VIe s., Jean fut appelé « Bouche d'or », Chrysostome. Bossuet appelle - Jean Chrysostome « le Démosthène chrétien ». Pie X le proclame patron des prédicateurs.

II R UVRES

La plus grande partie des S uvres de Jean Chrysostome est constituée par ses Homélies. On possède aussi quelques Traités et les Lettres d'exil.

1. Homélies et sermons

Il y a les homélies exégétiques et les sermons de circonstance. Parmi les Homélies exégétiques, signalons celles Sur la Genèse, sur 58 Psaumes, sur Isaïe, - pour le Nouveau Testament, les importantes Homélies sur S. Matthieu (90) dont S. Thomas d'Aquin a dit qu'il les préférerait à la possession d'une ville comme Paris, les Homélies sur S. Jean (88), 3 séries d Homélies sur les Actes des Apôtres et son chef d S uvre : les Homélies (environ 250) sur toutes les Épîtres de saint Paul dont les plus belles sont celles Sur l'Épître aux Romains. Une affinité spirituelle unit Jean Chrysostome à saint Paul qu'il aime avec passion et dont le programme de vie est le sien.

Dans son exégèse, Jean Chrysostome dépend de l'école littérale d'Antioche. Toute son S uvre est pénétrée de l'amour de l'Écriture.

Les saintes Écritures ne nous ont pas été données pour que nous les laissions dans les livres mais pour que, par la lecture et la méditation, nous les gravions dans nos cS urs. La loi doit être écrite sur des tablettes de chair, nos cS urs.

In Jn. Hom. 32, 3

Parmi les sermons de circonstance, relevons les fameuses 21 Homélies sur les Statues, les 2 Homélies sur la disgrâce d Eutrope, les 12 très belles Homélies contre les anoméens630 sur l'incompréhensibilité de Dieu, les 12 Catéchèses baptismales dont 8 furent découvertes par le Père Wenger en 1967.

Notes sur les Homélies sur l'incompréhensibilité de Dieu

Soulignons l'importance des Homélies sur l'incompréhensibilité de Dieu. Elles ont été prononcées contre l'anoméisme, forme antiochienne de l'arianisme. Eunome réfuté tour à tour par S. Basile et Grégoire de Nysse s'en faisait le fanatique propagateur : rien de plus simple que l'essence divine, disait-il, rien de plus aisé que de la connaître et Dieu ne sait de son être rien de plus que nous. Les homélies de Jean forment un vrai traité de la transcendance divine.

Dans son livre Le Sacré, Rudolf Otto en a montré toute l'importance, tant au point de vue du concept de transcendance qu'à celui de la réaction subjective de l'homme. Voici ce que dit S. Jean Chrysostome :

Tu m'as terriblement étonné (Ps. 138, 14). Pourquoi terriblement ?... Quand nous admirons la grandeur de la mer et son abîme immense, alors nous admirons terriblement, en nous penchant sur sa profondeur. C'est ainsi que le prophète s'étant penché sur l'océan infini et sans fond de la Sagesse divine et, saisi de vertige, ayant admiré terriblement, est pris d'un mouvement de recul.

Hom. 1, 4 ; PG, 48, 705 B

Jean Chrysostome considère tout particulièrement la crainte sacrée dans le climat de la liturgie, moment essentiel de la manifestation de Dieu et expression officielle d'adoration, et surtout au moment de la messe, kairos par excellence :

Le moment (kairos) de la messe où les hommes s'unissent à la liturgie des anges et où Dieu se manifeste est rempli d'une grande terreur.

cf. Hom. IV, 5 ; PG, 48, 733 C

Avec quelle vénération faut-il s'approcher de ces réalités très remplies de terreur.

Hom. III, 7 ; PG, 48, 725 C

L'homme se tient alors près du trône de gloire et il chante l'hymne très saint - cri rempli de terreur sacrée - aussi doit-il se tenir devant Dieu dans la terreur et le tremblement.

Hom. IV, 6 ; PG, 48, 734 C631

Cette crainte se pénètre d'attirance, de fascinatio.

Le sacrifice eucharistique constitue un événement extraordinaire, un moment unique, un temps de grâce.

Quelle espérance de salut ne peux-tu pas avoir en ce moment (kairos) ?

Hom. III, 7 ; PG, 48, 726 D

L'Eucharistie est présence en mystère du kairos unique de la croix.

Trois éléments principaux justifient l'exceptionnelle importance de la circonstance historique de la messe : l'assemblée de la communauté - la présence des anges - l'offrande du Corps du Christ :

Tu ne peux pas prier à la maison comme à l'église où il y a le grand nombre, où le cri est lancé à Dieu d'un seul cS ur. Il y a là quelque chose de plus, l'union des esprits, l'accord des âmes, le lien de la charité, les prières des prêtres.

Hom. III, 6 ; PG, 48, 725 C-D

Représente-toi dans quels chS urs tu vas entrer. Revêtu d'un corps, tu as été jugé digne de célébrer avec les Puissances célestes le commun Seigneur de tous.

Hom. IV, 5 ; PG, 48, 734

Les hommes agitent devant les rois des rameaux d'olivier afin qu'ils se souviennent (l anamnèse) de leur amour et de leur pitié, ainsi les anges présentent le corps du Seigneur et prient le Seigneur pour la nature humaine :... Nous te prions pour ceux-ci que tu as daigné le premier aimer, jusqu'à donner ta vie. Nous répandons nos supplications pour ceux pour lesquels toi, tu as répandu ton sang. Nous intercédons pour ceux pour lesquels tu as offert ce corps en sacrifice.

Hom. III, 7 ; PG, 48, 726 D - 727 A

Ce qui fait l'efficacité souveraine du Kairos de la messe, c'est qu'il est l'anamnèse (la memoria) du sacrifice de la croix par lequel le Christ a engagé son amour irrévocable : rappel à Dieu de son amour des hommes et rappel aux hommes de l'amour de Dieu envers eux.

Jean Chrysostome n'est pas l'auteur de la liturgie qui porte son nom et qui résulte d'un développement de plusieurs siècles, mais on a pu se rendre compte que l'esprit de la liturgie byzantine est bien le sien. Les principales sources de la liturgie dite de saint Jean Chrysostome sont ses catéchèses et prédications, celles de Théodore de Mopsueste et celles de Cyrille de Jérusalem.

2. Le Traité du Sacerdoce

Retenons seulement, parmi d'autres traités, le célèbre traité De Sacerdotio. Il imite en l'amplifiant le Discours de Grégoire de Nazianze, Sur sa fuite. Il étudie l'éminente dignité de l'épiscopat et de l'apostolat sacerdotal, supérieur à la vie monastique.

3. Les lettres d'exil

On compte 236 Lettres qui datent toutes du second exil, les 17 Lettres à Olympias sont un petit traité de la providence et de la souffrance chrétienne.

Notes sur les Lettres à Olympias

Olympias était la pupille et la protégée de Grégoire de Nazianze. Elle resta veuve à 19 ans. « Quel homme que cette femme », disait d'elle Palladius ! Nectaire l'admit au rang des diaconesses et elle s'occupa, avec quelques autres diaconesses, du temporel de l'évêque Jean. Affligée par son exil, elle tomba dans un état maladif d'apathie. Jean, avec une simplicité charmante et une délicatesse exquise, oublie ses propres souffrances pour la réconforter :

On ne saurait vous empêcher d'être comptée parmi le chS ur des vierges bien que mariée. Car, pour Paul, la vierge n'est pas celle qui ne connaît pas le mariage, mais celle qui fait du Seigneur l'objet de sa sollicitude. Le Christ lui-même montre combien est supérieure à la virginité la charité (parabole des dix vierges).

Ep. 8, 4

Il n'y a, Olympias, qu'une seule chose à craindre, une seule épreuve, le péché. Je n'ai pas cessé et ne cesserai pas de le dire : une seule chose doit nous affliger : le péché.

Ep. 7, 1

C'est sur le visage que se concentrent tous les sentiments et tous les sens... donnez-moi donc de jouir de la présence de l'être aimé : je veux lui parler, entendre sa voix. Je veux le voir, ce visage d'où s'échappe le son de la voix que j'aime. Je veux entendre cette parole qui me révèle la pensée de ce cS ur, voir ce visage où des oreilles recueillent mes propres paroles et où les yeux peignent à mon regard tous les mouvements de l'âme : ce n'est que face à face que réellement je puis jouir de ceux que j'aime.

Ep. 8, 12

Auriez-vous sous les yeux toutes sortes de troubles, de bouleversements et de tempêtes, ne vous tourmentez de rien. Notre Maître peut tout... Ne vous laissez pas troubler par les événements, mais cessant de rechercher un appui auprès d'un tel ou d'un tel et de poursuivre des ombres (car c'est cela le secours humain), suppliez sans cesse Dieu que vous adorez de faire un signe seulement et tout en un instant s'arrangera.

Ep. 7, 2

Souffrez, je le veux bien, mais souffrez en mettant une mesure à votre peine.

Ep. 8, 1

Si vous voulez vous soigner comme il faut, vous vous porterez mieux !

Ep. 17, 1

Montrez-moi que vous m'aimez en obéissant à mes lettres : ce que je désire c'est que vous retrouviez la même joie que je vous ai connue jadis !

Ep. 8, 13

Ce n'est pas dans la nature des choses mais dans la pensée des hommes que réside le bonheur.

Ep. 10, 1

Le style

Jean de Constantinople fut un orateur de race semblable à un Démosthène ou à un Cicéron. Ses prédications sont toujours directes et il joue de main de maître sur le clavier des sentiments. Le style est animé d'un mouvement intense, tantôt simple, familier, naturel, tantôt frémissant et indigné, parcouru d'éclairs d'une ironie cinglante.

La parole interpelle l'auditeur, aussi communicative que le sera plus tard celle d Augustin.

Mais tandis que la prédication de l'évêque d'Hippone sera théologique, celle de Jean est nettement moralisante, elle poursuit directement un but utilitaire. Augustin est homme de pensée, Jean est homme d'action.

Un petit exemple de style pittoresque :

Le coureur qui s'élance est celui qui tout en courant des pieds s'efforce de prendre les devants avec le reste de son corps : il se tend en avant et étend les mains afin de couvrir un peu plus d'espace.

In Ep ad Phil., hom. 12, 2

III - QUELQUES ASPECTS DE LA PENSÉE

1. Sur le monachisme632

Après avoir mené une vie quasi-monacale auprès de sa mère, fréquentant l'Asketerion de Diodore de Tarse, Jean fut moine six ans, il passa après quatre ans de noviciat cénobitique à l'érémitisme le plus rigoureux.

Il semble que cette expérience révéla à Jean sa vraie vocation :

la vie apostolique au service de la communauté des fidèles.

Désormais son but sera d'élever le niveau spirituel de la communauté chrétienne en proposant à des laïcs une spiritualité conforme à leur état.

Gens du monde et moines ont le devoir d'atteindre au même sommet de la perfection.

Adv. opp. vit. mon., 3, 14633

De part et d'autre, il faut rechercher l'amour de Dieu le plus total.

Aimer le Christ, c'est n'être pas mercenaire, ne pas s'adonner au petit commerce, mais pratiquer la vertu d'une façon absolue et tout faire pour l'amour de Dieu.

Hom. 6 in Ac.

La différence réside donc pour Chrysostome uniquement dans le devoir de la virginité et de la pauvreté imposé au moine qui s'y engage librement. Mais au moine autant qu'au laïc est demandé le service de la communauté chrétienne : service de prière, service d'édification, service apostolique. C'est dans ce dernier point que se trouve la pensée essentielle de Jean Chrysostome, pasteur et apôtre, sur le monachisme.

Tu aurais beau rester à jeun, coucher sur la dure, manger de la cendre, pleurer sans cesse, si tu n'es pas utile à d'autres, tu ne fais rien de grand.

In Tit. 6, 2

Les moines prient pour l'univers, voilà le plus grand témoignage de leur amitié.

Hom. 78, in Jn.

Que le monachisme soit donc le signe de la possibilité de l'idéal évangélique réalisé d'une façon absolue dans l'Église. qui demeure malgré les persécutions :

Nous vous exhortons à faire l'aumône, un autre s'est dépouillé de tous ses biens, nous vous pressons de vivre chastement dans le mariage, un autre a renoncé au mariage.

Hom. 3 9 in Mt.

Les moines sont un « signe eschatologique » car déjà ils réalisent la parole du Seigneur : « ils seront comme des anges » (Mt., 22, 30). Et certes d'abord par leur virginité mais cette virginité les rend plus aptes au service de tous leurs frères :

En quoi consiste le ministère des anges ? A servir Dieu pour notre salut. C'est donc une S uvre angélique de tout faire pour le salut de ses frères.

Hom. 3, 2 in Hebr.

L'accent est toujours mis chez saint Jean Chrysostome sur l'utilité des moines. Aussi tandis qu'il insiste auprès des laïcs pour qu'ils se rendent dans les solitudes, afin de faire halte auprès des moines, il insiste auprès des moines, afin qu'il n'hésitent pas à venir établir leurs solitudes dans les villes. C'est le message dont le moine est porteur qu'il importe de faire connaître. La mission d'accueil, la vertu d'hospitalité sont donc aspects essentiels, corollaires indispensables de la vie monastique :

Les monastères sont des phares qui brillent de haut pour éclairer au loin ceux qui viennent à eux. Etablis dans le port, ils invitent tout le monde à partager leur tranquillité, ne permettant pas que ceux qui les voient fassent naufrage ou demeurent dans les ténèbres.

Hom. in 1 Tim., 14, 3

2. Le moralisme

Oui, Jean Chrysostome est un moraliste et il l'est toujours, mais par nécessité. Cet aspect de sa pensée ne doit pas nous porter à perdre de vue que Jean avait comme seul but la croissance de l'amour chrétien

Presque toutes nos instructions sont consacrées aux exhortations morales. Il ne devrait pas en être ainsi. Vous devriez veiller vous-mêmes à la réforme de vos mS urs.

De Statuis, 16, 2

N'applaudissez pas. Je ne vous ai pas parlé pour me faire applaudir mais pour provoquer chez vous une sainte émulation.

Disc. sur le mariage, III, 9

Ce fougueux dénonciateur des vices fut accusé au synode du Chêne d'encourager à pécher en disant : « Si tu as péché de nouveau, fais de nouveau pénitence, aussi souvent que tu auras péché, viens à moi et je te guérirai ». Cet homme qui consacra sa vie à combattre le mal sait que la miséricorde de Dieu est plus puissante que la faiblesse de l'homme.

Ne désespérez pas, gardez-vous du désespoir. Je le répéterai mille fois : si vous péchez tous les jours, faites pénitence tous les jours... Oui, tu seras sauvé. Parce que le Seigneur a pour les hommes une grande bonté. Mon espoir n'est pas fondé sur ta pénitence. Ta pénitence ne peut effacer tes crimes, mais bien la clémence de Dieu qui s'y joint aussitôt, qui n'a pas de mesure, qu'aucune parole ne peut expliquer. Ta malice est celle d'un homme, elle est bornée, la miséricorde qui pardonne est celle de Dieu, elle n'a pas de bornes, elle est infinie. La malice de l'homme est à la bonté de Dieu ce qu'une étincelle tombant dans l'Océan est à l'Océan. Non, moins encore. L'Océan a des rives, la Bonté de Dieu n'en a aucune.

Hom. 31 in Rom.

Vous redoutez l'enfer ? Mais moi, je ne cesserai de vous crier que d'offenser le Christ est plus insupportable et plus redoutable que n'importe quel enfer.

Hom. 36, 4 in Mt.

Je vous aime et je suis aimé. Mais ce n'est pas cela que je vous demande. Aimons Jésus-Christ d'abord. C'est le premier commandement. Vous remplissez si bien le second, appliquez-vous au premier ! Aimons Jésus-Christ, aimons-le de toute l'ardeur de nos âmes.

Hom. 44,4 in Ac.

3. L'apôtre des laïcs

L'ardeur apostolique de Jean Chrysostome trouve sa source dans la doctrine de notre incorporation au Christ, telle qu'il l'a comprise en étudiant saint Paul. Tout chrétien est membre, membre uni au Christ dans la solidarité à tous ses frères. Voilà pourquoi incombe à tout chrétien le devoir de l'apostolat. Les laïcs sont, dit Jean Chrysostome, « le plérôme de l'évêque ». A chacun d'eux de particulariser l'enseignement épiscopal.

Tu ne peux corriger l'Eglise, mais tu peux avertir ta femme. Tu ne peux prêcher à la multitude, mais tu peux ramener ton fils.. ce petit cercle n'excède pas tes forces...

Hom. 4, 2 in princ. Ac.

Ce qui entretient le corps de l'Eglise, c'est la diffusion de la nourriture spirituelle dans tous ses membres. Le membre qui garde pour lui toute la nourriture sans la communiquer à son voisin se nuit à lui-même et nuit au corps entier.

Sermon 9, 2 Gen.

Le Christ nous a laissés ici-bas pour que nous répandions la lumière... pour que nous soyons le levain,... pour que nous soyons des adultes parmi les enfants, des spirituels parmi les charnels, des semences qui porteront de nombreux fruits. Les actes remplacent avantageusement les paroles. Il n'y aurait plus de païens si nous nous comportions en vrais chrétiens.

Hom. 10, 3 in 1 Tm.

Certes, il faut désirer le ciel, mais avant que le ciel ne soit concédé le Christ nous ordonne de réaliser le ciel sur la terre, de nous comporter sur terre comme si nous étions au ciel et de porter dans nos prières la sollicitude du monde entier. Il ne nous a pas enseigné à dire : que ta volonté soit faîte en moi - ou en nous - mais sur la terre partout.

Hom. 19, 5

Rien n'est plus vain qu'un chrétien non appliqué à sauver les autres.

Hom. 6 2, 4 in Mt.

Si le ferment ne fait lever toute la pâte, comment est-il ferment ? Si le parfum ne parfume pas, comment est-il parfum ? Ne dis pas : c'est impossible. Si tu es chrétien, il est impossible qu'il ne se passe rien. Cela fait partie de l'essence même du chrétien. Autant dénier au soleil la possibilité d'éclairer qu'au chrétien celle c'être utile à son prochain. Ne dis donc pas : impossible. C'est le contraire qui est impossible. Cesse d'insulter Dieu.

Hom. 20, 34, in Ac.

Comment fera le chrétien pour devenir parfum ? Qu'il prie Dieu, qu'il fréquente l'église. Il pourra alors diffuser la parole entendue.

Si quelqu'un entre dans la boutique d'un parfumeur et s'y arrête un peu, il sentira bon, il répandra autour de lui une douce odeur, à plus forte raison la répandra-t-il, cette bonne odeur, s'il fréquente l'église.

Hom. 53, 3, in Jn.

Le pire tourment de Jean en exil ne fut-il pas la pensée de son « peuple »(les laïcs = le laos - le peuple) demeuré sans pasteurs zélés.

J ai été très peiné d'apprendre que vous et Théophile manquez de zèle. L'un de vous n'a prêché que cinq fois depuis octobre et l'autre pas du tout. Voilà qui m'accable plus que la désolation de mon état présent. Dans un temps où les autres sont persécutés, bannis, tourmentés, vous êtes impardonnables de ne soutenir votre peuple malheureux ni par votre présence, ni par vos paroles.

Ep. 203

4. Le sens social

L'amour de Jean pour le pauvre est au premier plan de sa pensée634. Cet amour est au cS ur de la doctrine chrétienne car le pauvre est membre et membre éminent du Christ. Le « c'est à moi que vous l'avez fait » (Mt., 25) du jugement dernier ne cesse de le hanter avec tout son réalisme : Jésus s'offre à nous dans les pauvres.

Ses paroles en effet sont plus dignes d'être crues que nos propres yeux. Quand donc tu vois un pauvre, souviens-toi de ses paroles qui t'affirment que c'est lui qui est nourri.

Hom. 88, sur Mt.

Jean n'a rien épargné pour aider le pauvre et il a invité à donner aux pauvres avant de donner aux églises. La richesse de l'Église le peinait et il voulait qu'elle revienne à ceux auxquels elle appartient : les pauvres.

Il rendait la dureté des fidèles responsable de la richesse de l'Église. Le riche ne devrait être qu'un bon administrateur des richesses.

C'est votre dureté qui oblige l'Église à posséder des champs, des maisons de rapport, des véhicules, des chevaux, des mulets. Elle eût mieux aimé vous les laisser et que votre zèle fût sa richesse... Votre amour pour les biens du monde a effrayé vos pasteurs : ils ont dû réserver un patrimoine à l'Église afin que les veuves, les orphelins et les vierges ne restassent pas dans l'abandon.

Hom. 85, in Mt.

Aussi Jean nourrit-il un rêve et il en propose en vain l'accomplissement à ses fidèles, se faisant ainsi le prophète d'une charité communautaire dont les trois éléments seraient :

une pauvreté volontaire à l'instar de celle des moines,

une fraternité effective dans le partage,

un modeste standard de vie.

Peine perdue ! Si du moins les 100.000 fidèles de Constantinople offraient chacun un pain ou même une obole... (Hom. 85, in Mt.).

Mais les gens d'Eglise eux-mêmes comprennent-ils mieux ?

Autrefois, je me suis moqué des princes qui ne regardaient qu'à la fortune, qu'à l'influence... Mais depuis que j'ai vu les mêmes abus chez nous, je n'en suis plus scandalisé... Les gens du monde sont dominés par leur misérable passion pour l'or et pour la gloire, mais ceux qui font profession d'y renoncer agissent-ils mieux ?

De Sac., 15

Il faut signaler aussi la délicatesse de Jean envers le pauvre.

Que le pauvre soit païen ou Juif, s'il a besoin de miséricorde, n'hésite pas. Il a droit à être secouru.

Hom. 10, in Hebr.

Que l'amitié se resserre entre vous. Demandez-leur quelque service pour qu ils ne rougissent pas de recevoir. Ainsi ils seront plus à l'aise et entre vous règnera liberté et confiance.

Hom. 48, 7, in Mt.

5. Le Docteur de l'Eucharistie

Le réalisme eucharistique de Jean Chrysostome nous est bien connu635 En fait, et précisément à cause de l'importance que Jean accorde à la doctrine de notre incorporation au Christ, Jean est reconnu comme le docteur de l'Eucharistie. Citons seulement deux beaux textes636 :

Moi, je m'insinue en toi de toutes parts. Je ne veux plus rien entre nous deux : je veux que les deux deviennent un.

Hom. in 1 Tim., 15

Bâtissons donc sur le Christ, qu'il soit notre fondement, comme la vigne l'est pour le sarment, et que rien ne s'intercale entre nous et lui : si venait la moindre séparation, nous péririons à l'instant. Car le sarment vit de son rattachement et la construction tient par l'appui qu'elle trouve : si celui-ci venait à se dérober, elle s'effondrerait, n'ayant pas de soutien. Et ne nous attachons pas seulement au Christ, accolons-nous à lui ; le moindre intervalle nous ferait mourir. Car il est écrit (Ps. 72, 27) : « Ceux qui s'éloignent de toi périront » Accolons-nous donc à lui et accolons-nous par les S uvres. Car, dit-il, « C'est celui qui observe mes commandements qui demeure en moi » (Jn., 14, 21). Et en vérité, il fait notre union avec lui de beaucoup de manières. Vois : il est la tête, nous, le corps, peut-il y avoir un espace vide entre la tête et le corps ? Il est le fondement, nous l'édifice ; lui, la vigne, nous, les sarments ; lui, l'époux, nous, l'épouse ; lui, le berger, nous, les brebis ; lui, la voie, nous, les voyageurs nous, le temple, lui, l'habitant ; lui, l'aîné, nous, les frères lui, l'héritier, nous, les cohéritiers, lui, la vie, nous les vivants ; lui, la résurrection, nous, les ressuscités ; lui, la lumière, nous, les illuminés. Tout cela parle d'union, tout cela indique qu'il ne peut demeurer d'intervalle, fût-ce le plus petit. Qui se sépare, même très peu, verra la brèche grandir et sera écarté. Est-ce que notre corps, quand un glaive y fait une déchirure même exiguë, ne périt pas ? Est-ce qu'un édifice, par des fissures même étroites, ne va pas à sa ruine ? Est-ce qu'une branche, coupée de la racine, même délicatement, ne dessèche pas ? Ce, peu de chose, vous le voyez, n'est pas peu, c'est presque tout.

Hom. 8 in 1 Cor., 4

6. Sur le travail637

Notre âge scientifique, où la technique modifie les conditions de vie, s'interroge sur la valeur du travail et, pour la première fois peut-être dans l'histoire, l'Église se montre soucieuse d'élaborer une théologie du travail. Une enquête dans la tradition patristique s'impose. Quels éléments la pensée de Jean Chrysostome pourra-telle apporter ?

Les renseignements sont épars et lorsque les textes sont réunis, nous constatons qu'en fait Jean n'a guère parlé que du travail « corporel », invitant les riches à le respecter, à en comprendre la dignité.

Instinctivement, Jean répugnait à ce travail... Voici ce qu'il dit au moment de se faire moine :

Je me demandais... si on n'allait pas me faire faire un travail pénible, par exemple me faire bêcher, porter du bois ou de l'eau...

De Compunctione ad Dem., 1, 6

L'estime du travail

La riche société d Antioche méprise l'humble travailleur et Jean, pasteur d'âmes, réagit.

Ne dis pas : c'est un ouvrier en airain, c'est un cordonnier, un cultivateur,... ne le méprise pas. Ne regardons jamais le travail comme une honte.

In Prisc. et Aquila, 1, 5

Paul était corroyeur, après avoir prêché, il se mettait à son métier.

In 1 Cor., Hom. 20, 5-6

Nous sommes les disciples de pêcheurs, de publicains, de faiseurs de tentes, de celui qui a été nourri dans la maison d'un charpentier.

Ad pop. Ant., 19, 2

Paul... a consacré dans ses lettres comme sur une stèle d'airain le souvenir de son métier, et nous, indignes que nous sommes,... nous rougissons de ce dont il se montre fier.

In Prisc. et Aquila, 1, 5

Aussi Jean veut-il s'adresser aux plus humbles :

Je veux que les serviteurs et les servantes, la pauvre veuve, le marchand, le matelot, le simple laboureur, puissent aisément me comprendre.

Quod Christus sit Deus, 1

Et en une fête de l'Ascension, Jean se réjouit de saluer dans la basilique d Antioche, des prêtres-agriculteurs.

Je regarde ce jour comme une très grande fête à cause de la présence de nos frères. Ils ne rougissent pas de travailler comme les habitants de notre cité.

Tantôt ils courbent les bS ufs sous le joug, tantôt montant en chaire, ils cultivent les âmes qui leur sont soumises, tantôt, serpe en main, ils coupent les épines du sol, tantôt ils purifient les âmes de leurs péchés, par la parole.

Ad pop. Ant., 19, 1

Jean, qui n'envisage guère que le travail manuel, semble quelque peu méprisant pour les vains jeux de l'esprit

Diogène n'est pas plus admirable que les charlatans qui avalent des clous et mangent des souliers ; tout travail qui ne produit aucun fruit n'a droit à aucune louange.

De S. Babyla cont. Jul., 8

Si le riche cependant apprend à faire un bon usage de ses richesses, alors il possède « un art supérieur à tous les autres, car son atelier est dans les cieux »(Hom. 49 in Mt., 34).

Le rôle de l'art

L'art, la technè est pour Jean une réaction de la sagesse mise par Dieu dans l'homme aux besoins et difficultés que lui pose la vie.

Voyez quelle grande chose est l'art. Un homme plein de force ne vient pas toujours à bout de maîtriser un seul cheval, tandis qu'avec le secours de l'art un adolescent souvent en gouverne deux sans peine et les guide à son gré.

In Act. Ap. Hom. 29,4

Le cheval est plus rapide que l'homme, mais tandis que le cheval le plus rapide parcourra 200 stades en un jour, l'homme en attelant successivement plusieurs chevaux pourra en parcourir jusqu'à 2000...

Ad pop. Ant., II, 4

L'art engage l'homme tout entier, corps et âme, dans l S uvre de domination et de transformation du monde - par là se manifeste sa qualité d'image de Dieu.

L'homme, image de Dieu, est maître sous un Maître

L'homme est situé entre le Dieu pantocrator et le monde créé pour lui. Quelles sont les incidences du travail sur la vie spirituelle ?

La tendance eschatologique de Jean l'amène à affirmer avec force que la fin de l'homme n'est pas la construction de la cité terrestre, car « la figure de ce monde passe » (De Virginitate, 73), on ne peut donc oublier la fin supérieure, s'aliéner dans les choses temporelles. Il faut travailler comme les moines, sans se laisser prendre aux soucis de cette vie. Tout chrétien doit prendre du « loisir » pour vaquer aux choses spirituelles. Le labeur spirituel de la prière est un art supérieur (De Resurr. Mort., 5).

Moi, je ne vous demande pas de rester sept, dix jours sans travailler, mais de me prêter deux heures dans une journée et de garder les autres.

In inscr. alt., 2

Tu es ouvrier ? Chante des psaumes, assis au travail. Mais tu ne peux pas chanter à haute voix ? Fais-le par l'esprit. Tu peux être dans ton atelier comme dans un monastère.

Ad illum. Cat., 2, 4

Tout chrétien a une première profession : être chrétien.

Il y a donc le primat de la prière, le premier labeur de la prière

L'Eglise de Dieu se lève pendant la nuit pour offrir à Dieu le sacrifice de louanges. Lève-toi donc aussi... Tu vas objecter : j'ai travaillé tout le jour, je suis fatigué, je suis incapable de me lever. Ta fatigue égale-t-elle celle du métallurgiste qui travaille péniblement la plus grande partie de la nuit ? Ouvre donc un atelier spirituel, non pour y fabriquer des marmites et des bassins, mais pour y façonner ton âme. Cette âme vieillie dans le péché, plonge-la dans le creuset de la confession...

Hom. 26, 3-4 in Ac.

Dieu par sa parole a donné à la terre l'impulsion initiale (Hom. in Gen., 6, 4) et c'est sous la main bénissante du Maître suprême que l'homme doit travailler. Avant d'offrir aux paysans des bains, qu'on leur construise une église, si simple soit-elle :

Que personne n'ait une terre sans église. Vous trouvez que c'est une dépense trop considérable ? Commencez ; par une construction modeste : votre héritier l'agrandira.

Hom. 18 in Ac.

Une campagne où il y a une église ressemble au paradis de Dieu.

Hom. 23 in 2 Cor.

Que ce soit de là que les mains prennent leur élan vers le labeur ; qu'elles soient d'abord étendues pour la prière, qu'ensuite elles partent au travail.

Hom. 18 in Ac.

Deux thèmes dominent dans la pensée de Jean Chrysostome sur le travail :

- Toute la création est pour l'homme.

- L'homme est « dominateur » à l'image de Dieu : à lui de dominer la création.

La création est pour l'homme

Comme quelqu'un qui aurait construit un palais magnifique, étincelant d'or, éblouissant de l'éclat des pierreries, ayant disposé le monde, Dieu introduisit l'homme pour régner sur tout ce qui s'y trouve.

De Comp. ad Stel., 2, 5

Lorsque la création fut achevée, lorsqu'il ne resta rien d'imparfait et que tout fut terminé, le corps réclama sa tête, la cité son chef, la création son roi, l'homme.

Contra Anomeos, II, 2

Le monarque est nécessaire aux sujets et les sujets au monarque.

Ad pop. Ant., II, 4

Le monde est ainsi un signe de la philanthropie divine, le inonde est tout entier « la nourrice d'un enfant royal » (In Rom. hom. 14, 5).

La venue de l'homme au terme de la création est bien plus qu'un symbole, l'homme est à tous les sens du mot la fin (l'achèvement, le but) de la création.

L'homme est « dominateur » à l'image de Dieu

La dignité de l'homme est celle d'image de Dieu et certes, de là vient d'abord sa nécessaire soumission à l'Etre suprême dont il est l'image, mais de là découle aussi son droit d'empire absolu sur la création.

Ce petit être de trois coudées, tellement inférieur aux animaux par la force du corps, Dieu l'a élevé au-dessus de tous, lui donnant avec lui-même la parenté de la raison, le gratifiant d'une âme raisonnable, ce qui est le sommet de l'honneur.

In pasc. 48, 7

Le terme d' « image de Dieu » est compris expressément par Jean Chrysostome comme signifiant une similitude de pouvoir.

Ce qu'est Dieu, en effet dans le ciel, l'homme l'est sur la terre, je veux dire quant au pouvoir.

In Hebr. hom. 2, 2

A l'homme responsable de ne pas décevoir l'espérance de la créature, de ne pas décevoir - en restant fidèlement son image l'amour de Dieu qui lui transmet son pouvoir créateur.

La création soumise à l'homme chante ainsi la gloire de Dieu :

Tout est au service de l'homme, c'est-à-dire de l'image du Maître. La création n honore pas l'être terrestre, elle révère le signe céleste, le signe du roi.

Texte cité dans Échos d Orient, II, 1908, p. 81

Bien des notations devraient être ajoutées ! Signalons seulement que le travail est la source première de l'aumône, service du pauvre, et qu'il est facteur d'union entre les hommes soumis ensemble au labeur et travaillant au service des autres.

Ne comprenez-vous pas que si l'abeille l'emporte en dignité sur les autres, ce n'est pas parce qu'elle travaille, mais parce qu'elle travaille pour les autres.

L'araignée aussi travaille, elle prend beaucoup de peine à tisser ses toiles, mais son S uvre ne nous est en rien profitable.

CONCLUSION

Peut-on tracer un portrait de Jean Chrysostome ? On sait qu'il fut d'un aspect physique insignifiant : petit de taille, chétif, de mine souffrante, très sensible au froid. Mais la parole qui fut sa vocation et sa passion le transfigurait.

La postérité ne s'est pas trompée en choisissant de désigner Jean de Constantinople sous le nom de Jean Bouche d'Or (Chrysostome) : l'éloquence de Jean est si vivante, si familière qu'elle nous atteint aujourd'hui encore. Ce prédicateur infatigable parle encore et il développe pour nous ses thèmes préférés : l'Eucharistie, l'amour du pauvre, la charité, l'appel universel à la sainteté.

S. Jean Chrysostome fut en effet le défenseur passionné des humbles, il sut dénoncer avec véhémence le révoltant contraste qui existait entre les pauvres auxquels le Christ s'identifie et les riches qui se prétendaient chrétiens :

Ton chien est repu et le Christ est dévoré par la faim.

Hom. 17 in 2 Cor.

Condamnant le luxe, Jean vécut pauvrement et suscita ainsi l'inimitié de ceux pour lesquels cet exemple était une trop dure leçon.

Jean Chrysostome fut formé à l'exégèse à l'école d'Antioche, aussi s'attache-t-il avec soin au commentaire du sens littéral, mais il le fait toujours en prédicateur, en pasteur, soucieux du progrès spirituel de ses auditeurs.

Les lettres d'exil nous révèlent un Jean Chrysostome très humain : oublieux de lui jusqu'à l'héroïsme, il sait cependant reconnaître ses souffrances très dures, mais surtout il se préoccupe de chacun avec une affection délicate et vibrante, une étonnante compréhension.

Newman s'est demandé longuement pourquoi Jean Chrysostome lui était si particulièrement cher : « Je l'aime comme j'aime David ou saint Paul. Comment l'expliquer ? » Il répond en décrivant avec finesse la « bienveillance attentive », l'amour personnel de Jean pour chacun.

Je considère, dit-il, que le charme de Chrysostome réside dans sa sympathie et sa compassion profonde pour le monde entier, non seulement dans sa force, mais dans sa faiblesse... Tout possédé qu'il est du feu de la divine charité, il n'a pas perdu une fibre, il ne laisse échapper aucune vibration de l'ensemble compliqué de la sentimentalité et de l'affectivité humaines, tout pareil au buisson miraculeux du désert qui, malgré la flamme qui l'enveloppait, n'était pas pour cela consumé.638 <retour

258 Le début de la page

N. 259       CYRILLE D ALEXANDRIE ( 444)

I - VIE

1. Avant l'épiscopat

2. L'épiscopat (412 - 444)

Première période : de 412 à 428

Deuxième période : la lutte contre Nestorius (428-444)

II - R UVRES

1. Avant la controverse nestorienne

2. La controverse nestorienne

3. Les dernières années

III - LA DOCTRINE CHRISTOLOGIQUE

Conclusion le Docteur de l Incarnation

Le Logos de Dieu le Père est né de la Vierge qui ne fut appelée qu'à jouer le rôle de médiatrice et d'instrument pour enfanter selon la chair celui qui était uni à la chair. L'Emmanuel est Dieu. Celle qui a enfanté le Dieu qui est apparu pour nous doit être nommée Mère de Dieu.

Homélie pascale 17, PG 77, 777 C

Il ne faut pas diviser l'unique Seigneur Jésus-Christ en homme à part et en Dieu à part, mais nous disons qu'il n'y a qu'un seul Jésus-Christ, tout en sachant la différence des natures et en les maintenant l'une et l'autre sans confusion.

Scholies sur l'Incarnation, PG 75, 1385 C

Le Seigneur est une gerbe, il nous lie tous à lui. Il nous rassemble tous, il est les prémices de l'humanité consommée dans la foi et destinée aux célestes trésors... Aussi, quand le Seigneur est revenu à la vie et que, d'un geste, il s'est offert à Dieu comme les prémices de l'humanité, alors assurément, tous nous avons été transformés à une nouvelle vie.

Glaphyres, PG 69, 624

Saint Cyrille d'Alexandrie fut, au début du Ve siècle, le Docteur de l'Incarnation. Tel est et tel demeure le titre de gloire de celui qui fut, selon l'expression de Newman, un théologien de race639.

I - VIE

1. Avant l'épiscopat

Cyrille naquit vers 380. Nous ignorons tout de sa jeunesse. Ses S uvres témoignent de sa culture profane et religieuse.

En 403, nous entrons dans le domaine de l'histoire : Cyrille assiste aux côtés de son oncle, Théophile d'Alexandrie, au concile du Chêne où S. Jean Chrysostome fut condamné. L'histoire nous trace un portrait assez dur de l'évêque Théophile, on le dit ambitieux, autoritaire, intrigant.

2. L'épiscopat (412-444)

Première période : de 412 à 428

Le 17 octobre 412, Cyrille succède à son oncle Théophile sur le siège patriarcal d'Alexandrie. Il sera évêque trente-deux ans. Il laissera à la postérité une S uvre théologique immense et de grande valeur.

Dès l'abord, Cyrille se montre intransigeant comme le fut son oncle. Il témoigne certes d'un zèle pastoral remarquable dont ses S uvres exégétiques sont l'écho, mais il se dépense par tous les moyens pour la sauvegarde de la vérité : il lutte contre les novatiens schismatiques640, il lutte contre les Juifs qu'il chasse d'Égypte, il lutte contre les païens : serait-il vraiment responsable d'un meurtre odieux et cruel, celui d'Hypatia, célèbre philosophe platonicienne, qui fut sauvagement assassinée en 415 par une bande de chrétiens conduite par un clerc641 ?

Il n'est pas sans intérêt de lire dès l'abord le jugement de Newman qui connaissait si bien la période patristique :

Cyrille, je le sais, est un saint. Il ne s'ensuit pas qu'il l'était en 412. Je parle selon l'histoire... je ne pense pas que Cyrille lui-même aimerait que ses actions historiques fussent prises comme la mesure de sa sainteté, et il n'est pas honnête de donner une entorse à l'histoire pour servir quelque théorie gratuite. Théologiquement, il est grand et, à cet égard, catholiques de toutes les époques lui ont été très redevables642.

Sur le plan théologique, Cyrille poursuit la lutte antiarienne, il insista donc sur la divinité du Christ, Verbe incarné. Héritier direct de la pensée d'Athanase 373), il aima toujours à s'en proclamer le disciple.

Deuxième période : la lutte contre Nestorius (428-444)

En 428, Nestorius devint évêque de Constantinople, capitale de l'empire. La faveur de l'empereur Théodose Il l'appelait à ce siège. Ce prêtre d'Antioche, prédicateur de renom, était le disciple du plus grand exégète de l'école d'Antioche, Théodore de Mopsueste, dont la préoccupation majeure fut d'affirmer dans son enseignement l'humanité du Christ « afin que soit assumé ce qui doit être sauvé ».

Nestorius s'empressa de diffuser à Constantinople les conclusions les plus hardies de l'école d'Antioche sur la distinction de la nature humaine et de la nature divine dans le Christ. Marie a enfanté un homme et, par conséquent, Nestorius refusait de lui donner son titre traditionnel de Mère de Dieu, Theotokos. Il choisissait de lui substituer celui de Christotokos, Mère du Christ.

Entre Cyrille et Nestorius, la lutte doctrinale allait s'engager. Dans cet affrontement théologique, deux cités rivales combattaient : Alexandrie et Constantinople, deux écoles aux tendances opposées mais complémentaires aggravaient leurs divisions : Alexandrie et Antioche. La lutte serait complexe : politico-religieuse, c'est vrai, mais cependant il faut tenir que Cyrille sauva l'orthodoxie et combattit pour la foi. Toujours, Cyrille eut conscience du point de départ de cette lutte longue et mouvementée :

Ignore-t-on le point de départ de toute cette dispute sur la foi ? Elle n'a été engagée que parce que c'était notre ferme conviction que la sainte Vierge est Mère de Dieu.

Dialogue sur la Trinité, PG 75, 940 A

Dès 429, Cyrille proteste donc dans son homélie pascale, il évite encore de nommer Nestorius :

Ce n'est pas un homme ordinaire que Marie a enfanté, c'est le Fils de Dieu fait homme ; elle est donc bien mère du Seigneur et mère de Dieu.

Homélie 17, PG 77, 776

Peu de temps après, dans une longue lettre dogmatique, Cyrille y revient encore :

Faut-il appeler Marie Theotokos ? Sans aucun doute, puisqu'elle a conçu et enfanté le Dieu Verbe fait homme. Ce mot est traditionnel, tous les Pères orthodoxes d'Orient et d'Occident l'ont accepté.

Lettre aux moines d'Egypte, PG 77, 16

Cyrille écrit ensuite directement à Nestorius qui répond avec dédain à celui qu'il appelle « l'Egyptien » ; de part et d'autre, les deux théologiens en conflit s'adressèrent à Rome.

En août 430, dans un concile romain, le pape Célestin I condamna Nestorius et il chargea Cyrille de lui notifier la sentence et de s'efforcer d'obtenir la rétractation des thèses hérétiques.

Cyrille réunit les évêques d'Égypte et il rédigea au mois de novembre une Lettre synodale contre Nestorius qui se terminait par les douze anathématismes643 rédigés dans la terminologie de l'école théologique d'Alexandrie. Nestorius était, sous peine d'excommunication, sommé d'y souscrire. A travers Nestorius, Antioche se sentait menacée et la rupture entre les Églises semblait inévitable. L'empereur Théodose II, très hostile à Cyrille, convoqua un concile général à Éphèse en 431.

En ce troisième concile oecuménique, la doctrine de Nestorius fut condamnée. La décision fut prise rapidement dès la première session. L'affaire devait rebondir, les évêques syriens arrivèrent avec cinq jours de retard et protestèrent :

Cyrille est bien le neveu de Théophile ! Il l'imite dans ses manières de voir et dans ses procédés. L'un a déchaîné sa fureur contre Jean (Chrysostome), le porte-parole de Dieu ; celui-ci, malgré la grande différence qui sépare les deux accusés, cherche à se faire un nom...

Actes du Concile

Jean d'Antioche et les évêques syriens lancèrent l'excommunication contre Cyrille qui fut emprisonné par ordre de Théodose : les adversaires étaient tous deux déposés de leurs fonctions ! Cependant, les négociations se poursuivirent, Cyrille fut remis en liberté après trois mois ; en 433 l'union se fit entre les Orientaux qui anathématisèrent la doctrine de Nestorius et l'Église d'Alexandrie. Cyrille avait renoncé à exiger une reconnaissance signée des Anathématismes dont le texte fut toujours discuté, les deux partis acceptaient la formule d'un symbole d'union :

Nous confessons... Notre Seigneur Jésus-Christ le Fils unique de Dieu, Dieu parfait et homme parfait... engendré avant les siècles par son Père selon la divinité, et dans les derniers jours, le même à cause de nous et pour notre salut, engendré de la Vierge Marie selon l'humanité ; le même consubstantiel au Père, par sa divinité et consubstantiel à nous par son humanité. Car l'union des deux natures a eu lieu ; et c'est pourquoi nous confessons un seul Christ, un seul Fils, un seul Seigneur. Dans cette même pensée de l'union sans mélange, nous confessons la sainte Vierge, Mère de Dieu parce que le Dieu Logos s'est incarné...

PG 77, 176-177644

Les discussions se poursuivirent : Cyrille était suspect encore parmi certains Orientaux qui l'accusaient d'apollinarisme. A la suite d'Apollinaire ( après 390), les apollinaristes défendaient à un tel point la divinité du Christ qu'ils mutilaient l'intégrité de sa nature humaine : selon eux, la divinité du Christ lui tenait lieu d'âme raisonnable. D'autre part, les alexandrins reprochaient à Cyrille d'avoir renié la doctrine des Anathématismes. Cyrille s'attacha donc à défendre sa doctrine aussi bien dans les dernières années de sa vie qu'au cS ur même de la lutte contre Nestorius. Cyrille mourut en l'an 444, le 27 juin.

II - R UVRES

L S uvre littéraire de Cyrille est immense : on ne compte pas moins de dix volumes de la patrologie grecque de Migne consacrés à reproduire ses écrits. Qu'il s'agisse d S uvres exégétiques, dogmatiques ou directement polémiques, Cyrille parle toujours en théologien. Nous ne citons que les titres principaux.

1. Avant la controverse nestorienne

L'adoration et le culte de Dieu en esprit et en vérité

Cyrille commente un ensemble de textes du Pentateuque selon la méthode allégorique alexandrine, il montre que l Ancien Testament prépare et préfigure le Nouveau.

Les Glaphyres (le mot signifie : élégants commentaires)

Ces treize livres sont la suite directe des dix-sept livres de l'ouvrage précédent.

Le Commentaire sur Isaïe et le Commentaire sur les douze petits prophètes

Le Commentaire sur l'évangile de saint Jean

Grand ouvrage dogmatique. Le souci de réfuter les erreurs y est très perceptible, l'ouvrage se situe cependant avant la grande controverse. Il contient d'admirables développements sur l'eucharistie645. Nous citons quelques extraits de cette S uvre importante

L'Incarnation déificatrice :

Tous nous étions dans le Christ, c'est la commune personne de l'humanité qui se reforme en lui, le Logos a habité en tous par un seul : un seul ayant été constitué Fils de Dieu en puissance selon l'Esprit de sainteté, cette dignité se communique à tout le genre humain.

Comm. Jn., 1, PG 73,161 C

Il est faux que nous ne puissions être un avec Dieu que par un accord de volonté. Car au-dessus de cette union, il en est une autre plus sublime et de beaucoup supérieure qui s'opère par une communication de la divinité à l'homme, lequel, tout en conservant sa propre nature, est transformé pour ainsi dire en Dieu, de même que le fer plongé dans le feu devient igniforme, et tout en demeurant du fer semble changé en feu.

Comm. Jn. PG 74,553

La participation du Saint-Esprit :

Il n'y a d'union avec Dieu que par la participation du Saint-Esprit, nous infusant la sainteté de sa propre nature, remodelant les âmes humaines en sa propre vie, il leur imprime une ressemblance divine et sculpte en elles l'effigie de cette substance qui est la plus parfaite des substances.

Comm. Jn., PG 74,553

L'Eucharistie nous fait participer au corps vivifiant du Ressuscité :

Parce que le Christ vient en nous par sa chair, nous ressusciterons vraiment. Il serait incroyable ou plutôt impossible que la vie ne vivifiât pas ceux dans lesquels elle vient. De même qu'on recouvre une étincelle de beaucoup de paille pour conserver la semence du feu ; de même en nous Notre Seigneur Jésus-Christ, par la chair, cache la vie au fond de notre être ; il la dépose comme un germe d'immortalité qui doit consumer toute la corruption qui est en nous.

Comm. Jn., 4, 2, PG 73, 581

Sur la sainte et consubstantielle Trinité

Cyrille écrit deux ouvrages polémiques sur ce sujet, il y réfute les objections des ariens.

2. La controverse nestorienne

Toutes les S uvres de Cyrille, à partir de 428, sont consacrées à l'étude des problèmes christologiques.

Parmi toute une suite d'écrits polémiques, citons

- Contre les blasphèmes de Nestorius (vers 430)

- Sur la foi orthodoxe, à l'empereur

- Sur la foi orthodoxe, aux princesses et aux reines.

L'ouvrage s'adresse aux sS urs de l'empereur et à l'impératrice Eudoxie.

- Les douze anathématismes (430)

- Une explication et deux apologies des douze anathématismes.

3. Les dernières années

- Contre les livres de l'athée Julien (de 433 à 441)

De ces trente livres d'apologétique chrétienne, nous n'avons conservé que les dix premiers.

Citons encore les Lettres pascales, 29 nous sont parvenues sous le nom d'Homélies pascales :

L'Esprit nous rend parfaitement conformes au Christ, par sa vertu sanctifiante. Il est en effet en quelque sorte la forme (la parfaite ressemblance) du Christ notre Sauveur, et il imprime en nous par lui-même la divine ressemblance.

Hom. pasc. 10

III - LA DOCTRINE CHRISTOLOGIQUE

Cyrille est le théologien de l'unité de la personne du Christ dans le Verbe incarné, il reconnaît deux natures distinctes mais unies. Marie est la Mère d'une personne divine, car le Verbe incarné est la deuxième personne de la sainte Trinité.

Parce que l'école d'Antioche mettait l'accent sur la parfaite humanité du Sauveur, elle fut amenée à souligner la distinction des deux natures humaine et divine ; parce que l'école d'Alexandrie mettait l'accent sur là divinité du Sauveur, elle fut amenée à souligner l'unité des deux natures.

On accusa Cyrille d'avoir consenti des concessions aux nestoriens et d'avoir varié dans ses positions dogmatiques : mais la pensée du théologien fut toujours de rejeter la division, la dualité des natures. On a parlé très justement de « fermeté de pensée et de souplesse d'expression »646. Le vocabulaire technique de la christologie se cherchait encore, il ne sera vraiment fixé qu'au concile de Chalcédoine (451).

La doctrine de Nestorius était vraiment dangereuse : entre l'homme Jésus et le Verbe, il ne voyait qu'une conjonction morale, le concile d'Ephèse insista, selon la pensée de Cyrille, sur l'unité divino-humaine du Christ.

Hélas, après la mort de Cyrille, les monophysites se réclamèrent de son patronage. Certaines expressions très fortes du théologien, sorties du contexte de sa pensée, pouvaient être interprétées dans ce sens. La terminologie de Cyrille n'était pas toujours claire pour tous. Le risque de mutiler l'humanité n'était pas illusoire ; Cyrille qui aimait de se référer à saint Athanase cite souvent cette parole qu'il pensait à tort être de lui : « l'unique nature du Verbe fait chair ». En fait, cette parole était précisément d'Apollinaire, jugé à juste titre hérétique parce qu'il disait que le Verbe remplaçait dans le Christ l'esprit humain647. Cyrille parle souvent de la distinction des deux natures, il parle tout autant de leur unité : il s'agit toujours dans sa pensée d'une union sans confusion. Deux textes feront saisir à la fois le flottement terminologique et la fermeté de la pensée :

Le Verbe s'est fait chair, comme dit Jean le Théologien. Alors se sont mêlées pour ne faire qu'une, d'une manière aussi inexplicable qu'inconnaissable, la nature divine qui vivifie et la nature humaine qui est terrestre. Nous comprenons de ce fait que des deux natures, un seul Emmanuel soit apparu, qui n'est point sorti des limites de sa divinité à cause de la chair qu'il avait revêtue, de même qu'il n'a pas repoussé notre ressemblance en y faisant naître sa bonté essentielle.

Homélie pascale 18, PG 77, 802-820

Malgré la diversité des natures qui sont réunies dans une véritable unité, il n'y a qu'un unique Christ et Fils. La différence des natures n'est pas éliminée par l'unité, mais au contraire ce sont la divinité et l'humanité qui constituent l'unique Seigneur Jésus-Christ, par un concours mystérieux et indicible.

Lettre 4, PG 77, 45 B

CONCLUSION

Saint Cyrille d'Alexandrie fut proclamé Docteur de l'Église sous Léon XIII. l'Église reconnaît en lui le Docteur de l'Incarnation. Cyrille est le plus grand successeur d'Athanase sur le siège d'Alexandrie et sa maîtrise théologique est remarquable.

Ce penseur systématique fut aussi un théologien de la vie spirituelle car il sut tirer les conclusions du dogme. En d'autres termes, jamais le dogme ne fut pour lui une abstraction, l'Incarnation dont il parlait sans cesse atteignait l'humanité entière, elle est - divinisatrice et vivificatrice. L'union de l'humanité au Christ est réelle, physique : par le corps du Christ reçu dans l'Eucharistie, les chrétiens deviennent concorporels avec lui et entre eux648.

Anastase le Sinaïte ( peu après 700) remarqua comment S. Cyrille avait recueilli tout l'héritage de la tradition patristique dans l'élaboration de sa doctrine trinitaire et il l'appela pour ce motif « le sceau des Pères » - Il clôt en quelque sorte l'époque de la patristique dans le monde grec.

Le contact avec la pensée de S. Cyrille d'Alexandrie renouvelle en nous la conviction de l'importance vitale du dogme :

« Certains seraient peut-être tentés de penser que les affirmations qui concernent la Trinité et l'Incarnation sont une survivance d'un autre âge, un âge où l'on pouvait se payer le luxe de spéculer sur ces vérités. Nous devons répondre avec Paul VI « que les valeurs religieuses sont de soi des valeurs « suprêmes et inestimables649«.

L'Église reste redevable à S. Cyrille de la fermeté d'une doctrine christologique que les siècles ultérieurs fixeraient en un vocabulaire moins fluent. Il suffit de lire telles lignes actuelles pour y reconnaître la pensée même du grand théologien d'Alexandrie :

Jésus-Christ ne peut être notre Sauveur, au sens où l'entend le Nouveau Testament que s'il est vraiment Dieu et vraiment homme, dans l'unité de sa personne. Parce qu'il est réellement devenu l'un de nous, il assume tout l'humain pour le consacrer et il peut mener à Dieu tous les hommes, ses frères. Parce qu'il est le Fils de Dieu, il peut nous -révéler Dieu, nous diviniser, nous introduire dans la communion du Père en nous donnant l'Esprit650.

S. AUGUSTIN, Confessions V, 13<retour

259 Le début de la page

N. 260      Chapitre IV

LES PERES DE l'Église LATINE

AMBROISE DE MILAN (339-397)

I - VIE

1. La jeunesse

2. La carrière administrative

3. L'Episcopat (374-397)

Le Pasteur

L'évêque face aux empereurs

La mort

II - R UVRES

1. R uvres exégétiques

2. R uvres ascétiques

3. R uvres dogmatiques

4. R uvres de liturgie pastorale

5. Discours et lettres

Conclusion : Valeur exceptionnelle de son sentiment religieux.

Ouvre tes fenêtres afin que la splendeur de la grande lumière pénètre en toi.

Comm. psaume 118

Ceux qui boivent en vérité connaissent l'ivresse, la sainte ivresse qui répand en nous la joie sans porter atteinte au regret du péché, la sainte ivresse qui affermit les pensées de l'âme sobre, la sainte ivresse qui verse en nous le don de la vie éternelle. Bois le Christ, il est la Vigne.

Bois le Christ, il est la Source de vie, il est le fleuve qui réjouit la Cité de Dieu...

Bois le Christ en buvant le sang de ta rédemption.

Bois le Christ en buvant sa Parole.

Comm. psaume 1

Que le Christ soit notre nourriture

Que la foi soit notre breuvage.

Joyeux, abreuvons-nous à la sobre ivresse de l'Esprit.

Hymne Splendor paternae gloriae

I - VIE

Sources

- Les R uvres de S. Ambroise, surtout la correspondance (91 lettres).

- Une Vita écrite 25 ans après la mort d'Ambroise, rédigée à la demande de S. Augustin par le diacre Paulin, secrétaire d'Ambroise.

- Les écrivains contemporains et surtout S. Augustin.

- Les historiens du Ve siècle, par exemple Théodoret de Cyr.

1. La jeunesse

Ambroise naquit à Trèves vers 339, son père Ambroise de haute noblesse et de classe sénatoriale y avait été placé par l'empereur Constantin à la tête de la préfecture des Gaules (France, Espagne, Portugal, Bretagne). Ambroise était le plus jeune de ses trois enfants : l'aînée Marcelline recevra en 353 le voile des vierges consacrées des mains du pape Libère à Saint-Pierre de Rome, Uranius Satyrus fut l'alter ego d Ambroise.

Le biographe Paulin rapporte la jolie légende de l'essaim d'abeilles : des abeilles entrèrent et sortirent de la bouche du bébé au berceau pour disparaître ensuite dans les cieux ! « Mon fils sera grand », s'exclama alors le père. Ce thème hérité de l'antiquité (cf. Démosthène) est récurrent, il veut prédire l'éloquence de celui qui « sera grand ».

Le père d Ambroise mourut prématurément, la mère veuve regagna Rome afin d'assurer à ses enfants la meilleure instruction possible. Paulin nous rapporte de bien jolis détails : le petit Ambroise aimait jouer à l'évêque, il présentait donc sa main à baiser aux dames et la maman le grondait disant qu'il était un gosse ! Il se disputait avec la grande sS ur Marcelline, Satyre, l'enfant édifiant jouait le rôle de pacificateur !

Ambroise reçut l'instruction d'un gentilhomme romain, il fut donc successivement sous un pédagogue, un grammairien et un rhéteur. Ses auteurs préférés furent Virgile, Cicéron, Salluste. L'instruction religieuse des enfants fut confiée à un membre du clergé, sans doute déjà le prêtre Simplicianus, futur successeur d'Ambroise à l'épiscopat, qu'Augustin dans ses Confessions appelle « le père dans la naissance à la grâce de l'évêque Ambroise »651

2. La carrière administrative

Satyre et Ambroise ayant terminé leurs études devinrent avocats de la cour du préfet Rufin à Sirmium et après sa mort, du préfet Probus, son richissime successeur.

Vers 370, Probus nomma Ambroise gouverneur de la province d'Emilie-Ligurie : « Va, lui dit-il, conduis-toi non pas en juge mais en évêque », il lui traçait ainsi un idéal de probité et de bonté. Ambroise résida dès lors à Milan, résidence impériale et deuxième ville de l'Italie, après Rome, au carrefour des routes vers la Gaule et Constantinople.

A Milan, l'évêque Auxence était arien652. En 374, il mourut. Le siège épiscopal serait-il une nouvelle fois aux mains d'un arien ? L'élection s'annonçait si tumultueuse qu'Ambroise en qualité de préfet de police voulut y assister :

Il haranguait la foule quand une voix d'enfant s'éleva soudain : « Ambroise, évêque ! » Tout le peu le répéta ce cri et, du coup, le conflit entre ariens et catholiques fit place à une merveilleuse et incroyable unanimité.

PAULIN, Vita, 6

L'appel de Dieu s'exprimait par la voix de l'Église Ambroise essaya mais en vain de se dérober. Il n'était pas encore baptisé ! Il reçut le baptême le 24 novembre et le 7 décembre de la même année 374, il fut consacré évêque.

3. L'Episcopat

Le Pasteur

Le nouvel évêque n'était pas un théologien, rien ne l'avait préparé à sa tâche de pasteur :

Il me fallait enseigner avant d'avoir appris !

De officiis, 1, 1, 4

Aidé de Simplicien, il s'instruisit, lisant tous les auteurs chrétiens tant anciens que contemporains, s'assimilant d'une manière surprenante tous les écrivains grecs car il avait une connaissance rare de la langue grecque : il repensa surtout Origène, il se nourrit aussi de la pensée de Philon et de celle de Plotin.

Très tôt, il fut apte à commenter à son peuple la parole de Dieu puisée dans la Bible, Augustin s'émerveillera de son procédé d'interprétation allégorique emprunté aux alexandrins. Avec soin, il prépara les catéchumènes au baptême et les initia aux célébrations pascales et à la compréhension des rites. Il se montra d'une générosité sans limites, accueillant à tous, aidant les pauvres, compatissant aux pénitents. Toute l S uvre écrite qui reproduit ses serinons témoigne du zèle pastoral de cet infatigable prédicateur.

L'évêque face aux empereurs

Ambroise chercha à réaliser l'idéal d'un Empire chrétien. Ses fonctions administratives l'avaient préparé à jouer un rôle politique et de fait, il sut toujours agir avec diplomatie, mais il en imposa surtout par sa parfaite loyauté et par la conscience qu'il avait de son rôle d'évêque et de défenseur du christianisme. Aucun empereur n'osa lui tenir tête !

Milan était résidence impériale et Ambroise fut en contact avec tous les empereurs. Rien n'était moins stable que le pouvoir impérial à cette époque troublée où les Goths menaçaient l'Empire. Nous donnons donc ici la liste des empereurs qui régnèrent durant l'épiscopat d Ambroise

Valentinien I empereur de 364 à 375. Fort malade en 367, il décide de donner le rang d'Auguste au fils de sa femme Severa, le doux Gratien âgé alors de huit ans. En 368, il divorce et épouse Justine, une arienne.

Gratien fut empereur de 367 à 383. Il fut le fils spirituel d'Ambroise qu'il aimait tendrement. Il refusa par sentiment chrétien le titre de Pontifex maximus. En 375, à la mort de son père Valentinien I, son frère cadet, le fils de l'impératrice Justine, fut proclamé Auguste, Gratien s'en réjouit et on divisa l'Empire. Gratien se retira en Gaule, régnant aussi sur l'Espagne et la Bretagne. Valentinien II, qui avait en 375 quatre ans, régna sur l Italie et l Afrique. Gratien demeura quelque temps régent. En 383, il fut lâchement assassiné à Lyon, sur l'ordre de l'usurpateur Maxime. En mourant, il s'écria « Ambroise ! »

Maxime, l'usurpateur fut proclamé empereur en 381, il fut mis à mort en 388 pour avoir voulu arracher l'Italie à l'empereur légitime Valentinien II. Ambroise fut envoyé à Trèves auprès de lui afin de réclamer le corps de Gratien. Maxime chercha à l'humilier, exigeant que Valentinien vienne lui-même « comme un fils auprès de son père ! ». Ambroise répondit qu'un si jeune enfant ne pouvait faire en hiver un si long voyage et Maxime, impressionné par Ambroise, accepta de faire la paix.

Valentinien II né en 371, est le frère cadet de Gratien. Il fut empereur de 375 à 392, Gratien puis l'impératrice Justine assurant la régence quelque temps. Il céda devant Ambroise qui refusait de donner une église aux ariens. Il fut assassiné en 392 par ordre du rhéteur Arbogast, général gaulois. Se sentant menacé, il avait appelé Ambroise, demandant le baptême. Mais Ambroise ne put arriver à temps. Aussi nous avons dans la belle oraison funèbre qu'Ambroise prononça pour Valentinien un témoignage de la valeur du baptême de désir :

J'entends que vous vous lamentez parce qu'il n'a pas reçu le sacrement du baptême... N'a-t-il donc pas la grâce, celui qui l'a désirée ? Ne l'a-t-il pas, celui qui l'a demandée ? Et parce qu'il l'a demandée, il l'a reçue !

Oraison funèbre de Valentinien II

Justine impératrice, épouse de Valentinien I et Mère de Valentinien II, était arienne. Elle parvint à faire nommer son chapelain évêque arien de Milan et celui-ci prit alors le nom d'Auxence, prédécesseur d Ambroise. Elle chercha, mais bien en vain, de s'opposer à Ambroise. Elle mourut en 388.

Théodose fut empereur de 379 à 395, d'abord en Orient seulement. Gratien l'avait appelé lui-même au pouvoir, voulant ainsi réhabiliter la mémoire de son père tué sur l'ordre de Valens, oncle de Gratien, empereur arien en Orient. Théodose épousera la sS ur de Gratien, Galla. Théodose, après le massacre de Thessalonique en 390, se soumit à la pénitence publique à la demande d'Ambroise.

Eugène, l'usurpateur empereur en 392, responsable du meurtre de Valentinien II, fut décapité en 394 sur l'ordre de Théodose.

Honorius, fils de Théodose, empereur d'Occident de 395 à 423.

On ne s'étonnera pas devant une telle liste d'entendre Ambroise parler de la misérable condition des rois, du manque de stabilité du pouvoir !

Qu'y a-t-il de plus beau que de s'approcher de la source de la vie, le Bien souverain ? Quelle plus grande joie que de s'attacher à lui ? Quand on l'a vu, quand on a gratuitement bu à la source de vie, que peut-on souhaiter d'autre ? Quels royaumes ? Quel pouvoir ? Quelles richesses ? Si l'on prend garde combien est misérable ici-bas la condition des rois eux-mêmes, combien changeante la stabilité du pouvoir, combien court le temps de cette vie, quelles servitudes comporte l'empire même, quand il faut vivre au gré des autres, non à son gré !

Lettre 29 à Irénée, clerc de Milan

Quatre incidents significatifs : le prestige d Ambroise

- La statue de la Victoire lutte contre le paganisme

En 382, l'empereur Gratien fit enlever la statue de la Victoire de la salle du Sénat. Cet acte d'autorité révolta les païens. Lorsque en 383, Gratien fut assassiné à Lyon par ordre de l'usurpateur Maxime, le paganisme releva la tête. Le préfet de Rome, le sénateur païen Symmaque, apparenté à Ambroise, fut envoyé à l'empereur Valentinien II, au nom des sénateurs païens. Il prononça un discours où il demandait que la statue de la déesse soit replacée au Sénat et que la religion de ses pères soit tolérée : « Nous redemandons un culte qui a fait longtemps la fortune de Rome ». Unanime, le conseil impérial donnait son consentement. Le jeune Valentinien II, - il avait alors quatorze ans, - hésitait. La question était d'ailleurs réellement complexe : était-il juste d'imposer à une majorité de sénateurs chrétiens d'assister à un culte païen ?

L'évêque intervint, il écrivit coup sur coup deux lettres à l'empereur : la lettre 17 et la lettre 18 qui est une réfutation du discours de Symmaque :

Tous les hommes soumis à la domination romaine sont là pour obéir, à vous empereurs et princes de la terre ; mais vous-mêmes vous devez servir le Dieu tout-puissant et la sainte foi... La présente cause est celle de la religion, j'interviens en tant qu'évêque... Si une décision contraire est prise, nous ne pourrons, nous évêques, nous en accommoder d'un cS ur léger ni dissimuler notre opinion. Il vous sera loisible de vous rendre à l'église, mais vous n'y trouverez point l'évêque ou il ne sera là que pour protester !

Lettre 17 à Valentinien, 1 et 13

L'empereur aussitôt céda : la statue de la Victoire ne fut pas replacée.

- Refus d'une église aux ariens

L'impératrice Justine était arienne. Elle n'avait pas hésité cependant à solliciter l'aide d'Ambroise : lors du meurtre de Gratien, Ambroise fut envoyé auprès de l'usurpateur Maxime pour négocier et redemander le corps de l'empereur. Reconnaissante, Justine lui avait confié son fils, le jeune empereur Valentinien II. D'autre part, l'impératrice usait de son influence auprès de son fils afin que le culte arien soit rétabli. L'impératrice exigea qu'une église soit donnée aux ariens. Justine et Valentinien, convoquant Ambroise, lui demandèrent de discuter de la chose avec l'évêque arien Auxence. Ambroise refusa tout net, il rédigea sa protestation : le sermo contra Auxentium.

Si l'empereur me demandait ce qui est à moi, mes terres, mon argent, je ne lui opposerais aucun refus, encore que tous mes biens soient aux pauvres. Mais les choses divines ne sont point sous la dépendance de l'empereur !

Lettre 20, 8

Le jeune empereur, à l'instigation de sa mère, tint bon, bien plus, on avertit Ambroise que la basilique Porcienne serait enlevée par la force militaire, s'il le fallait. Ambroise résista encore, rien ne le ferait céder. Il fit connaître publiquement sa décision au peuple chrétien le dimanche des Rameaux : « L'empereur n'est pas au-dessus de l'Église il est dans l'Église ». Les événements se précipitèrent et Ambroise en raconta toutes les dramatiques péripéties dans une lettre à sa sS ur Marcelline (la Lettre 20). Ambroise n'hésite pas à comparer l'impératrice à Jézabel ! La basilique fut encerclée en pleine semaine sainte tandis qu'Ambroise et le peuple chantaient des hymnes, celles que composait l'évêque. Les soldats envahissent l'église et ils supplient Ambroise de ne pas les excommunier : « Nous sommes venus pour prier et non pas pour combattre ! » Ambroise demeure inflexible : « Je ne puis pas donner une église aux hérétiques, je ne puis pas faire en sorte que l'épouse du Christ devienne adultère ! »Ces événements se situent en 385 et 386.

L'empereur et sa mère durent finalement céder. Ils en furent très mortifiés et quittant leur résidence impériale de Milan, ils se retirèrent quelque temps à Venise

- La synagogue de Callinicum (388)

Sur les rives de l'Euphrate à Callinicum, des catholiques, un groupe de moines, semble-t-il, avaient incendié une synagogue, en 388.

L'empereur Théodose, profondément irrité, ordonna que la synagogue soit reconstruite aux frais des coupables et il notifia son ordre à l'évêque du lieu. Ambroise en fut averti. Il protesta : « Qu'est-ce qui doit l'emporter : une conception de l'ordre ou l'intérêt de la religion ? Quand la piété commande, le droit de punir doit céder »653.

Théodose tint bon et on le comprend ! Mais l'évêque le prit à partie devant tous au cours de la célébration liturgique ! Théodose céda !

- Le massacre de Thessalonique (390)

A Thessalonique, la foule avait tué un général romain. Théodose furieux ordonna de terribles représailles. La foule fut odieusement trompée et attirée dans un guet-apens, on la réunit au cirque pour des jeux, on la massacra alors sans pitié : on compta plus de 700 cadavres. Théodose lui-même fut atterré, il était cependant pleinement responsable.

L'évêque alors exigea la pénitence et la pénitence publique.

Le péché ne peut nous être ôté que par les larmes et la pénitence.

Lettre 51

Ambroise agit avec autant de délicatesse que de fermeté. Il évita de rencontrer Théodose mais il lui écrivit avec une réelle bonté, sans atténuer en rien l'horreur du crime, il invita l'empereur à se soumettre à l'église et en public à la pénitence :

Si vous avez confiance en moi, faites ce que je vous dis ; si vous avez confiance, reconnaissez la vérité de ce que je vous dis. Sinon, pardonnez-moi ma manière d'agir, mais je mets Dieu au-dessus de tout.

Lettre 1, 17

L'historien Théodoret nous a laissé un récit circonstancié de la pénitence publique de l'empereur. Il est rédigé vers 450 et on peut penser qu'il est quelque peu romancé ! Il est certain cependant que l'empereur Théodose se soumit avec sincérité en chrétien. Comment ne pas admirer l'humble assurance de l'évêque qui écrivait à cet empereur que chacun redoutait, comme à un fils très aimé : « Si vous avez confiance en moi ! » L'empereur avait confiance.

Théodose s'abstint pendant quelque temps de recevoir l'Eucharistie à cause du sang versé. En 394, il mourut en prononçant ces mots : « J'ai aimé ! »

L'Empire fut alors divisé entre ses deux fils, Arcadius et Honorius. Honorius devenait empereur d'Occident, la décadence de l'Empire livré aux barbares allait s'accélérer, en 410 Rome serait détruite par Alaric, roi des Wisigoths.

La mort d Ambroise

Lorsque Stilicon, un barbare cruel, général d'Honorius (empereur d'Occident de 395 à 423) apprit qu'Ambroise était gravement malade, il se lamenta : « La mort d'un si grand homme serait la ruine de l'Italie » dit-il, et il envoya une délégation auprès d'Ambroise afin de l'inviter à prier lui-même pour obtenir sa guérison. Ambroise répondit par ces paroles émouvantes

Je n'ai pas vécu parmi vous de manière à être honteux de continuer de vivre, mais je n'ai pas peur de mourir car le Maître que je sers est bon !

PAULIN, Vita

Ambroise entend chuchoter à son chevet : Qui sera le futur évêque ? Simplicien ? Il intervient lui-même : « Il est âgé, dit-il, mais il est bon ». Ambroise entre en agonie un vendredi saint et, le 4 avril 397, le samedi saint, il meurt ; on porte le corps de l'évêque à la vigile pascale. Ambroise sera inhumé auprès des martyrs Gervais et Protais dont les corps avaient été découverts en 386.

II - R UVRES

La majeure partie des S uvres de S. Ambroise est constituée de Sermons qui furent publiés après une révision rapide. L'ensemble révèle, en premier lieu, le souci pastoral du saint évêque. Ceux qui étudient S. Ambroise se rencontrent tous pour dire que sa doctrine est en dépendance de celle des Pères grecs et que par conséquent Ambroise n'est pas un théologien original. C'est certainement exact.

Par contre, on relève des jugements contradictoires sur sa valeur en tant qu'écrivain. On dit souvent qu'il n'est pas un écrivain de premier ordre, on passe très rapidement aussi sur sa valeur en tant qu'auteur spirituel : dans une étude, très sympathisante cependant à S. Ambroise, on relève ces mots « Qu'ils traitent de pastorale, d'édification ou de dogme ses nombreux écrits ne sont ni très originaux, ni très spirituels »654. La lecture, difficile d'ailleurs, de S. Ambroise fait découvrir, pensons-nous, des trésors de spiritualité, elle met en contact avec l'âme fervente et très délicate du saint. On a nettement l'impression, en lisant bien des jugements sur l S uvre du saint, qu'une découverte reste à faire. « Ses écrits sont une mine très riche qui nous réserve peut-être encore plus d'une surprise »655, c'est à un tel jugement que nous souscrivons. Surprise certes de découvrir des emprunts non encore signalés parce que si parfaitement assimilés, mais surprise aussi de découvrir la profondeur et la beauté d'une pensée toujours nourrie de ferveur religieuse.

Le style de S. Ambroise est un style difficile, les traducteurs de son latin élégant, très dense et concis, pourraient en témoigner.

1. R uvres exégétiques

On sait qu Ambroise expliquait quotidiennement au peuple chrétien la parole de Dieu. Il semble bien qu'il ait voulu commenter par ordre la Bible, son exégèse est allégorique, en dépendance directe de l'école d'Alexandrie et en tout premier lieu d'Origène.

L'Hexameron

en 6 livres, célèbre la beauté de la création, il est inspiré de l'ouvrage de S. Basile qui porte le même nom et dont l'exégèse est littérale ; on y trouve aussi l'influence des idées stoïciennes. Nous citons l'admirable finale, du moins en partie :

Qu'ici s'achève notre discours car le sixième jour est accompli et la totalité de l'S uvre du monde a pris fin, je veux parler de l'homme dans sa perfection, en lui est le principe de tous les êtres animés et en quelque sorte la totalité de l'univers et toute la beauté de la créature de ce inonde. Certes faisons silence car Dieu s'est reposé de toutes les S uvres de ce monde.

Il s'est reposé dans la retraite du cS ur de l'homme, il s'est reposé dans son esprit, dans sa pensée...

Je rends grâces au Seigneur notre Dieu dont l S uvre fut telle qu'il s'y reposa ! il fit le ciel et je ne lis pas qu'il s'y reposa. Il Ai le soleil et la lune et les étoiles et là non plus, je ne lis pas qu'il s'y reposa, mais voici que je lis qu il fit l'homme et alors, oui, à se reposa parce qu'il avait quelqu'un à qui il pût pardonner !

Hexameron, 10, 75

Traités divers

Sur le Paradis, Caïn et Abel, Noé, Abraham, Isaac et l'âme, Jacob et la vie bienheureuse, Joseph, les Patriarches, Elie et le jeûne, Naboth, Tobie, Interpellation de Job et de David, Apologie du prophète David, Discours sur 12 psaumes, la longue et très belle explication Sur le psaume 118...

La De Isaac et anima

est plus un commentaire du Cantique des cantiques que du livre de la Genèse - le Christ aime l'Église que préfigure Rebecca, Origène appelait le Christ « notre Isaac », le véritable Isaac.

De même en effet que le cep enserre sa frondaison, de même le Seigneur Jésus, vigne éternelle, étreint son peuple dans les bras de son amour.

29

Si une âme cherche le Christ avec grand soin, elle entend sa voix de loin, et bien qu'elle s'enquière auprès d'autres, bien plus que la voix de ceux à qui elle le demande, c'est sa, voix que de loin elle entend.

33

Endormie mais le cS ur en éveil, elle est appelée par lui. Dès qu'il frappe, elle entend sa voix, mais elle tarde quelque peu à se lever car elle ne peut rejoindre la rapidité du Verbe et lorsqu'elle ouvre la porte, le Verbe a passé ! Aussitôt elle sort à sa parole, elle le cherche, supportant les blessures, les blessures de l'amour, et à grand'peine elle arrive à le trouver, elle le tient alors de telle sorte qu'elle ne puisse jamais le perdre.

50

Un jour de sabbat, il menait ses disciples parmi les récoltes. Moïse, lui, a conduit le peuple des Juifs à travers le désert ; le Christ mène parmi les semailles, il mène aussi parmi les lis, car sa Passion a fait fleurir le désert comme un lis. Suivons le Christ, afin qu'au jour du sabbat, du grand sabbat où a lieu le grand repos, nous puissions récolter les fruits,

56

L'Épouse (l'Église) est achevée et parfaite comme la justice, elle emprunte tout son éclat à la lumière du Verbe qu'elle regarde sans cesse.

57

Le Commentaire sur l'Evangile de S. Luc

est le plus étendu de tous les écrits d'Ambroise. Une nouvelle fois, l'influence d'Origène est évidente, les deux premiers livres le copient de très près.

Pierre souffrait et pleura son erreur. Je ne trouve pas dans les saintes Lettres qu'il ait parlé, j'y trouve qu'il a pleuré ; j'y lis ses larmes non son excuse.

Il est possible de laver ce qu'il est impossible de défendre. Que donc les larmes lavent la faute que la bouche tremble de confesser. Les pleurs procurent le pardon tout en ménageant la honte de l'aveu. Les larmes crient la faute sans provoquer l'horreur, les larmes avouent le crime sans froisser la pudeur.

Elles n'implorent pas la rémission, elles la méritent. Je sais pourquoi Pierre s'est tu : il craignait de grandir son affront en demandant trop tôt son pardon. Pleurez d'abord, c'est ainsi qu'on supplie. Bonnes sont les larmes qui lavent la faute.

Et ceux qui pleurent, ce sont ceux sur qui s'est posé le regard de Jésus. D'abord Pierre renia sans pleurer : le Seigneur ne l'avait pas regardé. Il renia derechef, sans pleurer davantage, car alors encore le Seigneur ne l'avait pas regardé. Il renia une troisième fois, Jésus le regarda et, lui, se mit à sangloter amèrement.

O Seigneur Jésus ! Regardez-nous, pour que nous aussi nous sachions pleurer nos fautes656.

10, 87-88

2. R uvres ascétiques

Le célèbre traité Sur les devoirs des clercs, De Officiis ministrorum copie de près le De officiis de Cicéron, il en est la transposition chrétienne, il s'adresse aux clercs de l'Église de Milan

Ambroise écrivit toute une série d'ouvrages sur la virginité

De virginibus, De virginitate, De institutione virginis, Exhortatio virginitatis.

Il y ajouta un écrit pour les veuves, le De viduis.

C'est dès le début de son épiscopat qu'Ambroise manifesta sa sollicitude toute particulière pour les « épouses du Christ » : le De virginibus date de janvier 376, le De virginitate de juin 377. Ces écrits révèlent la grande délicatesse d'âme et la sensibilité d'Ambroise.

Voici le commentaire de l'apparition du Ressuscité à Marie de Magdala (Jean, 20, 1-18) que saint Bernard amplifiera657 :

Femme, pourquoi pleures-tu ? Qui cherches-tu ? Oui, il y a lieu de pleurer pour toi, incrédule encore envers le Christ. Tu pleures ? Tu ne vois donc pas le Christ ? Crois et tu le verras. Le Christ est tout proche. Il est là près de toi. Jamais à ceux qui le cherchent il ne fait défaut.

Pourquoi pleures-tu ? Il n'est nulle raison de pleurer, si seulement ardente dans la foi, tu es faite digne de Dieu ! Ne pense plus aux choses mortelles et tu ne pleureras plus. Ne pense plus aux choses passées et nulle cause de larmes ne demeurera !

Pourquoi pleures-tu ? Vois, tu pleures, et c'est maintenant l'heure de la grande allégresse dont tant d'autres se réjouissent.

Qui cherches-tu ? Ne le vois-tu pas : le Christ est là ! Ne vois-tu pas le Christ, il est la force de Dieu, il est la sagesse de Dieu, le Christ est la sainteté, le Christ est la chasteté, le Christ est l'intégrité, il est né de la Vierge, le Christ provient du Père, il est auprès du Père et toujours dans le Père, né non créé, il n'est pas séparé du Père, mais toujours aimé, vrai Dieu de vrai Dieu.

- Ils ont enlevé mon Seigneur du sépulcre et je ne sais où ils l'ont mis.

O femme, tu te trompes ! Tu penses que d'autres ont enlevé le Christ. Ne sais-tu pas qu'il est ressuscité de par sa propre puissance ? Personne ne peut enlever la force de Dieu, personne ne s'empare de la sagesse de Dieu et personne ne peut ravir la chasteté vénérable. On ne peut enlever le Christ du monument du juste ni du cS ur aimant. Et si même d'aventure, il y en avait qui voulaient l'y dérober, jamais ils ne pourraient y réussir.

Aussi le Seigneur parle lui-même et il dit : Marie, regarde-moi !

Alors que tu ne me regardais pas, je t'appelais « femme », car tu ne croyais pas alors, mais aussitôt que ton regard se tourne vers moi, je te nomme « Marie ». Tu reçois le nom de celle qui engendre le Christ, car spirituellement ton âme engendre le Christ.

Regarde-moi : celui qui regarde le Christ se corrige, il demeure dans l'erreur, celui qui ne voit pas le Christ.

De Virginitate, IV, 16-20

3. R uvres dogmatiques

En 378, le jeune Gratien âgé de moins de vingt ans écrivit à son cher évêque Ambroise, lui demandant de l'éclairer sur la foi. Il craignait l'influence de son oncle Valens qui était arien et voulait être éclairé sur le dogme de la divinité du Verbe. Ambroise lui répond par un traité sur la foi, le De fide ad Gratianum :

J'aimerais mieux exhorter à la foi que de discuter sur la foi ! Exhorter à la foi, c'est en faire profession, discuter relève plutôt d'une imprudente présomption !

De fide, Prologue

En 381, l'année même où se tenait en Orient le Concile de Constantinople, Ambroise dédie à Gratien encore son traité sur le Saint-Esprit. Dans ce De Spiritu Sancto, Ambroise s'inspire de la théologie grecque contemporaine, il affirme l'identité d'essence du Saint-Esprit avec le Père et le Fils.

Une troisième S uvre doctrinale importante parut en 381 encore : le De incarnationis dominicae sacramento, ce traité de l'Incarnation est dirigé contre l'arianisme.

4. R uvres de liturgie pastorale

Les traités De mysteriis et De sacramentis

traitent des sacrements de l'initiation chrétienne : baptême, confirmation, eucharistie. Ces sermons s'adressent aux nouveaux baptisés et développent toute une catéchèse pascale sur le symbolisme des rites et de l'Ecriture. Ils témoignent du soin extrême que le pasteur prenait à commenter les célébrations baptismales :

Quelle richesse d'images ! Et on peut ajouter : quelle richesse de doctrine ! Sans doute tout cela ne se laisse pas cataloguer. Ce n'est pas un inventaire qu'on dresse ; c'est un joyau dont on fait étinceler à loisir toutes les facettes.

Dom Bernard Botte658.

Le De paenitentia

s'insurge contre le rigorisme des novatiens. Rappelons simplement des textes cités plus haut659, ils révèlent le cS ur d'Ambroise :

Chaque fois que pour obtenir la pénitence quelqu'un venait lui confesser ses fautes, il pleurait au point d'arracher des larmes au pénitent lui aussi.

Vita, 30

Je n'étais pas digne d'être évêque et je le savais... Celui donc, Seigneur, que vous avez appelé au sacerdoce tandis qu'il se perdait, maintenant qu'il est évêque, ne le laissez pas périr. Et avant tout, donnez-moi de savoir compatir affectueusement aux pécheurs. Chaque fois que le péché d'un coupable m'est révélé, que je sache prendre ma part de sa douleur. Au lieu de le reprendre avec hauteur, que je sache m'affliger et pleurer.

De paenitentia, 11, 8, 73

Les Hymnes

Ambroise composa des hymnes pour sa communauté aux jours de 386, lorsque l'église que convoitaient les ariens était assiégée, il cherchait ainsi à « charmer » la foule. Ambroise avait un devancier et un modèle en saint Hilaire de Poitiers, il le surpassa. « Pour se consoler et s'encourager, les frères avec enthousiasme chantaient ensemble dans l'union des voix et des cS urs » écrit S. Augustin qui se surprit au lendemain des obsèques de sa mère Monique à s'apaiser en se remémorant des vers d'Ambroise : « Qu'aux membres brisés, le repos donne au labeur force neuve, qu'il soulage l'âme épuisée, qu'il chasse l'angoisse du deuil660«.

Ambroise semble bien être l'auteur de l'Exultet pascal.

5. Discours et lettres

Ambroise composa deux oraisons funèbres Sur la mort de son frère Satyre : elles furent toutes deux prononcées et elles nous renseignent sur les cérémonies funéraires. La deuxième oraison funèbre traite de la résurrection future et on l'intitule souvent De fide resurrectionis.

Satyre, le frère très aimé d'Ambroise, avait abandonné le service de l'Etat pour se consacrer à la direction de la maison de son frère, mais tout au début de l'épiscopat, sans doute dès 375661, Satyre mourut. Il est assez intéressant de relater au point de vue sacramentel (baptême - eucharistie) l'incident du naufrage tel que le raconte Ambroise lui-même : Satyre devait se rendre en Afrique pour y réclamer une dette due à son frère Ambroise. En vue des côtes de Sardaigne, le navire fit naufrage et Satyre pria afin de ne pas périr avant d'avoir reçu le baptême. Il remarqua des chrétiens se communiant entre eux et il les pria de bien vouloir lui confier le pain consacré, il put gagner la Sardaigne à la nage et il se mît aussitôt en quête d'un évêque afin de recevoir le baptême, il lui demanda d'abord s'il était en accord avec l'Église de Rome (hoc est cum Romana Ecclesia conveniret). Satyre devait mourir peu après son retour à Milan. Il dit à son frère : « Lègue aux pauvres tout ce qui te semblera bon ».

Ce qui me sembla bon, ce fut de leur léguer tout !... Ah mon frère, tandis que je recueillais ton dernier souffle sur ta bouche haletante, que n'ai-je pu faire passer dans mon âme la beauté de la tienne

De excessi Satyris

Il. faut citer aussi les oraisons funèbres prononcées aux funérailles des empereurs Valentinien II, assassiné en 392 et Théodose, mort en 395.

Il reste 91 Lettres d Ambroise.

CONCLUSION

Ambroise, nous le savons par le témoignage de S. Augustin, fut l'accueil même, sa porte s'ouvrait à tous et ce silencieux était assailli par le tumulte des affaires d'autrui662. On l'aimait, on le craignait cependant. Ce doux évêque exerçait sur tous son étrange attirance, mais toujours il imposait le respect. Sa fermeté fut inébranlable : nul n'osa lui tenir tête ni même discuter ses ordres, ni les empereurs, ni cette impératrice Justine qu'il osa appeler Jézabel et Hérodiade, ni Augustin, ni Monique même663 !

Aujourd'hui encore, les érudits sont unanimes à reconnaître la loyauté de celui dont ils ne peuvent certes approuver tous les gestes :

Il donne l'impression d'une totale intégrité dans ce qu'il exige, et lors même qu'il est dur dans l'action, il ne s'y montre jamais intraitable, inhumain, sans scrupule. Il peut arriver qu'on déteste les objectifs qu'il poursuit et la façon dont il procède, l'homme lui-même commande le respect, comme déjà de son vivant ses ennemis ne pouvaient lui refuser estime et considération.

H. von Campenhausen664.

Chacun donc salue Ambroise comme une personnalité de premier plan sur le terrain de la politique et souligne volontiers son tempérament romain, son goût de l'action qui le porte à mettre en relief dans ses S uvres pastorales l'aspect moral et pratique. Mais a-t-on dit assez la source de la morale d Ambroise ? A-t-on assez remarqué dans ses écrits leur accent pénétrant ? A-t-on su découvrir la densité et la valeur exceptionnelle du sentiment religieux d'Ambroise, la ferveur de sa foi, la passion qui fait vibrer son amour du Christ et de l'Église dont il parle presque à chaque page, la contemplant dans la profondeur de sa réalité céleste ?

Ambroise est à juste titre aux côtés de S. Jérôme, de S. Augustin et de S. Grégoire le Grand un des quatre grands docteurs de l'Église latine à laquelle il légua l'héritage de la pensée grecque. Cet évêque fut un saint pasteur, Paulin nous dit que l'enseignement catéchétique auquel seul il se consacrait fut assuré après sa mort par cinq prêtres. Augustin encore a défini l'éloquence et le style d'Ambroise lorsqu'il nous dit tout à la fois que cette éloquence zélée le charmait, qu'il la sondait, y suspendant toute son attention, mais que ce langage cultivé était moins enjoué, moins séduisant que celui du manichéen Faustus. C'est bien cela : Ambroise se découvre à celui qui lui donne une ardente attention qu il ne provoque pas toujours !

Pendant que j'ouvrais mon cS ur pour surprendre combien sa parole était éloquente, en même temps et comme par degrés pénétrait en moi combien sa parole était vraie.

S. AUGUSTIN665

Il existe un portrait authentique de S. Ambroise : une mosaïque du début du Vème siècle, qui se trouve à Milan en la basilique ambrosienne. La silhouette est frêle et de petite taille, quant à l'expression du visage elle est saisissante :

... Curieusement absente et presque attristée, confirmée par les yeux grands ouverts, on dirait qu'ils regardent avec intensité la communauté rassemblée, mais le regard profondément sérieux et silencieux semble la dépasser pour atteindre l'infini.

H. von Campenhausen666.

Ambroise n'a cessé de poser son regard sur la « communauté rassemblée » en laquelle il voyait l'Église il a peiné pour pouvoir la présenter, pure dans sa foi et sans tache dans ses S uvres, à son Seigneur. Nous voudrions conclure par ces simples mots d'Augustin pour qui la rencontre de l'évêque de Milan fut décisive :

Cet homme de Dieu m'accueillit paternellement... avec une charité bien digne d'un évêque. Je me pris à l'aimer !<retour

260 Le début de la page

N. 261  JEROME ( en 419 ou 420)

I - VIE

1. Naissance et famille

2. Brillant étudiant à Rome

3. Passant distrait en Gaule

4. Apprenti ascète à Aquilée

5. Anachorète novice en Syrie

6. Etudiant ecclésiastique à Constantinople

7. Secrétaire du pape Damase

8. Il se lie d'amitié avec de saintes femmes

9. Il regagne l'Orient

10. Il se fixe à Bethléem

II - R UVRES

1. L S uvre essentielle : les travaux bibliques

2. Traductions d'auteurs ecclésiastiques

3. R uvres polémiques

4. R uvres historiques

5. Homélies

6. Lettres

Conclusion :L'homme de l'Ecriture et un maître d'ascèse

Ignorer les Ecritures, c'est ignorer le Christ.

Commentaire sur Isaïe, Prologue

Lis assez souvent et étudie le plus possible. Que le sommeil te surprenne un livre à la main ; qu'en tombant, ton visage rencontre l'accueil d'une page sainte.

Lettre 22 à Eustochium

Pour ce qui est des Ecritures saintes, fixe-toi un certain nombre de versets. Acquitte-toi de cette tâche envers ton Maître et n'accorde pas de repos à tes membres avant d'avoir rempli. de ce tissu la corbeille de travail qu'est ton cS ur. Après les Ecritures saintes, lis les traités des savants, mais de ceux-là seulement dont la foi est notoire. Tu n'as pas besoin de chercher de l'or dans la boue ; au prix de perles nombreuses, achète la perle unique. Comme dit Jérémie (6, 16), tiens-toi au débouché de plusieurs chemins, mais pour arriver à ce chemin qui conduit au Père.

Lettre 54 à la veuve Furia

I - VIE

1. Naissance et famille

Saint Jérôme nous l'apprend lui-même : il est « né chrétien de parents chrétiens »667. Les savants, tout en renonçant à dater sa naissance, la situent entre 340 et 347. Tout en avouant de même qu'il n'est pas possible de trouver l'emplacement de sa ville natale Stridon, détruite de fond en comble par les Goths en 392, ils la localisent aux confins de la Pannonie ou Hongrie actuelle et de la Dalmatie. De toute façon, par sa culture, Jérôme est un Romain. Aîné de trois enfants, il eut un frère Paulinien et une sS ur. Un des meilleurs connaisseurs de S. Jérôme, Dom Paul Antin, résume si bien sa vie en la survolant que nous le citons et que nous en reprendrons les termes comme divisions caractérisées de cette notice :

« Brillant étudiant à Rome, passant distrait en Gaule, apprenti ascète à Aquilée, anachorète novice en Syrie, derechef étudiant mais étudiant ecclésiastique à Constantinople sous Grégoire de Nazianze, secrétaire du pape Damase à Rome où il se lie d'amitié avec de saintes femmes, il regagne l'Orient définitivement en 385 et se fixe à Bethléem »668.

2. « Brillant étudiant à Rome »

Jeune encore, peut-être même vers l'âge de douze ans déjà, Jérôme est à Rome pour y étudier. Toute sa vie, il aima l'étude et étudia fort bien. Il ne se lassera pas de vanter le maître très aimé qui le forma à la grammaire, le célèbre Donat. De chers condisciples allaient devenir de grands amis, Bonose et Rufin. Ce dernier est le futur traducteur d'Origène et... le futur ennemi de Jérôme ! Jérôme s'accusera de la vie dissolue qu'il mena à Rome et le.souvenir des tentations que lui offrait la grande ville aux mS urs décadentes le hantera souvent :

Combien de fois moi qui étais installé dans le désert, dans cette vaste solitude torréfiée d'un soleil ardent, affreux habitat offert aux moines, je me suis cru mêlé aux plaisirs de Rome ! J'étais assis, solitaire... et moi-même qui, par crainte de la géhenne, m'étais personnellement infligé une si dure prison, sans autre société que les scorpions et les bêtes sauvages, souvent je croyais assister aux danses des jeunes filles.

Lettre 22 à Eustochium (vers 384)

Jérôme reçut le baptême à Rome, sans doute en 366.

3. « Passant distrait en Gaule »

Ses études finies, Jérôme inaugure par la Gaule une longue suite de voyages. Il parcourt la Gaule et fait étape à Trèves, la capitale de l Occident. Il y découvre la vie monastique et en ressent l'attrait. La Vie d Antoine avait été traduite en latin à Trèves, lors de l'exil de S. Athanase dans cette ville669, par un certain Evagrios dont nous allons bientôt devoir reparler. L'ami Bonose est auprès de Jérôme et il partage son enthousiasme pour la vie monastique. Pour son ami Rufin, Jérôme transcrit des S uvres d'Hilaire de Poitiers : le Commentaire des psaumes et le recueil Sur les synodes.

4. « Apprenti ascète à Aquilée »

Jérôme regagne son pays natal qu'il ne semble d'ailleurs pas apprécier :

Dans mon pays natal, vu la grossièreté du terroir, on a pour dieu le ventre. On vit au jour le jour. Le plus riche est réputé le plus saint.

Lettre 7, 5

Il se montre empressé à réaliser son désir de vie monastique et il se rend à Aquilée, colonie italienne et grand port sur l Adriatique, où il s'adjoint, avec ses amis Bonose et Rufin, à une communauté de clercs et de laïcs qui menaient la vie ascétique, sous la direction du prêtre Chromace :

Les clercs d'Aquilée forment comme un chS ur de bienheureux.

Chronique

Cependant sept membres de la communauté, dont Jérôme, durent la quitter. Que s'était-il passé ? On ne le sait trop, malgré les suppositions qu'on avance : Jérôme avait-il été imprudent ou son langage cinglant avait-il froissé ? On doit seulement reconnaître que tout au long de sa vie, Jérôme eut, par sa franchise brutale, le don de susciter des inimitiés... 670

Un cyclone soudain m'emporta loin de toi dans son tourbillon. A la liaison d'un cher attachement succéda ce déchirement impie qui nous sépara.

Lettre 3 à Rufin

5. « Anachorète novice en Syrie »

Jérôme s'enfuit vers l'Orient. Il traverse la Thrace, le Pont et la Bithynie, la Galatie, la Cappadoce et la Cilicie et il arrive, épuisé, en Syrie :

J'étais fourbu ! La Syrie s'offrait à moi comme un port très sûr à un naufragé.

Lettre 3 à Rufin

Jérôme s'arrête à Antioche, la prestigieuse capitale, il y résidera à la villa du prêtre Evagrios, le traducteur de la Vie d Antoine. Il se livre alors à corps perdu à ses études : il perfectionne sa connaissance du grec, il lit Plaute, Cicéron, son Virgile et la Bible !

Misère de moi ! Je jeûnais puis je lisais Cicéron : après nombre de nuits passées à veiller, après les larmes que le souvenir de mes fautes anciennes arrachait du plus profond de mon cS ur, c'était Plaute que je prenais entre mes mains ! Si d'aventure, me ressaisissant, je me mettais à lire les prophètes, leur style sans élégance me rebutait671. Mes yeux aveuglés ne voyaient plus la lumière et j'accusais non pas mes yeux mais le soleil !

Lettre 22 à Eustochium

Il y a donc conflit intérieur. Or voici que Jérôme, déjà épuisé, tombe gravement malade : « Déjà on préparait les funérailles », nous dit-il672. Un terrible cauchemar révèle la profondeur de la crise et la dénoue :

Soudain, je suis ravi en esprit et entraîné au tribunal du Juge... Interrogé sur ma condition, je répondis que j'étais chrétien.

- Tu mens, répondit celui qui siégeait. Tu es cicéronien, non pas chrétien. Là où est ton trésor, là est ton cS ur (Matth. 6,21).

Aussitôt je me tus.

Le juge avait ordonné qu'on me frappât, mais sous les coups c'était ma conscience qui me brûlait davantage : quelle torture !... Je criais, je gémissais : « Pitié pour moi, Seigneur, pitié pour moi ». Ces mots retentissaient parmi les coups. Les assistants prosternés à genoux suppliaient le président de pardonner à ma jeunesse, d'accorder à ma faute le temps du repentir, quitte à reprendre plus tard le supplice mérité si jamais je lisais encore des livres de littérature païenne.

Quant à moi, dans une passe si critique, j'étais prêt à promettre bien davantage :

- Seigneur, si jamais je possède des ouvrages profanes ou si j'en lis, c'est toi que j'aurai renié !...

Et ce n'était pas là un songe, un de ces vains rêves dont nous sommes souvent les jouets&

Lettre 22

Dix-sept ans plus tard, à Bethléem, Jérôme professeur expliquait Virgile et Cicéron à de jeunes élèves ! Rufin s'en indigna et Jérôme, reniant son extrémisme d'autrefois, s'indigna de cette indignation !

Si Rufin m'incrimine au nom d'un songe, qu'il écoute l'enseignement des prophètes : on ne doit pas croire aux songes... que de fois ne me suis-je pas vu volant dans les airs et franchissant terre et mer par monts et par vaux !

Apologie contre Rufin, 1, 30

Imprudence de langage ? Versatilité ? Jérôme passionné est excessif dans son langage ! Ses ennemis ne lui pardonnent pas ses volte-face déconcertantes mais ses amis en trouvent d'excellentes raisons : « La future grandeur de Jérôme sera de retrouver Cicéron après avoir consenti à le perdre »673. La finale du récit en demeure l'essentiel :

Depuis lors, j'ai donné aux livres divins les soins que je mettais à lire ceux des hommes.

Lettre 22

Jérôme restera fidèle toute sa vie à cette préférence absolue accordée aux livres divins et les fruits de son étude de l'Ecriture demeurent.

Assoiffé d'absolu, Jérôme prit le chemin du désert de Chalcis situé au sud-est d'Antioche. Il allait y demeurer près de deux ans et demi, c'était en 374. Les peintres, tel Léonard de Vinci, nous ont laissé des tableaux effrayants de l'ermite ascète décharné ! Jérôme a posé pour eux, ils furent fidèles à leur modèle, qu'on en juge

J'étais assis tout seul, rempli d'amertume, hideux sous le cilice horripilant, avec une pellicule de crasse qui me faisait une peau d'Ethiopien.

Chaque jour, des larmes, chaque jour, des gémissements. Si le sommeil, malgré ma résistance, m'écrasait, mes os qui ne se tenaient presque plus, se heurtaient à la terre nue... J'étais pâle de jeûnes, ma mémoire bouillonnait de désirs dans un corps glacé... Je criais jour et nuit et je ne cessais de me frapper la poitrine qu'au retour de la paix sur l'ordre du Seigneur.

... Voyais-je un creux de vallon, un escarpement de montagne, un roc abrupt, j'en faisais mon oratoire et le cachot de cette chair si misérable. Et, j'en atteste le Seigneur après avoir longuement pleuré et contemplé le ciel, je me croyais parmi les troupes des anges ; heureux et joyeux, je chantais : « Après toi, nous courons à l'odeur de tes parfums (Cant. 1, 3) ».

Lettre 22

L'affreux désert est un paradis, aux cris d'horreur de Jérôme succèdent ses élans de ravissement. Il n'y a pas contradiction mais les points de vue diffèrent : l'austérité est le prix du bonheur !

O désert où brillent les fleurs du Christ ! O solitude où naissent les pierres fameuses qui d'après l'Apocalypse servent à bâtir la cité du grand Roi ! O ermitage où l'on jouit de la familiarité divine !

Lettre 14 à Héliodore

Jérôme apprend l'hébreu auprès d'un Juif converti :

J'appris l'alphabet hébreu, m'exerçant à prononcer les sifflantes et les gutturales. Ce que je subis de fatigue ! Ce que j'éprouvai de difficultés ! Que de fois, par désespoir, j'ai arrêté mon effort que je reprenais, décidé à vaincre dans le combat ! J'en ai pour témoin ma conscience à moi qui ai souffert et celle de mes compagnons. Mais combien je remercie le Seigneur d'avoir tiré des fruits si doux de l'amertume de cette initiation.

Lettre 124

Jérôme travaille : il a pris avec lui sa chère bibliothèque qui trouve place dans sa caverne ! Il entretient une correspondance suivie et sans cesse, il réclame l'envoi de livres : il s'en fait copier par une équipe de jeunes garçons. Il rédige très probablement au désert sa Vie de S. Paul ermite.

Cependant, autour de lui, les moines s'agitaient. Les querelles théologiques suscitées par les remous de l'arianisme divisaient les esprits. On en vint à soupçonner d'hérésie Jérôme, cet étranger, cet occidental ! Jérôme en appelle par deux fois au nouveau pape Damase (Lettres 15 et 16) mais le pape ne répond pas un mot à ce « franc-tireur sans mandat » !674 Vers 377-378, Jérôme quitte l'affreux désert, il reprend la route d'Antioche.

Il y est à nouveau l'hôte de son ami et mécène Evagrios, futur évêque d Antioche. Ayant pris le parti de l'évêque Paulin dans sa position théologique contre l'arianisme, celui-ci voulut l'ordonner prêtre, Jérôme qui désirait être moine d'abord n'accepta qu'à la condition de ne pas devoir exercer son sacerdoce.

Toujours désireux d'approfondir sa connaissance de la Bible, il assista aux conférence d'exégèse d Apollinaire de Laodicée :

J'ai souvent à Antioche écouté Apollinaire de Laodicée. Je l'ai fréquenté. Mais lorsqu'il m'enseignait l'exégèse biblique, je n'ai jamais accepté sa doctrine si discutable sur le dogme675.

Lettre 84

Jérôme partit alors à Constantinople.

6. « Derechef étudiant, mais étudiant ecclésiastique à Constantinople »

Jérôme devait rester à Constantinople près de trois ans : de 379 à 382. Il y connut Grégoire de Nazianze, alors évêque d'une petite communauté de chrétiens restés fidèles à la doctrine de Nicée. Il assistait à toutes les homélies et discours de celui qu'il aimait avec ferveur et qu'il appellera un jour « homme fort éloquent, mon maître - praeceptor meus - dans l'étude de l'Ecriture sainte »676.

Il apprit à bien connaître les S uvres d'Origène dont il traduisit en latin 28 Homélies sur Ézéchiel et Jérémie. Il écrivit aussi neuf Homélies personnelles Sur le chapitre 6 d Isaïe. Il traduisit la Chronique historique d'Eusèbe de Césarée.

En 381 s'ouvre le Concile de Constantinople. Lassé par les rivalités et les intrigues, Grégoire de Nazianze se retire, il quitte Constantinople où plus rien dès lors ne retient Jérôme.

7. « Secrétaire du pape Damase à Rome »

Jérôme arrivait à Rome en compagnie de deux évêques venus d'Orient pour assister à un synode romain, Paulin d Antioche qui l'avait ordonné prêtre et Epiphane de Salamine. Jérôme connaissait bien l Orient, il savait l'hébreu, il était moine, prêtre, rhéteur et érudit : il ne pouvait en aucune façon passer inaperçu. Le pape Damase le remarqua et le choisit comme secrétaire particulier, archiviste et conseiller. Par un trait de génie, il comprit la vocation de Jérôme et lui confia officiellement le soin de réviser la traduction latine des Evangiles et du psautier qui était en usage à Rome. Le pape mourut, très âgé, le 11 décembre 384, Jérôme perdait en lui un ami et un protecteur. Il suffit de parcourir la correspondance du pape Damase pour y lire la familière affection et la confiance que le vieux pape témoignait à son secrétaire :

A son très cher fils Jérôme, Damase.

Tu dors ? Depuis longtemps, tu lis plus que tu n'écris ! Voici des petites questions que je me suis décidé à t'envoyer pour te tirer du sommeil ! Non pas que tu ne doives point lire : la lecture est le pain quotidien qui nourrit et engraisse le style, mais il faut que lecture fructifie en écriture.

Lettre 19 du pape Damase

Ecoutons encore Jérôme qui parle de sa traduction de la Bible, conscient des critiques qu'elle lui vaudra ! Il s'adresse au pape Damase

Avec du vieux, tu m'obliges à faire du neuf ? En arbitre, je dois confronter des exemplaires de l'Ecriture dispersés à travers le monde. Comme ils divergent entre eux, je suis chargé de décider quels sont ceux qui concordent avec l'original grec (des Évangiles).... Juger les autres quand on est soi-même en butte au jugement de tous !... Le premier venu... criera que je suis un faussaire et un sacrilège... Pour que mes textes ne soient pas trop différents des lectures latines dont on a pris l'habitude, j'ai freiné ma plume.

Introduction aux Évangiles, Epître dédicatoire

8. « A Rome, il se lie d'amitié avec de saintes femmes »

Jérôme fit la connaissance de la veuve Marcella. Cette grande dame romaine vivait avec sa mère Albina dans un palais de l'Aventin et, avide de perfection, elle groupait autour d'elle tout un cercle d'amies. Il y avait surtout Paula, restée veuve à 31 ans. Elle était la mère de Blésilla, jeune veuve très mondaine, d'Eustochium âgée alors de seize ou dix-sept ans et de Paulina qui épousera le sénateur Pammachius, ancien condisciple de Jérôme. Il y avait la veuve Léa, la jeune Asella et d'autres encore.

Jérôme deviendra le guide intellectuel et spirituel, l'animateur du groupe. Il « prodiguait monitions et exhortations » (Lettre 39 à Paula), il commentait le psautier, il donnait des cours d'hébreu. Inlassablement, il répondait aux billets impatients de l'ardente Marcella qui multipliait les consultations bibliques. Aimé et respecté, Jérôme était heureux de commenter l'Ecriture. devant cet auditoire de choix !

C'était trop beau pour durer ! Les critiques, les soupçons, les calomnies allaient pleuvoir !

La jeune veuve Blésilla, guidée par Jérôme, avait embrassé un genre de vie très austère. Elle tomba gravement malade, elle guérit, puis soudain la fièvre violente reprit et l'emporta en quelques jours au mois de novembre 384. Aux funérailles, la foule murmurait :

N'est-ce pas ce que nous ne cessions de répéter ? Paula pleure sa fille tuée par les jeûnes, elle pleure parce qu'elle n'a pu en obtenir, par un second mariage, de petits-enfants !

Cette détestable engeance de moines, qu'attend-on pour l'expulser de la Ville ou la lapider ou la précipiter dans les flots ?

Lettre 39 à Paula

C'est du moins ce que prétend Jérôme dans la lettre très dure, somme toute, qu'il écrit à Paula pour lui reprocher des larmes qu'il juge indignes d'une chrétienne :

Si je songe que tu es mère, je ne te blâme pas de pleurer, si je songe que tu es chrétienne et moniale chrétienne, ces titres me semblent exclure celui de mère...

Lettre 39

Paula cependant acceptait ce langage où l'affection alterne avec la sévérité, et elle connaissait bien celui qui se disait « père par l'esprit et éducateur par l'affection » de sa fille Blésilla.

Mais la foule grondait, attisée d'ailleurs par des clercs ulcérés des critiques - justifiées souvent - mais cinglantes de Jérôme.

Pour la vierge Eustochium, Jérôme avait écrit tout un petit Traité sur la virginité - connu surtout sous la mention de la Lettre 22. Il y caricaturait sans pitié les vierges folles, les faux moines et les prêtres gloutons.

Quelle quantité de femmes veuves avant même d'être mariées ! Leur conscience coupable n'est voilée que par un vêtement menteur... Leurs furtives oeillades entraînent derrière elles un troupeau de jeunes gens...

Il en est qui briguent le sacerdoce ou le diaconat pour avoir plus aisément accès auprès des dames... Je n'en décrirai qu'un... Remarque-t-il un coussin, une étoffe élégante ou n'importe quelle draperie de l'appartement, il la loue, l'admire, la palpe. Il se plaint de n'en point posséder de pareille et l'obtient moins qu'il ne l'extorque, car chacun redoute d'offenser ce concierge de Rome

Lettre 22

Celles et ceux qui se sentaient visés par de telles paroles ne pouvaient pas supporter l'insupportable Jérôme qui renchérissait, car voici toute sa défense :

J'ai dit que par le crime, le parjure et le mensonge, certains étaient parvenus à je ne sais quelle dignité ! Que t'importe puisque tu t'estimes sans reproche ! Je me suis ri d'un avocat qui a besoin d'être patronné. Je raille une éloquence de quatre sous. Qu'est-ce que cela te fait à toi qui es si verbeux ? Quel que soit le vice contre lequel je brandis la pointe de mon stylet, tu hurles qu'on te désigne !

Lettre 40 à Marcella

Marcella cependant osait lui dire son fait et le mettre en garde.

Je le sais bien, en lisant ces invectives, ton front va se rider. Tu crains que ma franchise ne soit encore à l'origine de nouvelles disputes. Tu voudrais, si c'était possible, de ton doigt, me fermer la bouche pour que je n'ose dire ce que d'autres ne rougissent pas de faire !

Lettre 27 à Marcella

Après la mort de Damase, on osa tenir tête à Jérôme, une cabale se ligua contre lui. Une sorte de tribunal ecclésiastique le jugea et l'acquitta car la conduite de Jérôme était sans reproche. Le clergé romain n'en exigea pas moins que Jérôme quittât Rome et au plus tôt !

Au mois d'août 385, ce fut chose faite.

Un groupe nombreux de jeunes filles m'entourait souvent. De mon mieux, fréquemment, je leur ai expliqué l'Ecriture sainte. L'enseignement créa l'assiduité, l'assiduité la familiarité, et la familiarité causa la confiance. Qu'elles disent donc si elles ont jamais remarqué en moi quoi que ce soit d'étranger aux convenances chrétiennes ?

Lettre 45 à Asella

Avant que je connaisse la maison de Paula, la sainte, Rome tout entière était d'accord pour m'apprécier ; presque tous me jugeaient digne du souverain pontificat. La bouche de Damase, de bienheureuse mémoire, tenait, disait-on, mon langage même. On m'appelait saint, on me trouvait humble et savant... mais j ai perdu, paraît-il, toutes mes vertus. O envie qui te déchires à première, ô ruse de Satan qui toujours persécutes la sainteté !

Lettre 45 à Asella

Trois ans ou presque j'ai vécu avec ces gens-là !

Lettre 45

9. « Il regagne l Orient définitivement en 385 »

Jérôme regagne l'Orient. Il est accompagné de son jeune frère Paulinien, de quelques moines et d'un ami. Il fait halte à Antioche, y retrouvant l'accueil de son ami et mécène Evagrios et l'affection de l'évêque Paulin qui l'avait ordonné.

A Antioche, Paula et sa fille Eustochium suivies de quelques moniales viennent rejoindre Jérôme : « La constellation changeait de ciel677 » ! Et une petite caravane s'organise : ensemble, Jérôme et les pieuses moniales vont faire un grand pèlerinage en Palestine et en Egypte, le pays de la Bible et la terre d'élection du monachisme primitif !

Quelques escales importantes : Sidon, Tyr, Césarée - à Césarée le souvenir d'Origène est évoqué - Jérusalem

Paula visita avec tant d'ardeur et de zèle tous les lieux de la ville, et seul le désir de ceux qu'elle n'avait point encore vus était capable de l'arracher à ceux où elle était. Prosternée devant la croix, elle adora le Seigneur comme si elle l'y eût vu attaché. Pénétrant dans le sépulcre, elle baisa la pierre de la résurrection, la pierre que l'ange écarta de l'ouverture du tombeau. Et quand on lui montra le lieu même où avait reposé le corps du Seigneur, elle le baisa, y pressant ses lèvres comme si elle eût voulu se désaltérer à des eaux longtemps désirées.

Lettre 108 à Eustochium

après la mort de sa mère Paula

Après Jérusalem, Bethléem.

Je l'écoutais me jurer qu'elle contemplait avec les yeux de la foi l'enfant enveloppé de langes, vagissant dans sa crèche, les mages adorant Dieu, l'étoile qui brillait au-dessus, la Vierge-Mère, le père nourricier empressé, les bergers accourant de nuit pour voir ce qui était arrivé.

Lettre 108

Ensuite Cana, Capharnaüm.

On regarde l'Ecriture sainte avec d'autres yeux si l'on a parcouru la Judée et si l'on connaît les villes et les paysages anciens, que leur dénomination ait ou non changé depuis.

Préface au livre des Paralipomènes traduit du grec.

Ce fut alors le pèlerinage monastique en Egypte.

Dirais-je les Macaire, les Arsène, les Sérapion, et ces autres colonnes de la foi au Christ ? Y eut-il un seul d'entre eux dans la cellule de qui elle (Paula) ne soit entrée et aux pieds duquel elle ne se soit prosternée ? Elle croyait voir le Christ en la personne de chacun de ces saints et tout ce qu'elle faisait à leur égard elle le faisait en se disant avec joie : c'est au Seigneur que je le fais678.

Lettre 108

Jérôme séjourne un petit temps à Alexandrie et, trente jours durant, il y fréquente celui qui fut le dernier didascale de l'école théologique dont Origène fut la gloire, Didyme l'Aveugle, son maître « très clairvoyant », il l'interroge « sur tout ce qui lui paraît obscur dans l'Ecriture »679.

10. « Il se fixe à Bethléem » (34 ans : de 386 à sa mort en 420)

Jérôme nous raconte que lors de son pèlerinage en Terre sainte, Paula s'était écriée à Bethléem :

Moi, pauvre pécheresse, j'ai été jugée digne de baiser la crèche où le Seigneur a vagi tout petit enfant, de prier dans l'étable où la Vierge l'a mis au monde ! « Ah ! c'est ici mon repos, c'est la patrie de mon Dieu ! C'est là que j'habiterai puisque le Sauveur l'a choisie ! J'ai préparé une lumière à mon Christ. Mon âme vivra pour lui et ma race le servira » (Ps. 131 et 21).

Lettre 108 à Eustochium, Eloge funèbre de Paula

Or, voici qu'en 386 Jérôme et quelques moines, Paula, sa fille Eustochium et quelques moniales se fixent définitivement à Bethléem pour y mener, dans l'austérité, la prière et l'étude, la vie monastique. Cette stabilité au pays de la Bible assurera aux études scripturaires de Jérôme des conditions de travail exceptionnelles.

Paula consacra sa fortune à l'édification des deux monastères, celui des moniales comprenait trois logis distincts. La construction dura trois ans, pendant lesquels on habita dans de très modestes logis

Dans la petite ferme du Christ, tout est champêtre, hors les psaumes, c'est le silence.

Lettre 46 de Paula et Eustochium à Marcella

Les moniales étaient obligées de savoir les psaumes et devaient tous les jours apprendre quelque chose des saintes Écritures.

Lettre 108

Le monastère de Jérôme compta jusqu'à cinquante moines, Jérôme en était l'animateur, une sorte d'Abbé de cénobites680, son frère Paulinien était l'économe. Jérôme faisait des homélies aux moines, visitait le monastère des moniales, recevait de très nombreux hôtes, ce dont il se plaint à la fois et se réjouit, sans cesse interrompu dans son travail auquel il consacre une grande partie de ses nuits, mais entouré d'admirateurs et d'amis. On le pense bien cependant, Jérôme n'avait pas que des amis !

Quelques orages vinrent bouleverser la vie studieuse de Jérôme : ce fut d'abord la terrible querelle origéniste681 qui ruina l'amitié de Jérôme et de Rufin. Ce n'est pas sans tristesse qu'on assiste à sa rupture. En vain, S. Augustin et Ste Paula s'interposèrent pour ménager une réconciliation qui fût définitive. En 375, écrivant à Rufin avec tendresse, Jérôme lui disait :

L'affection n'a pas de prix. Une amitié qui peut cesser ne fut jamais sincère.

Lettre 3

Maintenant, au contraire, Jérôme ne peut plus souffrir Rufin qui à Jérusalem, sur le Mont des Oliviers, menait la vie monastique non loin du monastère de moniales dirigé par Mélanie l'Ancienne. La querelle origéniste exaspéra une inimitié déjà latente. Voici, à titre d'exemple, comment Jérôme parle de Rufin plus de dix ans après sa grande colère causée par la lutte origéniste :

J'apprends qu'un scorpion, animal muet et venimeux, murmure je ne sais quoi au sujet de ma réponse... ou plutôt qu'il s'efforce de tourner contre moi une piqûre dont il crèvera lui-même.

Commentaire sur Isaïe X

Et tandis que Jérôme était lui-même « chef d'école » enseignant malgré le « songe » d'autrefois les auteurs profanes à de jeunes garçons, il met un malin plaisir à caricaturer Rufin professeur, et cela après le décès de celui-ci survenu en 410 :

Pour parler, c'était une tortue ! A longs intervalles, il trouvait à peine quelques mots, vous auriez dit des sanglots plutôt que des phrases, Dans sa chaire, derrière une barricade de livres, les sourcils froncés, les narines contractées, le front ridé, il claquait des deux doigts pour attirer l'attention des élèves et puis il proférait de pures inepties et déclamait contre chacun !

Lettre 125

Voici en quels termes il annonce la mort de Rufin survenue en Sicile :

Le Scorpion est écrasé sur le sol de Sicile !

Commentaire sur Ézéchiel Prologue

A la querelle origéniste succédèrent les polémiques contre des détracteurs de l'idéal monastique, Jovinien qui rabaissait la virginité et blâmait le jeûne et Vigilantius, ce vigilant que Jérôme appelle l'« endormi » ou « le bonnet de nuit » qui s'en prenait aussi au culte des saints. Querelle pélagienne aussi, Pélage en personne étant venu en 415 en Palestine. Des bandes de pélagiens attaquèrent les deux monastères de Bethléem et incendièrent les bâtiments... Les nouvelles d'Italie étaient tragiques, les incursions de barbares ruinaient l'empire, Rome fut prise et mise à sac en 410 par Alaric. La veuve Marcella mourut, peu de temps après avoir été brutalisée par les Goths :

La voix me manque. Les sanglots entrecoupent mes paroles pendant que je dicte, Elle est prise, la Ville qui s'empara de l'Univers.

Lettre 126

Paula était morte en 404. En 418, après une brève et soudaine maladie, Eustochium mourut à son tour. Ce décès inattendu brisa le vieux Jérôme :

La dormition soudaine de la sainte et vénérable vierge Eustochium nous a tout à fait désolé et elle a presque changé notre manière de vivre car nous ne pouvons plus en bien des choses réaliser nos desseins et l'ardeur de l'esprit est mise en échec par l'infirmité de la vieillesse.

Lettre à Riparius

On ne sait rien des derniers jours de Jérôme. Il mourut le 30 septembre 419 ou 420.

II - R UVRES

1. L'S uvre essentielle : les travaux bibliques

Les révisions de textes bibliques

A la demande du pape Damase qui orienta ainsi son labeur scientifique, Jérôme remania le texte latin des évangiles, celui aussi du psautier d'après les Septante (en 384).

Jérôme révise aussi le texte latin de l Ancien Testament d'après les Septante et l'original hébreu : il se base sur les Hexaples d'Origène. De cet immense travail, presque rien ne subsiste : le livre de Job et celui des psaumes. On vola ce texte à Jérôme de son vivant (Lettre 134). On comprend que ce travailleur acharné qui consacrait ses nuits à un labeur incroyable en ait été ulcéré !

Les traductions de textes bibliques

De 391 à 406, Jérôme entreprend de traduire tout l'Ancien Testament sur le texte original hébreu : avec amour et respect, il s'efforce de retrouver le texte même de l'Ecriture, la vérité hébraïque pour laquelle il a un culte mérité :

Nous avons l'obligation d'interpréter l'Ecriture telle qu'elle est lue à l'église, mais d'autre part nous n'avons pas le droit de sacrifier la vérité hébraïque.

Comm. sur Michée, 1, 16

La Vulgate, c'est-à-dire le texte latin officiel de la Bible utilisé dans l'Église et dont l'autorité a été sanctionnée au Concile de Trente, est composée en majeure partie par les traductions de Jérôme. En 1933, le pape Pie XI confia au monastère bénédictin de S. Jérôme à Rome la tâche de réaliser une édition critique de la Vulgate.

Les Commentaires exégétiques

On se souviendra que Jérôme fut d'abord un disciple d'Origène et qu'il le répudia ensuite : en conséquence, on remarque dans son S uvre exégétique un glissement progressif du sens allégorique vers le seul sens littéral682.

Dans l'ensemble, le travail de commentateur de Jérôme est très rapide et quelque peu superficiel :

Aussi vite que va la main du scribe court ma dictée.

Comm. sur Isaïe V, Prologue

Jérôme a commenté tous les prophètes et avec prédilection Isaïe sur lesquels il a plusieurs ouvrages : son grand commentaire, six homélies Sur la Vision d Isaïe (en 381), un commentaire de Dix visions d Isaïe (en 397). Le commentaire sur Jérémie a été interrompu par la mort de Jérôme.

Je tâcherai d'exposer Isaïe de façon qu'il apparaisse non seulement comme prophète mais en même temps comme évangéliste et comme apôtre.

Comm. sur Isaïe, Prologue

Eustochium, vierge du Christ, toi qui m'as soutenu de tes prières pendant ma maladie, implore pour moi la grâce du Christ afin qu'animé de l'esprit dans lequel les prophètes ont prédit l'avenir, je puisse pénétrer leur nuée obscure et comprendre la parole de Dieu que n'entendent pas les oreilles du corps mais celles du cS ur.

Comm. sur Isaïe, XI

Le grand Commentaire sur Ezéchiel fut écrit entre 410 et 414 tandis que les réfugiés fuyant l Italie dévastée par les barbares affluent. Comme celui sur Isaïe, ce commentaire est dédié à la chère Eustochium.

Je dicte ces pages à la tremblotante lueur de ma lampe. L'exégèse me permet de dissiper un peu la tristesse de mon âme bouleversée... Comment rester insensible au spectacle de la cruauté des barbares ?

Comm. sur Ezéchiel VIII

Il faut mentionner encore les commentaires Sur les psaumes, l'Ecclésiaste, et, pour le Nouveau Testament, les Commentaires sur S. Matthieu, et quatre épîtres de S. Paul : la lettre à Philémon, l'épître aux Galates, celle aux Ephésiens et celle à Tite. Relevons cette louange à la veuve Marcella qui vient de perdre sa mère Albina :

Je sais qu'elle oublie tout ce qui est humain et qu'au son éclatant des lettres sacrées, elle traverse hardiment la mer Rouge du siècle.

Comm. de l'ép. aux Gal. Préface

Ailleurs, ce mot charmant sur Virgile, le poète tant aimé maintenant délaissé au profit de l'étude des Écritures :

Pensez à l'infirmité de mes yeux, à la faiblesse de mon corps. Je ne peux écrire moi-même. Je ne puis corriger la pesanteur du discours par le travail et le poli du style comme le faisait Virgile qui léchait ses livres comme une ourse lèche ses petits ! J'en suis réduit à un secrétaire, je dicte ce qui me vient aux lèvres. Si je veux réfléchir un peu, son silence me le reproche !

Comm. ép. aux Gal., Préface au livre III

Il faut signaler encore d'autres travaux bibliques : les Questions hébraïques sur la Genèse qui témoigne de la parfaite maîtrise que Jérôme avait de l'hébreu et aussi de son sens critique, et deux traductions : celle d'un Dictionnaire de noms propres de la Bible (Philon d'Alexandrie) et d'un Dictionnaire des noms de lieux (Eusèbe de Césarée)

2. Traductions d'auteurs ecclésiastiques

D'Origène

14 Homélies sur Jérémie, 14 Homélies sur Ezéchiel, 2 Homélies sur le Cantique des cantiques, 39 Homélies sur S. Luc, 8 Homélies sur Isaïe.

Après la querelle origéniste, 4 livres du Péri Archôn (le De Principiis) s'opposent à la traduction que Rufin fit du même livre.

De Didyme l'Aveugle

Le Traité du Saint-Esprit (en 392) : Jérôme y dénonce les larcins d'une « déplaisante corneille », il s'agit de S. Ambroise qui en effet s'est inspiré de Didyme dans son Traité du Saint-Esprit, comme Jérôme s'inspirait sans cesse et partout d'Origène sans le citer, « dans le feu de la dictée, les guillemets fondent »683.

De Pachôme et de ses disciples

Les Règles monastiques et les Lettres684.

D'Eusèbe de Césarée

Outre le Dictionnaire biblique déjà cité, la 2e partie de sa Chronique (livre historique).

3. R uvres polémiques

L'Altercatio c'est-à-dire le Dialogue entre un Luciférien et un Orthodoxe combat les opinions erronées de Lucifer de Cagliari qui niait la validité du baptême conféré par les ariens.

Le Contre Jovinien et le Contre Vigilantius dont nous avons déjà parlé. Les deux écrits constituent une défense de la vie monastique contre ses détracteurs.

Les Dialogues contre les Pélagiens.

Deux écrits nés de la querelle origéniste : le Contre Jean de Jérusalem en 396 qui fut suivi la même année par une sincère tentative de réconciliation entre les adversaires, l'évêque Jean et Rufin d'une part et Jérôme de l'autre et en 401-402 la terrible Apologie contre Rufin qui consomme la rupture.

4. R uvres historiques

Le De viris (Des hommes illustres) en 393, compte 135 notices d'auteurs chrétiens. L'importance de ce petit récit comme source de la patrologie a été soulignée (voir Introduction §3).

Les Vies de Paul de Thèbes (en 376), de Malchus (390), d'Hilarion (vers 391) sont trois charmants récits, trois romans populaires.

Pour ne pas froisser la susceptibilité de Jérôme, nous avons classé parmi les S uvres historiques ces belles histoires romanesques, mais Jérôme est le seul à croire à leur historicité ! Les données historiques primitives fournissent un canevas aux broderies de l'imagination. Ces jolis contes ont toutefois leur raison d'être : ils sont des « codes d'ascèse mis en action »685. Et puis « Hilarion savait par cS ur les divines Ecritures »686 !

5. Homélies

Les homélies de Jérôme furent prononcées à Bethléem pour sa communauté monastique. Dom Morin les a publiées pour la première fois en 1897 et en 1903 : Homélies sur les psaumes, sur Isaïe, sur S. Marc et sur divers textes de la Bible, en tout 95 homélies.

6. Lettres

Le recueil de lettres se compose de 150 numéros, 117 lettres sont de Jérôme, 26 lui sont adressées. Cette correspondance s'étend sur une période de 45 ans.

Les Lettres sont une source de première valeur pour l'étude de la vie de Jérôme, de son style, de son caractère, de sa passion de l'Ecriture. On peut y glaner bien des conseils excellents qui formeraient un manuel d'ascèse, un guide de vie monastique, un guide aussi de vie chrétienne dans le monde.

Mais que de caricatures cruelles, dessinées d'ailleurs de main de maître Que de traits blessants, que de mots durs aussi contre le mariage Le langage outrancier de Jérôme dépare ses plus belles pages. Et on n'est pas sans éprouver quelque malaise devant certains de ses conseils :

Qu'en toutes choses, ta parole soit modérée et sobre... veille à ne pas avoir à regretter ce que tu diras... En tout ce que tu dis, que ton âme reste tranquille et paisible... Que ton esprit soit humble et doux...

Lettre 148 à Cleantia, femme mariée

D'autre part, c'est justice de constater que le même texte poursuit : « Que ton esprit se dresse seulement contre les vices » et cela, Jérôme l'a fait. Et que dire alors de ces mots émouvants : Moi qui donne des conseils, pourquoi ne suis-je pas tel que je désire que tu soi, ?... Les paroles que je prononce ne sont pas de moi, mais du Seigneur et Sauveur ; mes conseils ne portent pas sur ce que je pourrais faire moi-même, mais sur ce que doit vouloir ou faire celui qui veut devenir le serviteur du Christ. Les athlètes aussi sont plus forts que ceux qui les oignent.

Lettre 118 à Julien

CONCLUSION

Jérôme possède une sensibilité extrême. Nerveux et passionné, tout en contrastes, il sut aimer jusqu'à la plus délicate tendresse et haïr jusqu'à la grossièreté et la plus cinglante colère. Sa haine exacerbée s'adresse le plus souvent aux vices et à l'hérésie, mais elle atteint rudement ceux qui en sont les responsables ou les victimes et il lui arrive, hélas, de s'aveugler elle-même.

Cet impatient en impatiente beaucoup ! Aussi bien, où se ranger : parmi la foule de ceux qui l'admirent et qui l'aiment ou parmi le groupe de ceux qui ne peuvent le souffrir ?

Parions qu'il y a tout à gagner à se mettre aux côtés de Paula, de Marcella et d'Eustochium ! Nous aurons souvent, comme Marcella, les sourcils froncés, « le front ridé et le doigt sur la bouche » (Lettre 27) mais, du moins, nous entendrons Jérôme, ce philologue et cet exégète, nous traduire, nous commenter l'Ecriture et nous révéler ainsi sa passion du Christ, seul Maître de ce maître qui se cherchait des disciples ! Jérôme est l'homme de l'Ecriture sainte et telle est sa grandeur. Si les exégètes peuvent aujourd'hui le surpasser, c'est grâce encore à son impérissable labeur. Jérôme est aussi un guide spirituel et un maître d'ascèse.

Et si d'aucuns répugnaient à se joindre au cercle de l Aventin par trop soumis, il est une autre place de choix ! Qu'ils se rangent aux côtés d Augustin, l'évêque d'Hippone ! Rien de significatif comme la correspondance échangée entre ces deux Docteurs de l'Église latine ! Augustin, le Pasteur, incompétent en sciences hébraïques, ose faire à Jérôme une remarque à propos de ses traductions ! Ulcéré, Jérôme sort ses griffes : est-ce parce qu'il est évêque que ce jeune blanc-bec cherche à en remontrer à un vieux maître ?

Consterné, Augustin répond avec humilité et douceur et le Docteur de la charité exhorte à la charité en reconnaissant ses torts, en posant des questions... Et voici que soudain Jérôme, ce vieux lion, dompté, se couche aux pieds d Augustin687. Il en vient à reconnaître, en toute sincérité, la supériorité d Augustin : que valent, dit-il, ses pauvres discussions avec les Pélagiens auprès de celles d'Augustin, ce théologien et ce penseur ?

« La charité est patiente, elle excuse tout, elle endure tout »688 : elle a su apaiser... même un saint Jérôme ! <retour

261 Le début de la page

N. 262  AUGUSTIN D'HIPPONE (354-430)

- Un mot d'introduction : sujet inépuisable

I - LES " CONFESSIONS »

II - VIE

1. Naissance et famille

2. La période d'études

3. Treize ans de professorat

4. La conversion : la scène du jardin

5. Baptême et vie nouvelle

6. Trois ans de vie claustrale à Thagaste

7 Les quarante ans de prêtrise et d'épiscopat

III - R UVRES

IV- AUGUSTIN, DOCTEUR DE LA PRIERE

1. Première étape de la contemplation augustinienne : une recherche tâtonnante et déçue

2. « C'est moi qui suis ton Salut. » (ps. 34)

3. La découverte décisive : le Christ Médiateur

4. La contemplation chrétienne selon Augustin

5. Le mendiant de Dieu

6. La lettre à Proba sur la prière

7. L'attitude et le lieu de la prière

8. Dieu accueille la prière du pécheur

Conclusion : « Une doctrine est augustinienne dans la mesure où elle tend à s'organiser autour de la charité " (E. Gilson)

Tard je t'ai aimée, ô Beauté si ancienne et toujours nouvelle,

tard je t'ai aimée !

Tu étais au-dedans et j'étais au-dehors

et c'est au-dehors que je te cherchais,

Tu étais avec moi et je n'étais pas avec toi !

&

Tu m'as appelé, tu as crié, tu as brisé ma surdité,

Tu as brillé, tu as resplendi, tu as dissipé ma cécité,

Tu as répandu ton parfum et je l'ai respiré,

haletant, j'aspire à toi,

j'ai goûté et j'ai faim et j'ai soif,

tu m'as touché et je me suis enflammé pour ta paix.

Confessions, X, 27, 38

Aime et fais ce que tu veux : si tu te tais, tais-toi par amour, si tu parles, parle par amour, si tu corriges, corrige par amour, si tu pardonnes, pardonne par amour, aie au fond du cS ur la racine de l'amour : de cette racine, il ne peut rien sortir que de bon689.

In I Epist. Jn. VII, 8

Admirable profondeur de vos révélations, mon Dieu. Voyez, elles ne nous offrent que ce qu'il y a de plus extérieur en elles, elles nous sourient comme à des enfants ! Mais quelle admirable profondeur, mon Dieu, quelle admirable profondeur !

Ce n'est pas sans un effroi sacré, - émoi de respect, tremblement d'amour, - que l'on se penche sur elles !

Conf, XII, 14, 17

Un mot d'introduction :sujet inépuisable

L'évêque de Calame, Possidius, qui fut le disciple et l'ami de l'évêque Augustin, écrivit le premier une biographie du saint. Il a cette remarque savoureuse :

Cet homme mémorable, membre éminent du corps du Seigneur, était toujours en éveil, soucieux du bien de l'Église universelle... Il composa et publia tant d'ouvrages, il soutint tant de controverses dans l'Église qu'il recueillit et mit en ordre, il fit tant d'écrits contre les hérétiques, tant de commentaires des livres sacrés pour l'édification des saints enfants de l'Église que le plus studieux des hommes pourrait à peine les lire et les connaître tous.

Vita, ch. 18

Ce n'est pas seulement par la masse de ses écrits qu'Augustin décourage d'avance celui qui cherche à le faire connaître, c'est bien davantage par la qualité de sa pensée géniale et par la grandeur de sa sainteté.

Parlant d'Origène, Hans Urs von Balthasar a écrit :

Le situer aux côtés d'Augustin et de Thomas d'Aquin, c'est lui assigner la place qui lui revient dans l'histoire de la pensée chrétienne690.

Il poursuit :

A qui entreprend des recherches de patristique, il adviendra comme au montagnard : peu à peu disparaissent à ses pieds les sommets qui tout à l'heure encore l'impressionnaient, tandis que, de derrière eux, la crête maîtresse du massif surgit, majestueuse.

« Qu'elle est admirable cette haute montagne, qu'elle est sainte » : nous venons de citer S. Augustin qui médite longuement au Traité 1 sur S. Jean sur ces « montagnes de Dieu » d'où nous vient le secours (Ps. 120). Plaçons notre espérance, dit-il, dans la source qui se répand sur ces hautes montagnes, laissons-nous illuminer par la Lumière qui les éclaire ! Peu de penseurs, peu de saints ont été appelés à transmettre à l'Église et au monde la grâce qu'ils ont reçue de Dieu autant que le fut S. Augustin.

Ces pages qui lui sont consacrées ne sont qu'une très lointaine approche de la montagne ! Nous avons choisi d'aborder Augustin à travers les Confessions et de l'écouter ensuite nous parler de la prière.

I - LES CONFESSIONS

Présentation de l S uvre, source de la vie d Augustin jusqu'à sa conversion.

Puisque Augustin lui-même parcourt avec nous tout le chemin qui le mène de l'enfance à la conversion dans son livre intitulé Les Confessions, nous utiliserons cette source et il importe d'en connaître suffisamment l'optique.

Les Confessions sont à la fois aveu et louange : un pécheur converti confesse ses fautes et il confesse la miséricorde de Dieu.

Si l'on se contente de lire les Confessions pour y trouver un récit, on est déçu nécessairement. Ce récit est sans cesse interrompu par de longues digressions et, brusquement, il s'arrête au livre X. Toute l S uvre est une prière, une prière de confession : tel est le sujet qui en fait l'unité. Ce livre est donc un dialogue entre l'homme Augustin et Dieu, son Créateur, et il témoigne de la lutte entre l'homme et Dieu, entre le péché et la grâce victorieuse.

Il renferme une théologie, une anthropologie et une morale.

Augustin y parle de la Trinité et de la médiation du Christ.

Il poursuit une réflexion métaphysique très profonde sur l'homme, on n'est d'ailleurs pas loin d'atteindre le niveau même de la psychanalyse, tant Augustin met de subtilité dans sa recherche introversive. En Augustin, chaque homme peut se retrouver !

Quant à la morale dont parle Augustin, elle est exigeante comme l'amour. Cet amour absolu ne permet à l'homme qu'une seule fin - Dieu - et il subordonne à cette fin toutes les fins secondaires. Des créatures, on peut user (uti), de Dieu seul on peut jouir (frui).

L'ouvrage a été écrit par Augustin évêque entre 397 et 401 dans sa prière de confession (aveu-louange) Augustin juge donc son passé, mais il discerne surtout la conduite de Dieu à son égard, sa providence d'amour.

Nous proposons deux plans différents de ce livre si riche que tous devraient aimer lire et relire

- Un plan épisodique

Deux parties :

I. Péché et conversion d'Augustin (livres I à VIII)

II. Le Converti (livres IX à XIII)

Son baptême - La mort de Monique (IX)

L'état intérieur d Augustin (X)

Les méditations sur l'Ecriture (XI - XIII)

- Un plan philosophique691

Trois parties :

I. Evocation du passé : du rationalisme à la foi (I à IX)

II. Expression du présent : la présence de Dieu (X)

III. Anticipation de l'avenir : la tension vers l'éternité (XI à XIII)

Les livres XI à XIII apparaissent comme une méditation sur la Genèse, mais la création est vue comme le sacrement de la gloire future, comme la figure de l'Église

L'attente (expectatio) des choses futures devient contemplation (contuitus) quand elles sont venues et cette contemplation devient souvenir (memoria) quand elles sont passées.

Conf. XII, 15, 18

II - VIE

D'après les Confessions

1 - Naissance et famille

Augustin naît à Thagaste en Numidie (l'Algérie - à 100 km de Bône, l'actuelle Annaba) le 13 novembre 354. En cette terre latine, il sera un Romain d'Afrique. Son Eglise sera celle de Tertullien et de Cyprien, Augustin n'aura rien d'un oriental, il sera plutôt assez semblable à un Européen d'Occident.

Sa mère Monique est chrétienne, son père Patricius est païen. Gagné par l'exemplaire douceur de Monique qui supporte ses colères comme ses infidélités, Patricius se fera inscrire comme catéchumène vers la fin de sa vie et il sera baptisé au moment de sa mort. La famille était de condition sociale assez modeste. Les ressources étaient modiques.

2. La période d'études

En 361 environ, Augustin fut mis à l'école à Thagaste

On me mit à l'école pour apprendre mes lettres : pauvre que j'étais, je ne voyais pas à quoi cela servait et pourtant, quand je me montrais paresseux à apprendre, je recevais des coups, les grandes personnes trouvaient cela parfait !

Conf. I, 9 14692

J'adorais le jeu et j'en étais puni par qui faisait, bien entendu, tout comme moi. Seulement, les jeux des hommes, on les appelle « affaires ».

I,9,15

Vers l'âge de douze ans, l'enfant partit pour les écoles de Madaure.

Pris subitement de fortes fièvres et d'un mal d'estomac, il réclame :

... avec quel élan de cS ur, avec quelle foi, de la piété de ma mère et de votre Église, notre Mère à tous, le baptême de votre Christ, mon Dieu et mon Seigneur.

I,11,17

Mais l'enfant guérit rapidement et le baptême est différé. Pourquoi ? se demandera douloureusement Augustin plus tard.

Déjà je croyais, et ma mère croyait, et toute la maison, mon père excepté, dont l'exemple pourtant ne put jamais faire échec en moi aux droits de la piété maternelle, ni me détourner de croire en Jésus-Christ.

I,11,17

Augustin à cet âge-là n'aimait pas l'étude, il détestait d'y être contraint. Il avait en horreur le grec qu'il ne possédera jamais parfaitement.

D'où venait ce dégoût, sinon du péché, sinon du néant de la vie ?

I,13,20

Pourquoi, se demande Augustin, apprendre à l'enfant tant de fables menteuses, tant de récits si pleins de turpitudes ?

Dès son adolescence, Augustin « s'épanouit sauvagement dans de changeantes et ténébreuses amours » et « sa beauté se gâte »

Et qu'est-ce qui me charmait, sinon d'aimer et d'être aimé ?

II,2,2

0 ma tardive joie, vous vous taisiez alors...

II,2,2

Une année d'oisiveté à Thagaste

L'année 369 à 370 marque un tournant douloureux : les études d Augustin sont interrompues, car son père réunit péniblement les fonds nécessaires à un séjour de longue durée à Carthage.

L'oisiveté du jeune homme de seize ans lui est néfaste et personne ne semble s'en inquiéter.

C'est alors que les ronces des passions s'élevèrent au-dessus de ma tête, sans qu'une main fût là pour les arracher.

II,3,6

Monique cependant avertit Augustin et lui demande surtout de ne jamais séduire l'épouse d'un autre.

Je prenais cela pour des avis de femme que j'eusse rougi d'écouter. C'est de vous qu'ils venaient et je l'ignorais ; je croyais que vous vous taisiez, que seule elle parlait, elle par qui vous me parliez ; et c'est vous que je méprisais en elle, moi son fils, « fils de votre servante et de votre serviteur » (Ps. 115).

II,3,7

C'est ici qu'il faut placer la fameuse histoire du larcin des poires, dont on sourit parfois. Pourquoi ne pas plutôt se laisser instruire par Augustin du sens de la responsabilité, comme de la conscience et de la servitude que cause le péché ?

J'ai voulu voler... ce n'est pas de la chose convoitée par mon larcin, mais du larcin même et du péché que je voulais jouir.

... Hideuse était ma malice et je l'ai aimée, j'ai aimé ma déchéance ; non l'objet qui en était cause, mais ma déchéance même, je l'ai aimée

II,4,9

Seul, Augustin n'aurait pas volé, mais le plaisir de la complicité l'a conduit au plaisir du vol :

O amitié trop ennemie ! Incompréhensible séduction de l'esprit, avidité de nuire née du badinage et du jeu, appétit du dommage d'autrui... Il suffit que quelqu'un s'écrie : « Allons-y, faisons-le ! » et l'on a honte d'avoir honte

II,9,17

Le séjour à Carthage

Augustin part à Carthage poursuivre ses études en 370, vers l'automne.

J'arrivai à Carthage. Partout autour de moi bouillait à grand fracas la chaudière des honteuses amours. Je n'aimais pas encore et j'aimais à aimer (amare amabam).

III, 1, 1

Augustin est studieux. La culture qu'on lui donne est surtout littéraire. On lui inculque l'art de parler et d'écrire.

Ces études que l'on qualifiait d'honorables avaient leur débouché sur le forum de la chicane ; et j'aspirais à me distinguer là où les succès se mesurent aux mensonges. Tel est l'aveuglement des hommes : de leur aveuglement même, ils se glorifient ! Et déjà, je me détachais en tête de l'école du rhéteur, et ma joie était faite d'orgueil, j'étais gonflé de vanité.

III,3,6

Augustin aime le théâtre, sa frémissante sensibilité s'y donne libre cours.

Telle était ma vie. Etait-ce une vie, ô mon Dieu

III,2,4

Il refuse cependant de se mêler aux turbulents chambardeurs. Au début du séjour d Augustin à Carthage, son père mourut. Augustin se trouve chef de famille, une sS ur et un frère demeurent encore au foyer. Un ami de sa famille, Romanianus, lui continue l'aide financière qui avait pu assurer le départ à Carthage. S'adressant à cet ami, il lui écrit

Que ne vous dois-je pas alors que, jeune et pauvre, je vins dans une ville étrangère pour y poursuivre mes études ? Vous m'avez accueilli dans votre maison, vous m'avez ouvert votre bourse et, ce qui est bien plus, vous m'avez donné une place dans votre cS ur. Lorsque j'eus perdu mon père, votre amitié m'a consolé, vos discours m'ont encouragé, votre fortune m'est venue en aide.

Contra Acad., II, 2, 3

En 371, en automne, Augustin noue une liaison avec une concubine ; dès l'été de 372, un fils leur naquit, Adéodat. Précisons qu'Augustin a alors 17 ans, il est père à l'âge de 18 ans et durant plus de 14 ans il demeurera fidèle à sa compagne (IV, 2, 2).

En 372/373, Augustin découvre la philosophie. Il est littéralement bouleversé par la lecture de l Hortensius de Cicéron, qui contient une exhortation à la philosophie. Ici se situe la première conversion d'Augustin qui, de rhéteur ambitieux, devint sincère philosophe et déjà en quelque sorte chercheur de Dieu :

Cette lecture transforma ma sensibilité. Elle tourna vers vous mes prières, Seigneur... Je convoitai l'immortelle sagesse avec un incroyable élan de cS ur. Déjà je commençais à me relever pour revenir à vous... Ce qui me passionnait, c'était les choses dites et non pas la manière dont elles étaient dites. Oh ! comme je brûlais, mon Dieu, comme je brûlais de relever des choses terrestres jusqu'à vous. (Quomodo ardebam, Deus meus, quomodo ardebam... Une seule chose ralentissait un peu cette grande flamme le nom du Christ n'était pas là - Ce nom, suivant le dessein de votre miséricorde, Seigneur, ce nom de mon Sauveur, votre Fils, avait été bu tendrement par mon cS ur d'enfant avec le lait de ma mère ; il y était demeuré au fond ; et sans ce nom, nul livre si élégant, si véridique fût-il, ne pouvait me ravir tout entier.

III,4,8

Aussi Augustin s'empare-t-il avidement du livre des Ecritures, mais ce fut pour le rejeter aussitôt avec dédain.

Ce livre me parut indigne d'être comparé à la majesté d'un Cicéron.

III,5,9

Il rencontre des Manichéens et il est séduit par leur gnose, il refuse une foi qui lui semble démission de l'esprit et il devient membre auditeur de cette secte étrange où on lui promet de ne pas faire appel à sa croyance, mais à sa raison693.

Augustin demeurera manichéen neuf ans - soit toute la durée de son professorat à Thagaste et à Carthage.

Je tombai entre les mains d'hommes qui regardaient la lumière (du soleil) comme une de ces grandes et divines choses qui ont droit à nos hommages. Je ne partageais pas ces vues, mais je pensais que ces voiles cachaient je ne sais quoi de grand qu'ils me découvriraient un jour.

De beata vita, 1, 4

Augustin se livre par ailleurs à une étude personnelle de la philosophie.

3. Treize ans de professorat

De l'âge de 19 ans jusqu'à celui de 32 ans, Augustin est professeur : 1 an à Thagaste, 9 ans à Carthage, 1 an à Rome, 2 ans à Milan.

C'est à l'automne de 373 qu'Augustin fait à Thagaste, sa ville natale, ses débuts dans le professorat (IV, 4, 7). Il y est déchiré par la mort d'un ami intime, baptisé lors d'une grave maladie (IV,4,7 et sv.). Accablé par ce décès694, Augustin fuit sa patrie et il vient enseigner à Carthage dès 374. Il enseigne, en tant que rhéteur, la littérature aux jeunes gens (V, 7, 13) :

Tout me faisait horreur, même la lumière... où mon cS ur eût-il pu s'enfuir loin de mon cS ur ? Où fuir loin de moi-même ? Où me dérober à ma propre poursuite ?

IV, 7,12

Augustin signale (IV, 8, 13 et sv.) la consolation et la joie des amitiés nombreuses qui l'entourent :

Causer, rire ensemble, les égards d'une bienveillance mutuelle, la lecture en commun de beaux livres, les plaisanteries et les attentions, quelquefois un désaccord sans aigreur, comme on en a avec soi-même... Celui-là seul ne perd aucun être cher à qui tous sont chers en Celui qu'on ne peut perdre.

IV, 9, 14

Augustin se préoccupe du problème du beau et il écrit vers 380 son premier ouvrage philosophie d'ailleurs perdu (De pulchro et apto, voir Conf IV, 13, 20)695. Il se complaît dans les lectures sur les arts libéraux et sur la philosophie, il se souvient des Catégories d'Aristote lu et compris tout seul à l'âge de 20 ans. Faustus, évêque manichéen, vint à Carthage. Depuis neuf ans, Augustin avait espéré le rencontrer car, à toutes les questions posées aux manichéens, il s'était entendu répondre que Faustus pourrait tout lui expliquer. Il fut émerveillé de sa « dextérité verbale, », mais très déçu par son incompétence.

N'ignorant point entièrement son ignorance, Faustus ne voulut pas s'engager dans une discussion téméraire, dans une impasse sans issue d'où il n'aurait su comment se tirer.

V, 7,12

Sans quitter immédiatement la secte, déjà Augustin la désavoue. Il reconnaît dans la rencontre de Faustus l S uvre de la providence.

C'est que dans le secret de votre providence, vos mains, ô mon Dieu, n'abandonnaient pas mon âme : et nuit et jour, du fond de son cS ur, ma mère faisait monter vers vous pour moi un sacrifice de larmes.

V, 7, 13

Après être demeuré 9 ans professeur à Carthage, Augustin gagne Rome en 383, il y sera professeur un an.

Ce fut donc par un effet de votre action sur moi que je me laissai convaincre de préférer Rome à Carthage pour y continuer le même enseignement.

V, 8, 14

Augustin signale que le vrai motif de ce départ ne fut ni l'ambition, ni l'amour du gain, mais la recherche d'élèves plus disciplinés !

A Carthage, la licence des étudiants est odieuse et sans frein... Etudiant, je n'avais jamais voulu les suivre, professeur, j'étais obligé de les supporter...

V, 8, 14

Monique s'oppose au départ autant qu'elle le peut.

Elle s'attachait passionnément à moi, pour me retenir ou partir avec moi... Je lui donnai le change en feignant de ne pas vouloir quitter un ami. Je mentis à ma mère et à quelle mère ! Et je m'échappai...

Elle aimait ma présence auprès d'elle comme toutes les mères mais bien plus encore que beaucoup de mères et ne soupçonnait pas toutes les joies que par mon absence même vous lui prépariez.

V, 8, 15

... Je ne sais pas dire assez la passion qu'elle avait pour moi et à quel point ses angoisses pour m'engendrer selon l'esprit étaient plus laborieuses que celles qu'elle avait endurées pour m'engendrer par la chair.

V, 9, 16

Augustin tombe ensuite gravement malade et il note qu'il ne désira nullement le baptême, malgré le poids si lourd de fautes dont il était chargé. Mais, se disait-il, ce n'est pas nous qui péchons, c'est plutôt quelque nature étrangère en nous (V, 10, 18). Quelque peu indifférent et sceptique, Augustin demeure manichéen mais sans plus croire à rien.

Et je désespérais de trouver la vérité dans votre Église Il me semblait si honteux de croire que vous aviez pris les dehors d'une chair humaine... et voulais-je penser à mon Dieu, je ne savais me représenter qu'une masse corporelle - car rien à mes yeux ne pouvait être sans être ainsi.

V, 10, 19

Augustin prend alors ses élèves en déplaisance. Ils ne sont pas « chambardeurs » comme ceux de Carthage, mais on assure qu'ils s'entendent entre eux pour passer d'un maître à l'autre afin de ne pas payer les honoraires...

J'étais plus disposé à ne pas supporter leur perversité dans mon intérêt qu'à les vouloir meilleurs dans votre intérêt à vous.

V, 12,22

En 384, Augustin est nommé professeur à Milan. Il nous dit lui-même en quelles circonstances :

Sur ces entrefaites, une démarche fut faite de Milan, auprès du préfet de Rome pour le prier de fournir à cette ville un maître de rhétorique, avec droit d'user pour son voyage de la poste impériale. Je sollicitai cet emploi (par l'intermédiaire d'amis manichéens)... Je soumis un discours d'essai au préfet de la ville ; il le trouva de son goût et m'envoya à Milan.

V, 13, 23

C'est alors qu'il rencontre l'évêque Ambroise

Arrivé là, j'allai faire visite à l'évêque Ambroise... A mon insu votre main me menait à lui pour qu'il me menât à vous, conscient cette fois. Cet homme de Dieu m'accueillit paternellement et se félicita de ma venue avec une charité vraiment digne d'un évêque. Je me pris à l'aimer...

V, 13, 23

Cette rencontre d'Ambroise est d'une importance décisive. Augustin se montre assidu à ses instructions publiques afin de s'assurer si son éloquence est à la hauteur de sa réputation, il demeure « suspendu à sa parole, insouciant et dédaigneux du fond » (V, 12, 23). Il trouve Ambroise supérieur à Faustus.

Toutefois avec les phrases que j'aimais, les choses elles-mêmes dont je faisais peu de cas arrivaient jusqu'à mon esprit.

V, 14, 24

Augustin découvre l'interprétation spirituelle de l'Ancien Testament et ce procédé d Ambroise qui s'inspire d'Origène demeurera le sien.

l'Église catholique tout en cessant de faire figure de vaincue ne m'apparaissait pas encore victorieuse.

V, 14, 24

Augustin connut alors une crise d'irrésolution, aussi quitta-t-il les Manichéens. Il doutait de tout, « suivant les maximes de l'Académie », suivant en cela le scepticisme de Cicéron

Mais à ces philosophes qui ignoraient le nom de Jésus, je refusais absolument de confier la cure des langueurs de mon âme. Je me décidai donc à demeurer catéchumène dans l'Église catholique, l'Église de mon père et de ma mère, en attendant que quelque lumière certaine vînt orienter ma course.

V, 14, 25

Sa mère vint le rejoindre à Milan (printemps 385), elle éprouva une ardente admiration pour l'évêque Ambroise. Aussi, par obéissance envers lui, renonça-t-elle à sa coutume d'apporter des offrandes sur les tombes.

Il me semble que ma mère n'aurait peut-être pas volontiers prêté les mains au retranchement de cet usage, s'il eut été prescrit par un homme moins aimé d'elle que ne l'était Ambroise.

VI, 2, 2

Augustin, non sans quelque timidité devant la gravitas romana d'Ambroise, en subit de plus en plus le prestige

Souvent m'apercevant, Ambroise ne pouvait se tenir de me vanter ma mère, il me félicitait d'avoir une telle mère. Il ne savait pas quel fils elle avait en moi qui doutais de tout et ne croyais plus qu'on pût trouver la voie de la vie !

VI, 2, 2

Mon esprit était tendu vers la recherche, ardent à la discussion,... je considérais Ambroise comme un homme heureux au regard du monde d'être si fort honoré par les hauts personnages. Il n'y avait que son célibat qui me paraissait chose pénible... Quant aux combats... qu'il avait à soutenir contre les tentations inhérentes à sa grandeur même, aux consolations qu'il trouvait dans l'adversité, aux joies savoureuses qu'il goûtait à ruminer votre pain... de tout cela, je n'avais nulle idée, nulle expérience.

J'ignorais pareillement ces agitations et l'abîme où je risquais de choir. Il m'était impossible de lui demander ce que je voulais, comme je le voulais ; une foule de gens affairés qu'il aidait dans leurs embarras me dérobait cette audience et cet entretien.

VI, 3, 3

Je ne laissais jamais passer le jour du Seigneur sans l'entendre expliquer excellemment au peuple la parole de vérité...

VI, 3, 4

Avec stupeur et joie, Augustin découvre que Dieu est une « substance spirituelle » :

Je rougis de joie à la pensée que pendant tant d'années, j'avais aboyé non contre la foi catholique, mais contre les fantômes créés par des imaginations charnelles. Que votre Église enseignât le vrai, cela ne m'était pas encore démontré... Quelle fut ma joie, ô mon Dieu, à constater que votre Église unique, corps de votre Fils unique, dans laquelle, petit enfant, on m'avait inculqué le nom du Christ, n'avait aucun goût pour de puériles sornettes.

VI, 4, 5

Nous relevons ici une réflexion d'Augustin où s'exprime si bien ce qu'il dira toujours de la foi qui est première, qui est condition de l'intelligence des choses de Dieu :

Or, je devais croire pour guérir, pour que les yeux de mon esprit enfin purifiés, pussent s'arrêter en quelque sorte sur votre vérité éternelle et indéfectible.

VI, 4, 6

Augustin partage ses anxiétés avec ses grands amis Alypius (le futur évêque de Thagaste, sa ville natale) et Nébridius qui, dans leur amitié, l'avaient suivi à Milan :

Alypius m'aimait beaucoup parce que je lui paraissais savant et bon.

VI, 7, 2

Nébridius avait quitté son pays, voisin de Carthage, et était venu à Milan à seule fin de vivre avec moi dans la poursuite passionnée de la vérité et de la sagesse.

VI, 10, 17

La matinée, Augustin donnait ses cours, il consacrait l'après-midi aux démarches en vue d'obtenir une meilleure situation et aux préparations des cours, mais inquiet et déchiré songeait à se marier. Il voyait d'avance dans ce mariage une aide à son ambition

Où chercher la vérité ? Quand la chercher ? Ambroise n'a pas le temps, je ne l'ai pas de lire... Distribuons nos moments, répartissons nos heures pour le salut de notre âme, une grande espérance s'est levée... Les heures de la matinée appartiennent à mes élèves. Comment occupé-je les autres ? Pourquoi ne pas les employer à cette recherche ? Mais quand irai-je faire visite aux amis haut placés dont l'appui m'est indispensable ?... Je peux au moins me faire donner une présidence (de tribunal ?). Je prendrai une femme qui ait une certaine fortune pour ne pas accroître mes charges.

Mon cS ur était poussé de-ci de-là au souffle de vents contraires.

VI, 2, 19

La continence apparaît impossible à Augustin

A coup sûr, vous me l'auriez donnée si, avec des gémissements dans le cS ur, j'avais frappé à votre oreille et si, d'une foi vigoureuse, j'avais jeté en vous tous mes soucis.

VI, 11, 20

Alypius le détourne du mariage dans son grand désir de vivre avec lui, dans la liberté. Augustin au contraire cherche à gagner Alypius lui-même au mariage :

Ni pour lui, ni pour moi ne comptait guère ce qui fait la beauté du mariage...

VI, 12, 23

Mais Monique veille à tout et elle « s'emploie avec un grand zèle » à marier son fils :

Déjà ma demande était faite, déjà une promesse m'était accordée.

VI, 13, 23

Mais il fallait attendre deux ans car la jeune fille n'était pas nubile, tandis qu'Augustin avait 30 ans.

Augustin et ses amis mûrissent cependant un projet de vie en commun. Ils seraient une dizaine dont le très riche Romanianus et ils mettraient tous leurs biens en commun. Mais... les femmes de plusieurs s'y opposent.

La concubine d Augustin est alors renvoyée... et Augustin en prend une autre pour 2 ans !

Mon cS ur auquel elle tenait étroitement en éprouva une déchirante blessure et traîna longtemps son ensanglantement. Elle était repartie pour l'Afrique et vous avait fait le vS u de ne plus connaître aucun homme désormais. Elle me laissait le fils naturel qu'elle m'avait donné... et moi, malheureux, incapable d'imiter une femme, impatient d'attendre deux années.... moins amoureux du mariage qu'esclave du plaisir, je me procurai une autre femme... afin de demeurer sous la garde d'une habitude qui durerait jusqu'à l'avènement de l'épouse...

VI, 15, 25

Augustin déplore toutefois ses hésitations, la lutte est engagée :

O voies tortueuses ! L'âme téméraire a beau se tourner sur le dos, sur le côté, sur le ventre, tout lui paraissait dur, car pour elle, il n'y avait de repos qu'en vous.

VI, 16, 26

Il est préoccupé du problème du mal et il rejette les extravagances des astrologues.

Les pensées roulaient dans mon pauvre cS ur qu'alourdissaient les plus mordants soucis... et pourtant dans ce cS ur restait solidement enracinée la foi en Jésus-Christ, Notre Seigneur et notre Sauveur, telle que la professe l'Église catholique, foi sans doute mal dégrossie sur plus d'un point et qui flottait par delà la règle doctrinale.

VI, 5, 7

En juin 386, Augustin lit des livres néoplatoniciens traduits du grec en latin par Marius Victorinus. (On a recherché quels livres - il s'agit des Ennéades de Plotin, et peut-être d'une dizaine de traités de Plotin et des sentences de Porphyre.)

Et là, j'ai lu non en propres termes, mais dans un sens tout semblable... qu'au commencement était le Verbe et le Verbe était en Dieu et le Verbe était Dieu...

Mais que le Verbe se soit fait chair... qu'il se soit anéanti... qu'il se soit humilié obéissant jusqu'à la mort, cela je ne l'ai pas lu. Voilà ce que ces livres ne disent pas.

Et ibi legi. et non ibi legi. non habent illi libri.

VII, 9, 14

Augustin écrivit à son ami et mécène Romanianus que cette lecture alluma en lui un incroyable incendie (incredibile incendium)696. N'avait-il pas parlé de même lorsqu'à l'âge de dix-sept ans, il avait découvert la philosophie à la lecture de l Hortensius de Cicéron ? « Comme je brûlais, disait-il alors, comme je brûlais : quomodo ardebam, quomodo ardebam ! »

La découverte des Néoplatoniciens et la rencontre d'Ambroise sont des étapes décisives sur le chemin qui mène Augustin à la conversion définitive : le choc de la lecture des épîtres de S. Paul achèvera de le persuader.

C'était en juillet 386 qu'Augustin commença la lecture des épîtres pauliniennes. Il était normal dans le milieu catholique milanais de passer de la lecture des Ennéades de Plotin à l'étude des textes scripturaires : le néo-platonisme était alors la philosophie qui aidait la foi chrétienne à s'élaborer en théologie697.

Déjà Augustin cherchait sa voie et se souvenant plus tard de ces heures, il reconnaîtra que la dernière étape qu'il devait franchir était celle de l'humilité qui sera le fruit de sa lecture des épîtres de S. Paul, nous citons ici un extrait d'une lettre d'Augustin : il nous dira la conviction de celui qui deviendra, par sa conversion, le docteur de la grâce :

Toutes ces discussions, tous ces combats de paroles ont cessé... les philosophes de la famille platonicienne... doivent religieusement incliner la tête devant le Christ comme devant le seul et unique roi qui est resté victorieux et reconnaître que Celui-là est le Verbe de Dieu qui, revêtu d'une chair mortelle, n'a eu qu'à commander pour faire croire ce que eux ils craignaient de proposer. - C'est à Lui, mon Dioscore, que je voudrais te voir soumis en toute piété sans plus songer à t'engager dans une autre VOIE pour saisir et comprendre la vérité que sur celle-là qui nous est offerte par Dieu qui connaît la faiblesse de nos pas.

Cette voie, c'est l'humilité. La première voie est l'humilité, la seconde est l'humilité, la troisième est l'humilité, tu peux m'interroger autant de fois que tu veux, je te dirai toujours la même chose.

Certes, il y a encore d'autres préceptes, mais toujours l'humilité doit précéder, accompagner et suivre.

Lettre 118, 21, 22

Voyons donc comment S. Augustin lui-même se rendit compte à la lecture de S. Paul de l'importance de la grâce :

M'étant mis à l S uvre, je me rendis compte que tout ce que j'avais lu de vrai dans les livres néoplatoniciens était dit ici (dans épîtres de S. Paul), mais avec votre grâce à l'appui, afin que celui qui voit ne se glorifie pas, comme s'il n'avait pas reçu, non seulement ce qu'il voit, mais aussi la faculté de voir.

Que possède-t-il en effet qu'il n'ait reçu ?... Que fera donc l'homme de misère ? Qui le délivrera de ce corps de mort ? Sinon votre grâce ? Par Jésus-Christ Notre Seigneur.

... Or voilà ce que ces pages ne nous offrent point. Autre chose est d'apercevoir du haut d'un sommet boisé la patrie de la paix, sans trouver le chemin qui y mène... autre chose de tenir la voie qui y mène (tenere viam).

Toutes ces pensée, me prenaient aux entrailles d'une façon singulière quand je lisais le « moindre des Apôtres ».

VII, 21, 27

Je bavardais avec les airs d'un homme qui sait, mais si je n'eusse cherché la voie dans le Christ, notre Sauveur, j étais voué non pas à être un homme fin mais un homme fini (jeu de mots : non peritus sed periturus).

VII, 20, 26

4. La conversion : la scène du jardin

La crise finale qui va provoquer la conversion définitive est maintenant imminente. Augustin la revit et la décrit dans un crescendo dramatique et avec un art consommé. Dès le début du livre VIII consacré tout entier à la relation de sa conversion, il confesse la miséricorde de Dieu :

« Vous avez rompu mes liens, je veux vous offrir un sacrifice de louange » : comment vous les avez rompus, je veux le raconter.

VIII, 1, 1

De tous côtés, vous m'investissiez ! La voie me plaisait mais je ne me sentais pas le courage de m'engager dans son étroit défilé

VIII, 1, 1

Augustin avoue tout net que l'unique raison de ses flottements, c'était « la femme »... Il se décide à aller trouver Simplicianus, celui qui fut pour Ambroise « père dans la grâce » et lui succédera comme évêque. Simplicianus lui raconte la conversion du fameux rhéteur Marius Victorinus.

Rome fut remplie d'étonnement et l'Église de joie.

VIII, 2, 4

Augustin se débat. Il prie mais il résiste :

Allons, Seigneur, agis, éveille-nous, rappelle-nous, embrase-nous, ravis-nous, enflamme-nous, charme-nous : aimons, courons.

VIII, 4, 9

- Tout de suite ! A l'instant même

- Encore un petit moment

VIII, 5, 12

Or, un jour, Alypius et Augustin - Nébridius était absent reçurent la visite d'un certain Ponticianus, un Africain, leur compatriote, qui occupait à la cour un poste élevé... Celui-ci remarqua sur une table les épîtres de S. Paul et il fut tout heureux de dire qu'il était chrétien. Il se mit à raconter à ses hôtes la Vie d Antoine (écrite en 357 par Athanase). Puis il évoqua les monastères et enfin il raconta l'entrée subite au monastère de deux amis qui quittèrent leur emploi à la cour (à Trèves) en entendant et en lisant le récit de la Vie d Antoine.

Ami de Dieu, si je veux l'être, je le deviens sur le champ...

Ainsi parlait-il dans la crise de l'enfantement d'une vie nouvelle...

VIII, 6, 15

Augustin est au paroxysme de la honte et du combat « Eh bien, et nous ? » dit-il à Alypius...(VIII, 8, 19).

Tu non potes quod isti et istae ?

Toi, tu ne pourrais pas ce que ces hommes et ces femmes ont pu ?

VIII, 11, 27, au Discours de la Continence

Ici se place la fameuse scène du jardin : Augustin s'y est retiré, suivi d'Alypius. Il est au paroxysme de la crise.

Toi, Seigneur, tu me pressais en mes sombres replis.

VIII, 11, 25

La moitié du livre VIII est consacrée à cette relation (une dizaine de pages qu'il faut relire)698.

Augustin médite sur la défaillance de la volonté :

Non ex toto vult, non ergo ex toto imperat.

Elle ne veut pas entièrement, elle ne commande pas entièrement.

VIII, 9, 21

Je me disais au-dedans de moi : « Finissons-en, finissons-en ! » Ce qui me retenait, c'étaient ces misères de misères, ces vanités de vanités, mes anciennes amies, qui me tiraient doucement par mon vêtement de chair et me murmuraient tout bas : est-ce que tu nous renvoies ?

VIII, 11, 25-26

Pourquoi t'appuyer sur toi-même et chanceler ? Jette-toi sans crainte en lui, n'aie pas peur, il ne se dérobera pas pour te laisser tomber. Jette-toi hardiment, il te recevra et te guérira.

VIII, 11, 27

Augustin donne libre cours à ses larmes et il va s'étendre sous un figuier699.

Usquequo ? Usquequo ? Quamdiu ? Quamdiu ? Cras et cras ? Quare non modo ?...

Jusques à quand, jusques à quand ? Dans combien de temps ? Dans combien de temps ? Et pourquoi pas tout de suite ? Pourquoi pas sur l'heure ?

VIII, 12, 28

Or, tout à coup, j'entendis une voix qui partait de la maison voisine, voix de garçon ou de jeune fille, je ne sais, qui chantait et répétait à plusieurs reprises : Tolle, lege, tolle, lege... (Prends, lis).

VIII, 12, 29

Augustin alors retourne à l'endroit où il avait déposé les épîtres de S. Paul et il lit : « Non, plus de ripailles et d'ivresses, plus de débauches et d'impuretés, plus de disputes et de jalousies, mais revêtez-vous du Seigneur Jésus-Christ et ne mettez plus vos préoccupations dans la chair pour en satisfaire les convoitises (Rom. 13, 13) ».

A l'instant même, avec les derniers mots de cette pensée, ce fut comme une lumière de sécurité répandue dans mon cS ur, et toutes les ténèbres du doute se dissipèrent.

J'intercalai le doigt ou je ne sais quel autre signe dans le livre que je fermai et, le visage tranquille désormais, je mis Alypius au courant.

VIII, 12, 29-30

5. Baptême et vie nouvelle

Tout est désormais nouveau pour Augustin qui s'attache au Seigneur. Il renonce à ses projets de mariage. Il rompt avec sa vie de péché. La période des vacances de la vendange - on était au mois d'août 386 - lui permet d'ailleurs de se retirer et même d'abandonner sa profession de rhéteur. Il allègue une excuse non mensongère : sa mauvaise santé, une faiblesse de la poitrine qui occasionne une fatigue de la voix.

Racheté par vous, je ne viendrai plus ensuite me vendre moi-même.

IX, 2, 2

Ma profession était une profession publique et très en vue... A quoi bon livrer aux discussions et aux disputes mes sentiments intimes ?

IX, 2, 3

La pleine volonté de « prendre mon temps et de voir que vous êtes le Seigneur »(Vacate et vidéte.. Ps. 45) se formait et s'affermissait en moi.

IX, 2, 4

Un ami riche d'Augustin, Verecundus, met à sa disposition sa propriété de Cassiciacum, près de Milan. Augustin s'y retire avec sa mère, son fils très aimé Adéodat et son ami Alypius. Ils se communiquent leur ferveur enthousiaste à la lecture des psaumes et très spécialement du psaume 4

Oh Dans la paix ! Oh ! En lui-même !... Je lisais et je brûlais !

IX, 4, 11

Augustin écrit alors à Ambroise et lui demande par quel livre commencer une étude des Ecritures.

Le saint homme Ambroise... m'indiqua le prophète Isaïe. Mais comme à la première lecture, je n'en perçais pas le sens, je supposai qu'il en serait de même pour la suite et je laissai ce livre.

IX, 4, 13

A la fin de l'hiver, Augustin regagne Milan « afin de donner son nom », c'est-à-dire de s'inscrire pour le baptême.

En la nuit du 24/25 avril 387, au cours de la vigile pascale, Augustin âgé de 33 ans est baptisé par S. Ambroise, en même temps que son fils Adéodat et son ami Alypius.

Signalons le génie d'Adéodat qui allait bientôt mourir à l'âge de seize ans :

Il avait environ quinze ans et il dépassait déjà en intelligence bien des hommes graves et instruits... Il est un livre de moi intitulé Le Maître, Adéodat lui-même y dialogue avec moi... Il était alors dans ses seize ans... son génie m'inspirait une sorte d'effroi sacré.

IX, 6, 14

Augustin songe à regagner l'Afrique. Cependant, à Ostie, sa mère Monique mourut et Augustin rassemble ses souvenirs sur elle :

Nous cherchions où nous serions le mieux pour vous servir, Seigneur, et nous retournions en Afrique quand, arrivés à Ostie, à l'embouchure du Tibre, ma mère mourut.

IX, 8,17

Pour la suite de la vie d Augustin, nous devons consulter d'autres sources, d'autres S uvres d Augustin. Les CONFESSIONS ne nous mènent pas au-delà de la conversion.

Augustin séjourne à Rome dès la fin de 387. C'est à l'automne de 388 qu'il regagne l Afrique.

6. Trois ans de vie claustrale à Thagaste

Augustin se fixe à Thagaste, sa ville natale, il groupe autour de lui ses amis Alypius, Evodius et Sévère et il mène avec eux et son fils Adéodat (qui meurt en 389) une vie monastique consacrée à l'approfondissement de sa vocation philosophique et religieuse.

Il rédige alors plusieurs traités : le De musica, le De Magistro, ce beau dialogue où il apprend à son fils que le vrai Maître est le Maître intérieur, le De Genesi ad Manichaeos et le De vera religione. Il semblait que rien ne pourrait désormais arracher Augustin à cette vie qu'il s'était choisie. Mais Dieu allait l'appeler au service direct de son peuple.

7. Les quarante ans de prêtrise et d'épiscopat (391-430)

Un jour, Augustin se rendit à Hippone pour y rencontrer un fonctionnaire désireux de s'adjoindre à sa petite communauté pour mener, lui aussi, la vie monastique. Tandis qu'il s'était arrêté à l'église, le vieil évêque Valère propose à l'assemblée de désigner un prêtre capable de le seconder, surtout pour la prédication. Augustin fut désigné par le peuple chrétien au cri de « Augustin, prêtre ! ».

Augustin, malgré sa peine, ne put se dérober au service de l'Église L'évêque Valère, respectueux de son propos de vie monastique, lui donna un jardin près de l'église afin qu'il pût y aménager son monastère.

Cependant Augustin prit douloureusement conscience de son ignorance des Ecritures et donc de son incapacité à prêcher la Parole de Dieu. Il écrivit à son évêque Valère :

Je me croyais quelque capacité, mais le Seigneur s'est ri de moi et, par les événements, il a voulu me montrer ce que je vaux.

... Valère, mon Père, où est votre charité ? Aimez-vous l'Église au service de laquelle vous avez voulu m'attacher ?

Lettre 10

Il lui demandait avec instance un congé d'un an afin de pouvoir se consacrer tout entier à l'étude des Ecritures. Pour garder à l'Eglise un domaine, argumente-t-il, on lui permettrait bien une longue absence, or il s'agit d'une tâche bien plus importante dispenser au peuple les mystères et la parole de Dieu, cultiver les arbres vivants du verger de Dieu (Lettre 10). Augustin obtint satisfaction.

Quatre ans plus tard, en 395, l'évêque Aurelius de Carthage accorde à l'évêque Valère la permission de sacrer Augustin évêque coadjuteur avec droit de succession. Valère meurt l'année suivante en 396, Augustin lui succède : il est désormais l'évêque de la petite ville d'Hippone.

Augustin groupa les clercs autour de lui dans la « maison de l'évêque »toujours assaillie de visiteurs, afin de constituer dans la communauté des biens un monastère clérical. Ce mode de vie devint bientôt obligatoire pour les clercs.

Augustin n'eut pas une vie tranquille ! Synodes, conciles, discussions théologiques, visites à recevoir ou à donner, S uvres écrites, sermons...

On compte qu'il dut faire 40 à 50 voyages. Pour se rendre à Carthage où il fut une trentaine de fois, il fallait neuf jours de voyage. Sa vie fut une vie bousculée et féconde de « pasteur d'âmes »700.

Responsable de la pureté de la doctrine, Augustin eut à faire face à trois adversaires redoutables : le Manichéisme, le Donatisme et le Pélagianisme.

Lutte contre le Manichéisme : de 395 à 399

Augustin avait été manichéen neuf ans, séduit d'abord par cette gnose dualiste, il avait été profondément déçu ensuite : qu'on se souvienne de sa rencontre avec le célèbre Faustus. En l'église d'Hippone, Augustin tint une discussion publique avec le manichéen Félix, nous en possédons les actes officiels, comme aussi l'abjuration de Félix. En 388/389, Augustin avait déjà rédigé son Commentaire de la Genèse contre les Manichéens. Il écrira encore quatre autres traités polémiques contre la doctrine manichéenne.

Lutte contre le Donatisme : de 393 à 420

S. Augustin est le pasteur d'une Eglise que le schisme déchire. Le schisme donatiste avait 80 ans d'existence et les donatistes étaient majoritaires. Vers 312, après la persécution de Dioclétien, les donatistes avaient refusé de reconnaître l'évêque Cécilien de Carthage, soupçonné d'avoir livré aux païens les Livres saints. Pour ne pas se compromettre avec une Eglise qu'ils jugent traître, ils s'en étaient séparés. Eux au moins formeraient une Eglise sainte ! Lorsque Augustin célébrait ou prêchait dans sa basilique, il entendait les donatistes qui se tenaient dans l'église voisine, plus importante que la sienne. Au début de sa lutte contre le schisme, l'attitude d'Augustin est étonnamment oecuménique, elle est toute de patience, de dialogue, de pardon des injures (on chercha même à tuer Augustin qui essuyait sans cesse les pires calomnies). Mais l'évêque fut débordé par les événements et par la violence, aussi fut-il presque contraint de faire appel aux tribunaux et à la contrainte légale. Augustin rédige de nombreux traités antidonatistes et il multiplie les joutes oratoires. En juin 411, une conférence publique se tint en présence du commissaire impérial Marcellinus : 286 évêques catholiques étaient réunis face à 279 donatistes. Le culte schismatique fut interdit. Des lois de répression furent promulguées. Certes, la confrontation de cette page d'histoire avec notre époque d S cuménisme est délicate, il faut cependant remarquer qu'Augustin exhorta toujours les chrétiens à la seule charité et se dépensa en efforts sincères : signalons par exemple sa proposition de maintenir les donatistes sur leurs sièges si ceux-ci se ralliaient à l'union au détriment des évêques catholiques qui promettaient en ce cas de renoncer à leurs prérogatives.

Cette longue et douloureuse expérience pastorale contribuera à faire d'Augustin le docteur de la charité et donnera à son ecclésiologie ses lignes maîtresses.

Lutte contre le Pélagianisme : de 411 à sa mort

Pélage niait la nécessité de la grâce. Il rencontra Augustin à Carthage en 411 et une correspondance courtoise s'ensuivit (voir Lettre 146). Augustin s'attaqua vigoureusement à la doctrine pélagienne tout en ménageant Pélage. En 415, son attitude changea et Pélage fut condamné au synode de Milève auquel Augustin participa (voir Lettres 175, 176, 181, 182, 183). Le pape Innocent confirma cette excommunication en 417.

Plus de dix ans de lutte vont suivre Contre Julien d Eclane, évêque pélagien exilé. Très intelligent, arrogant et ambitieux, Julien se fit le champion d'un rationalisme naturaliste.

Un exemple de l'arrogance méchante de Julien d'Eclane : il traite Augustin de Manichéen, de détestable punique, de maniaque des discussions, il se moque de son ami Alypius qui se fit l'esclave infâme de ce bavard... et il ose ajouter ceci : « Et sa mère Monique n'était-elle pas une buveuse dans sa jeunesse ? Lui, même le raconte dans ses Confessions ! » Augustin avait en effet raconté comment sa mère lorsqu'elle était fillette avait le goût du vin (Conf., IX, 8, 18) ! Blessé dans son amour filial, Augustin toujours si doux et conciliant réagit :

« Qu'est-ce que ma mère t'a fait, mauvaise langue ? Quoi d'étonnant que tu ne puisses pas la supporter, toi qui ne peux même pas supporter la grâce de Dieu, cette grâce qui a libéré ma mère de cette faiblesse de sa jeunesse. J'ai bien connu tes parents, ils étaient d'honnêtes catholiques et je les félicite d'être morts avant qu'ils aient pu te voir devenu hérétique ».

Opus imperf. in Jul. 1, 68 et 3, 35

Augustin multiplia lettres et traités contre le pélagianisme, quatre traités, dont le dernier fut interrompu par sa mort, sont dirigés contre Julien.

Augustin est le docteur de la grâce comme il est le docteur de la charité ; dès sa conversion, à la lumière de l'épître aux Romains, il avait été persuadé de la nécessité absolue de la grâce et sans cesse dans son S uvre revient ce verset de l'épître aux Corinthiens : « Qu'as-tu que tu n'aies reçu ? » (1 Cor. 4, 7).

Lutte contre l'arianisme : dernières années

Il y avait bien peu d'ariens en Afrique, et à Hippone il n'y en avait guère. Augustin néanmoins aime d'insister sur l'égalité du Père et du Fils.

Vers 418, parmi les voyageurs qui débarquaient à Hippone il vint quelques ariens et on remit à Augustin un écrit arien qu'il réfuta point par point. A partir de 417, les Goths arrivèrent, envoyés par l'impératrice, pour mater une révolte (celle du comte Boniface). Ils étaient ariens et leur évêque les accompagnait. Augustin discuta avec lui publiquement.

Mort d'Augustin

En 426, Augustin fit acclamer par son peuple d'Hippone son successeur le prêtre Héraclius qui ne sera sacré évêque qu'à sa mort. En 426-427, Augustin entreprit la révision de tous ses ouvrages (les Retractationes) et en 430, malade il dut s'aliter, tandis que les Vandales assiégeaient Hippone.

Il demanda de pouvoir désormais « rester seul avec Dieu ». Et dix jours plus tard, il mourut : le 28 août 430.

D'après son disciple et premier biographe Possidius, évêque de Calame, il avait fait faire des copies des psaumes de la pénitence et, de son lit, il jetait les yeux sur ces copies placées contre la muraille.

Il lisait ces psaumes en versant des larmes abondantes et continuelles... tout son temps se passait en prière.

POSSIDIUS, Vita 31

III R UVRES

Nous renonçons à donner ici la liste des S uvres de saint Augustin qui compte 113 titres... On a conservé 500 sermons de saint Augustin et 218 lettres701. Cette production immense comprend des ouvrages philosophiques et théologiques, des écrits de polémique doctrinale et des S uvres relevant de la pastorale : commentaires d'Ecriture, sermons.

En suivant l'ordre chronologique, nous allons relever quelques titres :

Avant le baptême702

Les S uvres d'Augustin sont alors philosophiques : dialogues avec ses amis. Signalons en novembre 386 le traité sur la vie bienheureuse :De beata vita

Du baptême au sacerdoce

En 388/389, Augustin écrit son commentaire sur la Genèse contre les Manichéens : De Genesi contra Manichaeos ; en 389, son beau dialogue philosophique avec son fils Adéodat : De Magistro, Le Maître.

Du sacerdoce à l'épiscopat

En 394, un commentaire du discours sur la montagne : De sermone Domini in monte. De 394 à 395, des exposés sur les épîtres aux Romains et aux Galates.

Pendant l'épiscopat

De 397 à 401, les Confessions, en 399 le beau petit traité sur la manière de donner la catéchèse où Augustin recommande de donner une synthèse de l'histoire du salut et se montre plein d'humanité envers l'ignorant qui doit tout apprendre : De catechizandis rudibus.

De 399 à 422, l'important traité théologique De Trinitate où Augustin explique les relations des personnes divines selon une conception psychologique pensée par analogie avec les facultés de l'esprit humain (mémoire, intelligence, volonté).

De 401 à 414, un commentaire de la Genèse : De Genesi ad litteram.

De 413 à 427, le De Civitate Dei, La Cité de Dieu, vaste fresque d'histoire universelle qui comprend une théologie de l'histoire.

Deux amours ont bâti deux cités : l'amour de soi jusqu'au mépris de Dieu fit la cité terrestre, l'amour de Dieu jusqu'au mépris de soi fit la cité céleste. L'une se glorifie en elle-même, l'autre dans le Seigneur.

Cité de Dieu XIV, 28

De 426 à 427, Augustin écrit ses Retractationes : il y dresse la liste de ses S uvres et il s'attache à corriger toutes les pensées qu'il désavoue : « Je veux soumettre à une censure rigoureuse tout ce que j'ai écrit » dit-il dans le prologue.

Les Sermons proprement dits, les beaux Traités sur l'Evangile de S. Jean et ceux qui sont consacrés aux Epîtres de S. Jean, ardentes exhortations à la charité, enfin les Discours sur les psaumes (Enerrationes in psalmos) ne sont pas mentionnés par S. Augustin dans les Retractationes : ces grandes S uvres pastorales sont difficiles à dater parce qu'elles s'échelonnent sur de nombreuses années, elles demeurent des trésors incomparables de doctrine spirituelle.

IV - AUGUSTIN, DOCTEUR DE LA PRIERE

Augustin est un génie et un saint et il n'est guère possible d'épuiser les aspects de sa pensée. En ces pages, nous avons conscience d'effleurer à peine le sujet trop vaste. Nous choisissons de réunir ici quelques textes et notations sur la contemplation et la prière de demande car Augustin nous apparaît comme un Maître de prière.

Le Docteur de la Charité fut aussi le Docteur de la grâce. « Qu'as-tu que tu n'aies reçu ? » (1 Cor. 4, 7) aimait-il de redire.

Nous recevons tout : le Dieu-Charité nous donne la charité : « la charité de Dieu a été répandue dans nos cS urs par l'Esprit-Saint qui nous a été donné » (Rom. 5, 5).

Nous recevons tout : nous n'avons donc jamais à nous enorgueillir, dit Augustin, Docteur de l'humilité et puisque nous recevons tout, nous devons tout demander : Dieu sollicite notre prière par laquelle il nous forme et nous creuse, nous rendant aptes à recevoir.

Il n'est certes pas arbitraire de dire d'Augustin qu'il est Docteur de la prière : la synthèse qui lie Charité, Grâce, Humilité et Prière est présente chez Augustin avec une constance remarquable.

Nous allons voir par quelques citations comment le néoplatonicien, sans rien renier des richesses de sa pensée philosophique, devient un chrétien qui ne place rien avant la charité qu'il implore de Dieu par la voix du Christ Médiateur. Et la charité qu'est-elle sinon Dieu même ?

1. Première étape de la contemplation augustinienne

Une recherche tâtonnante et déçue

Où est-il ton Dieu ? (Ps. 41)

Vers l'âge de dix-neuf ans, Augustin découvre la philosophie à la lecture de l Hortensius de Cicéron, il devient « ami de la sagesse », « il convoite l'immortelle sagesse avec un incroyable élan du cS ur » (III, 7). Cet élan est un désir mais ce désir n'est pas une prière. Augustin tente de conquérir la Vérité par lui-même, l'ascension vers Dieu est cependant commencée :

Oh ! Comme je brûlais, mon Dieu, comme je brûlais de revoler des choses terrestres jusqu'à vous... Une seule chose ralentissait un peu cette grande flamine : le nom du Christ n'était pas là.

Conf. III, 4, 8703

Douze ans plus tard, en 386, Augustin lit les livres platoniciens et cette lecture suscite à nouveau en lui et d'une façon très précise la recherche d'une Vérité transcendante (« au-dessus de mon intelligence ») (VII, 10, 16). Le processus de la recherche est l'ascension vers Dieu par degrés, par le moyen des créatures. Il faut se souvenir que le temps de la lecture des néoplatoniciens coïncide avec celui de la lecture des épîtres de S. Paul :

J'étais absolument certain que ce qu'il y a d'invisible en toi est rendu intelligible à travers ce qui a été créé (Rom. 1, 20).

VII, 17, 23

ainsi, par degrés, des corps je suis monté à l'âme qui sent par le corps, et de là à sa puissance intérieure.

Id.

Tel est bien le tracé invariable de la route que suit la contemplation augustinienne : transcendance et immanence.

Mais Toi, tu étais plus intime à moi-même que mon être le plus intime et plus élevé que les cimes de moi-même.

Deus interior intimo meo et superior summo meo.

III,6,11

Revocat se anima ab exterioribus ad interiora, ab inferioribus ad superiora.

L'âme se rappelle des choses extérieures aux choses intérieures, des choses inférieures aux choses supérieures.

En. in ps. 145, 5

Nous avons traversé, degré par degré, tous les êtres corporels...

et nous montions encore au-dedans de nous-mêmes en fixant notre pensée... sur tes S uvres et nous sommes arrivés à nos âmes, nous les avons dépassées...

IX, 10, 24 (extase d'Ostie)704

Du Dieu que révèlent les créatures, du Dieu auquel renvoient les créatures, Augustin passe au Maître intérieur mais une fois entré en soi-même, il faut encore se dépasser soi-même, renvoyé toujours à la transcendance :

J'ai interrogé la terre et elle a dit : « Ce n'est pas moi ». Et tout ce qui est en elle a fait le même aveu. J'ai interrogé la mer, les abîmes, les êtres vivants qui rampent. Ils ont répondu : « Nous ne sommes pas ton Dieu, cherche au-dessus de nous ».

X, 6,9

Je cherche mon Dieu dans la créature corporelle... et je ne le trouve pas, je cherche en moi-même sa substance et je ne la trouve pas... C'est dans cette région qui dépasse mon âme qu'est la demeure de mon Dieu.

En. in ps. 41

Ah ! S'ils connaissaient l'éternel intérieur (Internum aetemum).

IX, 4, 10

Mais l'effort ascensionnel aboutit en fait à un échec, au moins partiel :

Je n'ai pas eu assez de force pour fixer mon regard et, quand ma faiblesse refoulée (repercussa) m'eut rendu à mes vues ordinaires, je ne portais en moi qu'un souvenir aimant qui faisait désirer un mets dont j'avais comme perçu l'arôme et que je ne pouvais pas manger. Je cherchais la voie.

VII, 17, 23

Avant la conversion d Augustin, la contemplation s'offrait à lui comme un idéal à poursuivre par une conquête de l'intelligence, un effort, elle avait pour lui un caractère actif.

Or, dans les trois « tentatives d'extase »705 du livre VII, la déception apparaît brutale :

- l'ascension par le moyen des créatures

- et l'instant de vision sont suivis par

- le retour au monde sensible qui se présente comme l'échec du voyant impur (reverberasti, VII, 10, 16).

Après le baptême l'extase d'Ostie vécue par Monique et son fils suit le même mouvement ascensionnel qui atteint à l'éblouissement momentané suivi de la chute inévitable mais l'extase se termine dans la plus sereine confiance et non pas dans le sentiment d'un échec. Le contexte est devenu scripturaire et la passivité est plus accentuée :

Nous tenions grande ouverte la bouche de notre cS ur vers les eaux qui ruissellent d'en haut de ta source, de la source de vie qui est près de toi (Ps. 35) afin d'en être arrosés selon notre capacité.

IX, 10, 23

Augustin et sa mère sont ici tendus vers un don qui vient d'en haut. Il est vrai qu'il n'est pas facile pour autant de faire le départ entre ce qui est d'origine chrétienne ou d'origine néoplatonicienne dans l'extase d'Ostie. Augustin ne reniera rien des richesses puisées chez Plotin mais il christianisera sa théorie de la contemplation. Qu'on lise dans cette perspective l'admirable Commentaire du psaume 41 qui est un très grand texte sur l'expérience mystique. Le schème plotinien du mouvement ascensionnel est demeuré inchangé et cependant tous les thèmes chrétiens sont présents passion, baptême, médiation du Christ.

Ensemble, courons à la fontaine de l'intelligence. Il est lui-même fontaine et lumière... C'est pour voir cette lumière que l S il intérieur se prépare, pour puiser à cette fontaine que brûle une soif intérieure... Cours vers cette fontaine, cours comme le cerf, pas de lenteur dans ta course.

... Je vois bien l S uvre de mon Dieu, mais je ne vois pas mon Dieu lui-même, l'auteur de ces S uvres. Aussi, cherchant mon Dieu dans les créatures visibles et mortelles et ne le trouvant pas... et le cherchant en moi-même... et toujours sans succès... je sens que mon Dieu est quelque chose qui dépasse mon âme... « J'ai répandu au-dessus de moi mon âme ».

... Où est ton Dieu ? Moi, je cherche mon Dieu dans la créature corporelle et je ne le trouve pas, je cherche en moi-même et je ne trouve pas... mais je ne cesse de poursuivre cette recherche de mon Dieu. C'est là, dans cette région qui dépasse mon âme, qu'est la demeure de mon Dieu.

En. ps. 41

Nous ne pouvons encore étudier ici la pensée spécifiquement chrétienne d Augustin sur la contemplation, il faut indiquer seulement d'avance qu'il a trouvé « la Route » dans la Médiation du Christ. Mais il faut souligner déjà qu'Augustin devint progressivement l'homme de l'intériorité. Captivé par le monde extérieur, il fut renvoyé à lui-même dans « les vastes palais de la mémoire » (livre X), dans l'espace intérieur et, dans sa détresse intérieure, il découvrit le Dieu plus intime à lui-même que lui-même (III, 11)

Et voici que Tu étais au-dedans et moi au-dehors (ecce intus eras et ego foris) et c'est là que je Te cherchais... Tu étais avec moi et je n'étais pas avec Toi.

X, 27, 38

J'aime certaine lumière et certaine voix certain parfum et certaine nourriture et certaine étreinte quand j'aime mon Dieu, lumière, voix, parfum, nourriture, étreinte de l'homme intérieur qui est en moi, où brille pour mon âme ce que l'espace ne saisit pas où résonne ce que le temps rapace ne prend pas où se répand un parfum que le vent ne dissipe pas où se savoure un aliment que la voracité ne détruit pas où se noue une étreinte que la satiété ne desserre pas.

X, 6, 8

2. « C'est Moi qui suis ton Salut » (Ps. 34)

Notre pouvoir, c'est Dieu lui-même,

Soliloques, II, 1

Après sa conversion, Augustin comprend que toute prière et tout effort de contemplation, toute recherche de Dieu et toute S uvre bonne est une réponse à un appel de Dieu qui est premier.

C'est lui qui appelle, notre part est de répondre.

En. ps. 101, 2e, 6

Qui donc a jamais fait appel à Dieu sinon celui à qui Dieu le premier fit entendre son appel ?

En. ps. 114, 5

La première démarche vient toujours de Dieu, son appel est premier et fondamental : « Il nous a aimés le premier » (1 Jn 4, 10).

Tu nous as créés pour Toi, Seigneur (ad Te), et notre cS ur est sans repos (in-quies) jusqu'à ce qu'il se repose en Toi.

Conf. 1, 1

L'inquiétude de l'homme, sa foncière indigence, est déjà appel, invocation (appel en soi : appeler Dieu à venir en nous, tel est bien pour S. Augustin le sens du mot invocation).

La pauvreté de l'homme est une soif qui appelle la source : « La créature n'a besoin que de s'appréhender de quelque manière comme ce qu'elle est pour jaillir déjà en prière »706.

Augustin, inquiet et insatisfait a cherché ; il a cherché la Vérité et il a cherché l'Amour, lui qui aimait d'aimer et d'être aimé (II,2,2).

De déception en déception, de faute en faute aussi, il en est arrivé à se connaître en se reconnaissant indigent. Il a voulu faire de Dieu l'objet d'une conquête de l'intelligence : en vain ! Il a échoué et la lumière trop forte l'a repoussé :

J'étais emporté vers toi par ta beauté et bien vite violemment déporté loin de toi par mon poids... et ce poids, c'était l'habitude charnelle.

VII, 17, 23

Les yeux malades trouvent odieuse la lumière qui paraît aimable aux yeux intacts.

VII, 16, 22

Voulant enfin se libérer de ses chaînes reconnues comme telles, il s'en est senti tout à fait incapable :

La loi du péché, c'est la violence de l'habitude qui entraîne l'âme et la retient même contre son gré, juste sanction puisque c'est volontairement qu'elle s'y laisse aller. Dans ma misère, qui donc aurait pu me délivrer de ce corps de mort sinon ta grâce par Jésus-Christ notre Seigneur ? (Rom., 7, 24).

VIII, 5,12

Or, le jour où Augustin s'est reconnu pauvre, la vraie prière est née en lui : une capacité s'est creusée en lui, élargie par son désir, et il n'est dès lors plus loin de connaître Dieu, de reconnaître en lui la Vérité qui se donne librement et l Amour qui sauve gratuitement.

Ton désir, c'est ta prière

si ton désir est continuel,

ta prière est continuelle.

En. ps. 37, 14

Le désir, c'est la profondeur du cS ur.

Tr. Jn., XI, 19

Dans le cS ur pauvre et ouvert d Augustin, l'Amour de Dieu peut maintenant se répandre par l'Esprit Saint qui nous est donné (Rom., 5, 5)707.

En 386/387, à Cassiciacum, peu avant son baptême, Augustin écrivait ceci :

Augustin - Ayons confiance, Dieu nous aidera.

Raison - Oui, ayons confiance si cela est en notre pouvoir.

Augustin - Notre pouvoir, c'est Dieu lui-même.

Raison - Prie-le donc, aussi brièvement et aussi parfaitement que tu le pourras.

Augustin - O Dieu qui es toujours le même, fais en sorte que je me connaisse, fais en sorte que je te connaisse, voilà, la prière est faite !

Noverim me

Noverim te

Oratum est.

Soliloques, II, 1

Augustin a reconnu Dieu pour ce qu'il est : son Salut.

Dis-moi, au nom de tes miséricordes, Seigneur mon Dieu, ce que tu es pour moi. Dis-le à mon âme : c'est moi qui suis ton salut. Dis-le de façon à ce que je l'entende Voici les oreilles de mon cS ur devant toi, Seigneur Ouvre-les et dis à mon âme : ton salut, c'est moi. Je veux courir après cette parole et te saisir.

Conf., 1, 5, 5

Ne garde pas le silence envers moi Que je ne sois point sourd à jamais Ne garde pas le silence envers moi Je vais t écouter... C'est une grande clameur dans le grand silence du cS ur quand d'une grande voix Dieu dit : C'est moi qui suis ton salut.... Que jamais elle ne fasse silence cette voix par laquelle Dieu me dit : Je suis ton salut. Ne garde pas le silence envers moi.

En. ps. 38,20708

3. La découverte décisive : le Christ Médiateur

Autre chose est d'apercevoir du haut d'un sommet boisé la patrie de la paix, sans trouver le chemin qui y mène... autre chose de tenir la voie qui y conduit.

VII, 21, 27

C'est grâce à la lecture des épîtres de saint Paul qu'à la veille de sa conversion, Augustin comprit pour toujours la nécessité du Médiateur, mais c'est en termes johanniques qu'il ne cessera de la redire plus tard :

Je cherchais la Voie... et je ne trouvais pas tant que je n'avais pas embrassé le Médiateur entre Dieu et les hommes, l Homme Jésus-Christ qui est au-dessus de tout, Dieu béni à jamais, Il nous appelle et Il nous dit : Je suis la Voie, la Vérité et la Vie (Jn., 14, 6)

VII, 18, 24

Oui, c'est lui la Voie qui conduit à la patrie bienheureuse, non pas seulement pour la contempler, mais aussi pour l'habiter.

VII, 20, 26

Augustin est passé de la présomption à la confession (VII,26), le Christ humble, Verbe fait chair, le forme à l'humilité. Il ne dédaigne plus d'apprendre de lui qu'il est doux et humble de cS ur (VII, 27). Il entend de lui que ce qu'il cache aux sages et aux prudents, il le révèle aux petits (VII, 27)709.

Dans la Cité de Dieu encore, Augustin s'adresse aux néoplatoniciens et, d'un mot, il leur dit de suivre la Route (le Christ), résumant ainsi son expérience personnelle :

Vous voyez, mais de loin et confusément, cette patrie où nous devons demeurer, mais vous ne suivez pas la Route qui doit nous y conduire.

Cité de Dieu, X, 29, 1

Autrefois, Augustin ne soupçonnait rien du mystère de l'Incarnation, encore qu'il n'ait jamais oublié le « nom du Christ », ce « nom bu avec le lait de sa mère » (Conf., III, 4, 8).

Ce que renfermait de mystère (sacramentum) le Verbe fait chair, je ne pouvais même pas le soupçonner.

Conf., VII, 19, 25

Après sa conversion, il ne cesse plus de découvrir le « sacrement du Christ ».

De celui qui a mangé et bu, dormi, marché, s'est réjoui, s'est attristé, a conversé...

Id.

Le Verbe fait chair dans le temps est le Sacrement de l'Eternel. Il est lui-même la Vérité, il est la Vie et sa chair est la vole qu'il a prise pour venir jusqu'à nous. Le mystère du Christ c'est l'alliance indissoluble, en une seule personne, de l'humanité et de la divinité : s'il n'est que Dieu, le Verbe demeure inaccessible s'il n'est qu'un homme, il ne peut mener l'homme à Dieu.

« Nous et lui, nous allons au Père » (Tr. Jn., 69, 2)

Il est donc la voie par laquelle on marche. Mais serait-il aussi ce terme où aboutit la Voie ?

Tr. Jn., 69, 2

Lui-même allait à la Vérité puisqu'il allait à la Vie. Il allait donc à lui-même par lui-même et nous allons à lui par lui ou plutôt, nous et lui, nous allons au Père. Il le dit : « Je vais à mon Père » et à notre sujet, il dit : « Personne ne va au Père sinon par moi ».

Id.

Par où passons-nous, sinon par lui ?

Id.

Le Christ, notre Pâque (passage), nous entraîne à sa suite.

Tu veux marcher ? Je suis le Chemin.

Tu veux ne pas être trompé ?

Je suis la Vérité,

Tu veux ne pas mourir ? Je suis la Vie.

Tu ne peux aller qu'à Moi et tu ne peux passer que par Moi.

Tr. Jn., 22, 8

Dieu Christ est la Patrie où nous allons.

L'homme Christ est la Voie par où nous allons.

Serm. 123, 3

Par lui, tu marches, vers lui, tu marches.

Serm. 141, 4

Le Chemin, c'est le Christ humble,

La Vérité et la Vie, c'est le Christ Très-Haut et Dieu.

Serm. 142, 2

A nous de le suivre sur sa route de fatigue et d'humilité :

Il est venu pour nous frayer la route de l'humilité, il est devenu lui-même cette voie.

Tr. Jn., 5, 3

La patrie est élevée, le chemin est bas

La patrie, c'est la Vie du Christ

mais le chemin, c'est sa mort.

La patrie, c'est l'union au Christ

mais le chemin, c'est sa passion.

Tr. Jn., 28, 5

Le Christ Seigneur est une porte basse ; celui qui entre par cette porte doit s'abaisser, s'il veut entrer sans se blesser la tête.

Tr. Jn., 45, 5

Les superbes ne veulent pas d'autres guides qu'eux-mêmes, or, c'est l'humble foi qui permet d'accéder à la Vérité et à la Vie.

Quiconque croit que Jésus est le Christ est né de Dieu

1 Jn 5, 1

Avant de croire, tu courais, mais tu courais en dehors de la route, tu errais au lieu d'aller vers le but. Il nous faut courir mais sur la route... Quelle est cette route sur laquelle nous courons ? Le Christ a dit : Je suis la Route.

Quelle est notre patrie ? Vers quel but courons-nous ? Le Christ a dit : Je suis la Vérité.

Nous courons par lui, nous courons vers lui, en lui, nous nous reposerons.

Mais pour que nous puissions courir vers lui, il est descendu jusqu'à nous. Nous étions loin de lui, nous voyagions loin de lui, et, fatigués, nous ne pouvions plus avancer. Comme médecin, il est venu à des égarés. Nous avons été sauvés par lui, nous marchons par lui. Voilà ce que c'est que de croire que Jésus est le Christ.

In Jn Ep. 10, 1

C'est le Christ total, tête et corps, qui est la route d'accès à l'éternité.

Nous voilà loin de l'anxieuse recherche de l'extase intellectuelle enseignée par Plotin. Et cependant, fidèle à ses profondes découvertes, jamais Augustin ne renia la théorie de la contemplation : l'ascension par le degré des créatures. Mais il est significatif que dans son commentaire du psaume 41 où, comme nous l'avons vu, Augustin développe la « montée vers Dieu » en commentant les versets : « Où est ton Dieu ? Mon âme a soif du Dieu vivant - Comme le cerf... etc » - Augustin précise qu'il existe une route et que cette route, on la trouve dans l'Église.

Effudi super me animam meam (Ps. 41). C'est là au-dessus de mon âme qu'est la maison de mon Dieu... Or, celui qui possède au-dessus des cieux, une maison invisible a aussi une tente (tabernaculum) sur la terre. (J'entrerai dans le lieu du tabernacle admirable jusqu'à la maison de Dieu, Ps. 41).

Sa tente sur terre est son Eglise encore pérégrinante. Mais c'est là qu'il faut le chercher parce que c'est là qu'on trouve la Voie qui mène à la maison.

En. Ps. 41, 9

D'une mystique de Dieu, Augustin est passé à une mystique du Christ et du Christ total. Des efforts intellectuels qu'exigeait l'élévation plotinienne, il est passé, sans jamais renier aucune valeur, à l'humble charité dans le service des autres, membres vivants du Christ.

Si le croyant cherche Dieu, c'est que Dieu, par le Christ, l'a déjà trouvé.

L'homme n'a pas à se mettre à la recherche du Chemin. Le Christ est le « chemin qui marche », la Voie Vivante dont parlait déjà Origène

Où il ne faut rien prendre avec soi, ni besace, ni manteau, ni même cheminer avec un bâton, ni chausser ses pieds de sandales. Cette Route en effet fournit suffisamment par elle-même ce qui est nécessaire au voyage.

ORIGÈNE, Comm. in Jn 1, 26

Le Christ est descendu à la recherche de ceux qu'il est venu sauver.

On ne te dit pas : Travaille à chercher le Chemin qui te mènera à la Vérité et à la Vie... Lève-toi, paresseux, le chemin lui-même vient à toi et t'éveille de ton sommeil. Lève-toi et marche.

Tr. Jn 34, 9

4. La contemplation chrétienne selon Augustin

« Je me manifesterai à lui » (Jn., 14, 21) : don précieux, promesse magnifique

Sermon 78

La Route est trouvée ou plutôt la Route a trouvé Augustin : rien n'est changé et tout est changé - sans cesser d'être de son temps et de garder sa culture néoplatonicienne, Augustin va être envahi par le christianisme. Toute la force de cette intelligence géniale, tout l'élan de ce cS ur frémissant de sensibilité vont être christianisés dans la charité et l'humilité. Augustin va recevoir l'Esprit du Christ qui répand la charité dans nos cS urs et nous instruit par son onction intérieure, nous redisant la leçon essentielle du Maître : « Apprenez de moi que je suis doux et humble de cS ur » (Mt., 11).

La contemplation chrétienne ne peut être qu'un don divin et elle sera beaucoup plus passive que l'effort du néo-platonicien. L'effort de l'âme sera encore une élévation vers Dieu, mais avec le secours de sa grâce humblement implorée, et cet effort n'aura plus d'autre sens que d'être un geste d'amour : ce qui est voulu et cherché, c'est l'union à Dieu.

La contemplation s'apaise, elle devient une vie théologale de foi, d'espérance, d'amour vécue dans la prière. Il est très caractéristique que pour Augustin les trois pains que l'ami importun demande à Dieu sont les trois personnes de la Trinité qui seule rassasiera notre indigence ; mais que d'autre part, il nous est dit de demander, « Si nous voulons goûter la douceur du don qui nous est fait », la foi, l'espérance et la charité qui, elles aussi, sont un don de Dieu. Demander le poisson de la foi - et Dieu ne nous donnera pas un serpent (poisson qui vit au milieu des flots du monde), l S uf de l'espérance et Dieu ne nous donnera pas un scorpion (« L S uf n'est point encore le poulet qui doit en sortir ! ») et le pain qui vaut mieux que les deux autres, c'est la Charité. (Voir le Sermon 105, 4-5 et aussi la Lettre 130, 15 à Proba.)

L'élan de l âme vers les biens éternels est en fait un mouvement de continuelle prière de demande. Augustin devenu chrétien connaît certes l'expérience mystique de Dieu mais il est tendu de toute sa foi vers le don de la charité par laquelle il reçoit son Dieu

Voici souvent ce que je fais, c'est mon plaisir : je me dégage des occupations astreignantes autant que je puis pour trouver dans cette joie mon refuge... et parfois tu me fais entrer dans un sentiment extraordinaire au fond de moi, jusqu'à je ne sais quelle douceur qui, si elle devient parfaite en moi sera je ne sais quoi que cette vie ne sera pas.

Conf., X, 40, 6 5

En fait, tout ce texte serait à analyser. Augustin a parcouru à nouveau toutes les étapes de la montée vers Dieu.

J'ai parcouru le monde, au-dehors, avec mes sens jusqu'où j'ai pu...

... de là, j'ai pénétré dans les retraites de ma mémoire, multiples immensités remplies de richesses sans nombre. Consideravi et expavi.

Habacuc, 3, 2

« J'ai considéré et j'ai été pris d'épouvante » : ce mouvement de stupeur religieuse est partout présent chez Augustin (cf. « Emoi de respect, tremblement d'amour » XII, 14, 17),

Et je n'ai pu discerner rien de tout cela sans toi, et j'ai découvert que rien de tout cela n'était toi.

X, 40, 65

L'expérience à laquelle atteint Augustin est bien un avant-goût du bonheur éternel : l'état de la contemplation est celui de l'autre vie, de la vie réelle.

Alors, nous le verrons tel qu'il est.

Jean, 3, 2

Là, plus de tentation et donc plus de prière, là ce ne sera plus l'attente du bien promis mais la contemplation du bien accordé.

Lettre 130, 5

La « saisie des choses immuables » est seulement commençante :

Pour moi, depuis que je suis comme créé à nouveau, lorsque j'appelle Dieu à mon secours, et qu'ainsi je commence à m'élever vers lui et vers les réalités les plus réelles qui soient, je me sens tellement comblé par une saisie commençante des choses immuables, que je m'étonne d'avoir besoin d'un raisonnement pour croire à la réalité de ces choses qui nous sont aussi présentes que chacun l'est à soi-même.

Lettre à Nébridius, 4, 2

Mais de toute façon, l'homme « perd Dieu » s'il ne trouve le seul, le vrai Médiateur Jésus-Christ qui guérit son cS ur blessé et prend sur lui toute son infirmité :

J'ai vu ta splendeur avec un cS ur blessé et repoussé par le choc, j'ai dit :

Qui peut atteindre Dieu ? J'ai été rejeté loin du regard de tes yeux (Ps. 30)...

Qui trouver pour me réconcilier avec toi ?... Le véritable médiateur que tu as envoyé aux hommes... pour leur apprendre l'humilité, le médiateur de Dieu et des hommes, l'Homme-Christ, Jésus.

X, 41, 66 ; 42, 67 ; 43, 68

L'intériorité

Après sa conversion comme avant elle, Augustin plonge dans « l'abîme de la conscience humaine » (X, 2, 2) avec la hardiesse d'un philosophe, mais il le fait désormais avec la clairvoyance et l'humilité d'un saint.

La connaissance de soi est médiatrice de la connaissance de Dieu car nous sommes créés à l'image de Dieu. Le monde intérieur est plus réel que le monde extérieur et l'intériorisation est en définitive la découverte de la Présence intime :

Pour écouter le fond de ton être, il y a toujours Quelqu'un !

En. ps. 102, 2

Rentre en ton cS ur, c'est là que tu verras ce que tu pressentais de Dieu car c'est là qu'est l'image de Dieu. Dans l'homme intérieur habite le Christ, dans l'homme intérieur, l'homme est renouvelé à l'image de Dieu et connaît son Créateur à travers son image.

Tr. Jn., 18, 10

Tu cherches un haut lieu, un lieu sacré, c'est en toi qu'il faut élever un temple à Dieu.

Tr. Jn., 15, 25

Croire à ces réalités qui sont en nous aussi présentes que chacun est présent à soi-même.

Lettre 4, 2

Pourquoi éprouve-t-on la tranquillité d'autant plus qu'on se retire plus intimement dans le sanctuaire de son âme pour y adorer Dieu ? Pourquoi le calme subsiste-t-il ?

Lettre 10 à Nébridius

Il est dit habiter en ceux à l'amour filial desquels il est présent.

Lettre 120

Il faut conclure ces quelques notations : la contemplation chrétienne selon Augustin est encore une montée vers le Dieu transcendant intérieur à l'homme qui doit se dépasser pour le trouver. Mais le chrétien sait qu'il trouvera Dieu parce que Dieu le cherche le premier : sa contemplation est un humble désir d'amour, désir toujours croissant, conscient de ne pouvoir être comblé que dans l'autre vie. Nous citons encore deux textes, les résumant quelque peu : ils illustrent bien le thème de la contemplation « partielle » dont la plénitude est réservée à l'au-delà et celui du primat absolu de la charité qui ne cherche pas son propre intérêt :

Maintenant, en cette vie, en ce pèlerinage ; à l'actuelle lumière de la foi qui brille déjà comme le jour mais qui est la nuit si nous la comparons au Jour où nous verrons Dieu face à face, maintenant « ma prière te prévient » (Ps. 87).

Or, afin que cette prière s'enflamme et s'exerce... le bien qui sera donné dans l'éternité est différé. « Pourquoi, Seigneur, as-tu repoussé ma prière ? » (Ps. 87). Voici pourquoi : afin qu'elle s'élance, semblable au feu que le vent refoule, en flammes bien plus ardentes

 

Par un effet de sa miséricorde, le Christ peut bien se montrer transfiguré à ses apôtres privilégiés : l'éclat de la Transfiguration est nécessairement passager. Lorsqu'une nuée lumineuse couvre les Apôtres, ils tombent face contre terre ; c'est sur terre, dans l'Église, qu'ils doivent chercher le Royaume de Dieu, eux qui sont terre et doivent retourner à la terre, cependant le Seigneur les relève, car il les prendra avec lui pour entrer avec eux dans la gloire :

C'est là, c'est alors que se trouvera accomplie cette promesse faite par Jésus à ceux qui l'aiment : « Celui qui m'aime sera aimé de mon Père et je l'aimerai aussi et je me manifesterai à lui » (Jn., 14, 21). Don précieux, promesse magnifique : ce n'est pas quelqu'une de ses récompenses qu'il vous réserve, c'est lui-même. Avare que vous êtes, ce que Jésus-Christ vous promet ne vous suffit-il pas ?

... Descends, Pierre. Tu souhaitais le repos sur la montagne ? Descends. Va prêcher la parole, insister à temps et à contretemps, reprendre, supplier, menacer, en toute patience et doctrine (2 Tim., 4).

Travaille dans la sueur, souffre aussi quelque peu. Conquiers par la charité cet éclat, cette beauté des bonnes S uvres signifiées par la splendeur des vêtements du Seigneur.

La charité ne cherche pas son propre intérêt (quae sua sunt) Elle fait que l'homme ne cherche pas ce qui lui plaît... Pierre ne le comprenait pas encore quand, sur la montagne, il souhaitait demeurer avec le Christ. Cela t'était réservé, Pierre, pour plus tard. A présent le Christ lui-même te dit « Descends... travailler sur terre ; servir sur terre, être méprisé, être crucifié sur terre ».

... Mais Pierre ne « descend » pas seul de la montagne :

La Vie elle-même est descendue pour être mise à mort,

Le Pain est descendu pour souffrir de la faim,

La Voie est descendue pour connaître la fatigue de la route,

La source est descendue pour endurer la soif...

Ayez la charité... ainsi vous parviendrez à l'éternité, et là tu trouveras la sécurité.

Sermon 78

5. Le Mendiant de Dieu

Demandez et l'on vous donnera,

Cherchez et vous trouverez,

Frappez et l'on vous ouvrira.

Matt., 7, 7

Augustin néoplatonicien a cherché Dieu par ses propres forces dans l'élan impuissant de la contemplation. Désormais, il se sait pauvre - il sait aussi que le temps de la contemplation n'est pas venu encore, que Dieu seul librement l'accorde aux âmes humbles et purifiées (Heureux les cS urs purs, car ils verront Dieu) - Augustin entend l'ordre insistant de Dieu que le Seigneur Jésus nous a transmis : « Demandez, cherchez, frappez ». Cet ordre est formel et cependant, pourquoi ? Dieu sait ce dont nous avons besoin... Or, Dieu veut notre prière. C'est que la prière elle-même apaise notre cS ur, en élargit la capacité, accroît ce désir que Dieu veut combler.

Augustin, on ne le dira jamais assez, est le Docteur de la Charité : là et nulle part ailleurs est le centre de sa pensée, de son âme, de son cS ur et tout l'y ramène. Mais tout se tient : Dieu est Charité - parce que Charité, Dieu se donne par son Fils et son Esprit - parce que Charité, Dieu a créé l'homme libre et il veut que nous le demandions : l'âme de notre prière de demande est le désir et le désir n'est qu'un autre nom de l'amour qui demande toujours à croître.

Nous allons analyser un texte qui nous semble porteur d'une synthèse de la pensée d'Augustin sur la prière :

O Pauvre, devant la porte d'un Dieu si riche, quel désir te fait mendier ?

En. Ps. 101, de prima parte, 3

- Quel désir te fait mendier ?

Ce désir naît de la conscience de l'indigence, du besoin, de la soif :

Le temps de la soif est le temps de la prière. La soif passera et alors aussi passera la prière (de demande), la louange seule lui succédera et les lèvres d'allégresse chanteront ton Nom.

En. Ps. 62,13

- Quel désir ?

Seul le désir de Dieu porte l'homme vers celui qui peut le combler. Mendiant de Dieu, l'homme demande Dieu à Dieu.

- O Pauvre

Prendre conscience de sa pauvreté est vraiment la démarche essentielle, génératrice d'humilité et de prière. Cependant qu'on lise le beau contexte de la citation : qui est le Pauvre qui prie ? C'est le Christ qui de riche qu'il était s'est fait pauvre pour nous (2 Cor. 8, 9) : l'unique Pauvre, c'est lui :

Ecoute et reconnais-le si tu peux...

Ecoutons le Christ pauvre en nous et avec nous et à cause de nous.

En. Ps. 101, 3

Nous ne prions donc pas seuls, mais unis au Christ portés par lui, pas seuls, mais avec toute l'Église qui est son Corps, Sa voix se confond avec la nôtre, la nôtre se confond avec la Sienne.

Ici aussi, ici surtout, le Christ est Médiateur.

Voilà tout à la fois la Personne Transcendante que tu dois prier et une chair humaine qui prie pour toi.

En. Ps. 29, 11, 1

Le Christ « est comme la voix d'un fleuve de prières qui ne cesse sa rumeur, et dont les générations successives de fidèles sont les vagues d'un moment »710.

Tu as crié dans les jours de ta vie, et ta vie est passée ; un autre t'a succédé et a crié pendant sa vie : toi ici, un autre là, un troisième ailleurs, c'est ainsi que le Corps du Christ crie pendant tout le jour, ses membres disparaissant et se succédant.

En. Ps. 85, 5

- A la Porte d'un Dieu si riche

Toutes les richesses sont à Dieu. Aussi pouvons-nous tout demander au Créateur, mais seul Lui qui est notre Père sait ce qui nous convient :

Il est Père en effet et ce que ses fils convoitent de mauvais, il ne le donne pas.

En. Ps. 146, 1

Mais pourquoi demander à Dieu moins que Dieu lui-même ? Demandons non pas toutes les richesses mais leur source

Invoque (appeler en soi) Dieu comme Dieu... Rien de meilleur que lui, que ce soit lui que tu désires, lui que tu convoites.

En. Ps. 85, 8

Trop est avare à qui Dieu ne suffit

Madame Acarie,

(citant S. Augustin qui le redit souvent en termes équivalents.)

Augustin avait voulu tenter « la montée vers Dieu » dans l'extase plotinienne. Il garde intact son désir mais il sait maintenant qu'il suffît de prier - de demander - pour qu'aussitôt Dieu descende vers nous :

Monte vers Dieu, hausse-toi ! Ne désespère pas ! Ne dis surtout pas : c'est bien trop difficile pour moi ! Il serait bien plus difficile d'acquérir l'or que tu convoites. Dès que tu voudras Dieu, tu l'auras. Bien avant que toi tu ne le veuilles, il est venu vers toi... et que te réserve-t-il, sinon lui-même ? Demande-lui autre chose si tu peux trouver mieux ! Dieu se réserve lui-même pour toi. Avare, pourquoi tournes-tu avec avidité ton désir vers le ciel et la terre ? C'est lui que tu verras, lui que tu posséderas. Aime-le, possède-le, aussitôt que tu le veux, tu l'auras. Lui-même, gratuitement, tu l'auras !

En. Ps. 32, 15 -16

- Mendiant de Dieu

La prière est la preuve la plus évidente de la grâce.

Lettre 177,4

Un des signes de l'erreur est le dédain de la prière. C'est un don de Dieu que d'aimer Dieu.

Tr. Jn. 10 2, 5

Dieu qui a créé l'homme libre mais faible veut que nous lui demandions son aide, sa force, son secours. Augustin qui voulut se suffire a reconnu son impuissance à se passer de Dieu.

A qui demandes-tu Dieu, comme on demande le pain, l'eau, l'or, l'argent ou le blé ? A qui demandes-tu Dieu sinon à Dieu Lui-même ? On le demande à lui qui s'est lui-même promis.

Tr. Jn. 34, 7

Toute notre confiance, notre espérance est en lui.

« Je suis pauvre et manquant de tout » (Ps. 85)... Ne présumez que de Dieu, ayez indigence de Dieu pour qu'il vous remplisse. Tout ce que vous pourriez posséder d'autre sans lui ne ferait qu'élargir le vide de votre cS ur.

En. Ps. 85, 3

Augustin sait qu'il ne possède rien de lui-même. Il écrit à un correspondant :

Vous me dites que vous désirez de moi le trésor de la sagesse et que vous avez reçu de moi moins que vous ne vouliez : or, je demande, moi, chaque jour une menue pièce tirée de ce trésor, dans une prière de mendiant (mendicabunda prece) et je l'obtiens à peine

Lettre 261

(Augustin s'y excuse de n'avoir pas grand temps

qu'on lise ses S uvres ou écoute ses sermons.)

Voyons donc quelques textes où Augustin parle explicitement du « mendiant de Dieu » :

Pauvre homme mendiant, que peux-tu donner à Dieu ? « Qui l'a prévenu de ses dons ? » (Rom. 11, 35)... Pauvre homme mendiant, d'où te vient ton avoir ?... Qu'as-tu que tu n'aies reçu ? Ah ! certes, ce que tu donnes à Dieu vient de Dieu. Et ce qu'il t'a donné, lui de ta part l'accueille.

Ta mendicité, si lui le premier ne te donnait, demeurerait dans le plus complet dénuement.

Sermon 168

Et d'où te viendra la charité ? O très mendiante infirmité, d'où te viendra la charité de Dieu ? « La charité de Dieu a été répandue dans nos cS urs par l'Esprit Saint qui nous a été donné » (Rom. 5, 5)... Reçois en toi l'Esprit si riche de Dieu. Et voici que tout en toi se dilatera, tu ne seras plus à l'étroit.... A ton hôte, tu le diras : tu as rempli par ta présence toute ma petite demeure, tu ne m'en as pas chassé, tu n'en as banni que la gêne.

Sermon 169, 15

Nous qui sommes pauvres, nous devons être les affamés de Dieu. Devant la porte de sa présence, présentons-nous en mendiants, par nos prières, c'est lui-même qui donne la nourriture à ceux qui ont faim.

En. Ps. 145, 17

Le mendiant t'implore. Toi, tu es le mendiant de Dieu... Que veux-tu recevoir ? Dieu lui-même. Qu'implore de toi le mendiant ? Du pain. Et toi, qu'implores-tu, si ce n'est le Christ, lui qui a dit : « Je suis le Pain vivant qui suis descendu du ciel »(Jn. 6, 5 1)... Tu veux recevoir ? Donne et il te sera donné.

Sermon 83, 2

Quoique tu puisses posséder, toi qui es riche, tu es le mendiant de Dieu... Comment ne serais-tu pas pauvre, toi qui demandes.... Toi qui demandes ton pain quotidien, es-tu riche ou pauvre

Sermon 123, 5

Etre le mendiant de Dieu n'est pas honte ou déshonneur. Dieu veut se donner et c'est son amour qui sollicite de nous une demande, aussi bien l'Epouse se réjouit de son indigence :

Une vierge du Christ comprend de façon aimante l'indigence du cS ur humain, elle se sait ornée des seuls dons de son Epoux. - Ces dons sont en vous, c'est juste, mais ils ne viennent pas de vous.

Lettre 188 à Julienne, mère de Démétriade

L'âme demande à Dieu son Dieu car

Elle a soif de Lui dans cette mourante vie.

Lettre 130, 5

mais elle se donne elle-même sans réserve à son Dieu.

Celui qui veut acheter le Verbe, qu'il se donne lui-même, voilà le prix du Verbe.

Sermon 117, 2

et si Dieu veut sa prière, ce n'est que pour accroître en elle l'amour.

pour que s'exerce par la prière notre désir lequel nous permettra de recevoir le don qu'il nous réserve.

Lettre 130

6. Une lettre sur la prière : lettre 130 à Proba (en 141/142)

Nous venons de citer à deux reprises la Lettre 130 à Proba. Elle ne traite que de la prière. Est-elle un traité sur la prière 9 La pensée d Augustin sur la prière est beaucoup plus riche et l'élaboration de ses thèmes préférés déborde de beaucoup le cadre de cette lettre qui est une réponse à une question précise de Proba, grand'mère de Démétriade et mère de Julienne711. Proba ne sait que demander dans la prière et Augustin lui répond : demande la vie bienheureuse.

Mais Proba est heureuse ! Très riche, elle vit entourée de l'affection de ses enfants et petits-enfants. Son âme est inquiète, dit Augustin, et il faut qu'elle prenne conscience, elle si riche, qu'elle comprenne d'abord qu'elle est pauvre, elle si entourée qu'elle comprenne d'abord qu'elle est pauvre :

En ce monde et en cette vie, aucune âme ne peut être sans inquiétude.

1

Bien que votre fortune soit grande, priez en pauvre.

30

Comment prier autrement, or, la prière est si grande :

J'ai vu votre grand souci de cette grande chose.

1

Proba ne sait que demander ? Cependant, le Seigneur nous a dicté le Pater, sa prière :

Nous sommes libres en priant de dire, avec d'autres mots, les mêmes choses mais nous ne le sommes pas de dire d'autres choses.

22

Mais Paul lui-même assure que « Nous ne savons que demander pour prier comme il faut » (Rom. 8, 26) ? Comment est-ce possible puisque nous avons le Pater ? Augustin répond : - quand nous prions pour être délivrés du mal, nous ne savons absolument pas ce qui est un mal pour nous... et lorsque nous demandons la vie bienheureuse « cette grande chose inconnue que nous attendons dans la patience » (28) comment pourrions-nous savoir ce qui n'est pas monté au cS ur de l'homme, ce vers quoi l'homme ne peut qu'élever son cS ur ?

Demandons la vraie béatitude. Demander autre chose, c'est ne rien demander - non pas qu'il n'y a aucune autre valeur mais parce que en comparaison d'un si grand bien, tous les autres désirs ne sont rien.

Tr. Jn. 16, 24

7. L'attitude et le lieu de la prière

Quelle attitude prendre au moment de la prière ? - Quel lieu chercher ?

Rien n'est prescrit concernant l'attitude du corps... pourvu que l'âme présente à Dieu, rende parfaite son attention.

Lorsque quelqu'un cherche à prier, qu'il prenne l'attitude corporelle qui lui convienne le mieux... pour aider le mouvement de l'âme.

Et, lorsque sans même le chercher, le besoin de la prière s'empare de lui, c'est-à-dire lorsque soudain vient à l'esprit ce quelque chose qui ébranle dans l'âme le désir de supplier par des gémissements inénarrables, en quelque situation qu'un homme se trouve, il ne doit nullement différer la prière pour chercher un lieu retiré ou un endroit propice à se tenir debout ou prosterné. L'attention de l'âme s'engendre une solitude et souvent même, on perd la notion de l'orientation ou de l'attitude extérieure quand cet instant privilégié vient vous surprendre.

Deux livres à Simplicien II, 4 (en 397)

Et ce texte admirable :

Et n'est-ce pas assise qu'une femme écoutait la parole de Notre-Seigneur auprès duquel les Anges se tiennent debout ?

De Cat. Rud. XIII, 19 (en 399)

Augustin a bien marqué que l'on pouvait prier debout comme le publicain, à genoux comme Etienne ou Paul, assis comme David et Elie, couché aussi comme le psalmiste qui inonde son grabat de ses larmes (Ps. 6).

Ce sont les gestes des suppliants... Mais leur invisible volonté et l'intention de leur cS ur est connue de Dieu et il n'a nul besoin de ces indices car le cS ur humain est à nu devant lui...

Mais par ces gestes, l'âme se stimule... le sentiment du cS ur a précédé les gestes qu'il dicte, mais à l'aide de ces gestes, il va croissant... Si les membres de l'homme sont liés pour quelque motif que ce soit, que jamais l'homme intérieur ne suspende sa prière !

Sous le regard de Dieu, retiré dans sa chambre très secrète, tandis que l'émotion le pénètre, qu'il se prosterne.

De Cura pro mortuis, 7 (en 42 1)

On pourrait lire ici le charmant épisode de la prière du jeune Licentius qui se situe en 386 à Cassiciacum. Avec un enthousiasme juvénile, il chante joyeusement et à tue-tête : « Seigneur Sabaoth, fais-nous revenir, fais luire ta face et nous serons sauvés (Ps. 79) » Déjà la veille, après le dîner, la nuit étant venue, il avait chanté, au grand scandale de Monique, ce verset dans la cabane au fond du jardin... « En un pareil lieu », on ne peut dire des paroles aussi saintes ! - Gravement, Augustin tranche la question. Il n'en a pas été choqué ! (De Ordine, I, VIII, 23).

8. Dieu accueille la prière du pécheur

Il nous est ordonné de demander pour recevoir, et de chercher pour trouver, et de frapper pour qu'il nous soit ouvert (Mt. 7,7). ais n'arrive-t-il pas que notre prière soit si tiède, froide même et presque nulle, nulle parfois au point qu'il ne nous viendrait même pas à l'esprit d'éprouver de la douleur au sujet d'un tel état d'esprit ? Car cette douleur en nous serait déjà prière.

... demander et chercher et frapper, Celui-là seul en accorde le pouvoir qui ordonne de le faire...

De diversis q. ad Simpl. II, 22 (en 397)

Notre prière est presque nulle ? Oui, voilà le fait, mais Dieu est « suave et doux » (Ps. 85).

Tu me supportes, Seigneur, jusqu'à ce que tu me mènes à la perfection... La plupart du temps, les prières elles-mêmes sont entravées par de vaines pensées à tel point que c'est à peine si le cS ur peut se tenir en présence de Dieu, il veut se maintenir pour y demeurer fermement mais il semble fuir loin de lui et il ne trouve ni l'enclos pour se renfermer ni les liens qui pourraient retenir ses envolées et ses mouvements désordonnés afin qu'il puisse demeurer devant son Dieu qui le comblerait de joie. C'est à peine s'il se trouve une telle prière parmi de nombreuses prières... Tandis qu'en une certaine circonstance, David se trouvait en prière, il dit : « J'ai trouvé mon cS ur, Seigneur, pour te prier » (2 Rois, 7, 27). Il dit avoir trouvé son cS ur comme si ce cS ur avait coutume de fuir loin de lui et qu'il poursuivait cette sorte de fugitif sans parvenir à s'en emparer, criant alors vers Dieu : « Mon cS ur m'a abandonné » (Ps. 39).

Seigneur, tu es suave et doux : il me semble voir que si Dieu est doux, c'est parce qu'il nous supporte tels que nous sommes et que cependant il attend de nous une prière pour nous mener à la perfection et quand nous la lui donnons, il l'accueille avec bonté et il l'exauce ; il ne se souvient plus de toutes ces prières indignes que nous avons répandues pêle-mêle devant lui et il accueille cette unique prière qu'à grand'peine, nous formons. Quel est l'homme, mes frères, avec lequel un ami aurait commencé à s'entretenir qui le verrait, au moment même où il voudrait lui répondre, se détourner de lui et parler d'autre chose à un autre et qui supporterait semblable procédé ?... Oui, il y a lieu d'avoir espoir en Dieu car elle est grande sa miséricorde... Réjouis l'âme de ton serviteur, car vers Toi, Seigneur, j'ai élevé mon âme. Et comment l'ai-je élevée ? Comme je l'ai pu... selon que tu m'en as donné les forces. Pour autant que j'ai été capable de saisir cette fugitive !

- Et tu oublies (suppose que c'est Dieu qui te parle) que toutes les fois que tu t'es tenu en ma présence, tu as conçu de vaines et inutiles pensées ? C'est à peine si tu as pu m'offrir une prière ferme et réfléchie.

- Seigneur, tu es suave et doux. Tu es doux car tu me supportes. Mes pensées s'en vont à la dérive parce que je suis un malade. Guéris-moi et je me redresserai, affermis-moi et je serai ferme. Mais jusqu'à ce que tu le fasses, tu me supportes. « Car tu es suave, Seigneur, et tu es doux ».

En. Ps. 85, 7

Non seulement notre prière est tiède mais nous sommes pécheurs...

L'aveugle-né répondit aux Juifs qui l'interrogeaient : « Nous savons bien que Dieu n'exauce pas les pécheurs mais que si un homme est religieux et accomplit sa volonté, celui-là, il l'exauce » (Jn. 10, 31 ).

En 386, dans son De Ordine, Augustin était bien de cet avis :

Il nous faut consacrer un labeur extrême à poursuivre la perfection : autrement notre Dieu ne pourrait nous exaucer. Quant aux hommes de bien, il les exaucera sans faire la moindre difficulté.

2,52

En 400, longuement par des exemples tirés de l'Ecriture, Augustin explique que Dieu exauce les pécheurs :

(La parole citée en Jean 10, 31) n'est pas une parole du Seigneur, elle est de celui qui venait de retrouver l'usage des yeux du corps, mais dont les yeux du cS ur ne s'étaient pas encore ouverts.

et Augustin conclut :

Le publicain n'aurait pas cessé d'être pécheur, si d'abord pécheur, il n'eut été exaucé. Ainsi donc si tout pécheur n'est pas toujours exaucé, du moins tout pécheur n'est pas repoussé : la vérité en est témoin.

C. Epist. Parm. II, 17

En 426/427, quatre ans avant sa mort, Augustin parcourut son S uvre immense pour en éliminer tout ce qui lui paraissait erreurs. Il relut donc la phrase du De Ordine citée plus haut : un vrai cri de douleur et de protestation lui échappe :

Cette manière de parler ne me plaît pas du tout ! Il semblerait, d'après ces paroles, que Dieu n'exauce pas les pécheurs. Quelqu'un, il est vrai, l'a dit dans l'Evangile. Mais il n'avait pas encore connu le Christ, lui qui déjà en ouvrant ses yeux charnels, l'avait illuminé.

Retract. III, 3

Et peut-être est-ce le mot suprême à dire pour résumer la doctrine d'Augustin sur la prière : elle est d'un saint qui a « connu le Christ », le Christ Médiateur, doux et humble, venu apporter aux hommes le Salut de Dieu.

CONCLUSION

La masse vraiment énorme de travaux consacrés à saint Augustin témoigne de son influence toujours actuelle. Depuis seize siècles, philosophes et théologiens, pasteurs d'âmes et mystiques, chrétiens et non-chrétiens n'ont cessé d'interroger ce génie aux aspects multiples.

Il n'était pas possible en ces pages d'aborder vraiment l'étude de ces aspects. Il est difficile même de les énumérer : on devrait signaler la pensée du métaphysicien sur Dieu-Créateur et sur l'âme, dire sa conception philosophique du temps et de l'éternité, parler de la doctrine du théologien-philosophe-psychologue, sur la Trinité, évoquer la doctrine de la grâce et parler même de ses durcissements lors de la lutte anti-pélagienne. Il faudrait encore présenter l'ecclésiologie d'Augustin qui contient à la fois une christologie et une doctrine de l'histoire du salut, dire les implications spirituelles de l'union indissoluble du Christ-Tête et de son Corps, l'Eglise-Epouse.

Sans avoir même parlé de ces aspects, comment conclure valablement sinon en saisissant l'essentiel du message d'Augustin, afin de ne pas trahir l'image de cette prestigieuse personnalité ?

Ce n'est guère difficile : cet essentiel, à chaque page Augustin nous y ramène :

Tu dois te proposer toujours comme objectif l'amour, quel que soit le sujet dont tu parles, c'est à l'amour que tu dois rapporter tout ce que tu dis.

De catechizandis rudibus 8

Augustin fut le Docteur de la Charité : lui qui dès son adolescence avouait qu'il aimait d'aimer (Conf. III, 1, 1), il a porté tout son amour vers Dieu, le recevant de lui et le communiquant à tous dans un don total de lui-même. Nous venons de caractériser ainsi un saint mais précisément toutes les S uvres du converti témoignent de sa sainteté. Cet intellectuel que tout vouait à la recherche studieuse fut appelé par Dieu à quitter son cercle d'élite philosophique et à se donner à tout le peuple. Humainement parlant, ne fut-ce pas là une perte immense pour ce génie ? En se perdant, Augustin allait se trouver : c'est comme pasteur, comme docteur de l'Église qu'il est vraiment grand.

Ce théologien sut parler au peuple dans un style simple, vivant, dans un ardent dialogue et les profondeurs de sa pensée et de son amour allaient devenir ainsi le bien de tous : des S uvres difficiles du penseur aux S uvres pastorales, il y a continuité, la même doctrine les anime. La charge pastorale d Augustin fut la charge de l'amour :

Craignons moins de voir incendier en notre présence des édifices de pierre que de laisser périr les pierres vivantes de l'Église Craignons moins de voir les membres de notre corps exposés à la fureur des ennemis que de causer la mort des membres de Jésus-Christ en les privant de leur nourriture spirituelle.

POSSIDIUS, Vita 30

C'est ainsi que parlait encore au soir de sa vie le vieil évêque, à l'heure où les Barbares envahissaient l'empire. Il nous laisse par ses S uvres autant que par sa vie un admirable commentaire de cette parole de l'Ecriture qu'il a si souvent citée712 : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cS ur, de toute ton âme et de tout ton esprit, et tu aimeras ton prochain comme toi-même713«.

Impossible de diviser l'amour. Choisis qui tu veux aimer : le Père, le Fils, l'Église ? Tout le reste immédiatement suivra... L'amour est d'un seul tenant (omnino sic se tenet ista dilectio). L'amour réalise l'unité et ceux que l'amour anime, il les fusionne, comme le ferait le feu.

Tr. 10 in Ep. Joan., 3

Etienne Gilson a dit avec raison que l'on ne faisait que formuler la pensée d'Augustin en disant qu'une doctrine est augustinienne dans la mesure où elle tend à s'organiser autour de la charité714.

Les artistes ne s'y sont d'ailleurs pas trompés en montrant au peuple chrétien une naïve mais authentique image d Augustin : un évêque qui porte le Livre des Écritures et offre à Dieu et à la Catholica - aux dimensions vastes comme le monde - son grand cS ur surmonté de flammes, incendié d'amour715.

250 Le début de la page

N. 251  LEON LE GRAND (pape de 440 à 461)

I - VIE

1. Gardien de l'orthodoxie

2. Défenseur de Rome

II - R UVRES

Les Sermons

Conclusion Un prédicateur du dogme christologique, source de vie sainte.

L'égalité que la Divinité du Fils possède inviolablement n'est pas altérée du fait qu'il est homme ; mais cette descente du Créateur vers la créature, c'est la montée des croyants vers les biens éternels.

Sermon 25, 5ème sur la Nativité

Le Créateur portait lui-même sa créature pour refaire en elle l'image de son auteur... En nous le Seigneur tremblait de notre frayeur en sorte que, prenant notre faiblesse et s'en revêtant, il habillât notre inconstance de la fermeté issue de sa force... Le serviteur (il s'agit de saint Pierre) n'aurait pu vaincre l'effroi de l'humaine fragilité si le vainqueur de la mort n'avait d'abord tremblé... c'était comme si je ne sais quelle voix du Seigneur s'était fait entendre dans son cS ur pour lui dire : « Où vas-tu, Pierre ? Pourquoi te retirer en toi ? Reviens à moi, aie confiance en moi, suis-moi : ce temps est celui de ma Passion, l'heure de ton supplice n'est pas encore venue. Pourquoi crains-tu ce que tu surmonteras toi aussi ? Ne te laisse pas déconcerter par la faiblesse que j'ai prise. Si moi, j'ai tremblé, c'est en raison de ce que j'ai de toi, mais toi, sois sans crainte en raison de ce que tu tiens de moi »716.

Sermon 54, 3ème sur la Passion

I - VIE

Saint Léon est originaire de Toscane. Il fut élu pape en 440, succédant à Sixte III. Dès avant cette date, le diacre Léon occupait une place prépondérante dans le clergé romain : lors de cette élection, il était d'ailleurs en Gaule, chargé d'une mission politique.

On ignore tout de sa jeunesse. A sa demande, en 430 son ami Jean Cassien, qui fut diacre à Constantinople, écrivit un Traité sur l'Incarnation afin d'éclairer l'Occident sur la position de Nestorius, l'évêque de Constantinople qui dissociait dans le Christ le Fils de Dieu et le fils de la Vierge Marie717.

Durant son long pontificat de vingt et un ans, S. Léon se montra le gardien de l'orthodoxie, le défenseur de Rome et, comme ses Sermons le prouvent, le pasteur attentif à mener son peuple à la perfection718.

1. Gardien de l'orthodoxie

S. Léon s'opposa aux pélagiens, aux manichéens et aux priscillianistes, c'est-à-dire qu'il défendit la doctrine de la grâce et de sa nécessité et qu'il combattit le dualisme gnostique qui tend à mépriser la chair.

Mais l S uvre essentielle de Léon, celle dont témoigne toute sa prédication où la doctrine de l Incarnation est proposée comme la source même de notre vie morale et de notre sanctification, fut la grande lutte contre l'hérésie d'Eutychès.

En 431, le concile d'Ephèse avait défini l'union hypostatique de la nature divine et de la nature humaine du Christ en une seule personne. Eutychès, supérieur à Constantinople d'un monastère de plus de trois cents moines, exagéra l'unité de ces deux natures au point de dissoudre en quelque sorte l'humanité du Christ dans sa divinité. Par l'union hypostatique, une seule nature subsiste, disait-il, la nature divine : c'est le monophysisme.

En 449, un nouveau concile se réunissait à Ephèse en faveur d'Eutychès qui avait été condamné par l'évêque de Constantinople Flavien. Déjà le pape avait pris nettement position dans une lettre dogmatique adressée à Flavien, la Lettre 28 ou Tome à Flavien.

Les propriétés des deux natures et substances étant pleinement sauvegardées et s'étant réunies en une seule personne, la majesté s'est revêtue de la bassesse, la force de la faiblesse et l'éternité de la mortalité... Le Christ a pris l'état de serviteur sans la souillure du péché, relevant l'humanité sans diminuer la divinité... Pierre, instruit par la révélation du Père, confessa que le Christ et le Fils de Dieu sont la même personne parce que l'un sans l'autre n'aurait pu opérer notre salut et qu'il était également périlleux de croire Jésus-Christ notre Seigneur, ou simplement Dieu sans humanité, ou simplement homme sans divinité.

Tome à Flavien719

Le pape confia cette lettre aux légats chargés de le représenter au concile afin qu'elle y soit lue publiquement. Mais le patriarche d'Alexandrie, Dioscore, qui présidait le concile, veillera à ce qu'elle soit passée sous silence. Eutychès sera réhabilité, l'évêque Flavien jeté en prison mourra par suite des mauvais traitements qu'il dut subir. Le pape désavouera ce concile qu'il nomme lui-même le brigandage, d'Ephèse.

Suite aux démarches du pape, un nouveau concile oecuménique auquel participèrent plus de 500 évêques se réunit près de Constantinople à Chalcédoine, en 451. La décision dogmatique qui y fut prise s'inspire directement du Tome à Flavien.

A la suite des saints Pères, nous enseignons tous à l'unanimité un seul et même Fils, Notre Seigneur Jésus-Christ, complet quant à sa divinité, complet aussi quant à son humanité, vrai Dieu et en même temps vrai homme, composé d'une âme raisonnable et d'un corps, consubstantiel au Père par sa divinité, consubstantiel à nous par son humanité, né pour nous dans les derniers temps de Marie, la Vierge et la Mère de Dieu ; nous confessons un seul et même Jésus-Christ, Fils unique, que nous reconnaissons être en deux natures, sans qu'il y ait ni confusion, ni transformation, ni division, ni séparation entre elles, car la différence des deux natures n'est nullement supprimée par leur union, tout au contraire, les attributs de chaque nature sont sauvegardés et subsistent en une seule personne...

Décret dogmatique de Chalcédoine720

Le concile de Chalcédoine fut celui de la divino-humanité.

Le pape Léon, par sa lettre à Flavien, en avait en quelque sorte dicté le langage. Or, ce vocabulaire fut mal compris par beaucoup d'Orientaux : concordait-il avec celui de Cyrille d'Alexandrie ? Tragiquement, le malentendu entre l'Orient et l'Occident s'aggravait et la rupture qui se préparait s'annonçait d'autant plus grave que le pape refusait, comme ses légats, de reconnaître le 28ème canon du Concile qui accordait, après Rome, la primauté au siège de Constantinople721

2. Défenseur de Rome

En Occident, les barbares envahissaient l'empire romain. En 452, les Huns, venus d'Asie, franchirent au nord la frontière italienne. L'empereur Valentinien III délégua aussitôt auprès de leur roi, Attila, le Fléau de Dieu, une ambassade chargée de négocier la paix. Elle se composait du pape, d'un préfet et d'un consul. La rencontre célèbre entre Attila et Léon le Grand eut lieu à Mantoue. Attila accepta de quitter l'Italie et Rome fut épargnée.

En 455, Léon le Grand s'avancera de même à la rencontre du roi des Vandales, Genséric, mais il ne put obtenir cette fois que Rome soit épargnée, elle fut pillée, mais du moins, grâce à l'intervention du pape, la vie des habitants fut sauvegardée.

Léon mourut en 461.

II R UVRES

Il n'y a guère à parler, la Lettre à Flavien mise à part, des Lettres de Léon : ce sont des documents officiels très importants pour l'histoire de l'Église et du dogme, mais ces lettres ne sont pas son S uvre personnelle.

Quant au Sacramentaire léonien appelé le plus souvent le Veronense, il n'est pas non plus son S uvre : il est une compilation, qui vit le jour à Vérone très probablement, de formules de prières rédigées entre 440 et 550. C'est le rôle des spécialistes de la liturgie d'y discerner la part qui revient à saint Léon ou à son influence.

Les Sermons

On a conservé 96 sermons de saint Léon qui est le premier pape dont on ait les prédications.

Le pape prêchait, avec foi et ferveur, aux grandes fêtes de l'année liturgique dont nous pouvons parcourir avec lui tout le cycle : le jeûne de décembre, - l'Avent n'existait pas à Rome au Ve siècle, - Noël, l'Epiphanie, le Carême, la Passion, les vendredi et samedi saints, l'Ascension, la Pentecôte, le jeûne de Pentecôte correspondant aux Quatre-Temps de Pentecôte.

La continuation des fêtes qui se succèdent les unes aux autres empêchera que ne se ralentisse la force de notre joie et que ne s'attiédisse la ferveur de notre foi.

Sermon 31 : 1er pour l'Epiphanie722

On a aussi un sermon pour la fête des saints Pierre et Paul, un sermon pour la fête de saint Laurent, etc. Le pape parle encore en certaines circonstances : au jour de son ordination épiscopale et chaque année, au jour anniversaire de cette ordination, à l'occasion de collectes organisées au profit des pauvres, etc.

Les sermons de saint Léon sont des homélies liturgiques qui font partie intégrante de la célébration. Ils ne sont pas longs : la plupart peuvent être lus oralement en un quart d'heure. Il est vrai que, bien que la langue en soit très belle, ils sont assez monotones dans leur solennité même. Ils se déroulent en longues et majestueuses périodes cadencées. Les traduire c'est certainement les trahir ! Ces grandes phrases majestueuses et dignes ont été travaillées723. Et cependant, si paradoxal que cela paraisse, S. Léon est simple, c'est bien au peuple qu'il s'adresse et il peut en être compris. Le dogme, le dogme christologique partout présent, est au service de la vie chrétienne. On a dit, et c'est vrai, que S. Léon est un moraliste mais sa morale s'enracine toujours dans la doctrine, elle prend sa source dans le mystère pascal, le sacrement du salut. Près du tiers des serinons de S. Léon sont d'ailleurs consacrés à préparer les chrétiens à la célébration pascale ou à la leur commenter.

Certaines formules sont lapidaires, très proches de l'expression liturgique :

Dieu tout-puissant et clément, dont la nature est bonté, dont la volonté est puissance, dont l'action est miséricorde...

Sermon 22 : 2e de la Nativité

Le Dieu immuable dont la volonté ne peut être privée de sa bonté.

Sermon 22

L'ascension du Christ est notre élévation,

Là où a précédé la gloire de la tête,

Là est appelée l'espérance du corps.

Sermon 73 : ler sur l'Ascension

En fait, presque toutes les formules de S. Léon ont cette force de frappe ! Mais, traduites, elles perdent leur rythme musical et leur expressive beauté.

S. Léon, en mettant sans cesse sous les yeux des fidèles la doctrine de l'Incarnation rédemptrice, en a développé toutes les implications : le Christ est uni à tous les hommes par une commune nature et si chaque chrétien doit reconnaître sa dignité, il doit de même reconnaître la dignité de son frère : tout chrétien est par définition socialis (le mot est de S. Léon) un être social, il reconnaît en son frère la nature du Christ. Le devoir de l'ascèse, du jeûne sur lequel S. Léon a tant insisté - s'enracine dans le respect que le chrétien a de sa dignité personnelle : il se purifie au profit de l'homme intérieur, veillant sans cesse sur ses intentions,

... afin que l'âme, libre de toute concupiscence charnelle, puisse, dans le temple de l'esprit, vaquer à la divine sagesse, là où le fracas des soucis terrestres fait silence, et se réjouir dans de saintes méditations, dans les délices éternelles.

Sermon 19, sur le jeûne

Le devoir de l'aumône s'enracine de même dans le respect que le chrétien a de la nature humaine de son frère : par l'incarnation rédemptrice, Dieu nous a reformés à son image

... afin qu'en nous se retrouve la forme même de sa bonté, il nous enflamme du feu de son amour, afin que nous l'aimions, lui-même, mais aussi tout ce qu'il aime.

Sermon 12, sur le jeûne

Le Christ s'est vraiment revêtu de notre humanité :

Celui donc, bien-aimés, qui a pris une véritable et entière nature humaine, a pris vraiment les sens de notre corps, les sentiments de notre âme. Ce n'est pas parce que tout en lui était plein de grâces et de miracles, qu'il a dû pour autant pleurer de fausses larmes, simuler la faim en prenant de la nourriture, ou feindre le sommeil en paraissant dormir. C'est dans notre humiliation qu'il a été méprisé, dans notre affliction qu'il a été attristé, dans notre douleur qu'il a été crucifié. Car sa miséricorde a subi les souffrances de notre état mortel afin de les guérir, sa force les a acceptées afin de les vaincre.

Sermon 58, 7e sur la Passion

Comme la nature divine ne pouvait recevoir le trait de la mort, le Christ a pourtant pris en naissant de nous ce qu'il pourrait offrir pour nous.

Sermon 59, 8e sur la Passion

Elle nous a assumés, cette nature, sans détruire ses attributs au contact des nôtres, ni les nôtres au contact des siens, et elle a fait en elle une Personne unique qui est de la Divinité et de l'humanité, de telle manière que, dans cette économie de faiblesse et de force, ni la chair ne pût être inviolable du fait de son union - à la Divinité, ni la Divinité passible du fait de son union à la chair.

Sermon 72, 2e sur la Résurrection

Il faut terminer en citant ce texte que chacun connaît sans doute par cS ur :

Déposons donc le vieil homme avec ses S uvres, et devenus participants de la génération du Christ, renonçons aux S uvres de la chair.

Reconnais, ô chrétien, ta dignité : associé à la nature divine, ne retourne pas à ton ancienne bassesse par une manière de vivre dégénérée.

Souviens-toi de quel Chef et de quel Corps tu es membre !

Sermon 20, 1er sur la Nativité

CONCLUSION

Saint Léon le Grand est une forte personnalité, un homme d'action et de gouvernement. Il avait une idée très haute de sa mission et du destin providentiel de Rome. Dans une pensée de foi et sans orgueil personnel, il a imposé la suprématie romaine et il a fait succéder à la Rome impériale la Rome pontificale. Ce ne fut pas sans dommages : son autorité fut telle que l'Orient s'en sentit offensé et que la rupture avec Rome s'accéléra.

Nous n'avons pas à nous arrêter ici à ce point de vue historique, c'est l'auteur des Sermons qui nous intéresse : saint Léon est le témoin de la tradition, il n'est pas un penseur original et il est souvent dit de lui qu'il n'est pas un théologien : c'est exact en ce sens qu'il n'est pas un chercheur, mais la théologie de S. Léon est ferme, sûre et nette et ses sermons sont de grandes S uvres doctrinales, autant que des documents liturgiques et littéraires de valeur. Le dogme de l'union hypostatique est au cS ur de la pensée du grand pontife, cette union élève l'humanité et c'est elle qui donne la force à l'homme de réaliser sa destinée. L'appel à la vie morale est l'appel à participer pleinement à l'incarnation rédemptrice. Doctrine, louange, exultation et vie morale ne se dissocient pas : l'homme est appelé à participer à la vie de Dieu qui est charité.

Saint Léon est un grand orateur et il est un saint, il vit de sa foi. Sa doctrine théologique est une doctrine pastorale : Jean XXIII voulait l'apprendre de lui, voici ce qu'il écrit au 2 décembre 1961 dans ses notes de retraite spirituelle :

L'exercice de la parole qui veut être substantielle et non vaine me fait désirer de me rapprocher davantage de ce qu'écrivirent les grands pontifes de l'antiquité. Ce mois-ci, ce sont saint Léon le Grand et Innocent III qui me deviennent familiers. Malheureusement peu d'ecclésiastiques se soucient d'eux qui sont riches d'une si grande doctrine théologique et pastorale. Je ne me lasserai jamais de revenir à ces sources si précieuses de science sacrée et de haute et délicieuse poésie.

Jean XXIII. <retour

262 Le début de la page

N. 263  GRÉGOIRE LE GRAND (540-604)

1 - VIE

1. La famille

2. Le contexte historique

3. Préfet de Rome

4. Moine au Coelius

5. Diacre et apocrisiaire à Constantinople

6. Retour à la vie monastique

7. Le pontificat

II - R UVRES

1. Relevé des S uvres

2. Le style

III - DOCTRINE SPIRITUELLE

1. Deux thèmes importants :

Trois ordines (catégories de chrétiens)

Vie active, vie contemplative et vie mixte

2. Trois conditions de la contemplation :

L ascèse

La componction

Le désir

3. La contemplation d après saint Grégoire

4. Quelques précisions sur le vocabulaire de la contemplation

IV L ÉCRITURE LUE PAR S. GRÉGOIRE

Conclusion : Un contemplatif, un mystique, témoin de la vision de Dieu.

Les hautes montagnes sont pour les cerfs, la pierre est le refuge des hérissons (Ps. 103).

Ceux qui sont capables des bonds de la contemplation possèdent les hautes montagnes de l'intelligence. Quant à nous, tout petits hérissons, que la pierre nous soit un refuge ! Tout petits et tout couverts des épines piquantes de nos péchés, nous ne pouvons saisir les choses élevées, mais cachés dans le refuge de notre pierre, la foi au Christ, nous sommes sauvés !

Hom. sur Ézéchiel 9, 31

Qu'enfermé de toutes parts à la manière de l'eau, l'esprit humain se recueille pour s'élever, tel le jet d'eau vers le ciel, tendant toujours à remonter là d'où à est descendu... en se dispersant, le jet d'eau se brise, il se répand alors sans profit ! La citadelle de l'esprit qui n'a pas des murs de silence s'offre aux coups de l'ennemi.

Pastoral, III, 14

Il ne peut plus rechercher les petits ruisseaux, celui qui puise à la source même de la Vérité.

Moralia 30, 14, 49

I - VIE

Indiquons rapidement les étapes de la vie de Grégoire qui fut successivement laïc engagé, moine contemplatif et pasteur d'âmes : laïc, il fut préfet de Rome, il transforma ensuite sa vaste demeure du Coelius en monastère. Après y avoir vécu cinq ans, il fut nommé diacre et envoyé comme apocrisiaire à Constantinople de 579 à 586. Il devint pape en 590, vers l'âge de 50 ans. Il mourut en 604.

1. La famille

Grégoire naît à Rome vers 540.

Sa famille est patricienne et chrétienne.

Son arrière grand-père paternel - Félix III - avait été pape.

Son Père Gordianus est sénateur et notaire régionaire - sa mère Silvia sera honorée comme sainte.

Les trois sS urs de son père - Tharsilla, Emiliana et Gordiana sont consacrées à Dieu et vivent dans la maison familiale. Tharsilla et Emiliana seront, elles aussi, vénérées comme saintes. Quant à Gordiana pour qui Grégoire se montre sévère, elle ne persévéra pas et épousa un de ses fermiers.

On pense que Grégoire avait un frère.

2. Le contexte historique

Le contexte historique est très sombre : en 540 sévit la guerre de reconquête de l'Italie contre les Ostrogoths. En 543 éclate une épidémie de peste noire.

On ne sait rien de précis sur la formation intellectuelle de Grégoire. Il dut apprendre le droit et la jurisprudence. Il n'a rien d'un philosophe.

3. Préfet de Rome

Vers 572, Grégoire devint préfet de Rome, il présidait donc au Sénat, il était le plus haut magistrat de la ville.

4. Moine au Coelius

Après avoir longtemps hésité, Grégoire quitte le monde vers l'âge de trente-cinq ans, il distribue ses biens et se fait moine724. Il fonde dans sa maison paternelle un monastère dédié à saint André, le Clivus Scauri et fonde six monastères dans ses immenses domaines familiaux en Sicile. Grégoire n'est pas Abbé car un saint religieux nommé Valentin725 était à la tête du monastère et ce serait un anachronisme de dire Grégoire bénédictin, il est moine et il demeure moine au Coelius plus ou moins cinq ans :

Quittant tout et non à la légère - car longtemps, longuement, j'ai différé la grâce de la conversion à l'état monastique - je gagnai le havre d'un monastère et laissant ce qui est du monde (hélas, je le croyais) je m'échappai nu du naufrage de cette vie.

Moralia, Préface

5. Diacre et apocrisiaire à Constantinople

Mais en 579, Grégoire est ordonné diacre.

Comme l'effort de la tempête lorsqu'elle s'augmente arrache souvent une barque de la rade la plus sûre quand on n'a pas assez soigneusement attaché les câbles, ainsi, soudain, sous le prétexte de mon ordination (au diaconat), je me trouvai tout d'un coup emporté dans la pleine mer des affaires du siècle.

Moralia, Préface

Le pape Pélage II envoie Grégoire comme apocrisiaire - nous dirions comme nonce - à Constantinople auprès de l'empereur Tibère Il auquel succède l'empereur Maurice.

Grégoire ne sait pas le grec et il ne l'apprend pas. Il demeure six ans à Constantinople entouré d'un petit groupe de moines de Saint-André. On attend de Grégoire qu'il obtienne de l'empereur de l'aide pour l'Italie.

Il écrit alors du moins en grande partie le livre des Moralia sur Job, à la demande de ses frères moines et de son ami Léandre de Séville qu'il connut à Constantinople.

Pour n'avoir pas conservé avec assez de fermeté la paix dont je jouissais dans le monastère, j'ai reconnu en la perdant de quelle importance il est de la conserver quand on la possède... Quoi que l'emploi pour lequel on m'avait obligé de sortir du monastère me fit comme mourir à la vie tranquille par l'épée des occupations extérieures, je ne laissais pas néanmoins, au milieu de ces dissipations importunes, d'aller tous les jours reprendre une vie nouvelle et ranimer mes sentiments de componction dans de saintes lectures et de salutaires entretiens avec mes frères.

Moralia, Préface

6. Retour à la vie monastique

Grégoire revint ensuite à son monastère du Clivus Scauri au Coelius où il resta encore à peu près cinq ans.

7 Le pontificat

En 590, le pape Pélage II mourut de la peste qui sévissait, suite à une inondation du Tibre. Grégoire est élu, il recevra la consécration épiscopale le 3 septembre 590, après une tentative de fuite et après avoir vainement sollicité le veto de l'empereur.

Grégoire se dévoue aux pestiférés, institue de grandes processions.

La famine sévit car les greniers à blé des bords du Tibre ont été emportés. Grégoire s'occupe très concrètement des malheureux : « Le patrimoine de l'Église est la propriété des pauvres », dit-il.

Voici les trois grandes pensées du pontificat de Grégoire

- la défense de l'Italie,

- la lutte contre la simonie et l'immoralité du clergé,

- la conversion des anglo-saxons.

En somme, Grégoire est vice-roi d'Italie et même de l Occident, de Constantinople à Séville, de Cantorbery à Alexandrie. Il s'occupe de l'Illyrie, de l'Espagne, de l'Afrique.

Il essaie de conclure la paix avec les Lombards, son trait de génie fut d'ailleurs de dissocier le catholicisme de la civilisation romaine.

J'ai vu de mes propres yeux les Romains attachés comme des chiens, la corde au cou, on les menait en Gaule pour les vendre.

Moralia, Préface

Grégoire donnait ordre de racheter les captifs. Il devint le pasteur de l'Occident barbare. Il entretint avec les rois barbares une correspondance suivie. Ce fut en 596 qu'Augustin de Cantorbery fut envoyé aux pays des Angles.

La vie de Grégoire fut une longue souffrance ; sa santé était très déficiente ; mais surtout, accaparé par les misères des temps au point de confondre la fin d'un monde avec la fin du monde qu'il crut - imminente, Grégoire connut la souffrance du mystique vivant parmi les agitations.

Il fut malade les trois ou quatre dernières années de sa vie et il mourut le 12 mars 604.

II - R UVRES

1. Relevé des S uvres

Les Moralia sur Job

Les Moralia reproduisent des conférences monastiques de Grégoire données aux quelques moines groupés à Constantinople autour de lui tandis qu'il était apocrisiaire. C'est un. ouvrage très long, le plus étendu de toute l S uvre de Grégoire. Ce commentaire oral fut retouché à plusieurs reprises, les dernières retouches qu'y fit Grégoire datent de la seconde moitié de son pontificat : Moralia 27, 21 par exemple fait allusion au succès de la mission d'Angleterre. La relation avec le texte biblique est très large, le titre indique d'ailleurs que ce livre est une suite d'exhortations morales.

Le Pastoral

Le Liber regulae pastoralis fut composé vers 591. L'évêque Jean de Ravenne reprochait à Grégoire d'avoir voulu se dérober à la charge d'évêque de Rome. Grégoire lui répond726.

En trois parties d'inégale longueur, Grégoire étudie successivement les conditions requises pour bien exercer la charge pastorale (l1 chapitres), les règles de vie du vrai pasteur (11 ch.), les règles de la prédication et de l'enseignement catéchétique (40 ch.). Il termine par un chapitre consacré à une réflexion sur son infirmité personnelle.

Le Pastoral témoigne de la sagesse de Grégoire, de son esprit de modération si proche de l'esprit de discrétion qu'il reconnaissait à S. Benoît727 et de son sens psychologique.

Les Homélies sur l'Evangile

Ces prédications sont destinées à la masse des fidèles, aussi sont-elles très simples et moralisantes. Elles furent prononcées au cours de la messe : inter sacra missarum solemnia. Grégoire estimait en effet qu'un des premiers devoirs de l'évêque était de commenter l'évangile lu à la messe. Ces quarante homélies, prononcées de 590 à 593, furent publiées dès 593. On sait que seules l'homélie 17 et les vingt dernières furent prononcées par le pape Grégoire, les 19 autres durent être lues par un secrétaire, car les crises d'estomac de Grégoire, qui nous renseigne avec grande simplicité sur sa santé, le rendaient aphone.

Les Homélies sur Ézéchiel

Les 22 homélies sur Ezéchiel furent rédigées pour un public à prédominance monastique. Grégoire cependant déclare les avoir prêchées devant le peuple - coram populo - mais il est certain qu'il les reprit et les corrigea à la demande de moines et à leur intention. C'est dans ces homélies, qui forment un vrai traité de la contemplation, que se trouvent les plus belles considérations mystiques de toute l S uvre de Grégoire.

Les Dialogues

Les Dialogues traitent de la vie et des miracles des saints italiens. Cet ouvrage se présente sous forme de dialogues : une conversation s'échange entre le pape Grégoire et son jeune et ingénu diacre Pierre. On peut dater l'écrit de 593/594. Il se compose d'une suite de récits écrits pour de simples fidèles avides de merveilleux. L S uvre, qui vise à l'édification populaire, est très attrayante. Si l'on admet et comprend le genre littéraire particulier, on est préparé par là même à le dépasser et à recueillir les pensées profondes de Grégoire.

Des quatre livres qui composent les Dialogues, le deuxième est entièrement consacré à présenter la personnalité de saint Benoît, en qui « réside l'esprit de tous les justes ».

Expositions sur le livre des Rois

Leur authenticité, qui a été contestée, est à nouveau démontrée728. Ce livre contient de longs développements sur la grâce de l'onction épiscopale.

Expositions sur le Cantique des Cantiques

Deux homélies authentiques729. On en avait longtemps contesté l'authenticité.

Le Registre des Lettres

Ce registre compte 868 lettres, quelques-unes d'entre elles sont attribuées à Pélage II, mais en fait elles sont bien écrites par Grégoire qui était le secrétaire du pape Pélage. Ces lettres permettent au lecteur d'apprécier l S uvre de gouvernement de Grégoire, elles sont importantes aussi au point de vue de sa théologie morale. Leur qualité humaine et littéraire est exceptionnelle. Il est vrai cependant que dans ces lettres officielles Grégoire a su user, et on le lui reproche, du procédé bien connu de la captatio benevolentiae730, il ne craint pas de se montrer bienveillant envers la reine Brunehaut ou envers l'empereur Phocas, assassin de l'empereur Maurice.

R uvre liturgique

Il faut relever l'apport personnel de saint Grégoire dans la composition du formulaire qui porte le nom de Sacramentaire grégorien731.

2. Le Style

A la fin de la préface de ses Moralia sur Job, Grégoire écrit :

C'est une chose indigne de vouloir assujettir aux règles de Donat (le grammairien) les paroles des divins oracles732.

On s'indigna d'un tel propos, on le prit au tragique ! On parla de la barbarie de Grégoire ! Or, il est évident que Grégoire voulut seulement se séparer du style recherché des décadents. « Ce ne sont pas les valeurs éternelles de l'humanisme que Grégoire refuse, mais les jeux d'une puérilité monstrueuse où se complaisent les derniers lettrés de son temps »733. Ce que refuse Grégoire, c'est le verbiage :

Tous nous savons bien que, lorsque les chaumes de moissons aux promesses trompeuses se développent en feuilles, les épis sont moins gonflés de grains.

Ep. miss. 5

La prose musicale de Grégoire est remarquable. Grégoire fait preuve d'une grande délicatesse naturelle et elle transparaît dans son style qu'il met au service de la pensée chrétienne. Ce style rythmé est savant par la structure étudiée des phrases, mais les images pittoresques qui l'émaillent donnent à l'expression un charme presque naïf.

Rupert de Deutz (XIIème siècle) a dit très justement des écrits de Grégoire qu'ils ont à la fois une plénitude et une douceur dont l'alliance constitue leur grâce propre.

III - DOCTRINE SPIRITUELLE

Grégoire le Grand est, nous le verrons, le docteur du désir, le docteur de la contemplation dont le désir est l'âme. Toute la doctrine spirituelle de Grégoire s'ordonne autour de la recherche ardente de la contemplation, une contemplation qui n'est pas un bien jalousement gardé mais qui se communique à autrui dans la charité, une contemplation qui ne sera parfaite que dans l'au-delà mais qui est déjà expérience de la foi.

1. Deux thèmes importants

Les trois ordines

Tous les chrétiens sont appelés à la perfection, elle est l'idéal commun aux trois catégories de chrétiens, aux trois ordines : les personnes mariées (conjugati), les moines (continentes), les clercs (praedicatiores ou rectores).

D'une part, il y a le peuple chrétien (le laos d'après le mot grec, la plebs d'après le latin), de l'autre, les clercs, responsables du peuple chrétien : les praesules ou les praepositi. « l'Église est une diversité concordante »(Moralia 28).

Saint Jean Chrysostome déjà avait affirmé que gens du monde et moines ont le devoir d'atteindre le même sommet. Les moyens cependant diffèrent et la distinction des différentes catégories de chrétiens d'après leur état de vie respectif se base sur une différence de moyens déterminés par la différence des vocations. C'est à tous les chrétiens que s'adresse saint Grégoire lorsqu'il dit :

Traitez les affaires temporelles en tendant de toute votre âme aux réalités éternelles.

In Ez. II, 5, 19

Appelées à une même perfection, les trois catégories de chrétiens se distinguent cependant par les degrés de perfection de leur état de vie : gens mariés - moines ou célibataires consacrés à Dieu clercs voués à la prédication ou au service direct du peuple (laos) chrétien, c'est-à-dire des laïcs, voilà la hiérarchie ascendante de Grégoire car dans chacun de ces états de vie, il y a prédominance d'une forme de vie : vie active, vie contemplative, vie mixte et Grégoire met au sommet la vie mixte734.

Vie active, vie contemplative, vie mixte

Parce que les gens mariés sont nécessairement engagés dans les affaires temporelles, il y a normalement chez eux prédominance de la forme de vie dite active, celle où l'on agit, où l'on s'affaire, mais aussi celle où l'on travaille à l'acquisition des vertus morales.

Parce que les moines ont fui le monde735 pour rechercher les conditions les meilleures à la contemplation ils sont voués à la recherche de la quies (l'hésychasme oriental)736 et leur vie est une vie contemplative, la contemplation est donc leur privilège inamissible. Grégoire fut moine et le resta d'ailleurs, mais il fut appelé à quitter sa solitude et à devenir, selon l'expression qui est la sienne et qui signifie vraiment ce qu'elle dit, le serviteur des serviteurs de Dieu. Il en souffrit mais il n'y vit pas une perte, bien au contraire.

Les clercs, les rectores ou praedicatores, sont entièrement voués au service des autres, leur vie est mixte, elle n'aurait aucun sens si elle ne transmettait aux autres, par l'action, les grâces puisées dans la contemplation : la vie mixte pour saint Grégoire ne se conçoit nullement comme une vie active qui s'interromprait pour se livrer par à coups à la contemplation, elle est la vie contemplative elle-même qui déborde en action.

Il y a donc, encore qu'elle soit quelque peu artificielle, une corrélation entre les trois catégories de chrétiens et les trois états ou formes de vie.

D'autre part, il faut dire qu'une vie active, purement et uniquement active, ne peut tout simplement pas se concevoir, d'après saint Grégoire. Toute vie chrétienne doit être contemplative. Une vie purement et uniquement contemplative peut à la limite se concevoir : elle serait anticipation de la vie de l'au-delà. Normalement, cependant, elle est réservée à l'au-delà737, la faiblesse humaine ne permet guère d'y demeurer. Voici comment Grégoire parle à ce sujet aux rectores (les clercs qui mènent la vie mixte) :

Ne pouvant en cette vie rester longtemps dans la divine contemplation, ils ressemblent aux sauterelles (Ps. 108 Excussus sum sicut locustae) après le saut qu'ils ont fait, ils se « reçoivent » dans leur chute et retournent aux exigences nécessaires de la vie active. Cependant ils ne sont pas satisfaits d'y demeurer et quand de nouveau, ils s'élancent avec ardeur vers la contemplation, ils recherchent pour ainsi dire l'air pour voler : ils passent leur vie comme les sauterelles, à prendre leur essor et à retomber ; alors que sans cesse, ils s'efforcent de ne jamais perdre de vue les réalités les plus élevées, ils sont rejetés sur eux-mêmes par le poids de leur nature corruptible.

Moralia 31, 49

La contemplation a toujours le pas sur l'action, mais les tendances active et contemplative sont complémentaires, elles ne peuvent se séparer ; chacun est appelé à respecter la tendance dominante de son tempérament (n'oublions pas que Grégoire est fin psychologue). La contemplation ne prouve son authenticité que dans le service des autres.

Les clercs mènent donc, d'après leur état de vie, la vie mixte, la vie la plus parfaite, celle dont le Christ nous a montré l'exemple.

2. Trois conditions de la contemplation

L'ascèse

L'ascèse est un effort de purification tout ordonné à la contemplation.

L'attention de Grégoire se porte sur l'intention et non sur des pratiques pénitentielles extérieures. Tout est centré sur la vie intérieure, sur la radix intentionis, la racine même de l'intention.

L'ascèse est la garde du cS ur : custodia cordis. Il faut remarquer cette insistance de Grégoire : tout part du cS ur (cf. Mt. 15, 19 etc. : c'est du cS ur que procèdent mauvais desseins, meurtres etc.) - les expressions telles que « Oculus cordis, auris cordis, in ore cordis » affluent738. La conversion consiste d'ailleurs à « revenir à son cS ur » - redire ad cor - telle est la façon de « faire retour au paradis », de revenir comme les mages par un autre chemin.

Parmi les vertus, Grégoire recommande très spécialement la patience et l'humilité : elles sont deux aspects d'une même attitude de présence à Dieu et la présence à Dieu n'est-elle pas déjà la contemplation ?

Grégoire avait été instruit par la maladie des limites de la nature humaine ; très psychologue, il en a toujours une conscience très vive, il insiste donc en matière d'ascèse pénitentielle sur la modération, sur la discrétion qu'il loua dans la Règle écrite par saint Benoît.

Il est une ascèse plus fondamentale que celle qui consiste à accumuler des pratiques, c'est celle du renoncement à soi-même, du refus de suivre sa volonté propre. Par l'obéissance monastique, le moine se voue à cette ascèse, il se met à l'école sublime du Christ :

Le moine a décidé de se mettre à une plus sublime école, il se dispose à briser ses volontés les plus personnelles, il est prêt à renoncer même à ses bons désirs.

In I Reg. VI, 2, 22

Etre mort à soi-même par l'ascèse est d'ailleurs une condition de la vie mixte : comment sinon redresser les autres, être au service des autres pour les amener à la foi ?

La componction

On caractérise d'emblée la pensée de S. Grégoire sur la componction en disant qu il la présente toujours comme une componction de contemplation. Elle est condition de la contemplation certes, mais déjà elle la suppose. En d'autres termes, on peut dire que S. Grégoire parle toujours d'une componction d'amour selon le sens plénier du mot, sens qui s'est toujours conservé en Orient739.

A la suite de S. Grégoire, voyons les étapes de la componction :

Au point de départ de la conversion chrétienne se trouve une vive conscience de la misère de l'homme, une conscience vécue, éprouvée.

L'homme est tombé bien loin au-dessous de lui... ayant perdu la vue de son Créateur, il a en même temps perdu toute sa force et sa fermeté.

Moralia VIII, 8

De cette expérience naît l'humilité, la conscience de notre besoin de Dieu. Nous recevons alors de Dieu la componction, c'est-à-dire un choc salutaire, un coup, une piqûre, une brûlure. Le terme était d'origine médicale : un élancement. Au sens religieux, il signifie une douleur du fait de notre péché, de notre besoin de Dieu, de notre désir de Dieu.

Nous nous laissons entièrement consumer au feu de la douleur (offrant ainsi un holocauste pour nos péchés).

Moralia 32, 1

Quand Dieu entre dans une âme, son entrée est suivie des gémissements de la pénitence, en sorte que désormais la plus grande joie de l'âme est de répandre les pleurs du salut... C'est comme par un éclat de tonnerre qu'il nous frappe quand par sa grâce, il nous réveille de notre négligence et de notre assoupissement.

Moralia 27,40

Mais ce choc, cette voix tonnante de Dieu peut se faire chant intérieur, léger murmure, parole silencieuse (Moralia 30, 20-27, 42-45, 52) et les larmes de l'amour accompagnent toujours celles de la pénitence si bien que de plus en plus les larmes de joie dominent.

Ils ne cessent de désirer voir le Roi dans sa beauté et de pleurer d'amour chaque jour.

Hom. Ez., II, 10, 21

Grégoire lui-même a tracé le chemin de la componction : l'âme pense à ce qu'elle fut, au châtiment qui la menace, à ce qu'elle est, au lieu où elle n'est pas : elle chemine donc, de la contrition au désir :

Là où elle fut, là où elle sera, là où elle est, là où elle n'est pas.

ubi fuit, ubi erit, ubi est, ubi non est.

Moralia 23, 41

Cassien aussi, avant Grégoire, insistait sur la componction d'amour.

Quel est l'homme qui pourrait exposer la variété des sentiments de componction qui embrasent le cS ur d'une brûlante ardeur et lui font former des prières si pures et si ferventes... Je psalmodiais, un verset de psaume m'a jeté en cette prière toute de feu...

Souvent, au souvenir de mes fautes, mes larmes ont coulé, et la visite du Seigneur m'a tellement vivifié de cette joie ineffable... que son immensité même me commandait de ne point désespérer de mon pardon.

CASSIEN, Conf. IX, 26-28

Grégoire est l'héritier authentique de la doctrine de l'Orient chrétien sur les larmes - le penthos - les prières catanyctiques740. On doit dire même qu'il l'enrichit. On comprend mieux le sens de la prière pour le don des larmes lorsqu'on découvre une doctrine aussi pénétrante.

Grégoire nous conseille d'ailleurs de secouer (excuti) la componction de tristesse (Moralia 7, 13) pour nous arrêter au seul désir de Dieu qui s'exprime en cris désordonnés de joie dans le jubilus (si cher aussi à S. Augustin).

Beatus populus qui scit jubilationem (Ps. 88) : l'âme est émue de pleurs de joie. L'esprit conçoit une joie ineffable qui ne peut plus être cachée et qu'aucun mot ne peut exprimer... Il n'est pas dit « Heureux le peuple qui dit sa joie », mais qui la connaît - cette joie qui peut être connue ne peut se dire. Elle est ressentie mais elle est bien au-delà de tout sentiment. La conscience de celui qui la ressent ne suffit pas à la contempler, comment pourrait-elle jamais l'exprimer. Je verrai ta face dans l'allégresse, et videbit faciem ejus in jubilo (Job, 33, 26).

Moralia 23, 10

Le désir

On appelle souvent S. Grégoire le docteur du désir. La componction et le désir sont des manifestations de l'amour qui tend sans cesse à la contemplation.

Celui qui de tout son esprit désire Dieu a déjà certainement celui qu'il aime.

Hom. in Evang. 30, 1

A la vingt-cinquième homélie sur l'Evangile se trouve le beau texte sur Marie-Madeleine où tous les thèmes se mêlent : recherche de Dieu, pleurs d'amour de la componction, le désir et sa croissance :

Elle pleurait en cherchant, enflammée du feu de son amour, elle brûlait de désir... A celle qui aime, il ne peut suffire de regarder une seule fois car la force de l'amour multiplie l'ardeur de la recherche... Les désirs dont la réalisation est différée croissent et ayant atteint toute leur croissance, ils deviennent capables de saisir ce qu'ils ont enfin trouvé.

Hom. in Evang. 25

La componction nous creuse et elle augmente notre capacité de Dieu. Aussi, nous ne sommes plus que désir et ce désir - qui est un état de prière - est la forme même de notre amour. « Anhelare, aspirare, suspirare » : Grégoire a tout un vocabulaire limpide, pur, très chaste, du désir.

Le désir, à mesure qu'il s'intensifie, est comblé par une possession de Dieu qui le fait croître encore.

Plus encore que S. Augustin, et avec un autre accent, Grégoire a chanté à chaque page de ses écrits le désir de l'âme.

Le désir de Dieu suppose une purification des désirs.

La purification des désirs se réalise par l'ascèse. L'homme terrestre désire naturellement les délices terrestres et les choses spirituelles ne provoquent qu'ennui à celui qui les ignore :

L'absence des délices corporelles attise en nous un violent désir mais leur jouissance pour qui s'en nourrit tourne immédiatement en dégoût causé par la satiété.

L'absence des délices spirituelles au contraire provoque le dégoût mais leur possession éveille le désir. Plus on en mange, plus on en a faim, et plus on en a faim, plus on s'en nourrit.

H. Ev. 36

Désirer Dieu, c'est se purifier d'autres désirs, c'est se détacher pour s'attacher. Le désir de Dieu exige de nous une lutte courageuse contre les tendances contraires en nous à ce désir. Les biens terrestres sont à notre usage (ad usum), ils ne peuvent nous dominer

Qu'elles soient possédées, les choses terrestres, qu'elles ne vous possèdent pas.

H. Ev. 36

Que surtout nous n'aimions pas nos désirs mauvais :

Nous ne voulons pas goûter au-dedans la douceur qui nous est préparée, préférant au-dehors, malheureux que nous sommes notre état d'affamés (amamus foris miserii famem nostram).

H. Ev. 36

S. Grégoire poursuit en remarquant qu'il ne faut regarder que de côté tout ce qui passe :

Usez des choses temporelles durant votre pèlerinage, mais désirez les biens éternels pour le terme.

Il faut ne regarder que de côté - ex latere - pour ainsi dire tout ce qui passe dans ce monde, les regards de notre âme doivent se porter devant nous tandis que de toute leur force ils considèrent ce à quoi nous devons parvenir.

H. Ey. 36

Le désir est l'âme de la prière

Ce qui rend nos voix puissantes (pénétrantes) aux oreilles très secrètes de Dieu, ce ne sont pas nos paroles mais nos désirs.

Si nous demandons la vie éternelle de bouche (du bout des lèvres) mais que nous ne la désirons pas du fond du cS ur, nous nous taisons malgré notre clameur (tacentes clamemus). C'est dans le désir que se trouve cette secrète clameur qui ne parvient pas aux oreilles humaines mais qui remplit l'ouïe du Créateur (auditum Creatoris replet).

Moralia XXII, 43

Le désir de Dieu apaise l'âme, harmonisant tout en elle, l'élevant au-dessus de l'immédiat :

Par le désir, transcendons toutes choses afin que puisse se recueillir en un seul objet notre cS ur.

H. Ez. II, 10, 23

Le désir s'éclaire des lumières de la Révélation.

L'Incarnation du Verbe est révélatrice : la présence du Christ révèle l'Invisible si bien que notre désir « voit » déjà la Lumière qui nous est intérieure. Grégoire a des formules admirables et décisives pour parler de l Incarnation révélatrice :

Par le mystère du Verbe incarné, tandis que nous connaissons Dieu sous une forme visible, nous sommes enlevés (rapiamur : c'est un rapt) dans l'amour des choses invisibles.

Préface de Noël

La race humaine (que symbolise l'aveugle assis au bord de la route près de Jéricho) est illuminée par la présence de son Rédempteur afin qu'elle puisse voir déjà par le désir les joies de la Lumière intérieure (internae lucis gaudia jam per desiderium videat) et qu'elle puisse poser sur le chemin de la vie les pas de l S uvre bonne.

Hom. 2 in Ev.

3. La contemplation d'après saint Grégoire

Rappelons ce qui a été dit plus haut à propos des états de vie : la vie active et la vie contemplative doivent, d'après saint Grégoire, se mêler, si bien que l'idéal est en somme la vie mixte, celle où la contemplation déborde en service du prochain. Aux états de vie correspondent des manières différentes d'unir l'action et la contemplation. Tous cependant sont appelés à la contemplation.

Le terme de vita contemplativa se retrouve jusqu'à 44 fois dans les Homélies sur Ézéchiel et 20 fois dans les Moralia. En voici une définition :

La vie contemplative consiste à conserver de tout son esprit la charité envers Dieu et le prochain, elle cherche à se reposer (quiescere) de l'action extérieure, à s'adonner au seul désir du Créateur, de telle sorte qu'on n'ait plus le goût d'exercer aucune action, dépassant tous les soucis, l'âme alors brûle du désir de voir la face de son Créateur.

Hom. Ez. II, 2, 8

Très fermement la condition première est posée : garder la charité - elle est le seul but - et sous son double aspect : envers Dieu, envers le prochain. Vient ensuite la description de la grande tendance contemplative : la recherche positive de l'otium, du repos. Grégoire fut dans l'action un contemplatif, sa vie fut une vie mixte, livrée au service du prochain, mais le désir de son âme ne cessa de l'entraîner vers la contemplation741.

Mais cette contemplation elle-même à laquelle l'ascèse, la componction et le désir prédisposent et pour laquelle l'otium est requis, comment Grégoire la définit-il ? Elle est pour lui une mystique de la Vision.

Elle est regard vers Dieu, désir incessant de le voir, bien plus elle est Vision mais vision de foi, vision de désir, vision nocturne. Le brouillard s'interpose, la foi et le désir le traversent : le regard s'arrête sur le mystère (arcana).

Cet idéal : « voir Dieu » est une aspiration johannique (Jn, 1, 14 11, 40 ; 14, 9 etc.) qui fut admirablement reprise par S. Irénée déjà :

De même que ceux qui voient la lumière se trouvent dans la lumière et participent à son éclat, de même ceux qui voient Dieu sont en Dieu parce qu'ils participent à son éclat. La clarté les vivifie et ceux qui voient Dieu en reçoivent la vie.

IRÉNÉE, A.H., IV, 20, 5

La gloire de Dieu, c'est l'homme vivant et la vie de l'homme c'est la vision de Dieu.

IRÉNÉE, A.H., IV, 20, 8

Et Grégoire de Nysse dit de même :

Voir Dieu, c'est la vie de l'âme.

GRÊGOIRE DE NYSSE,

Traité des enfants morts sans baptême, PG 46, 176 a

Regarder et continuer de regarder avec un grand désir les « arcanes » de Dieu est un acte d'amour d'où résulte une possession : l'âme « perçoit » - elle « sent ». La prière rend possible la vision de désir.

Dieu apparaît à Grégoire comme une lumière incirconscrite (lumen incircumscriptum). Sa perception de la transcendance divine est très vive mais faite de simplicité, de pureté, de limpidité ; devant Dieu l'âme se simplifie, elle se réjouit de sa pauvreté intérieure, « s'endort à tout le reste ». On connaît cette lumière invisible par le sentiment même qu'on éprouve de l'ignorer. Dieu est simple. Il est tout ce qu'il a :

Il a l'éternité, mais c'est lui-même qui est l'éternité. Il a la lumière mais c'est lui-même qui est sa propre lumière. Il a l'éclat mais c'est lui-même qui est son propre éclat.

Moralia 16, 54

Dieu est entièrement présent à lui-même, toujours, il est vie, vérité, force, sagesse - soleil, feu, source de lumière, principe de toute clarté.

Une contemplation chrétienne : par la Médiation du Christ.

La contemplation d'après saint Grégoire passe toujours par la Médiation du Christ. Les images que Grégoire utilise pour en parler sont souvent empruntées au thème de la lumière : le Christ nous illumine. Dans le Christ incarné, dit-il, la Lumière du Verbe se dissimule dans la chair comme dans un vase de terre (testa) mais c'est afin de ne pas nous éblouir. Le Christ est comme une figure de vermeil (quasi speciem electri) : l'argent et l'or s'y mêlent. Cet alliage rend l'argent de l'humanité plus brillant mais il tempère l'éclat de l'or de la divinité (Hom. Ez. 1, 8, 25).

C'est dans le Christ que s'opère le passage du visible à l'invisible, de l'extérieur à l'intérieur, de la foi à l'intelligence de la foi, de l'humanité à la divinité : le Christ est notre Pâque.

Le regard sur l'humanité du Christ est déjà, par la foi, regard sur la divinité. Ce regard que dès maintenant (Jam quidem) nous portons sur notre Médiateur est donc le commencement de la vie bienheureuse.

Dieu dans le Christ élève l'homme jusqu'à lui :

Dieu est venu à l'homme dans le Verbe incarné et l'Esprit du Père et du Fils vient dans l'homme y répandant ses 7 dons par lesquels l'âme peut retourner à Dieu : la crainte servile devient filiale et engendre l'attitude religieuse de piété-, la science donne de discerner la volonté de Dieu et l'homme reçoit la force de réaliser le devoir discerné ; le don de conseil lui donne de ne pas préjuger de cette force ; enfin dans l'intelligence que l'âme a de Dieu et d'elle-même, elle atteint la sagesse qui est la forme la plus haute de l'illumination (de la lumen illuminans). (D'après Moralia XVIII, 81).

4. Quelques précisions sur le vocabulaire de la contemplation

La vision de Dieu

Le terme nous paraît très fort, aussi doit-il être replacé dans le contexte grégorien constant de désir, de recherche. Grégoire emprunte d'ailleurs le terme à saint Augustin mais il le vide de toute l'influence de l'intellectualisme grec. La vision de Dieu est bien pour S. Grégoire, l'acte même de la vie contemplative.

Ici-bas, au-delà

Il est important de remarquer que ces deux termes ne s'opposent nullement pour S. Grégoire. Il n'y a nulle rupture entre l'ici-bas et l'au-delà mais parfaite continuité, bien plus l'au-delà est ici-bas en ce sens qu'il est très réellement commencé. Notre contemplation est une contemplation inchoative. Marthe et Marie sont sS urs comme l'étaient Rachel et Léa. Pierre et Jean sont unis.

L'amour qui commence ici-bas se parfait par la vision de Dieu dans l'éternelle patrie.

Hom. in Ez. II, 9, 10

Les fenêtres obliques

S. Grégoire affectionne cette image. Les fenêtres obliques sont des sortes de meurtrières, très étroites à l'extérieur, larges à l'intérieur :

Dans les fenêtres obliques, la partie par laquelle la lumière pénètre est étroite (angusta), mais la partie intérieure qui recueille cette lumière est large. Ainsi les âmes de ceux qui contemplent. Elles ne voient qu'une faible lueur de la véritable lumière (tenuiter) et cependant tout en elles semble se dilater. Sans doute ne peuvent-elles saisir que peu de choses de ce qu'elles regardent. Ce que, en contemplant, elles voient n'est presque rien (exiguum valde) mais ce rien suffit à dilater le sein des âmes (laxatur sinus mentium) et à augmenter leur ferveur et leur amour. Accueillant la lumière de la vérité comme au travers de meurtrières (quasi per angustias) tout chez elles semble s'élargir.

In Ez. II, 5, 17

La réverbération

La contemplation est pour Grégoire un état normal : son acte est très fréquent : saepe et cependant elle ne peut être que fugitive.

L'âme est ravie hors d'elle-même, elle est élevée au-dessus d'elle-même (Moralia 24, 11), l'intelligence se transcende mais par moments furtifs (raptim, per transitum, quasi furtim), ensuite vient nécessairement la reverberatio. La violence de l'éclat de la lumière repousse l'âme :

Et cependant, repoussée, elle aime.

Et tamen repulsus amat.

Moralia 10, 13

Cette contemplation qui est toujours reprise mais qui ne peut être parfaite et stable, S. Grégoire aime de la symboliser par ce silence d'une demi-heure qui se fait dans le ciel (Apoc., 8, 1) :

Ardemment commencée, la contemplation n'atteint pas sa perfection.

Moralia 30, 5 3

Il se fait un silence dans le ciel (= l'âme du juste) car le vacarme des actions terrestres s'apaise afin que l'âme puisse prêter l'oreille au secret intime. Mais cette quiétude de l'esprit ne peut être parfaite en cette vie, aussi on ne peut dire que dans le ciel il y eut un silence d'une heure mais comme (quasi) d'une demi-heure...

H. Ez. II, 2, 14

La disproportion est trop grande entre l'âme et la lumière de Dieu, l'âme est comme repoussée, foudroyée. On le sait, la pensée est augustinienne et elle appartient à Plotin et déjà à Platon. L'insertion de Grégoire dans la pensée grecque est bien inconsciente cependant.

Le vol de l'âme

Le vol de l'âme est un élan, un désir, non pas un mouvement intellectuel, mais un mouvement spirituel qui soulève l'esprit vers la contemplation. La notitia est transcendée par le volatus - ce mot enchante Grégoire - comme l'intelligence est transcendée par le cS ur.

Par la contemplation, nous sommes portés au-dessus de nous, nous sommes comme soulevés dans les airs.

In Ez. I, 3, 1

Des mains humaines apparaissent sous leurs ailes.

Ézéchiel 1, 8

car « sous le vol de la contemplation », il y a « la vertu de l S uvre bonne ». Et certes, la vie contemplative est meilleure mais elle doit être unie à la vie active et soutenue par elle (voir H. Ez. 1,3,7 etc.).

Mais si haut que pût mener le vol de l'âme, il ne peut la mener au-delà de la foi.

L'objet de la contemplation est bien souvent l'excellence Verbe :

Les cS urs humains ne pourraient prendre leur envol pour contempler le Verbe si le verbe tout-puissant ne s'était, pour les hommes, fait homme.

In Ez. I, 3,

IV - L'ÉCRITURE SAINTE LUE PAR S. GREGOIRE742

Les trois étapes de son exégèse

S. Grégoire Parcourt habituellement trois étapes d'exégèse dans ses commentaires d'Ecriture sainte : il franchit l'étape l'histoire pour exposer le sens allégorique, il franchit l'étape l'allégorie afin d'exposer le sens tropologique.

L'allégorie est la lecture du Nouveau Testament dans l'Ancien elle est la lecture du Christ partout découvert :

La connaissance du Christ puisée dans l'Ecriture est comme un feu caché dans la pierre ; qu'on frappe cette pierre par le fer d'un regard perçant et le secret sera arraché.

d'après H. Ez. II, 10, 1

La tropologie est le « sens moral », elle est la démarche essentielle à la pleine intelligence de l'Ecriture - c'est le Sermo conversus ad nos, ad mores nostros. La parole de Dieu y prend son sens actuel, pour nous.

De l'histoire donc il faut aller à la tropologie en passant par l'allégorie qui est la vérité de l'histoire, son sens.

Histoire, allégorie, tropologie tracent la ligne sans brisure de l'unique action rédemptrice car tout se consomme dans l'Église et dans chaque chrétien, microcosme de l'Église parfaite. Tout se consomme dans l'homme intérieur. « Tout ce qui arrive à l'Église arrive aussi à chaque chrétien » (Pascal). « Ce qui se passait alors historiquement se réalise aujourd'hui spirituellement » (Adam Seat).

C'est dans un mystère d'intériorisation que s'achève nécessairement la lecture de l'Ecriture Dans le même sens, Angelus Silesius écrivait au XVIIe siècle : « L'Ecriture n'est que l'Ecriture... que Dieu dise en moi sa Parole d'éternité »743.

Le Dieu Tout-Puissant qui n'a pas à s'étendre pour atteindre les grandes choses et lui qui jamais n'est à l'étroit dans les plus petites parle de l'Église entière comme s'il parlait d'une seule âme et souvent rien n'empêche de comprendre de l'Église entière ce qu'il dit d'une seule âme.

H. Ez. II, 2, 15

L'Ecriture « progresse avec ceux qui la lisent » (Moralia XX, 1, 1)

Nul peut-être ne l'a dit de manière plus précise et plus poétique que Grégoire. Qu'on se souvienne du beau commentaire de l'Evangile des disciples d'Emmaüs :

La simple Vérité n'a donc rien fait par duplicité elle a imité corporellement le modèle de ce qu'elle était dans leur esprit.

... Ce n'est pas en écoutant les préceptes divins, mais en les observant qu'ils sont illuminés.

Celui-donc qui veut comprendre ce qu'il a entendu, qu'il se hâte d'accomplir pratiquement ce qu'il a déjà pu entendre.

H. Ev. 23

Cassien ( vers 430/435) disait de même :

A mesure que, par la méditation des Ecritures, notre esprit se renouvelle, la face des Ecritures commence, elle aussi, à se renouveler et la beauté d'une signification plus sacrée se met à croître, pour ainsi dire, à la mesure de notre propre progrès.

CASSIEN, Conf., 14, 11

Voici, à ce sujet, comment S. Grégoire commente la vision des roues Ézéchiel 1, 15) : les roues se trouvent à terre, elles représentent l'Ecriture sainte que nous devons soulever, toutes les quatre ont même aspect et elles semblent constituées de telle sorte qu'une roue se trouve au milieu de l'autre parce que dans l Ancien Testament se trouve déjà, caché au centre, le Nouveau Testament :

Lorsque les animaux (les quatre Vivants) avançaient, les roues avançaient auprès d'eux parce que les paroles divines croissent avec celui qui les lit... Si l'âme de celui qui lit ne s'élève pas en progressant vers les hauteurs, alors les mots divins gisent comme dans les bas fonds, car ils ne sont pas compris.

Hom. Ez. 1, 7, 8

Les quatre évangiles (les quatre Vivants)

Puisque nous parlons ici des homélies sur Ézéchiel relevons une exégèse chère à Grégoire, elle est subtile et ses cadres de pensée ne sont plus les nôtres mais la pensée elle-même est profonde.

Les quatre Vivants (si souvent représentés aux tympans des cathédrales romanes, précisément dans leur rapport avec le Christ glorieux) sont des animaux allégoriques qui désignent à la fois :

les quatre évangélistes

les quatre évangiles

les quatre mystères de la vie du Christ

les quatre démarches de la vie chrétienne.

 

L'Evangile de Matthieu débute par la généalogie charnelle du Christ :

HOMME

Celui de Marc, par la clameur du désert :

LION

Celui de Luc, par l'offrande rituelle de Zacharie :

TAUREAU

Celui de Jean par l'évocation de la divinité de Jésus :

AIGLE

 

Le Christ est :

HOMME :

Incarnation

TAUREAU :

Passion - offrande du sacrifice

LION :

Résurrection - le lion de la tribu de Juda a vaincu - et le lion dort, paraît-il, les yeux ouverts

AIGLE :

Ascension.

 

Mais le Chrétien est membre du Christ et il doit être :

HOMME :

par sa raison

TAUREAU :

par son sens du sacrifice

LION :

par sa force d'âme

AIGLE :

par la contemplation.

 

L'Ecriture doit être lue dans l'Église.

Elle est un « pain ». Où la manger, dès lors, sinon « dans la maison », tels les frères et sS urs de Job :

C'est dans la sainte Eglise qu'ils se nourrissent de la moelle de la mystique Parole.

Moralia XXXV, 14, 26

Comme Augustin, Grégoire aime dire que l'Ecriture sainte est pour nous un « miroir » : nous y découvrons notre laideur, notre beauté, notre progrès ou notre déchéance.

Plus on médite l'Ecriture plus on l'aime.

Elle n'est ni fermée à en être décourageante, ni accessible à en devenir banale. Plus on la fréquente, moins on s'en lasse, plus on la médite, plus on l'aime.

Moralia XX, 1, 1

L'Ecriture conduit à l'amour

Le seul but de Dieu en nous parlant tout au long de la sainte Ecriture, c'est de nous attirer à l'amour de Dieu et du prochain.

In Ez. I, 10, 14

On découvre l'ineffable et merveilleuse puissance de la Parole sacrée quand l'esprit à sa lecture se sent tout pénétré de l'amour d'en-haut.

H. Ez. 1, 7, 8

L'Ecriture est un chant dans la nuit

Saint Grégoire dit de l'Ecriture qu'elle est un chant dans la nuit (carmen in nocte). A sa lecture, la nuit pour nous s'illumine (Cf. Psaume 138), l'éternelle lumière à venir scintille déjà, par elle, à travers nos ténèbres. Elle nous inonde de délices car elle est source de contemplation et Grégoire lui applique toutes les images qu'il applique à la contemplation.

Le chant dans la nuit, c'est la joie dans l'épreuve puisque même affligés par les tribulations, nous goûtons déjà par l'espérance les joies de l'éternité. C'est ce chant dans la nuit que célébrait Paul : « Ayez la joie dans l'espérance, la constance dans la tribulation » (Rom. 12, 12). C'est ce chant dans la nuit qu'entonnait David : « Tu m'es un refuge dans le tourment qui m'assiège. O ma Joie, délivre-moi de ceux qui m'assiègent » (Ps. 31, 7). Voici qu'il nomme la nuit un tourment et que pourtant au milieu des tribulations, il appelle son Libérateur sa Joie ! Au dehors, certes, c'était la nuit dans l'assaut de l'épreuve niais au dedans retentissaient les chants de consolation et de joie.

Moralia XXVI, 16, 26

Ezéchiel entendit à la voix des roues deux grands ébranlements successifs (Ez. 3, 12-13) : componction de pénitence et componction d'amour à l'audition des paroles de l'Ecriture :

Enflammés de l'amour de notre Créateur, embrasés du feu d'une intense ferveur, nous pleurons d'être encore bien loin de la Face du Tout-Puissant... aimant désormais celui que nous connaissons, nous ne cessons plus de le désirer dans les larmes... C'est ce qui donne aux paroles de la sainte Ecriture tout leur, goût au cS ur de celui qui la lit : c'est ce qui fait que ceux qui aiment les lisent le plus souvent dans le silence, comme à la dérobée et à voix basse.

In Ez., I, 10, 39

L'Ecriture doit être lue chaque jour (lectio divina).

Mets-toi donc à l'étude, je t'en prie, et médite chaque jour les paroles de ton Créateur. Découvre le cS ur de Dieu dans les paroles de Dieu.

... Mais pour y parvenir, que le Dieu Tout-Puissant répande lui-même en toi l'Esprit Consolateur ! Qu'il emplisse ton âme de sa présence et qu'en l'emplissant, il l'élève.

Lettre 4 au médecin Théodore

CONCLUSION

Préfet de Rome, moine, diacre, apocrisiaire et pape, Grégoire fut un homme mêlé au monde, un contemplatif et un pasteur d'âmes. Moine arraché malgré lui à son monastère pour le bien des âmes, il demeura moine toujours par le constant regret de sa vit claustrale, par le désir, par des réalisations effectives - il groupait des moines autour de lui - et par son intense vie de prière.

Ce pasteur d'âmes est constamment un moraliste : jamais cependant la morale ne se dissocie chez lui de la doctrine christo centrique. Il eut le souci de s'adapter à chacun et il montra un sen psychologique très averti, un sens aigu aussi de la faiblesse humai ne que son état souvent maladif affina encore.

A une époque de décadence, Grégoire sut recueillir et unifier l'héritage du passé. Il n'a rien cependant d'un génie métaphysique si bien que lorsqu'on le compare à S. Augustin, et on aime à le faire, on parle toujours d'un abaissement de la pensée. Il est vrai que Grégoire n'est ni philosophe, ni intellectuel, mais pourquoi comparer un génie aussi personnel à qui que ce soit ? Grégoire est autre, constamment original par sa liberté, sa poésie, son sens de l'humour !

Un seul mot peut vraiment caractériser Grégoire : Grégoire est un mystique. Dogme, morale, spiritualité sont entraînés chez lui par un « vol de l'âme » jusqu'aux régions de la contemplation.

Grégoire a choisi avec insistance la vie mixte comme la forme de vie la plus parfaite : c'est qu'il sait que sans la charité, une charité effective qui se dépense pour le prochain, la contemplation ne serait rien (cf. 1 Cor. 13) mais la contemplation est chez Grégoire le visage même de l'amour et il n'eut rien de meilleur à donner au peuple chrétien que l'expérience de sa foi.

Grégoire est un témoin des arcanes de Dieu ! Grégoire est 1a grande autorité invoquée par S. Thomas d'Aquin dans les questions relatives à la contemplation. Ce grand spirituel fut au Moyen Age le « directeur des consciences chrétiennes ». Il mérite de 1e demeurer.

Comment ne pas recueillir avec avidité un tel message :

Les expériences de ces avant-coureurs, de ces enfants perdu de notre race, élancés vers le Bien sans ombre, ces expérience nous restent consignées par eux, comme les documents rapportés par les explorateurs des terres presque inaccessibles. Les grands mystiques sont les pionniers et les hérauts du plus beau, du plus désirable, du plus merveilleux des mondes... toute proportion et toute différence gardées, les grands mystiques peuvent dire ce que disait le disciple bien-aimé : « Ce que nous avons vu, ce que nous avons entendu, ce que nos mains ont touché, nous vous l'annonçons ». Et de les entendre nous le raconter, notre âme frémit d'espoir et d'attente. Ils sont ainsi les témoins de la présence amicale de Dieu dans l'humanité.

Léonce de Grandmaison,

La religion personnelle, pp. 178-179.

La lecture de S. Grégoire nous ouvre à la présence de l'invisible :

O monde invisible, nous te voyons,

O monde intangible, nous te touchons,

O monde inconnaissable, nous te connaissons,

O monde insaisissable, nous t étreignons !744 <retour

263 Le début de la page

N. 264  Table des matières

Liste des Pères 2

Avertissement 3

Préface 4

INTRODUCTION A LA PATROLOGIE 6

1 - NOTION 6

2 - AUTORITÉ DOCTRINALE DES PÈRES DE L'ÉGLISE 11

3 - ESQUISSE HISTORIQUE DU DÉVELOPPEMENT DE LA SCIENCE PATROLOGIQUE 14

A - L'Antiquité 14

B - Le Moyen-Age 16

C - La Renaissance 17

D - Les XVIIème et XVIIIème siècles 18

E - L'époque contemporaine 19

4 - PERSPECTIVE POST CONCILIAIRE, FAUT-IL ENCORE ETUDIER LES PERES DE L'ÉGLISE ? 20

5 - LES PRINCIPALES ÉDITIONS DES PÈRES DE L'ÉGLISE 23

PREMIERE PARTIE 27

Chapitre I 28

INTRODUCTION : JUSTIFICATION DE CETTE ÉTUDE 29

I - LE SENS DU MOT SYMBOLE 30

II - L'HISTOIRE D'UNE LÉGENDE 33

1) Les deux étapes de la croyance populaire 35

2) Les trois étapes du travail scientifique et ses conclusions 38

III - ÉTAPES DE LA RÉDACTION DU SYMBOLE BAPTISMAL ROMAIN 40

1) Les textes scripturaires 40

2) Les textes patristiques 42

CONCLUSION 52

Appendice au chapitre I 54

Chapitre II 56

NOTIONS PRÉLIMINAIRES 56

1. Définition de l'expression Pères apostoliques 56

2. Origine de l'expression Pères apostoliques 56

3. Liste des Pères apostoliques 57

4. Intérêt suscité par l'étude des Pères apostoliques 57

CLÉMENT DE ROME 59

INTRODUCTION 60

I - CLÉMENT DE ROME 62

II - L'ÊPITRE AUX CORINTHIENS 70

CONCLUSION PHYSIONOMIE MORALE DE SAINT CLEMENT 90

IGNACE D'ANTIOCHE ( 107) 92

INTRODUCTION 93

I - IGNACE D'ANTIOCHE 94

II - LES SEPT LETTRES AUTHENTIQUES D'IGNACE 101

CONCLUSION : L'AME D'IGNACE D'ANTIOCHE 121

APPENDICE 123

POLYCARPE DE SMYRNE ( 155/156) 130

I - SOURCES A CONSULTER 131

II - VIE DE POLYCARPE 132

III - LA LETTRE AUX PHILIPPIENS 137

IV - LE RECIT DU MARTYRE DE POLYCARPE 144

PAPIAS D'HIERAPOLIS (écrit vers 130) 156

I PAPIAS D'HIERAPOLIS 156

II - D'APRÈS LE TÊMOIGNAGE D'IRENEE 157

III - D'APRÈS LE TÉMOIGNAGE D'EUSEBE DE CÉSARÉE 158

ODES DE SALOMON (Première moitié du IIe siècle) 164

I - DÊCOUVERTE DE L'R UVRE 164

II SON CONTENU 164

III - DATE 165

IV - CARACTÉRISTIQUES 165

V - QUELQUES EXTRAITS 166

LA DIDACHE (date contestée : 70 ou 150 ?) 172

I - LA DÉCOUVERTE DE LA DIDACHE 173

II - APERÇU SUR LE CONTENU DE LA DIDACHE 174

III - IMPORTANCE DE LA FIXATION DE LA DATE 176

IV - LE BILAN DE 75 ANS DE CRITIQUE 176

V - LE RENOUVELLEMENT DE LA QUESTION PAR L'IMPORTANTE ÉTUDE D'AUDET 178

VI - PREPARATION A LA LECTURE DE LA DIDACHE 185

CONCLUSION : IMPORTANCE DE LA DIDACHE 205

L'EPITRE DE BARNABÉ (130 ?) 206

I - LES TÊMOINS DU TEXTE 206

II - APERÇU SUR LE TEXTE 207

III - HYPOTHESES SUR L'AUTEUR, LE LIEU D'ORIGINE ET LA DATE DE L'ÉCRIT 210

IV - GENRE LITTÉRAIRE, STYLE ET BUT DE L'EPITRE 214

V - ORIGINALITE DE L'EPITRE 216

VI - DOCTRINE DE L'ÉPITRE 223

VII - SPIRITUALITE DE L'ÉPÎTRE 227

LE PASTEUR D'HERMAS (vers 96) 229

I - L'AUTEUR 230

III - LA DOCTRINE ET LA MORALE 249

CONCLUSION A L ÉTUDE DES PERES APOSTOLIQUES 266

DEUXIEME PARTIE 268

Chapitre I 269

NOTICE SUR LES APOLOGISTES 269

JUSTIN ( ~ 165) 273

I - VIE 274

II - R UVRES 278

- LES IDÉES 280

CONCLUSION 286

APPENDICE 287

ATHENAGORE (écrit vers 177) 295

I - VIE 295

II - R UVRES 297

CONCLUSION 306

A DIOGNETE (écrit vers 190-200 ?) 308

I - APERÇU SUR L'HISTOIRE DU TEXTE 309

II - INTRODUCTION A LA LECTURE DU TEXTE 313

Chapitre II 329

IRÉNÉE DE LYON (vers 140-202) 331

I - VIE 332

II - R UVRES 335

- IDÉES 339

APPENDICE 384

Chapitre III 398

TERTULLIEN ( après 220) 399

I - LA PERSONNE DE TERTULLIEN 399

II - SES R UVRES 402

III - LA PENSEE DOCTRINALE 428

CONCLUSION 431

HIPPOLYTE de ROME ( après 235) 435

I - NOTICE BIOGRAPHIQUE 435

II - R UVRES 436

NOTES SUR LA THÉOLOGIE D'HIPPOLYTE 439

CONCLUSION 440

APPENDICE 441

CYPRIEN de CARTHAGE ( 258) 444

I - VIE 445

II - R UVRES 458

III - L'ECCLESIOLOGIE DE S. CYPRIEN 460

CONCLUSION 462

CLÉMENT D'ALEXANDRIE ( avant 215) 464

I - VIE 465

II - R UVRES 466

III - PENSEE 470

CONCLUSION 472

APPENDICE 473

ORIGENE (185-253 ?) 479

I VIE (185-253 ?) 481

II - L'ORIGENISME ou ORIGENE POSTHUME 488

III - R UVRES 494

IV - LA PENSÉE D'ORIGENE 496

CONCLUSION 530

APPENDICE 532

TROISIEME PARTIE 551

Chapitre I 552

LE DÉBAT CHRISTOLOGIQUE 552

ATHANASE d'ALEXANDRIE (295-373) 560

I - VIE 561

II - R UVRES 575

CONCLUSION 591

HILAIRE de POITIERS 367) 594

I - VIE 594

II - R UVRES 599

CONCLUSION 611

Chapitre II 613

BASILE LE GRAND (329-379) 614

I - VIE 615

II - R UVRES 619

III - L'ASCETISME DE BASILE 625

CONCLUSION 634

GREGOIRE DE NAZIANZE (329-390) 636

I - VIE 637

II - R UVRES 646

III - ASPECTS DE LA PENSEE 648

CONCLUSION 670

GREGOIRE DE NYSSE (vers 335-394) 673

I - VIE 674

II - R UVRES 675

III - VUE D'ENSEMBLE SUR DEUX R UVRES 682

IV - ETUDE DE LA PENSEE DE GREGOIRE 693

CONCLUSION 699

APPENDICE 700

Chapitre III 703

EPHREM LE SYRIEN (vers 306-373) 703

I - VIE 703

II - R UVRES 705

CONCLUSION 708

CYRILLE DE JÉRUSALEM (313-387) 710

II R UVRES 712

III - CONTENU ET IMPORTANCE 714

APPENDICE : LA DESCENTE AUX ENFERS 716

JEAN CHRYSOSTOME ( 407) 720

I - VIE 721

II R UVRES 726

III - QUELQUES ASPECTS DE LA PENSÉE 732

CONCLUSION 746

CYRILLE D ALEXANDRIE ( 444) 748

I - VIE 749

II - R UVRES 753

III - LA DOCTRINE CHRISTOLOGIQUE 756

CONCLUSION 757

Chapitre IV 759

AMBROISE DE MILAN (339-397) 759

I - VIE 760

II - R UVRES 769

CONCLUSION 776

JEROME ( en 419 ou 420) 779

I - VIE 780

II - R UVRES 795

CONCLUSION 801

AUGUSTIN D'HIPPONE (354-430) 803

I - LES CONFESSIONS 805

II - VIE 807

III R UVRES 833

IV - AUGUSTIN, DOCTEUR DE LA PRIERE 835

CONCLUSION 864

LEON LE GRAND (pape de 440 à 461) 867

I - VIE 867

II R UVRES 871

CONCLUSION 874

GRÉGOIRE LE GRAND (540-604) 876

I - VIE 877

II - R UVRES 881

III - DOCTRINE SPIRITUELLE 884

IV - L'ÉCRITURE SAINTE LUE PAR S. GREGOIRE 900

CONCLUSION 905

SIGLES USUELS

Il n'entre pas dans notre propos de dresser ici une liste exhaustive des sigles utilisés en Patrologie. On en trouvera une dans les manuels classiques.

Nous rassemblons seulement les sigles qu'il est indispensable de connaître.

1. LES ÉDITIONS DES PERES DE L'ÉGLISE

CCL - Corpus Christianorum, series latina, Turnhout & Paris 1953, etc., édité par l'abbaye bénédictine de Steenbrugge.

CSCO - Corpus Scriptorum Christianorum Orientalium, Louvain 1903, etc.

CSEL - Corpus Scriptorum Ecclesiasticorum Latinorum, Vienne 1866 etc.

GCS - Die Griechischen Christlichen Scriftsteller, Leipzig 1897, etc.

MG ou PG - Migne grec ou plus fréquemment Patrologie grecque.

ML ou PL - Migne latin ou plus fréquemment Patrologie latine.

S.ch. ou SC - Sources chrétiennes, Directeurs-fondateurs H. de Lubac et J. Daniélou, Directeur C. Mondésert, Paris 1941 etc.

2. LES PRINCIPAUX DICTIONNAIRES

DAL - Dict. d'archéologie chrétienne et de liturgie, éd. F. Cabrol et H. Leclercq, Paris 1907-1953.

DHG - Dict. d'Histoire et de Géographie ecclésiastique, éd. A. Baudrillart, Paris 1912, etc.

DSp - Dict. de Spiritualité, éd. M. Viller, Paris 1932, etc.

DTC - Dictionnaire de Théologie catholique, A. Vacant, E. Mangenot et E. Amann, Paris 1903-1950.

3. QUELQUES REVUES

QLP - Questions liturgiques et paroissiales, Louvain 1918, etc.

RB - Revue Bénédictine, Maredsous 1884, etc.

RHE - Revue d'Histoire ecclésiastique, Louvain 1900, etc.

RSR - Recherches de science religieuse, Paris 1910, etc.

RTAM - Recherches de théologie ancienne et médiévale, Louvain 1929, etc.

- Nous utilisons souvent les abréviations courantes :

Adv. haer. ou A.H. - Adversus haereses : Contre les hérésies, il s'agit de l S uvre d'Irénée de Lyon.

H.E. - Histoire Ecclésiastique : il s'agit de l S uvre d'Eusèbe de Césarée.

« C'est un devoir pour les moines de restituer au peuple chrétien le trésor des Pères de l'Eglise qui lui appartient, et qui a été parfois confisqué par les érudits » Cette requête d'un moine belge, éminent éditeur de textes patristiques, trouve sa réponse dans « Lire les Pères de l'Eglise »

Une moniale bénédictine permet ici à tout chrétien désireux d'approfondir sa foi et sa prière, de se faire disciple de nos Pères dans la Foi.

Dans ce qui se présente comme un manuel, c'est une personne vivante qui nous parle, nous communique ses enthousiasmes, on peut dire son amour, pour Origène et Augustin, nous fait partager ses indignations devant les injustices de Jérôme, met une érudition solide mais jamais ardue au service d'une rencontre avec les textes mêmes des Pères. Des plans et des sous-titres nombreux facilitent l'itinéraire de lecture, et pourtant on n'est jamais enfermé dans une perspective systématique. Le lecteur reçoit une véritable "Initiation" : lorsqu'il referme le livre, il a vécu la communication d'une expérience spirituelle, sa foi a été renouvelée au contact des Pères, il peut lui-même « s'avancer dans leur être secret » selon le mot de Newman cher à SS ur Gabriel ; celle-ci s est fait disciple de deux Maîtres Newman et Hans Urs von Balthasar ; c est dire la perspective théologique de son étude. Utilisable pour servir de base à un cours, pour l'étude personnelle, pour la lecture spirituelle, cet ouvrage répondra au désir des laïcs, des religieux et des prêtres, de boire aux sources de la tradition chrétienne.<retour

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